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Cour fédérale

 

Federal Court


Date : 20110323

Dossier : T-883-10

Référence : 2011 CF 356

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 23 mars 2011

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE BARNES

 

 

ENTRE :

 

CAPITAINE DE VAISSEAU

JOHN FREDERICK SCHMIDT

 

 

 

demandeur

 

et

 

 

 

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

 

 

défendeur

 

 

 

 

           MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Le 29 juillet 2008, le Major-général J. P. Y. D. Gosselin a exclu en permanence le demandeur, le Capitaine de vaisseau John Frederick Schmidt, de son poste de commandant de la BFC Borden et lui a signifié un avertissement écrit. Cette mesure a fait suite à un incident ayant eu lieu dans le mess des officiers le soir du 7 juillet 2008 au cours duquel le Capitaine Schmidt se serait conduit de manière inappropriée envers deux femmes officiers subalternes. Le Capitaine Schmidt allègue que la décision initiale du Major-général Gosselin de l’exclure de son poste de commandement était entachée d’un manquement à l’équité procédurale, et le procureur général le reconnait. Dans la présente demande de contrôle judiciaire, le Capitaine Schmidt soutient que la décision subséquemment rendue par le Chef d’État-major de la Défense (CEMD), en réponse à son grief, de l’exclure également de son commandement était compromise par le manquement sous-jacent à l’équité procédurale et qu’elle devait, par conséquent, être annulée.

 

Contexte

[2]               Le Capitaine Schmidt a été nommé commandant de base à la BFC Borden le 1er février 2008. Le 8 juillet de la même année, il a informé le Major-général Gosselin, le commandant de l’Académie canadienne de la Défense, que le soir précédent, il se serait comporté d’une manière inappropriée envers deux élèves de l’École d'administration et de logistique des Forces canadiennes. Il a reconnu qu’il était en état d’ébriété et qu’il se souvenait peu de ce qui s’était produit.

 

[3]               Le Major-général Gosselin a immédiatement chargé le Brigadier-général D. Fraser de faire enquête et de faire des recommandations quant à l’opportunité de maintenir le Capitaine Schmidt au poste de commandant de base. Il a demandé un rapport provisoire pour le 18 juillet 2008 et un rapport final pour le 15 août 2008.

 

[4]               Le rapport provisoire du 16 juillet 2008 du Brigadier-général Fraser révélait que son enquête avait comporté des entrevues avec 15 personnes dont les deux élèves officiers affectées. Les témoins ont déclaré au Brigadier-général Fraser que, le soir en question, le Capitaine Schmidt semblait ivre. Les deux plaignantes ont allégué que le Capitaine Schmidt leur avait fait des avances importunes, dont des invitations à aller chez lui. Les élèves ont indiqué avoir été choquées, déçues et gênées par l’incident. Le Capitaine Schmidt a dit se souvenir peu de ce qui s’était passé.

 

[5]               Dans son rapport provisoire, le Brigadier-général Fraser a dit qu’une enquête plus poussée n’était pas nécessaire et il a indiqué que la conduite du Capitaine Schmidt constituait du harcèlement, même s’il s’était agi d’un incident « isolé ». Néanmoins, le Brigadier-général Fraser a recommandé que le Capitaine Schmidt soit exclu du commandement pour les motifs suivants :

[Traduction]

-           Certes, le Capitaine de vaisseau Schmidt est apte au commandement et il jouit encore du soutien du personnel supérieur d’état‑major mais il a porté irrémédiablement atteinte à la confiance des officiers subalternes à l’EALFC, y compris celle des élèves affectées. La crédibilité de l’institution est essentielle aux yeux de toutes les parties – le personnel supérieur d’état-major, les officiers subalternes et les profanes. Sur la question de la confiance, les points de vue du personnel supérieur d’état‑major et des élèves de Borden sont diamétralement opposés. Le Capitaine de vaisseau Schmidt est en tout temps une personne convenable et honnête qui a la passion de son métier. Il a fait une erreur importante qui serait isolée. Il est impératif, pour assurer la crédibilité institutionnelle, que le capitaine de vaisseau Schmidt soit tenu responsable aux yeux de toutes les parties.

 

 

[6]               Le major-général Gosselin n’a pas attendu le rapport final du Brigadier-général Fraser. Le 16 juillet 2008, il a plutôt informé le Capitaine Schmidt des résultats de l’enquête provisoire et de la recommandation de l’exclure du commandement. Le 21 juillet 2008, le Capitaine Schmidt a été informé qu’il pouvait démissionner de son commandement ou en être formellement exclu. Dans une lettre du 31 juillet 2008 adressée au Capitaine Schmidt, le Major-général Gosselin a exposé les motifs de sa décision de l’exclure de son poste de commandant de la BFC Borden. La lettre indiquait ce qui suit :

[Traduction]

1.         La présente lettre vise à confirmer les discussions que nous avons eues entre le 16 et le 29 juillet 2008 ainsi qu’à vous exposer par écrit les motifs pour lesquels vous avez été exclu de votre commandement le 29 juillet 2008.

 

2.         Alors que vous étiez au mess des officiers de la Base Borden le soir du 7 juillet 2008 et que vous étiez en état d’ébriété, vous avez invité de manière importune une femme officier subalterne à vous accompagner chez vous. Peu après, vous avez glissé votre bras de manière importune autour de la taille d’une seconde femme officier subalterne et vous l’avez également invitée. Cette conduite contrevient à DOAD 5012-0, Prévention et résolution du harcèlement (référence B).

 

3.         Compte tenu de cette inconduite ainsi que de l’importance et de l’autorité de votre poste à titre de commandant du Groupe de l'instruction de soutien des FC et de commandant de Borden, j’ai perdu confiance en votre capacité d’exercer efficacement les fonctions du commandement et, en consultation avec le Commandant du Commandement personnel militaire, j’ai décidé de vous exclure du commandement dès le 29 juillet 2008.

 

4.         Pour prendre ma décision, je me suis appuyé sur l’enquête menée par le Brigadier-général Fraser (référence C) et j’ai pris en considération les facteurs que vous m’avez signalés dans nos discussions ayant eu lieu entre le 16 juillet 2008 ‑ le jour où je vous ai avisé de mon intention de vous exclure du commandement ‑ et notre rencontre dans l’avant-midi du 29 juillet 2008. Je conclus que les facteurs suivants vous empêchent d’exercer efficacement le commandement du GISFC et de la BFC Borden :

 

a.         vous avez fait preuve d’inconduite sur le plan professionnel en harcelant des officiers subalternes qui suivent des cours dans l’une des plus grandes écoles militaires sous votre commandement direct;

 

b.         vous avez fait preuve d’inconduite sur le plan personnel, ce qui soulève des doutes quant à votre capacité de diriger efficacement le personnel du GISFC et de la BFC Borden;

 

c.         vous avez commis une erreur de jugement grave en vous mettant dans un tel état d’ébriété que vous êtes devenu incapable de vous sortir d’une situation potentiellement gênante;

 

d.         votre capacité à continuer d’exercer vos fonctions de manière impartiale, en particulier dans des cas administratifs et disciplinaires de nature similaire, est mise en doute;

 

e.         le lien de confiance essentiel à l’efficacité d’une chaîne de commandement a été rompu de manière permanente.

 

5.         Bien je déplore grandement les événements qui se sont produits dans la soirée du 7 juillet et que je considère cet incident très malheureux pour tous, je suis sensible au fait que vous vous êtes empressé de me signaler l’incident dès que vous avez été informé des allégations, de reconnaître la responsabilité de vos actes et de proposer votre démission du commandement dans l’éventualité où il serait conclu que votre conduite avait été importune ce soir-là.

 

6.         Je vous remercie pour le travail consciencieux que vous avez accompli dans les sept derniers mois et pour les tentatives que vous avez faites pour rendre la formation et la base plus dynamiques. Vous serez nommé à un nouveau poste dans les prochains jours.

 

 

[7]               Le 31 octobre 2008, le Capitaine Schmidt a déposé un grief relativement à la décision du Major-général Gosselin, dans lequel il alléguait des manquements à l’équité procédurale, notamment les irrégularités suivantes :

[Traduction]

a)         Un avis d’intention de prendre une décision devrait être donné à la personne dont la carrière est susceptible d’être affectée.

 

L’annexe A de la référence D est visée. Signalons qu’aucun avis ne m’a été donné, aucun document n’a été joint.

 

b)         La personne dont la carrière est susceptible d’être affectée devrait être suffisamment informée des préoccupations du supérieur et/ou des allégations contraires à son intérêt pour lui permettre de répondre convenablement aux questions soulevées. Normalement, les motifs de préoccupation ainsi que les précisions pertinentes sur lesquels la décision reposera devraient lui être communiqués.

 

La référence A indique clairement que le Major-général Gosselin s’est fondé sur le rapport informel du Brigadier-général Fraser. En aucun temps, ce rapport ne m’a été à communiqué afin de me permettre de répondre convenablement au Major-général Gosselin ou même de convoquer tout témoin qui aurait pu être disponible. Je ne connais pas les allégations précises de ces officiers inconnus.

 

c)         Un délai raisonnable devrait être donné à la personne dont la carrière est susceptible d’être affectée afin qu’elle puisse préparer une réponse et que l’occasion lui soit donnée de présenter des observations à son supérieur.

 

Au paragraphe 6 de la référence D, la directive claire et concise sur l’équité procédurale est énoncée de manière détaillée. Le paragraphe 6 prescrit aussi ce qui suit : « En principe, l’exclusion du commandement devrait être une mesure temporaire sauf dans les circonstances les plus exceptionnelles, et la décision de maintenir ou de mettre fin à cette exclusion est prise ultérieurement, une fois que tous les renseignements sont connus et que toutes les garanties procédurales peuvent être accordées. » Cette directive n’a pas été suivie – aucune circonstance contraignante ne justifiait la prise d’une décision hâtive et erronée.

 

 

[8]               Normalement, le grief du Capitaine Schmidt aurait d’abord été examiné par son commandant. Cette option n’était pas réalisable et le grief a été soumis à l’Autorité des griefs des Forces canadiennes (Autorité des griefs) pour qu’elle l’examine et formule sa recommandation au CEMD afin que celui­‑ci rende la décision finale.

 

[9]               Le 20 août 2009, le dossier de grief complet a été communiqué au Capitaine Schmidt par l’intermédiaire de son avocat, David Bright c.r. À cette date, le Capitaine Schmidt a été invité à présenter ses observations et des copies des documents pertinents à l’appui de son grief. On l’a également informé, en invoquant Parisé c. Canada, 265 N.R. 117, 190 F.T.R. 240 (CAF), de la possibilité que l’Autorité des griefs remédie aux manquements antérieurs à l’équité procédurale.

 

[10]           Le 9 octobre 2009, Me Bright a répondu de manière très sommaire au fondement des allégations formulées contre le Capitaine Schmidt. Il a reconnu que le Capitaine Schmidt était en état d’ébriété lors de l’incident et qu’il ne se souvenait que peu des événements. La lettre de Me Bright présentait le point central du grief dans les termes suivants :

[Traduction]

Quoi qu’il en soit, l’essentiel du grief ne concerne pas la question de savoir si le Capv Schmidt a reconnu ou non la responsabilité de ses actions (il faut sûrement supposer que tout officier détenant le brevet décerné par la Reine l’aurait fait), mais plutôt l’absence totale d’équité administrative dans la façon dont sa peine a été déterminée.

 

 

[11]           Le 20 novembre 2009, l’Autorité des griefs a communiqué son sommaire de grief au Capitaine Schmidt. Dans ce document, l’Autorité indiquait que le Capitaine Schmidt n’avait pas contesté les conclusions de fond du Brigadier‑général Fraser et elle recommandait de rejeter le grief, sous réserve des observations ultérieures du Capitaine Schmidt. Maître Bright a répondu à ce rapport le 4 janvier 2010. Maître Bright a contesté l’argument selon lequel le Capitaine Schmidt aurait accepté les conclusions du Brigadier-général Fraser, mais les seules questions de fond qu’il a soulevées concernaient la présence probable de [traduction] « témoins tarés » et le fait que [traduction] « les plaignants peuvent avoir formulé des accusations similaires contre d’autres officiers supérieurs dans le passé ». Ni l’une ni l’autre de ces prétentions n’étaient étayées par des éléments de preuve. Les autres préoccupations concernaient la façon dont le Major‑général Gosselin avait traité l’affaire, notamment la question de la justesse de la sanction qu’il avait imposée.

 

[12]           Le 16 avril 2010, le CEMD a rejeté le grief du Capitaine Schmidt. Le CEMD a annulé la décision du Major-général Gosselin en raison de préoccupations touchant à l’équité, mais il a néanmoins statué que l’exclusion du commandement du Capitaine Schmidt et l’avertissement écrit versé à dossier personnel étaient justifiés. La présente demande porte sur cette décision.

 

Question en litige

[13]           La révision consécutive au grief effectuée par le CEMD a-t-elle permis de remédier aux manquements reconnus à l’équité procédurale survenus dans le processus menant à la décision initiale du Major-général Gosselin d’exclure le Capitaine Schmidt du commandement?

 

Analyse

[14]           La question litigieuse en l’espèce concerne l’équité procédurale et elle est susceptible de contrôle selon la norme de la décision correcte : voir Smith c. Canada (Chief of Defence Staff), 2010 FC 321, 363 FTR 186, au paragraphe 37.

 

[15]           Les parties en l’espèce conviennent que, dans certains cas, il est possible de remédier aux manquements à l’équité procédurale, commis dans le cadre d’une décision administrative, au moyen d’un processus équitable de contrôle par un tribunal d’appel. Elles sont en désaccord sur la question de savoir si la procédure de grief des Forces canadiennes (FC) utilisées dans la présente affaire a satisfait à la norme requise.

 

[16]           Les tribunaux ont plusieurs fois statué sur la question de savoir si un appel administratif permettait de remédier à des erreurs ou manquements de nature procédurale commis dans le cadre de la décision d’une instance inférieure. Dans sa décision récente Taiga Works Wilderness Equipment Ltd. c. British Columbia (Director of Employment Standards), 2010 BCCA 97, 3 BCLR (5th) 103, la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique fait sur ce point un examen exhaustif de la jurisprudence, qu’elle a résumé comme suit :

[traduction]

36        Cet examen de la jurisprudence démontre que Cardinal n’appuie pas le principe général invoqué par l’employeur selon lequel un tribunal d’appel n’a pas le pouvoir de remédier aux manquements aux règles de la justice naturelle et à l’équité procédurale. Il ressort de Supermarchés Jean Labrecque Inc. et de Mobil Oil que la Cour suprême du Canada a reconnu que Harelkin (et King) ainsi que Cardinal peuvent se concilier. Le fait que la Cour suprême du Canada a mentionné Harelkin et Cardinal en les approuvant tous les deux signifie qu’on ne peut estimer que Cardinal contredit le principe énoncé dans Harelkin (et King) selon lequel un tribunal d’appel peut remédier à un manquement aux règles de la justice naturelle ou à l’équité procédurale dans des circonstances appropriées.

 

37        J’estime que Cardinal permet d’affirmer qu’on ne saurait ignorer un manquement aux règles de la justice naturelle ou à l’équité procédurale au motif que la cour de révision ou le tribunal d’appel estime que l’issue aurait été la même s’il n’y avait pas eu de manquement. Comme le démontrent les arrêts postérieurs à Cardinal auxquels j’ai renvoyé, Harelkin et King permettent toujours d’affirmer que les tribunaux d’appel peuvent, dans des circonstances appropriées, remédier à des manquements à la justice naturelle ou à l’équité procédurale commis par un tribunal inférieur. La question qui se pose ensuite est celle de savoir comment déterminer s’il a été remédié convenablement à de tels manquements.

 

38        À l’instar du juge Huddart ‑ dans International Union of Engineers ‑ et du juge Berger ‑ dans Stewart ‑ de la cour d’appel, je préfère l’approche préconisée par de Smith, Woolf et Jowel dans Judicial Review of Administrative Action. L’on devrait examiner les procédures devant le tribunal initial et devant le tribunal d’appel, puis décider si la procédure dans son ensemble satisfait aux exigences en matière d’équité. L’on devrait considérer toutes les circonstances, y compris les facteurs énumérés par de Smith, Woolf et Jowell.

 

 

[17]           Les cinq facteurs relevés par les auteurs de Smith, Woolf et Jowell, dans Judicial Review of Administrative Action, 5e édition (London : Sweet & Maxwell, 1995) dont il est question ci‑dessus sont les suivants :

a)         la gravité de l’erreur commise en première instance;

b)         la probabilité que les effets préjudiciables découlant de l’erreur perdurent lors de la nouvelle audience;

c)         la gravité des conséquences pour l’intéressé;

d)         l’étendue des pouvoirs du tribunal d’appel;

e)         la décision du tribunal d’appel est-elle fondée uniquement sur les éléments dont disposait le décideur initial ou fait-elle suite à une nouvelle audience.

 

Il me semble que, à l’exception du facteur c) ci-dessus, la préoccupation sous-jacente consiste à savoir si le processus d’examen subséquent permet à la partie affectée de bénéficier d’un examen exhaustif et indépendant dont le déroulement ne sera pas vicié par les manquements survenus antérieurement. En conséquence, lorsque le pouvoir d’un tribunal d’appel est restreint de quelque façon ou lorsque le fardeau d’obtenir une mesure de réparation du tribunal d’appel est déplacé sur la partie qui s’estime lésée, il est improbable qu’il soit remédié à un vice de procédure grave survenu antérieurement. Dans une telle situation, un examen initial équitable sera minimalement exigé. Réciproquement, le droit à la tenue d’un nouvel examen exhaustif et équitable sans que soit restreinte la réparation disponible permettra de remédier à plusieurs vice de procédure ayant affecté la décision initiale.

 

La révision consécutive au grief effectuée par le CEMD a-t-elle permis de remédier aux manquements reconnus à l’équité procédurale survenus dans le processus menant à la décision initiale du Major-général Gosselin d’exclure le Capitaine Schmidt du commandement?  

 

[18]           Maître Bright soutient que le processus de grief adopté par le CEMD ne présentant pas le degré nécessaire d’évaluation libre et indépendante de la preuve et des arguments, il ne pouvait dont pas être considéré comme une véritable audience de novo. Il fait valoir que le dossier examiné par le CEMD était effectivement le même dossier que celui constitué par le décideur initial et que cette situation faussait l’issue du grief. Je ne puis accepter cet argument.

 

[19]           Il ressort clairement du dossier que le CEMD était d’avis que l’exercice de son pouvoir de statuer sur le grief lui permettait de reprendre l’audience et il l’a fait comprendre au Capitaine Schmidt. Le CEMD faisait reposer son avis sur l’arrêt Parisé, précité, de la Cour d’appel fédérale. Dans Parisé, la Cour examinait une allégation portant qu’un membre des FC avait triché dans un examen. À la suite d’une enquête interne, le membre avait été expulsé du cours de formation et renvoyé à son unité. Comme en l’espèce, la décision initiale avait été prise sans qu’il soit suffisamment tenu compte des principes d’équité procédurale. Le membre a déposé un grief, mais n’a pas obtenu réparation. Lors du contrôle judiciaire, la décision a été annulée pour des motifs d’équité. En appel, toutefois, la décision issue de la procédure du règlement du grief a été rétablie. Malgré les vices de procédure évidents dans la décision initiale, la Cour d’appel fédérale a fait observer que les règles d’équité procédurale avaient été pleinement respectées au cours des trois étapes subséquentes de la procédure de règlement des griefs. Il ressort à tout le moins implicitement de cet arrêt que la Cour avait conclu que la procédure de règlement des griefs des FC était suffisamment solide et indépendante pour qu’elle puisse – et elle l’a fait dans cette affaire – remédier à tout vice de procédure survenu antérieurement.

 

[20]           En me fondant sur mon propre examen de la procédure de règlement des griefs des FC, je suis convaincu qu’elle accorde au plaignant la possibilité de se prévaloir d’un examen de novo véritable de l’affaire. Je suis également convaincu que le CEMD a effectué, en l’espèce, un examen de novo du grief du Capitaine Schmidt et que le processus n’a été d’aucune façon entaché par les manquements à l’équité procédurale qui avaient été constatés dans le cadre du processus antérieur. 

 

[21]           Le droit d’un officier ou d’un militaire du rang de déposer un grief relativement à une décision, un acte ou une omission dans l’administration des affaires des FC est prévu par l’article 29 de la Loi sur la défense nationale, L.R., 1985, ch. N‑5 (la Loi). Quelques restrictions s’appliquent au droit de déposer un grief, mais les possibilités de recours sont nombreuses. Le paragraphe 29(5) de la Loi reconnait que « toute erreur qui est découverte à la suite d’une enquête sur un grief peut être corrigée ». Cette disposition donne à la personne chargée de statuer sur le grief le pouvoir absolu de corriger les erreurs commises par une instance inférieure chargée de prendre une décision susceptible de donner lieu au dépôt d’un grief.

 

[22]           Les dispositions législatives ci-dessus ont été complétées par l’ordonnance administrative OAFC 19‑32 (Réparation d’une injustice) qui prévoit la tenue d’une enquête qui s’avère nécessaire pour évaluer comme il se doit le bien-fondé d’un grief. L’article 13 de cette ordonnance prévoit que tous les documents devant être examinés par l’autorité de redressement doivent être complètement divulgués au militaire qui sollicite une réparation. Le militaire obtient alors le droit de répondre au dossier produit (article 21) ce qui peut entraîner une nouvelle enquête et une divulgation additionnelle (article 25). Ces dispositions prévoient clairement un processus de règlement des griefs distinct du processus suivi à l’étape de la prise de décision initiale, et la constitution d’un dossier de preuve différent. Le paragraphe 29(5) confère également au CEMD le pouvoir absolu de prendre des mesures de correction.

 

[23]           Dans sa décision, le CEMD a reconnu que la décision initiale prise par le Major-général Gosselin était viciée par des vices de procédure et il a annulé cette décision. Il a ensuite examiné le dossier de  preuve concernant le fondement des allégations formulées contre le Capitaine Schmidt et il a tiré les conclusions suivantes :

[Traduction]

L’exclusion du commandement. Pour faire le nouvel examen de votre dossier, je dois d’abord déterminer, en me fondant sur les renseignements au dossier concernant les événements du 7 juillet 2008 et sur la conclusion de l’enquête administrative menée par le Brigadier-général Fraser, s’il était opportun et raisonnable de vous exclure du commandement.

 

Normalement, c’est la perte de confiance en la capacité d’une personne à exercer efficacement le commandement qui donne lieu à son exclusion du commandement. Aucune règle ne permet de déterminer quelle latitude peut être donnée à un subordonné ou quelle tolérance doit avoir un supérieur. Le commandement est un privilège et d’immenses pouvoirs et obligations sont conférés aux commandants dans l’accomplissement de leurs fonctions.

 

La capacité morale d’une personne à commander doit être déterminée dans chaque cas. Aucun modèle universel ne s’applique. Chaque situation doit être étudiée en elle-même et chaque décision doit reposer sur des principes et être motivée. Dans certaines situations, des mesures administratives telles que des avertissements écrits, des mises en garde et la surveillance peuvent se révéler plus appropriées. Dans d’autres situations, il se peut que la seule mesure applicable soit l’exclusion du commandement ou, dans certains cas, la libération.

 

Voici un extrait des Directives du CEMD aux commandants :

 

Toutes les décisions que vous prendrez en tant que commandant ayant des répercussions quelconques sur autrui comportent une dimension éthique. Pratiquement toute décision a des répercussions sur autrui, la dimension éthique du rôle des commandants est donc prépondérante. En votre qualité de commandant, on vous a confié la direction de certains des meilleurs hommes et femmes du Canada. Ils méritent un leadership intègre. L'intégrité signifie que vous vous acquitterez constamment de vos responsabilités en respectant la dignité d’autrui. Cela veut dire que vous les traiterez de façon juste.

 

Je constate, dans vos deux observations, que vous n’avez jamais contesté les renseignements obtenus lors l’enquête administrative. Vous vous êtes limité à affirmer qu’il y avait eu un manquement à l’équité procédurale et que certains des témoins interrogés étaient également en état d’ébriété au moment des événements du 7 juillet 2008 et que leurs déclarations auraient dû être recueillies sous serment.

 

Je ne suis pas d’accord pour dire que les déclarations des témoins doivent être écartées parce qu’elles n’ont pas été recueillies sous serment. Aucune disposition du manuel intitulé [traduction] « Guide de l’enquêteur en matière de harcèlement » [Harassment Investigator Manual] ne prescrit de recueillir les déclarations des témoins sous serment ou ne prévoit que la consommation d’alcool rend de telles déclarations irrecevables. Vous soutenez aussi qu’il est possible que des témoins tarés aient fait des déclarations et que les plaignants aient formulé des accusations similaires contre des officiers supérieurs dans le passé. Comme ces affirmations ne sont pas étayées par des faits, je n’en tiendrai pas compte.

 

Comme vous n’avez pas contesté les déclarations précises obtenues dans le cadre de l’enquête administrative, je conclus que, selon la prépondérance des probabilités, durant la soirée du 7 juillet 2008, vous avez commis une inconduite telle que le rapport en fait état. Plus précisément, je conclus que vous avez consommé de l’alcool au point de ne plus pouvoir exercer votre jugement correctement et que vous vous êtes comporté de manière importune envers des femmes officiers subalternes. Par votre conduite ce soit-là, vous vous êtes mis dans une situation où, devant des subordonnés, vos actes ont jeté un discrédit sur votre rang, votre poste et les FC. Le fait que des plaintes d’harcèlement n’ont pas été formellement déposées n’est pas pertinent.

 

Par conséquent, je conclus que vous vous êtes conduit de manière non professionnelle au mess des officiers le 7 juillet 2008 et cette inconduite a violé la confiance que vous accorde Sa Majesté la Reine, et que les motifs donnés par le Major-général Gosselin dans la lettre sur votre exclusion du commandement étaient valables, exacts et justifiés. Par conséquent, sur le fondement des renseignements au dossier, je souscris à la décision initiale de vous exclure du commandement et j’ordonne que cette décision soit permanente. Je conclus également qu’il ne serait pas dans l’intérêt supérieur des FC de vous rétablir dans un poste de commandement de votre choix pour le moment.

 

[Notes de bas de page omises.]

 

 

[24]           Il ressort clairement de ces motifs que le CEMD comprenait la nécessité de tirer une conclusion indépendante quant à l’aptitude au commandement du Capitaine Schmidt en se fondant sur le dossier dont il disposait.

 

[25]           Je conviens avec Me McManus que le dossier d’enquête examiné par le CEMD était différent de celui qu’a examiné le Major-général Gosselin. Y figuraient notamment des observations supplémentaires du Major-général Gosselin, du Capitaine Schmidt et du Brigadier-général Fraser.

 

[26]           S’agissant du fondement des allégations formulées contre le Capitaine Schmidt, il est manifeste que la preuve présentée au Major-général Gosselin ne différait pas de manière importante de celle présentée au CEMD; or, cette situation n’étaye toutefois pas l’argument selon lequel l’inéquité admise dans le cadre de la décision initiale avait d’une quelconque façon perduré tout au long processus de règlement du grief. Maître McManus a raison d’affirmer que l’occasion à été maintes fois donnée au Capitaine Schmidt d’ajouter de nouveaux éléments sur des questions importantes au dossier de son grief et que, chaque fois, il a pris la décision de ne pas le faire. Le Capitaine Schmidt pouvait également demander au CEMD de compléter le dossier de grief en élargissant la portée de son enquête, mais il ne l’a pas fait. Le Capitaine Schmidt s’est effectivement contenté de dénoncer l’inéquité dans le processus de l’instance inférieure et a soutenu, en droit, qu’il était [traduction] « impossible [...] de remettre le génie dans la bouteille ». Comme le CEMD l’a souligné, si le Capitaine Schmidt a touché à des questions de fond, il n’a soulevé que des préoccupations non étayées ou conjecturales.

 

[27]           Le Capitaine Schmidt soutient que le CEMD aurait dû scinder le processus de règlement du grief de manière à ce qu’il se prononce d’abord sur la question de l’équité et à ce qu’il invite ensuite les parties à déposer d’autres observations et éléments de preuve sur les questions de fond. Or, cet argument pose problème parce que le Capitaine Schmidt n’a pas demandé au CEMD d’adopter une telle approche et parce que le CEMD avait déclaré très clairement qu’il avait l’intention de régler les deux questions en même temps. Rien n’empêchait le Capitaine Schmidt de contester les éléments de preuve dont disposait le CEMD; le Capitaine Schmidt ne peut se plaindre après coup que l’inéquité qui était manifeste dès le début du processus a porté atteinte de quelque façon à son droit à une audience équitable devant le CEMD.

 

[28]           Je suis d’accord avec Me McManus pour dire que cette situation ne se distingue pas des affaires où la partie qui n’a pas épuisé tous les recours à l’interne dénonce plutôt lors du contrôle judiciaire qu’il y a eu manquement à l’équité procédurale dans le cadre de la décision initiale : Canada (Commission de l’Emploi et de l’Immigration) c. Lewis, [1986] 1 CF 70, 60 NR 14 (CAF). Le Capitaine Schmidt ne peut pas maintenant dénoncer l’insuffisance d’éléments au dossier dont le CEMD était saisi sur les questions de fond du grief alors qu’il n’a pas fait d’efforts sérieux pour contribuer à ce dossier. Comme l’a fait observer le CEMD, à l’évidence, si le Capitaine Schmidt est resté muet sur le fondement des allégations formulées contre lui c’est qu’il n’avait rien à dire de plus que les aveux généraux qu’il avait déjà faits. Dans ce contexte, les préoccupations soulevées dans la plaidoirie sur le temps mis à obtenir les témoignages et leur force probante sont hypothétiques et, en tout état de cause, auraient dû être présentées d’abord au CEMD.

 

La gravité des erreurs commises en première instance et la gravité des conséquences de la décision pour le Capitaine Schmidt

 

[29]           S’agissant de la préoccupation touchant à la gravité de l’erreur commise par le Major-général Gosselin, le Capitaine Schmidt a manifestement été privé de son droit à l’équité procédurale. Comme l’a fait remarquer le CEMD, la décision a été prise avant la fin de l’enquête et sans la divulgation complète des renseignements au Capitaine Schmidt. Ce manquement est atténué quelque peu par le fait que de nombreux renseignements sur les événements ayant conduit à son exclusion du commandement avaient été communiqués au Capitaine Schmidt qui, en fait, avait lui-même rapporté l’affaire à son commandant. Le Capitaine Schmidt a également eu l’occasion de répondre aux allégations faites contre lui par les parties s’estimant lésées mais il a été incapable de le faire principalement parce qu’il a admis avoir été ivre au moment en question.

 

[30]           Il est également manifeste que la décision du Major-général Gosselin entraînait des conséquences négatives graves pour le Capitaine Schmidt. Il a été destitué d’un poste de commandement important et a reçu une réprimande écrite. En revanche, le processus adopté par le CEMD était de nature correctrice et non disciplinaire. Si le processus disciplinaire avait été invoqué, la possibilité d’une rétrogradation ou d’une libération des FC aurait été soulevée. En conséquence, le Capitaine Schmidt a pu poursuivre sa carrière dans les FC sans perdre son rang.

 

[31]           À mon avis, ces facteurs ne sont pas suffisamment convaincants pour permettre de conclure, dans le cadre du présent  contrôle judiciaire, que le Capitaine Schmidt a droit à une nouvelle décision de premier niveau. Il a eu le bénéfice d’un examen de novo complet, équitable et indépendant par le CEMD qui permet dans les circonstances de remédier aux manquements qui se sont produits au moment de la décision du Major-général Gosselin.

 

[32]           Malgré les éloquentes observations de Me Bright, la demande doit être rejetée avec dépens au montant de 2 500,00 $, y compris les débours, payables au défendeur par le demandeur.

 

[33]           L’avocat du procureur général a fait remarquer avec raison que seul le procureur général du Canada peut valablement être constitué défendeur; l’intitulé de la cause est modifié en conséquence.

 


JUGEMENT

LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire est rejetée avec dépens au montant de 2 500,00 $, payables au défendeur par le demandeur.

 

            LA COUR STATUE EN OUTRE que l’intitulé de la cause est modifié de manière à remplacer les défendeurs précédemment désignés par le procureur général du Canada.

 

 

 

«  R. L. Barnes »

Juge

 

Traduction certifiée conforme

Linda Brisebois, LL.B.

 

 

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        T-883-10

 

INTITULÉ :                                       SCHMIDT c. CANADA (PROCUREUR GÉNÉRAL) et autres

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 Halifax (N.‑É.)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               le 17 février 2011

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                              LE JUGE BARNES

 

DATE DES MOTIFS :                      le 23 mars 2011

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

David J. Bright, c.r.

Lauren Randall

 

POUR LE DEMANDEUR

 

M. Kathleen McManus

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Boyne Clarke

Avocats

Dartmouth (N.‑É.)

 

POUR LE DEMANDEUR

Myles J. Kirvan

Sous-procureur général du Canada

Halifax (N.‑É.)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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