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Date : 20110323

Dossier : IMM‑4283‑10

Référence : 2011 CF 363

[traduction française certifiée, non révisée]

Toronto (Ontario), le 23 mars 2011

En présence de monsieur le juge Zinn

 

Entre :

LESLIE KERVIN WARNER

 

demandeur

 

et

 

 

 

Le ministre de la citoyenneté

et de l’IMMIGRATION

 

 

défendeur

 

         Motifs du jugement et jugement

 

[1]               La Cour doit uniquement se prononcer sur l’une des questions soulevées : la décision de rejeter la demande d’asile de M. Warner était‑elle raisonnable? Je conclus qu’elle ne l’était pas et par conséquent, j’accueille la présente demande de contrôle judiciaire d’une décision de la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié.

 

[2]               M. Warner est un homosexuel. Il est à la fois un citoyen de Trinité‑et‑Tobago et de Saint‑Vincent‑et‑les‑Grenadines. Sa demande d’asile était fondée sur sa crainte d’être persécuté du fait de son orientation sexuelle.

 

[3]               La Commission a accepté son identité et son orientation sexuelle et n’a tiré aucune conclusion défavorable quant à sa crédibilité, de même qu’elle a accepté la preuve du traitement auquel il a été assujetti. La Commission a cependant conclu que M. Warner ne s’était pas acquitté du fardeau d’établir qu’il existait une possibilité sérieuse qu’il soit persécuté pour l’un des motifs prévus à la Convention ou qu’il était personnellement exposé à un risque d’être soumis à la torture ou à une menace à sa vie ou à un risque de traitements cruels ou inusités et qu’en conséquence, il n’était pas visé par l’article 96 ou 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27.

 

[4]               La Commission a conclu à juste titre que M. Warner était tenu d’établir le bien‑fondé de sa demande d’asile à l’égard des deux pays dont il avait la nationalité. Elle a également indiqué que l’asile était « de nature prospective » et que « [p]our que la persécution passée justifie une crainte de persécution future, la preuve doit être suffisante pour démontrer que le risque persiste ». La Commission n’a pas examiné la question de savoir si le traitement qu’il a subi au cours des années précédentes se poursuivrait dans les pays dont il avait la nationalité. Elle a simplement conclu que le traitement ne constituait pas de la persécution.

 

[5]               Au paragraphe 8 de son mémoire écrit, le défendeur fait état de la conclusion déterminante de la Commission et la résume comme suit : [traduction] « La Commission a expressément examiné le témoignage du demandeur concernant sa propre expérience et celle de son partenaire [...] et a conclu que le harcèlement qu’avaient vécu les deux hommes n’était pas suffisamment grave pour constituer de la persécution ».

 

[6]               Les incidents à propos desquels M. Warner a témoigné sont survenus dans les deux pays dont il a la nationalité et à plusieurs endroits dans ceux‑ci, car son partenaire et lui ont déménagé en vue d’éviter d’autres incidents. Parmi ces incidents de « harcèlement », comme les a qualifiés la Commission, mentionnons les suivants :

(i)                  En 1993, on a craché sur M. Warner, et sa camionnette a été vandalisée. Les mots [traduction] « Les homosexuels doivent mourir » ont été écrits sur la camionnette, dont les vitres ont été fracassées. Son chauffeur a par la suite dirigé la camionnette sur un mur et a téléphoné pour dire qu’il ne travaillerait pas pour un homosexuel. Lorsque M. Warner est allé chercher sa camionnette, il a été battu par un groupe de jeunes hommes.

(ii)                En décembre 1999, alors que M. Warner se trouvait à la plage avec un ami, ils ont été abordés par un groupe de jeunes hommes qui leur a déclaré que les hommes homosexuels ne devraient pas se trouver là et qu’ils devaient partir ou mourir. Lorsqu’ils ont refusé de partir, ils ont été battus. Quand ils se sont plaints à la police, celle‑ci leur a répondu de partir et leur a déclaré qu’on aurait dû les tuer parce qu’ils étaient des « battymen » (un mot désobligeant à l’égard des homosexuels). L’ami de M. Warner est par la suite décédé, en partie en raison des blessures qu’il a subies se jour‑là.

(iii)               En octobre 2001, le mari d’une des amies de M. Warner, le traitant de « battyman », a attaqué M. Warner avec un couteau, lui a infligé une coupure au visage et a menacé de le tuer.

(iv)              En 2005, peu après que M. Warner eut commencé à vivre avec son partenaire, M. Lance Nicholls, des gens ont commencé à écrire les mots [traduction] « les homosexuels doivent mourir » sur leur maison. De plus, leur résidence a fait l’objet d’une entrée par effraction et a été vandalisée.

(v)                Leur maison était souvent bombardée de pierres la nuit.

(vi)              En décembre 2006, après avoir terminé son travail en qualité d’agent de sécurité, M. Warner a été battu par cinq hommes qui lui ont dit qu’ils ne voulaient pas d’homosexuels dans leur ville et qu’ils tueraient tous les « bullermen » (un autre mot désobligeant envers les homosexuels). Le demandeur a été blessé et abandonné sur le sol, a été ramené chez lui par un bon samaritain et a par la suite subi un léger AVC en raison des blessures qui lui avaient été infligées.

(vii)             En mars 2007, M. Warner, M. Nicholls et un ami ont été battus à coups de bâton par un groupe d’hommes qui leur ont encore une fois proféré des insultes homophobes. M. Nicholls a séjourné à l’hôpital pendant dix jours.

(viii)           En mai 2007, deux hommes ont renversé M. Nicholls avec leur voiture. Lorsque M. Warner est venu à son secours, les agresseurs ont réuni d’autres personnes qui les ont suivis jusqu’à leur résidence et ont bombardé leur maison avec des bouteilles et des pierres pendant environ 30 minutes. Les policiers ont été appelés mais ont déclaré qu’ils n’avaient [traduction] « aucun moyen de transport », que le demandeur devait être un homosexuel et qu’il devait quitter la collectivité.

(ix)              En juin 2007, un groupe de quatre jeunes hommes ont physiquement attaqué M. Warner et M. Nicholls.

(x)                Au début de 2008, après avoir déménagé, la maison que M. Warner partageait avec M. Nicholls a été bombardée de pierres.

(xi)              En juin 2008, leur maison a été la cible d’une bombe incendiaire. Encore une fois, les policiers ont été appelés mais personne n’est venu pour enquêter et prendre des mesures.

(xii)             Finalement, le 12 juin 2008, alors que M. Warner, M. Nicholls et le fils du demandeur revenaient à la maison après le dîner, des gens ont tenté de provoquer une sortie de route, ont commencé à leur lancer des pierres et à leur tirer des coups de feu. C’est après ce dernier incident que M. Warner et M. Nicholls ont décidé qu’ils devaient quitter Saint‑Vincent et Trinité‑et‑Tobago.

(xiii)           M. Nicholls continue de vivre à Trinité‑et‑Tobago. M. Warner lui envoie de l’argent pour qu’il puisse habiter ailleurs que dans la maison qu’ils partageaient parce que des gens ont tenté d’y entrer par effraction et la bombardent de pierres.

 

[7]               La violence répétée dirigée contre une personne en raison de son orientation sexuelle peut équivaloir à de la persécution. La signification du mot « persécution » est beaucoup plus large que celle envisagée par la Commission. Dans l’arrêt Rajudeen c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1984), 55 NR 129 (CAF), la Cour d’appel fédérale s’est penchée sur la définition suivante du mot « persécuter » : [traduction] « [h]arceler ou tourmenter sans relâche par des traitements cruels ou vexatoires; tourmenter sans répit ». Cette définition a été acceptée récemment par le juge Kelen dans Sefa c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 1190, au paragraphe 25, par le juge Pinard dans Jeyaraj c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 88, au paragraphe 16, et par moi‑même dans AB c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 640, au paragraphe 27. Dans AB, aux paragraphes 28 et 29, j’ai mentionné d’autres jugements pertinents sur cette question :

Le juge Mosley de la Cour fédérale a examiné la jurisprudence au sujet de la définition de « persécution » dans la décision Sadeghi‑Pari c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2004] A.C.F. no 316, 2004 CF 282, et l’a résumée au paragraphe 29 :

 

Dans les arrêts de principe que sont Canada (Procureur général) c. Ward, [1993] 2 R.C.S. 689, et Chan c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1995] 3 R.C.S. 593, le terme persécution s’entend habituellement d’un manquement grave à un droit fondamental de la personne.

 

Il a été conclu que le harcèlement ou la discrimination constituent de la persécution. Dans l’arrêt Sagharichi c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] A.C.F. no 796 (C.A.F.), le juge Marceau a écrit :

 

Il est vrai que la ligne de démarcation entre la persécution et la discrimination ou le harcèlement est difficile à tracer, d’autant plus que, dans le contexte du droit des réfugiés, il a été conclu que la discrimination peut fort bien être considérée comme équivalant à la persécution. Il est également vrai que la question de l’existence de la persécution dans les cas de discrimination ou de harcèlement n’est pas simplement une question de fait, mais aussi une question mixte de droit et de fait, et que des notions juridiques sont en cause.

 

Cependant, la Cour d’appel fédérale a indiqué que la discrimination n’équivaut à de la persécution que lorsqu’elle est « suffisamment sérieuse ou systématique pour être qualifiée de persécution » : voir aussi Ramirez c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1994] A.C.F. no 1888, 88 F.T.R. 208, au paragraphe 8.

 

 

[8]               Toute appréciation raisonnable du témoignage de M. Warner mène à la conclusion que celui‑ci a fait l’objet de plusieurs actes qui répondent au critère des traitements cruels et vexatoires et qui vont bien au‑delà de celui‑ci. En outre, la violence dont son partenaire et lui ont été victimes était grave et systémique. Les mêmes comportements de violence homophobe ne cessaient de se répéter bien que les victimes se soient déplacées à différents endroits de Saint‑Vincent et de Trinité‑et‑Tobago. Ce n’est qu’après au moins 12 incidents de violence physique très grave s’étalant sur une période de 15 ans – outre la discrimination sociale généralisée – que M. Warner a fui les pays dont il avait la nationalité. 

 

[9]               Si l’on accepte que la décision de la Commission est raisonnable, il faut alors souscrire au point de vue suivant, comme le déclare le demandeur au paragraphe 2 de son mémoire en réplique :

[traduction] […] le harcèlement ou la discrimination [qui ne constitue pas de la persécution] consiste à être battu à coups de bâton, à être renversé par une voiture, à être attaqué, à être victime d’une bombe incendiaire dans sa maison, à subir une sortie de route, à être lapidé, à être la cible de balles, à être battu, à recevoir des coups de couteau au visage et à être battu de façon si grave qu’une personne a subie un AVC et qu’une autre a dû séjourner à l’hôpital pendant dix jours pour être soignée.

 

Je suis d’accord avec le demandeur qu’il est déraisonnable de conclure, comme l’a fait la Commission, que ces actes, considérés cumulativement, ne sont rien d’autre que du harcèlement et de la discrimination.

 

[10]           Le défendeur déclare que le fait qu’il existe dans les pays dont M. Warner à la nationalité des lois qui criminalisent les gestes homosexuels ne prouve pas qu’il existe un risque d’être exposé à la persécution, plus particulièrement lorsque ces lois ne sont pas appliquées. Ces observations sont sans fondement puisque la demande d’asile de M. Warner n’était pas fondée sur l’application de ces lois, et la police ou l’État n’étaient pas les principaux agents de persécution. La demande d’asile de M. Warner était fondée sur la persécution de la part des citoyens de ces pays. Les lois antihomosexuelles ne sont pertinentes que dans la mesure où elles peuvent démontrer l’absence de protection de l’État – absence qui a été corroborée par le refus de la police de protéger M. Warner et par le traitement homophobe qu’elle lui a elle‑même fait subir.

 

[11]           Cette décision doit être annulée et la demande d’asile du demandeur doit être renvoyée à un autre commissaire pour qu’il rende une nouvelle décision.

 

[12]           Aucune des parties n’a proposé de question grave de portée générale à certifier.


JUGEMENT

LA COUR STATUE que la présente demande est accueillie. La décision de la Commission rejetant la demande d’asile du demandeur est annulée, la demande d’asile du demandeur est renvoyée à un autre commissaire pour qu’il rende une nouvelle décision et aucune question n’est certifiée.

 

« Russel W. Zinn »

Juge

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Édith Malo, LL.B.

 

 

 


cour fédérale

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

Dossier :                                                    IMM‑4283‑10

 

 

Intitulé :                                                   LESLIE KERVIN WARNER c.
Le ministre de la citoyenneté
et de l’
IMMIGRATION

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                             Toronto (Ontario)

 

 

DATE DE L’AUDIENCE :                           Le 23 mars 2011

 

 

Motifs du jugement                           LE JUGE ZINN

et jugement :

 

DATE DES MOTIFS :                                  Le 23 mars 2011

 

 

Comparutions :

 

Kirk J. Cooper

 

Pour le demandeur

 

Sybil Sakle Thompson

 

Pour le défendeur

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Rodney L.H. Woolf

Avocat

Toronto (Ontario)

 

Pour le demandeur

Myles J. Kirvan

Sous‑procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

Pour le défendeur

 

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