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Date : 20110323

Dossier : IMM‑3672‑10

Référence : 2011 CF 362

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 23 mars 2011

En présence de monsieur le juge Rennie

 

 

ENTRE :

 

ARJET TORISHTA ET IRENE SHEQI

 

 

 

demandeurs

 

et

 

 

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ
ET DE L’IMMIGRATION

 

 

 

 

Défendeur

 

 

 

 

        MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Les demandeurs sollicitent une ordonnance annulant la décision de la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la Commission), datée du 11 juin 2010, laquelle a conclu qu’ils n’avaient pas la qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personne à protéger en vertu des articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, 2001, ch. 27 (la LIPR). Pour les motifs qui suivent, la demande de contrôle judiciaire est accueillie.

 

[2]               M. Torishta, le demandeur principal, est un citoyen de l’Albanie. Il est marié à Irene Sheqi et la demande d’asile de celle‑ci est jointe à celle de son mari. Le demandeur a allégué qu’il fuyait une vendetta en Albanie. 

 

[3]               Selon la preuve soumise à la Commission, le père du demandeur aurait été tué par Preng Culaj le 5 avril 1991 en raison de ses activités politiques. Le 20 décembre 1997, M. Culaj a pris à partie le frère du demandeur devant un café. S’en est suivie une lutte au cours de laquelle le frère du demandeur a arraché le pistolet des mains de Culaj, a fait feu et tué Culaj. Il a été déterminé plus tard que le frère du demandeur avait agi en légitime défense et il a été acquitté de toute accusation. La famille de Culaj a par la suite envoyé un représentant à la famille Torishta pour l’informer qu’une vendetta avait été déclenchée en guise de représailles par suite de la mort de Culaj. Dans le récit fourni à Citoyenneté et Immigration Canada et faisant partie du formulaire Annexe 1, le demandeur a déclaré ce qui suit : [traduction] « Rien ne s’est produit depuis lors [le déclenchement de la vendetta] mais la vendetta existe toujours. »

 

[4]               Le seul élément de preuve que le demandeur a fourni à la Commission à l’appui de sa demande d’asile était une lettre du Comité national de réconciliation (CNR). Ce dernier y déclarait ce qui suit : [traduction] « Nous confirmons l’existence d’une vendetta entre la famille d’Arjet Torishta et la famille de Preng Culaj. »

 

[5]               La Commission a fondé le rejet de la demande d’asile du demandeur sur l’absence de crédibilité et de vraisemblance de la preuve du demandeur et sur l’existence d’une protection de l’État en Albanie. La Commission a conclu que le témoignage du demandeur d’asile contenait plusieurs contradictions et invraisemblances. La Cour est saisie de la question de savoir si ces conclusions et les raisons sur lesquelles repose la décision faisant l’objet du contrôle sont raisonnables.

 

[6]               Puisque je conclus que la décision de la Commission à l’égard de la preuve du demandeur sous la forme de la lettre du CNR est déraisonnable, il n’est pas nécessaire que je me penche sur les conclusions de la Commission concernant la protection de l’État.

 

[7]               En ce qui a trait à la lettre du CNR que le demandeur a présentée en preuve, la Commission a conclu comme suit dans sa décision :

Selon ma propre expertise de la question, je sais qu’il est facile d’obtenir de la CNR une lettre indiquant toute tentative visant à confirmer l’existence d’une vendetta et à résoudre la situation. Aucun élément de preuve crédible ne m’a été présenté démontrant l’existence d’une vendetta à ce jour et indiquant que cette vendetta constituerait encore un problème pour les demandeurs d’asile.

 

[…]

 

Le témoignage du demandeur d’asile en ce qui a trait au fait qu’il savait que Culaj avait tué son père n’est pas vraisemblable ou ne constitue pas ce qu’une personne raisonnable s’attendrait à entendre à ce sujet. Le demandeur d’asile a affirmé que son frère et lui étaient allés au poste de police local en janvier 1997 afin de tenter d’obtenir une preuve de l’assassinat de leur père. Il a indiqué que tout avait été brûlé et qu’il n’y avait aucun agent sur place. Il a ajouté qu’ils avaient trouvé le document qu’ils cherchaient et avaient constaté que Culaj était l’assassin. Il a ajouté que même s’il n’y avait personne sur place, ils n’avaient pas pris le document ni essayé d’en faire une copie, mais qu’ils avaient simplement pris note de l’information. Je ne considère pas vraisemblable que, dans ces circonstances, ils ont quitté le poste de police démoli et sans agent sans prendre avec eux la preuve dont ils avaient besoin pour prouver à la police que leur père avait été assassiné.

 

 

[8]               Pour tirer ces conclusions, la Commission s’est appuyée sur le passage suivant cité par le juge von Finckenstein dans Hamid c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1995] A.C.F. no 1293, au paragraphe 21 :

Par conséquent, à mon avis, la prétention du requérant voulant que la Commission soit tenue d’analyser la preuve documentaire « indépendamment du témoignage du requérant » doit être examinée dans le contexte des procédures informelles qui s’appliquent devant la Commission. Lorsqu’une commission, comme vient de le faire la présente, conclut que le requérant n’est pas crédible, dans la plupart des cas, il s’ensuit nécessairement que la Commission ne donnera pas plus de valeur probante aux documents du requérant, à moins que le requérant ne puisse prouver de façon satisfaisante qu’ils sont véritablement authentiques. En l’espèce, la preuve du requérant n’a pas convaincu la Commission qui a refusé de donner aux documents en cause une valeur probante. Autrement dit, lorsque la Commission estime, comme ici, que le requérant n’est pas crédible, il ne suffit pas au requérant de déposer un document et d’affirmer qu’il est authentique et que son contenu est vrai. Une certaine forme de preuve corroborante et indépendante est nécessaire pour compenser les conclusions négatives de la Commission sur la crédibilité. 

 

[Non souligné dans l’original.]

 

 

[9]               Il était donc raisonnablement loisible à la Commission de mettre en doute l’authenticité ou la crédibilité de la lettre du CNR présentée par le demandeur parce qu’elle a conclu que celui‑ci n’était pas crédible. Cependant, la façon dont la Commission est arrivée à sa conclusion quant à la crédibilité n’est pas raisonnable. En rejetant la preuve du demandeur, la Commission a invoqué des connaissances spécialisées sans donner au demandeur l’avis qu’exige l’article 18 des Règles de la Section de la protection des réfugiés (DORS/2002‑228) (les Règles de la SPR).

 

[10]           En guise de preuve corroborante, le demandeur a présenté une lettre que lui aurait remise le CNR. Lors de l’examen de la lettre, le commissaire, après avoir affirmé qu’il possédait des connaissances spécialisées à l’égard des questions relatives à l’Albanie, a conclu comme suit :

 

[…] La lettre en soi reprend ce que le demandeur d’asile a écrit dans son FRP, et indique que [traduction] « les médiateurs aimeraient que certains pays offrent une protection à Arjet et à ses frères... ». Le nom des présumés médiateurs n’est pas indiqué dans la lettre. La preuve documentaire (Pièce R/A‑1, point 3.4, RDI ALB101902.EF, 16 octobre 2006) en ce qui concerne l’Albanie indique qu’il est facile d’obtenir des documents frauduleux en Albanie.

 

[…]

 

J’ai examiné la preuve fournie à ce sujet et je conclus qu’il n’y a pas d’élément de preuve convaincant et crédible sur lequel je puisse me fonder pour accorder une quelconque valeur au  document venant de l’organisme de la ville.

 

[…]

 

Selon ma propre expertise de la question, je sais qu’il est facile d’obtenir de la CNR une lettre indiquant toute tentative visant à confirmer l’existence d’une vendetta et à résoudre la situation. Aucun élément de preuve crédible ne m’a été présenté démontrant l’existence d’une vendetta à ce jour et indiquant que cette vendetta constituerait encore un problème pour les demandeurs d’asile

 

[Non souligné dans l’original.]

 

 

[11]           Il est vrai qu’en vertu des alinéas 170g) et 170i) de la LIPR, la Commission n’est pas liée par les règles strictes de présentation de la preuve applicables à d’autres domaines du droit et qu’elle peut prendre en compte « les renseignements ou opinions qui sont du ressort de sa spécialisation ».

 

[12]           Toutefois, l’article 18 des Règles de la SPR prévoit ce qui suit :

18. Avant d’utiliser un renseignement ou une opinion qui est du ressort de sa spécialisation, la Section en avise le demandeur d’asile ou la personne protégée et le ministre — si celui‑ci est présent à l’audience — et leur donne la possibilité de :

 

a) faire des observations sur la fiabilité et l’utilisation du renseignement ou de l’opinion;

 

b) fournir des éléments de preuve à l’appui de leurs observations.

 

18. Before using any information or opinion that is within its specialized knowledge, the Division must notify the claimant or protected person, and the Minister if the Minister is present at the hearing, and give them a chance to

 

(a) make representations on the reliability and use of the information or opinion; and

 

(b) give evidence in support of their representations.

 

[13]           À première vue, la lettre est légitime. Si la Commission était d’avis que la lettre n’était pas authentique et qu’elle s’est appuyée sur des connaissances spécialisées pour la discréditer en la déclarant frauduleuse, elle aurait dû alors le dire et donner au demandeur la possibilité de répondre. L’adresse, l’en‑tête du papier, le courriel et le numéro de téléphone du CNR étaient tous facilement vérifiables. L’omission de la Commission d’aviser le demandeur de sa conclusion selon laquelle la lettre était frauduleuse constitue un manquement à l’équité procédurale, de même qu’une violation de l’article 18 des Règles de la SPR. Ce qui s’est passé devant la Commission s’apparente à une violation de la règle de preuve établie dans Browne c. Dunn (1893), 6 R. 67 (H. L.), que la Cour suprême du Canada a analysée dans l’arrêt R. c. Lyttle, 2004 CSC 5, [2004] 1 R.C.S. 193.

 

[14]           Pour les motifs qui précèdent, la demande de contrôle judiciaire est accueillie. L’affaire est renvoyée à la Commission de l’immigration et du statut de réfugié pour nouvel examen devant une autre formation de la Section de la protection des réfugiés de la Commission.

 

[15]           Aucune question n’a été proposée aux fins de certification et l’affaire n’en soulève aucune.

 


JUGEMENT

 

LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire est accueillie. L’affaire est renvoyée à la Commission de l’immigration et du statut de réfugié pour nouvel examen devant une formation différente de la Section de la protection des réfugiés de la Commission. Aucune question n’est proposée aux fins de certification et la Cour conclut que l’affaire n’en soulève aucune.

 

 

« Donald J. Rennie »

Juge

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Édith Malo, LL.B.

 

 


cour fédérale

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                                    IMM‑3672‑10

 

Intitulé :                                                   ARJET TORISHTA ET IRENE SHEQI c.
Le ministre de la citoyenneté
et de l’immigration

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                             Toronto

 

DATE DE L’AUDIENCE :                           Le 17 février 2011

 

Motifs du jugement :                        le juge RENNIE

 

DATE DES MOTIFS :                                  Le 23 mars 2011

 

 

 

Comparutions :

 

Maria Fernandes

 

Pour les demandeurs

 

Khatidja Moloo

 

Pour le défendeur

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Fernandes Law Offices P.C.

Windsor (Ontario)

 

Pour les demandeurs

Myles J. Kirvan,

Sous‑procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

 

Pour le défendeur

 

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