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Cour fédérale

 

Federal Court

 


Date : 20110406

Dossier : IMM-6713-09

Référence : 2011 CF 425

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 6 avril 2011

En présence de monsieur le juge O'Reilly

 

 

ENTRE :

 

FELIPE AMAGO TABUYO

 

 

 

demandeur

 

et

 

 

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

 

défendeur

 

 

 

 

 

 

           MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

I.        Aperçu

 

[1]               Après avoir émigré des Philippines, M. Felipe Amago Tabuyo était devenu un résident permanent du Canada en 1992. Il avait ensuite commis un certain nombre d’infractions criminelles et avait été déclaré interdit de territoire au Canada pour grande criminalité. Il avait fait l’objet d’une mesure d’expulsion du Canada.

 

[2]               M. Tabuyo avait interjeté appel à la Section d’appel de l’immigration (la SAI) pour des motifs d’ordre humanitaire, mais la SAI a conclu que la preuve en sa faveur était insuffisante pour justifier l’annulation ou le sursis de la mesure d’expulsion. M. Tabuyo sollicite maintenant le contrôle judiciaire de la décision de la SAI, car il prétend que le tribunal a appliqué le mauvais critère juridique, a rendu une décision déraisonnable et n’a pas donné des motifs adéquats pour appuyer sa conclusion. De plus, M. Tabuyo prétend que l’absence d’une transcription de l’audience tenue devant la SAI empêche tout contrôle judiciaire valable de la décision. Il me demande d’infirmer cette décision et d’ordonnancer la tenue d’une nouvelle audience.

 

[3]               Je ne vois aucun motif pour infirmer la décision de la SAI et, par conséquent, je dois rejeter la présente demande de contrôle judiciaire. À mon avis, la SAI a appliqué le bon critère juridique, est parvenue à une conclusion qui était étayée par la preuve et a expliqué son raisonnement de manière adéquate. De plus, je conclus que l’absence d’une transcription, en l’espèce, ne fait pas obstacle à la demande de contrôle judiciaire de M. Tabuyo.

 

[4]               Comme je l’ai mentionné, il y a quatre questions en litige :

 

1.                  La SAI a-t-elle appliqué le mauvais critère juridique?

2.                  La SAI a-t-elle rendu une décision déraisonnable?

3.                  Les motifs de la SAI étaient-ils inadéquats?

4.                  L’absence d’une transcription empêche-t-elle un contrôle judiciaire valable?

 

II.     La décision de la SAI

 

[5]               La SAI s’est uniquement préoccupée de la question des motifs d’ordre humanitaire, et non de la légalité de la mesure d’expulsion en soi. Après avoir fait état du casier judiciaire de M. Tabuyo, le tribunal a mentionné les facteurs dont il devait tenir compte, conformément à Ribic c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1985] D.S.A.I. no 4 (QL) :

 

            •           la gravité de l’infraction;

•           la possibilité de réadaptation;

•           le risque de récidive;

•           la période passée au Canada et le degré d'établissement;

•           le soutien dont bénéficie le demandeur dans la collectivité; les répercussions que l’expulsion du demandeur aurait sur sa famille;

•           les difficultés que causerait au demandeur le retour dans son pays de nationalité.

 

[6]               La SAI fait ensuite état du fardeau de preuve qui incombe à M. Tabuyo, à savoir l’obligation de démontrer l’existence de motifs exceptionnels justifiants qu’il lui soit permis de demeurer au Canada (se fondant sur Camara c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 169). De là, après avoir mentionné que le témoignage de M. Tabuyo n’était pas crédible, la SAI a examiné la preuve relative aux facteurs applicables dont elle était saisie. Elle a notamment tiré les conclusions suivantes :

 

•     M. Tabuyo a été inculpé pour des infractions graves, y compris l’emploi d’un document contrefait, infraction passible d’un emprisonnement maximal de dix ans;

•     le casier judiciaire de M. Tabuyo comprend de nombreux crimes contre des propriétaires d’entreprises, une société de carte de crédit et un ancien employeur, qui, sans être des crimes violents, étaient néanmoins graves de par leur nature et leur ampleur;

•     le juge ayant condamné M. Tabuyo à une peine d’emprisonnement de cinq mois en 2008 pour emploi d’un document contrefait a conclu qu’il y avait des facteurs aggravants dont il fallait tenir compte : M. Tabuyo n’avait pas profité de la possibilité de régler son problème de dépendance au jeu, avait manqué à l’ordonnance de sursis dont il faisait l’objet et avait commis un abus de confiance;

•     M. Tabuyo n’avait pas donné suite à son traitement pour sa dépendance au jeu qu’on lui avait offert et, bien qu’il ait participé à quelques séances de counselling pour sa dépendance à la drogue, il n’avait pas fait d’efforts sérieux pour régler ces problèmes;

•     M. Tabuyo présente un risque de récidive;

•     M. Tabuyo n’avait pas de remords et n’avait pas effectué de démarches pour dédommager les victimes de ses actes criminels;

•     M. Tabuyo n’a aucun lien au Canada, sauf par l’entremise de sa famille, qui, bien qu’elle lui offre de l’aide financière et émotionnelle, ne serait pas bouleversée de manière importante par son expulsion;

•     bien qu’il ait toujours travaillé comme coiffeur, M. Tabuyo n’avait pas fait de placements, ni acquis de propriété, ne s’était pas impliqué dans la collectivité, n’avait pas poursuivi d’études postsecondaires et n’avait pas établi d’amitiés durables au Canada;

•     le renvoi du Canada dérangerait M. Tabuyo, mais ne lui causerait pas de difficultés inhabituelles, puisqu’il a passé l’essentiel de sa vie d’adulte aux Philippines, parle la langue de son pays d’origine et pourrait y trouver un emploi.

 

 

[7]               La SAI a aussi mentionné les objectifs de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (la LIPR), L.C. 2001, ch. 27, qui comprennent la promotion de la sécurité par « l’interdiction de territoire aux personnes qui sont des criminels ou constituent un danger pour la sécurité » (LIPR, alinéa 3i) (voir annexe); Medovarski c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CSC 51).

 

[8]               Compte tenu de tout ce qui précède, la SAI a conclu que certains facteurs d’ordre humanitaire jouaient en la faveur de M. Tabuyo; cependant, les autres facteurs l’emportaient largement. La SAI a déclaré que « [l]a sécurité et l’ordre public au Canada l’emportent largement sur les bouleversements que le renvoi de [M. Tabuyo] pourrait occasionner pour [lui] ou sa famille. » Par conséquent, la SAI a rejeté l’appel et a refusé de surseoir au renvoi.

 

(1)   La SAI a-t-elle appliqué le mauvais critère juridique?

 

[9]               M. Tabuyo prétend que la SAI a commis une erreur de droit en n’appliquant pas le critère énoncé dans Jugpall c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] D.S.A.I. no 600 (QL), une autre décision de la SAI. Dans Jugpall, la SAI avait conclu que l’approche appropriée était de comparer les facteurs d’ordre humanitaire jouant en faveur de l’appelant avec l’obstacle juridique particulier à son admissibilité. Lorsque l’obstacle juridique est majeur, l’appelant devra démontrer que des motifs impérieux justifient l’annulation d’une mesure d’expulsion. D’un autre côté, lorsque l’obstacle est relativement mineur, des circonstances moins impérieuses permettront à la personne de rester au Canada.

 

[10]           Selon moi, il n’y a rien qui justifie que l’application du critère dégagé dans Jugpall soit obligatoire. En l’espèce, la SAI a tenu compte de nombreux facteurs, y compris les détails concernant les motifs d’interdiction de territoire (les actes de grande criminalité) et les facteurs d’ordre humanitaire jouant en faveur de M. Tabuyo (la famille et les antécédents professionnels). Cette approche, que la Cour suprême du Canada a considérée comme étant la bonne (Chieu c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CSC 3; Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Khosa, 2009 CSC 12), entraîne l’appréciation et la pondération de toute la preuve pertinente dont dispose la SAI. En pratique, tant et aussi longtemps que la preuve pertinente est dûment examinée, il est probable qu’il y ait peu de différence quant au résultat, que la SAI utilise la méthode de Ribic ou l’analyse de Jugpall. Cette dernière peut, dans les faits, mieux convenir dans les affaires relatives à l’interdiction de territoire pour des motifs financiers (comme c’était le cas dans Jugpall) ou de santé (comme c’était le cas dans Chauhan c. Canada (Minister of Citizenship and Immigration), [1997] I.A.D.D. no 2052 (QL)), où les obstacles juridiques sont parfois relativement mineurs et où les autres facteurs devant être considérés seront en grande partie constitués de motifs favorables présentés par l’appelant. Cela pourrait moins convenir dans les affaires relatives à l’interdiction de territoire pour grande criminalité, où il est plus probable qu’il y ait un ensemble complexe de circonstances devant être examinées. Dans de telles affaires, comme celle en l’espèce, il y aura habituellement une multitude de facteurs devant être analysés et appréciés. Une analyse binaire, comme celle proposée dans Jugpall, sera moins appropriée.

 

[11]           Quoi qu'il en soit, je ne peux déceler d’erreur de droit dans l’approche adoptée par la SAI.

 

(2)   La SAI a-t-elle rendu une décision déraisonnable?

 

[12]           M. Tabuyo prétend que la décision de la SAI est déraisonnable, puisque celle-ci n’a pas tenu compte des circonstances particulières entourant les crimes qu’il avait commis. Il affirme que, sans cette analyse, le fait pour la SAI de qualifier ces infractions de « graves » constitue une erreur. De plus, M. Tabuyo maintient que la SAI a trop mis l’accent sur ses dépendances au jeu et à la drogue; il mentionne que le jeu est légal, et qu’il n’a jamais été déclaré coupable d’infractions liées à la drogue.

 

[13]           À mon avis, la SAI a suffisamment tenu compte de la nature des infractions. Elle a précisément fait référence aux déclarations de culpabilité dont M. Tabuyo avait fait l’objet, à l’identité de ses victimes, à l’absence de violence et aux facteurs spécifiques ayant été pris en considération par le juge qui avait prononcé la peine. Je remarque aussi que M. Tabuyo n’a pas souligné de quelconques aspects de ses infractions que la SAI avaient omis et qui auraient pu appuyer sa demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire.

 

[14]           Je conclus aussi que la SAI n’a pas accordé une importance indue aux problèmes de jeu et de drogue de M. Tabuyo. Ceux-ci étaient pertinents quant à la question de la réadaptation de M. Tabuyo, ainsi qu’au risque de récidive, deux des facteurs dont la SAI avait l’obligation d’apprécier. Je ne peux discerner d’erreur de la SAI dans son traitement de la preuve relative à ces questions.

 

[15]           Je suis donc d’avis que la conclusion de la SAI était raisonnable, c'est-à-dire qu’il s’agissait d’une issue possible acceptable pouvant se justifier au regard des faits et du droit.

 

(3)   Les motifs de la SAI étaient-ils inadéquats?

 

[16]           M. Tabuyo prétend que les motifs de la SAI étaient insuffisants, car ils ne faisaient pas état d’une analyse appropriée et ne traitaient pas de toutes les circonstances pertinentes.

 

[17]           À mon avis, cet argument correspond virtuellement à l’observation voulant que la conclusion de la SAI fût déraisonnable. Les deux dépendent d’une inférence portant que la SAI a laissé de côté des faits ou facteurs importants qui étaient pertinents quant à sa demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire. J’ai examiné la décision de la SAI, et conclu que son approche était appropriée et que sa conclusion était raisonnable; il s’ensuit que ses motifs étaient adéquats.

 

(4)   L’absence d’une transcription empêche-t-elle un contrôle judiciaire valable?

 

[18]           En raison d’un problème technique, aucune transcription de l’audience tenue devant la SAI n’est disponible. M. Tabuyo prétend que l’absence d’une transcription l’empêche d’obtenir le contrôle judiciaire de sa cause.

 

[19]           Il est manifeste que, dans certains cas, l’absence de transcription peut empêcher un contrôle judiciaire valable. Comme je l’ai énoncé dans la décision Agbon c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 356, « lorsque le demandeur soulève une question qui peut uniquement être tranchée sur le vu de la transcription de ce qui a été dit à l'audience, l'absence de transcription empêche la Cour d'examiner correctement la question » (paragraphe 3).

 

[20]           Cependant, en l’espèce, l’absence de transcription a eu peu de répercussions sur la demande de contrôle judiciaire de M. Tabuyo. Sa demande n’est pas fondée sur une allégation que la SAI a erré dans ses conclusions de faits ou ses inférences quant à la crédibilité. Il n’allègue pas non plus un manquement à l’équité lors de l’audience.

 

[21]           La seule observation de M. Tabuyo est qu’une transcription est nécessaire pour répondre à l’argument du Ministre, énoncé dans un mémoire additionnel, portant que la Commission [traduction] « a tenu compte du contenu du dossier dont elle était saisie ». Cependant, l’observation du ministre ne faisait que mentionner que la SAI avait précisément déclaré qu’elle avait tenu compte de l’ensemble du dossier, en plus du témoignage livré devant elle, lorsqu’elle devait trancher la question de savoir si l’appel de M. Tabuyo devait être accueilli. Il n’y avait manifestement pas de renvoi à la transcription dans ce passage. De plus, M. Tabuyo n’a pas fait état d’un préjudice quelconque dont il aurait été victime, en raison du fait qu’il n’a pas eu accès à une transcription de l’audience, lorsqu’il a présenté sa demande de contrôle judiciaire.

 

[22]           Dans les circonstances, l’absence de transcription n’a pas empêché M. Tabuyo de soulever tous les arguments qu’il désirait présenter dans le cadre de sa demande.

 

III.   Conclusion et dispositif

 

[23]           À mon avis, la SAI a appliqué le bon critère juridique et a rendu une décision raisonnable, pour laquelle elle a fourni des motifs adéquats. L’absence de transcription de l’audience tenue devant la SAI n’a pas véritablement eu de répercussions sur la demande de contrôle judiciaire de M. Tabuyo. Par conséquent, je dois rejeter la présente demande de contrôle judiciaire.

 

[24]           M. Tabuyo a proposé une question grave de portée générale quant à la première question en litige dont j’étais saisi :

 

[traduction]

La section d’appel de l’immigration de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié a-t-elle l’obligation d’apprécier et de pondérer le degré de circonstances impérieuses d’ordre humanitaire invoqué par la personne par rapport à la nature et la portée de l’obstacle juridique à son admissibilité ainsi qu’aux autres circonstances défavorables à l’appelant, lorsqu’elle exerce son pouvoir discrétionnaire prévu aux dispositions 67 et 68(1) de la Loi sur l‘immigration et la protection des réfugiés?

 

[25]           Le ministre s’oppose à la certification de la question, puisque le critère employé par la SAI en l’espèce a été approuvé par la Cour suprême du Canada. Je reconnais que la question proposée ne soulève pas de question grave de portée générale, compte tenu de la jurisprudence applicable de la Cour suprême du Canada (Chieu et Khosa, précités), et je ne certifierai donc pas la question.

 


JUGEMENT

LA COUR STATUE :

1.                  que la demande de contrôle judiciaire est rejetée.

2.                  qu’aucune question n’est certifiée.

 

« James W. O’Reilly »

Juge

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Maxime Deslippes, LL.B., B.A. Trad.


Annexe

 

Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27

 

 

Objet en matière d’immigration

 

3. (1) En matière d’immigration, la présente loi a pour objet :

 

[…]

 

i) de promouvoir, à l’échelle internationale, la justice et la sécurité par le respect des droits de la personne et l’interdiction de territoire aux personnes qui sont des criminels ou constituent un danger pour la sécurité;

Immigration and Refugee Protection Act, SC 2001, c 27

 

 

Objectives — immigration

 

3. (1) The objectives of this Act with respect to immigration are:

 

 

(i) to promote international justice and security by fostering respect for human rights and by denying access to Canadian territory to persons who are criminals or security risks;

 

 

 

 

 

 

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                        IMM-6713-09

 

INTITULÉ :                                       FELIPE AMAGO TABUYO c.

                                                            LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

 

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 Winnipeg (Manitoba)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               Le 8 février 2011

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                              LE JUGE O’REILLY

 

DATE DES MOTIFS :                      Le 6 avril 2011

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

 

David Matas

 

POUR LE DEMANDEUR

 

 

Brendan Friesen

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

David Matas

Avocat

Winnipeg (Manitoba)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Myles J. Kirvan

Sous-procureur général du Canada

Winnipeg (Manitoba)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 

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