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Cour fédérale

 

Federal Court

 

Date : 20110322

Dossier : IMM-4451-10

Référence : 2011 CF 349

Ottawa (Ontario), le 22 mars 2011

En présence de monsieur le juge Boivin 

 

ENTRE :

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L'IMMIGRATION

 

 

 

demandeur

 

et

 

 

HAIQING JIANG

 

 

 

 

défenderesse

 

 

 

 

         MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire du ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration à l’encontre d’une décision rendue le 13 juillet 2010 par la Section d’appel de l’immigration de la Commission de l’immigration et du statut du réfugié (le Tribunal). Le Tribunal a accueilli l’appel de madame Haiqing Jiang et a conclu que cette dernière avait rencontré l’obligation de résidence imposée aux résidents permanents en vertu de l’article 28 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, ch 27 (la Loi).

[2]               Le Tribunal a conclu que madame Jiang dans le cadre de son emploi avec Investissement Québec en Chine était « affectée à temps plein au titre de son emploi à un poste à l’extérieur du Canada » au sens du paragraphe 61(3) du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227 (le Règlement). Le Tribunal a décidé que l’embauche locale à l’extérieur du Canada, c’est-à-dire à partir de la Chine, satisfait aux exigences de la Loi et du Règlement.

 

[3]               Madame Jiang s’est représentée seule à l’audience devant cette Cour.

 

Contexte factuel

[4]               La défenderesse, madame Jiang, est citoyenne chinoise. Elle est devenue résidente permanente du Canada le 25 juin 2003.

 

[5]               Afin de rencontrer l’obligation de résidence prévue à la Loi, madame Jiang devait cumuler au moins 730 jours de résidence. La période quinquennale qui a fait l’objet de l’examen par l’agent d’immigration s’étend du 14 novembre 2003 au 13 novembre 2008. Madame Jiang devait donc démontrer qu’elle était, durant cette période, soit physiquement présente au Canada ou affectée à temps plein à un poste à l’extérieur du Canada au sein de l’administration publique provinciale.

 

[6]               Aucune des parties ne conteste que madame Jiang ait été physiquement présente au Canada pendant 66 jours entre le 1er novembre 2003 et le 19 janvier 2004. De janvier 2004 à janvier 2007, madame Jiang a fait quelques contrats à durée déterminée pour Investissement Québec en Chine.

 

[7]               Du 4 janvier 2007 au 13 novembre 2008, soit une période correspondant à 679 jours, madame Jiang travaillait à temps plein en Chine pour Investissement Québec dans le cadre d’un contrat à durée indéterminée.

 

[8]               Le 27 novembre 2008, une décision fut rendue à l’encontre de madame Jiang selon laquelle un agent d’immigration à Beijing, en Chine, a conclu qu’elle avait commis un manquement à son obligation de résidence en vertu de l’article 28 de la Loi. Par conséquent, son permis de résidence permanent fut révoqué.

 

[9]               Madame Jiang a interjeté appel de cette décision devant la Section d’appel de l’immigration de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié en vertu du paragraphe 63(3) de la Loi.

 

Décision contestée

[10]           Le Tribunal a accueilli l’appel de madame Jiang et a cassé la décision de l’agent d’immigration. Le Tribunal a statué que madame Jiang avait accumulé 745 jours au cours de la période de référence, soit quinze jours de plus que le seuil requis. De l’avis du Tribunal, madame Jiang a été affectée dans le cadre de son emploi avec Investissement Québec en Chine et satisfait aux exigences du paragraphe 61(3) du Règlement.

 

[11]           Devant le Tribunal, le ministre a allégué que seuls les jours de présence physique au Canada pouvaient être comptabilisés. Au cours de l’année 2007-2008, le ministre a plaidé que madame Jiang n’était pas affectée à temps plein au titre de son emploi à un poste à l’extérieur du Canada, conformément au paragraphe 61(3) du Règlement.

[12]           Dans un premier temps, le Tribunal a décidé qu’Investissement Québec, l’employeur de madame Jiang, répondait à la définition d’administration gouvernementale que l’on retrouve au paragraphe 3(4) de la Loi sur l’administration publique, LRQ, chapitre A-6.01, concluant ainsi qu’Investissement Québec est une administration publique provinciale au sens du sous-alinéa 28(1)a)(iii) de la Loi et du paragraphe 61(3) du Règlement.

 

[13]           Le Tribunal a ensuite fait remarquer qu’une attention particulière avait été portée au concours pour l’attaché d’investissement du Bureau du Québec à Beijing, poste attribuée à madame Jiang à la suite du concours. Le Tribunal s’est référé au Protocole d’entente entre la Ministre des Relations Internationales et la Société Investissement Québec concernant la présence de représentants d’Investissement Québec au sein des représentations du Québec à l’étranger (le Protocole).

 

[14]           Le Tribunal a noté que les mots « affecté au titre de son emploi pour un poste à l’extérieur du Canada », au paragraphe 61(3) du Règlement, ne devaient pas être compris de la même façon que les mots « affecté à l’étranger » au sens du Protocole. Le Tribunal a d’ailleurs noté que le poste de madame Jiang est un cas d’espèce, puisqu’aucun cas semblable n’a été répertorié à ce jour.

 

[15]           Le Tribunal a ensuite examiné les décisions récentes de la Section d’appel de l’immigration de la Commission de l’immigration et du statut du réfugié portant sur le paragraphe 61(3) du Règlement pour voir si les mots « affecté au titre de son emploi à un poste à l’extérieur du Canada » avaient déjà fait l’objet d’une interprétation. Le Tribunal a noté que dans l’affaire Ai c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2007] DSAI no 9, au para 10, le Tribunal avait soutenu que :

[10] Toute personne qui veut se prévaloir de l'exception prévue dans la loi doit être en mesure de démontrer, au moyen d'une preuve documentaire crédible, qu'elle travaille effectivement à temps plein pour une entreprise canadienne. L'appelant soutient qu'il travaille pour une entreprise canadienne, mais il n'y a pas de preuve documentaire crédible qu'il soit payé par cette entreprise canadienne, que l'entreprise canadienne produise des relevés d'emploi ou des documents fiscaux liés au travail de l'appelant ou que l'appelant ait soumis des déclarations fiscales au Canada reflétant ses revenus d'emploi au sein d'une entreprise canadienne.

 

[16]           Le Tribunal a ensuite noté que dans le cas de madame Jiang, il y avait en preuve des formulaires T4 pour l’année 2007 et l’année 2008 émis par le ministère des Affaires étrangères et Commerce International Canada. De plus, on peut y voir les cotisations de madame Jiang au Régime de pension ainsi qu’à l’Assurance-emploi du Canada.

 

[17]           Le Tribunal a aussi distingué l’affaire Ai, précité, du cas de madame Jiang en soulignant que le travail de madame Jiang au sein d’Investissement Québec ne servait pas à lui permettre de se conformer aux exigences de ses obligations de résidence au Canada en vertu de la Loi.

 

[18]           Le Tribunal a conclu que, dans les différentes décisions consultées, l’absence de preuve crédible a été à l’origine du refus de faire bénéficier les appelants de l’exception prévue au sous-alinéa 28(2)a)(iii) de la Loi et au paragraphe 61(3) du Règlement. Cependant, en ce qui concerne le cas de madame Jiang, le Tribunal a trouvé que le témoignage de madame Jiang ainsi que celui de monsieur Granger, son supérieur immédiat, étaient détaillés, cohérents et sincères.

 

[19]           Le Tribunal était aussi d’avis que ces témoignages étaient supportés par une preuve documentaire importante à l’effet qu’Investissement Québec est une administration publique provinciale, que madame Jiang a été embauchée à temps plein, pour un contrat à durée indéterminée, à partir du 4 janvier 2007 jusqu’au 13 novembre 2008, qu’il n’y a eu aucune interruption de son contrat, qu’elle est effectivement payée par Investissement Québec et qu’elle contribue au Régime de pension ainsi qu’à l’Assurance-emploi du Canada.

 

[20]           Quant au sens à donner à « affecté » au paragraphe 61(3) du Règlement, le Tribunal a soulevé que le Règlement ne définit pas ce mot et qu’il n’y avait pas de jurisprudence sur le sujet. Le Tribunal a donc procédé à une interprétation du mot « affecté » en harmonie avec l’esprit de la Loi, son objet et l’intention du législateur (voir Rizzo & Rizzo Shoes Ltd. (Re), [1998] 1 RCS 27).

 

[21]           Pour ce faire, le Tribunal s’est référé aux définitions contenues dans certains dictionnaires afin de se renseigner sur le sens ordinaire et grammatical du mot « affecté » dans un contexte d’emploi. Le Tribunal a conclu que le sens qu’il fallait lui donner ne pouvait être un autre que          « nommé, désigné ou destiné ».

 

[22]           Le Tribunal a ainsi décidé que ni l’article 28 de la Loi, ni l’article 61 du Règlement ne mentionnent que l’affectation doit nécessairement être faite à partir du Canada ou que l’affectation doit résulter d’un concours qui était réservé aux ressortissants d’un pays autre que le Canada et résident dans ce pays.

 

[23]           Finalement, le Tribunal a ajouté qu’en essayant de différentier entre les personnes embauchées au Canada et les personnes embauchées à l’extérieur du Canada, ou entre les personnes selon le fait qu’elles reçoivent ou non une allocation de voyage d’hébergement pour séjourner à l’extérieur du Canada, ou entre les personnes selon les destinataires de l’affichage du concours en vertu duquel elles ont été embauchées, cela conduisait à un résultat absurde que le législateur ne pouvait désirer lorsqu’il a rédigé l’article 61 du Règlement.

 

Législation pertinente

[24]           L’article 28 de la Loi ainsi que l’article 61 du Règlement sont pertinents en l’espèce. L’article 28 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés se lit comme suit :

 

Droits et obligations des résidents permanents et des résidents temporaires

 

Obligation de résidence

 

28. (1) L’obligation de résidence est applicable à chaque période quinquennale.

 

 

Application

 

(2) Les dispositions suivantes régissent l’obligation de résidence :

 

 

a) le résident permanent se conforme à l’obligation dès lors que, pour au moins 730 jours pendant une période quinquennale, selon le cas :

 

 

(i) il est effectivement présent au Canada,

 

(ii) il accompagne, hors du Canada, un citoyen canadien qui est son époux ou conjoint de fait ou, dans le cas d’un enfant, l’un de ses parents,

 

 

(iii) il travaille, hors du Canada, à temps plein pour une entreprise canadienne ou

provinciale,

 

 

 

(iv) il accompagne, hors du Canada, un résident permanent qui est son époux ou conjoint de fait ou, dans le cas d’un enfant, l’un de ses parents, et qui travaille à temps plein pour une entreprise canadienne ou pour l’administration publique fédérale ou provinciale,

 

(v) il se conforme au mode d’exécution prévu par règlement;

 

b) il suffit au résident permanent de prouver, lors du contrôle, qu’il se conformera à l’obligation pour la période quinquennale suivant l’acquisition de son statut, s’il est résident permanent depuis moins de cinq ans, et, dans le cas contraire, qu’il s’y est conformé pour la période quinquennale précédant le contrôle;

 

 

 

 

 

 

 

 

c) le constat par l’agent que des circonstances d’ordre humanitaire relatives au résident permanent — compte tenu de l’intérêt supérieur de l’enfant directement touché — justifient le maintien du statut rend inopposable l’inobservation de l’obligation précédant le contrôle.

Rights and Obligations of Permanent and Temporary Residents

 

Residency obligation

 

28. (1) A permanent resident must comply with a residency obligation with respect to every five-year period.

 

Application

 

(2) The following provisions govern the residency obligation under subsection (1):

 

(a) a permanent resident complies with the residency obligation with respect to a five-year period if, on each of a total of at least 730 days in that five-year period, they are

 

(i) physically present in Canada,

 

(ii) outside Canada accompanying a Canadian citizen who is their spouse or common-law partner or, in the case of a child, their parent,

 

(iii) outside Canada employed on a fulltime basis by a Canadian business or in  the federal public administration or the public service of a province,

 

(iv) outside Canada accompanying a permanent resident who is their spouse or common-law partner or, in the case of a child, their parent and who is employed on a full-time basis by a Canadian business or in the federal public administration or the public service of a province, or

 

(v) referred to in regulations providing for other means of compliance;

 

(b) it is sufficient for a permanent resident to demonstrate at examination

 

(i) if they have been a permanent resident for less than five years, that they will be able to meet the residency obligation in respect of the five-year period immediately after they became a permanent resident;

(ii) if they have been a permanent resident for five years or more, that they have met the residency obligation in respect of the five-year period immediately before the examination; and

 

(c) a determination by an officer that humanitarian and compassionate considerations relating to a permanent resident, taking into account the best interests of a child directly affected by the determination, justify the retention of permanent resident status overcomes any breach of the residency obligation prior to the determination.

 

[25]           L’article 61 du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés se lit comme suit :

 

SECTION 2

 

Obligation de résidence

 

Entreprise canadienne

 

61. (1) Sous réserve du paragraphe (2), pour l’application des sous-alinéas 28(2)a)(iii) et (iv) de la Loi et du présent article, constitue une entreprise canadienne :

 

a) toute société constituée sous le régime du droit fédéral ou provincial et exploitée de façon continue au Canada;

 

 

b) toute entreprise non visée à l’alinéa a) qui est exploitée de façon continue au Canada et qui satisfait aux exigences suivantes :

 

(i) elle est exploitée dans un but lucratif et elle est susceptible de produire des recettes,

 

(ii) la majorité de ses actions avec droit de vote ou titres de participation sont détenus par des citoyens canadiens, des résidents permanents ou des entreprises canadiennes au sens du présent paragraphe;

 

c) toute organisation ou entreprise créée sous le régime du droit fédéral ou provincial.

 

Exclusion

 

(2) Il est entendu que l’entreprise dont le but principal est de permettre à un résident permanent de se conformer à l’obligation de résidence tout en résidant à l’extérieur du Canada ne constitue pas une entreprise canadienne.

 

Travail hors du Canada

 

(3) Pour l’application des sous-alinéas 28(2)a)(iii) et (iv) de la Loi respectivement, les expressions « travaille, hors du Canada, à temps plein pour une entreprise canadienne ou pour l’administration publique fédérale ou provinciale » et       « travaille à temps plein pour une entreprise canadienne ou pour l’administration publique fédérale ou provinciale », à l’égard d’un résident permanent, signifient qu’il est l’employé ou le fournisseur de services à contrat d’une entreprise canadienne ou de l’administration publique, fédérale ou provinciale, et est affecté à temps plein, au titre de son emploi ou du contrat de fourniture :

 

a) soit à un poste à l’extérieur du Canada;

 

b) soit à une entreprise affiliée se trouvant à l’extérieur du Canada;

 

c) soit à un client de l’entreprise canadienne ou de l’administration publique se trouvant à l’extérieur du Canada.

 

[…]

DIVISION 2

 

Residency obligations

 

Canadian business

 

61. (1) Subject to subsection (2), for the purposes of subparagraphs 28(2)(a)(iii) and

(iv) of the Act and of this section, a Canadian business is

 

 

(a) a corporation that is incorporated under the laws of Canada or of a province and that has an ongoing operation in Canada;

 

(b) an enterprise, other than a corporation described in paragraph (a), that has an ongoing operation in Canada and

 

(i) that is capable of generating revenue and is carried on in anticipation of profit, and

 

(ii) in which a majority of voting or ownership interests is held by Canadian citizens, permanent residents, or Canadian businesses as defined in this subsection; or

 

 

(c) an organization or enterprise created under the laws of Canada or a province.

 

Exclusion

 

(2) For greater certainty, a Canadian business does not include a business that serves primarily to allow a permanent resident to comply with their residency obligation while residing outside Canada.

 

 

Employment outside Canada

 

(3) For the purposes of subparagraphs 28(2)(a)(iii) and (iv) of the Act, the expression “employed on a full-time basis by a Canadian business or in the public service of Canada or of a province” means, in relation to a permanent resident, that the permanent resident is an employee of, or under contract to provide services to, a Canadian business or the public service of Canada or of a province, and is assigned on a full-time basis as a term of the employment or contract to

 

 

 

 

 

 

 

(a) a position outside Canada;

 

 

(b) an affiliated enterprise outside Canada; or

 

 

(c) a client of the Canadian business or the public service outside Canada.

 

 

 

[…]

 

Question en litige

[26]           Dans la présente demande de contrôle judiciaire, la question en litige est la suivante : L’interprétation par le Tribunal du sous-alinéa 28(2)a)(iii) de la Loi et du paragraphe 61(3) du Règlement est-elle raisonnable?

 

Norme de contrôle

[27]           Le ministre soutient que la norme de contrôle applicable dans le cas sous étude est celle de la décision correcte puisqu’il allègue que le Tribunal a erré dans son interprétation du paragraphe 28(2)a)(iii) de la Loi et de l’article 61(3) du Règlement.

 

[28]           Dans l'arrêt Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 RCS 190, au para 54, la Cour suprême du Canada a soutenu que « …Lorsqu'un tribunal administratif interprète sa propre loi constitutive ou une loi étroitement liée à son mandat et dont il a une connaissance approfondie, la déférence est habituellement de mise : Société Radio-Canada c. Canada (Conseil des relations du travail), [1995] 1 R.C.S. 157, par. 48; Conseil de l'éducation de Toronto (Cité) c. F.E.E.E.S.O., district 15, [1997] 1 R.C.S. 487, par. 39. …».

 

[29]           En l’espèce, la Section d’appel de l’immigration de la Commission de l’immigration et du statut du réfugié est un tribunal spécialisé dont la loi constitutive est la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés. La question d’interprétation soulevée dans la présente cause se rapporte à un article de la Loi et à un article du Règlement qui n’est pas étranger à son domaine d’expertise. Ces articles sont d’ailleurs étroitement liés à son mandat et la question en l’espèce soulève des questions de droit et de fait intimement liées. Le Tribunal a une connaissance approfondie puisqu’il est amené à déterminer régulièrement si les affectations à l’étranger d’un individu permettent le cumul de jours de résidence au Canada. La Cour suprême du Canada dans un arrêt récent a d’ailleurs réitéré la grande déférence dont doivent faire preuve les cours lorsqu’elles révisent les décisions de tribunaux administratifs qui ont trait à leur loi constitutive (voir Smith c Alliance Pipeline Ltd., 2011 CSC 7, [2011] ACS no 7).

 

[30]           Parallèlement et par analogie, l’interprétation du cumul des jours dans un contexte de citoyenneté ou les juges de la Citoyenneté sont appelés à se pencher sur le cumul des jours conformément à l’alinéa 5(1)c) de la Loi sur la citoyenneté, ch C-29, la Cour a établi que la norme applicable est la norme raisonnable.

[31]           Par conséquent, la norme de contrôle applicable dans la présente demande de contrôle judiciaire est celle de la norme raisonnable.

 

Analyse

[32]           L’objectif du paragraphe 28(2) est de permettre au résident permanent de cumuler des jours de résidence à l’étranger lorsque, en l’occurrence, l’administration publique provinciale l’affecte à temps plein à un poste à l’extérieur du Canada. Le paragraphe 28(2) prévoit ainsi divers cas de figure selon lesquels un résident permanent peut continuer de satisfaire à l’obligation de résidence bien qu’il ne soit pas au Canada.

 

[33]           Le ministre soutient qu’il existe une distinction entre l’affectation à l’étranger et le fait d’occuper, en permanence, un poste hors du Canada. Ainsi, il prétend que dans le présent dossier, la preuve démontre que le concours tenu en octobre 2006 par Investissement Québec, c’est-à-dire le concours qui a mené à l’embauche de madame Jiang à titre d’Attachée d’investissement au Bureau du Québec à Beijing, était réservé aux ressortissants chinois résidant à Beijing et aux employés chinois recrutés sur place qui travaillaient à l’Ambassade du Canada à cette époque. Par conséquent, le ministre ajoute qu’une personne qui résidait au Canada au moment du concours, y compris un résident permanent, ne pouvait postuler pour cet emploi et n’aurait pu y être affecté au sens du paragraphe 61(3) du Règlement.

 

[34]           Le ministre précise aussi que le Protocole crée une distinction entre les conseillers affectés à l’étranger par Investissement Québec et celui des employés recrutés localement. Selon le ministre, madame Jiang était une employée recrutée localement. Le ministre souligne également que les conseillers réguliers réintègrent l’effectif régulier de la société au Québec à la fin de leur affectation à l’étranger tandis que les employés recrutés localement sont des employés recrutés à l’étranger, ils ne sont pas en affectation pour Investissement Québec et ne sont pas susceptibles de revenir au Québec pour occuper une autre fonction.

 

[35]           Selon le ministre, à l’instar du Juridictionnaire et de la jurisprudence de cette Cour en matière de citoyenneté, une « affectation » à un poste à l’extérieur du Canada dénote un travail vers une zone ou un lieu pour une période temporaire. À l’audience, le ministre a insisté qu’il devait y avoir, dans l’interprétation du mot « affecté », une notion de mobilité et un facteur de rattachement.

 

[36]           Finalement, le ministre soutient que la situation de madame Jiang ne peut être assimilée à une affectation d’un résident permanent à un poste à l’extérieur du Canada et que si l’interprétation par le Tribunal est maintenue, le paragraphe 61(3) du Règlement qui existe expressément pour préciser l’application du sous-alinéa 28(2)a)(iii) de la Loi, n’aurait aucune raison d’être et serait vidé de sens.

 

[37]           En défense, madame Jiang souligne que le sous-alinéa 28(2)a)(iii) de la Loi prévoit une certaine souplesse pour reconnaître les contributions de résidents permanents travaillant à l’extérieur du Canada et ainsi permettre qu’ils conservent leur statut de résident permanent. De plus, dans l’Exécution de la Loi ENF 23 du 25 novembre 2005, à la page 8, point nº 20, on mentionne que le fonctionnaire, dans l’application de l’article 61, doit tenir compte du fait qu’une personne puisse être à l’emploi d’un organisme admissible par le biais d’un contrat ou d’une affectation à l’étranger.

 

[38]           Madame Jiang soutient qu’Investissement Québec l’a embauché parce qu’elle répondait le mieux aux exigences. Selon elle, il n’est pas raisonnable qu’elle soit pénalisée pour ses connaissances du pays et de la langue locale. Madame Jiang plaide que la position du ministre est extrêmement étroite et limitée, car elle ne considère pas l’ensemble des circonstances.

 

[39]           Au surplus, madame Jiang soutient qu’elle contribue au développement économique du Canada et du Québec et qu’elle réalise, dans le cadre de son emploi, des investissements majeurs en provenance de Chine. Elle soutient qu’elle n’a jamais voulu travailler pour Investissement Québec dans le but de garder son statut tout en restant à l’extérieur du Canada. Elle allègue avoir été de bonne foi, puisqu’il a toujours été son intention de revenir au Canada. En effet, madame Jiang a exprimé son désir de vouloir travailler pour Investissement Québec à Montréal pour devenir responsable du pupitre en Chine. Toutefois, elle soulève qu’elle n’aura pas cette chance de promotion si elle perd son statut de résident permanent.

 

[40]           La présente affaire s’inscrit dans le contexte d’un contrôle judiciaire et non pas d’un appel. Le rôle de la Cour est de déterminer si la décision rendue par le Tribunal est raisonnable. La Cour rappelle que dans un contexte où la norme raisonnable s’applique, la Cour ne peut substituer la solution qu'elle juge elle-même appropriée à celle qui a été retenue, mais doit plutôt déterminer si celle-ci fait partie des « issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Dunsmuir, précité, para 47). Ceci étant dit, et malgré la déférence que doit cette Cour au Tribunal, la Cour est d’avis que la décision du Tribunal est déraisonnable pour les motifs suivants.

 

[41]           L’article 28 de la Loi énonce les obligations de résidence applicable à chaque période quinquennale. Le paragraphe 28(2)a)(iii) permet à un résident permanent de travailler hors du Canada à temps plein pour une entreprise canadienne ou pour l’administration publique fédérale ou provinciale et d’être affecté à un poste à l’extérieur du Canada sans qu’il perde son statut de résident permanent.

 

[42]           Le paragraphe 61(1) du Règlement vient expliciter ce qu’est une entreprise canadienne. Le paragraphe 61(2) exclut toute entreprise dont l’objectif principal serait de permettre à un résident permanent de satisfaire à son obligation de résidence alors qu’il est hors du Canada. De façon plus importante pour le cas sous étude, le paragraphe 61(3) fait référence notamment au sous-alinéa 28(2)a)(iii) et définit plus précisément ce que signifie la notion de travail hors du Canada à l’égard d’un résident permanent. À la lecture du paragraphe 61(3) du Règlement qui explicite la notion de travail hors du Canada, la Cour note que le résident permanent doit être employé mais le législateur a ajouté la notion d’affectation, absente du sous-alinéa 28(2)a)(iii) de la Loi.

 

[43]           Comme le veut la maxime que « le législateur ne parle pas pour rien dire », il faut présumer que le Parlement ne légifère pas en vain. La Cour note que l’un des objets de la Loi est de promouvoir l’intégration des résidents permanents. En contrepartie, cette intégration suppose des obligations de la part des résidents permanents (art. 2 de la Loi) notamment l’obligation de se conformer à l’obligation d’être présent au Canada pour au moins 730 jours pendant une période quinquennale (para 28(2) de la Loi). Le résident permanent est également assujetti aux conditions imposées par le Règlement (para 27(2) de la Loi).

 

[44]           Dans l’affaire Upper Lakes Group Inc. c Canada (Office national des transports) (CA), [1995] 3 CF 395, [1995] ACF no 672, la Cour d’appel fédérale a mentionné que « […] Le texte utilisé dans la Loi faisant l'objet de l'examen doit être interprété selon l'acceptation courante des mots compte tenu du contexte.[…] ». Il est également bien établi depuis l’affaire Rizzo & Rizzo Shoes Ltd (Re), 1998 1 RCS 27 que la méthode d’interprétation privilégiée par la Cour suprême du Canada est la suivante : « il faut lire les termes d’une loi dans leur contexte global en suivant le sens ordinaire et grammatical qui s’harmonise avec l’esprit de la loi, l’objet de la loi et l’intention du législateur ».

 

[45]           En abordant la question au cœur du litige, le Tribunal a conclu que le mot « affecté » au sens du paragraphe 61(3) du Règlement ne pouvait signifier que le sens grammatical commun tel que     « nommé, désigné ou destiné ». En fait, pour ce faire, le Tribunal s’est référé à la définition du mot affecté dans plusieurs dictionnaires afin d’y rechercher le sens ordinaire et grammatical. Le Tribunal a ainsi fait référence dans sa décision au Grand dictionnaire terminologique du Québec, au Larousse, au Oxford Dictionaries on Line et plus particulièrement au Juridictionnaire du Bureau de la traduction du gouvernement du Canada.

 

[46]           Par ailleurs, il ressort des définitions du Larousse en ligne que le mot « affectation » indique un déplacement d’un poste vers un autre. Il est également défini comme « Destination, application de quelque chose à un usage déterminé ». D’ailleurs, le Tribunal a relevé que dans le Juridictionnaire, le mot « affectation » en droit du travail signifie :

« Dans le droit du travail, en matière de contrat de travail et de gestion des ressources humaines, il y a affectation lorsqu’un salarié est nommé, désigné, assigné ou destiné à un poste, à un emploi, à un service ou à une fonction. […]

 

L’affectation dirige le salarié vers un lieu, un établissement, un poste ou une zone et couvre une période

[La Cour souligne]

 

 

[47]           Cette définition va directement à l’encontre de la conclusion du Tribunal quant au sens à donner au terme affecté au paragraphe 61(3) du Règlement. En somme, le Tribunal n’a pas attribué de sens particulier au mot affecté du paragraphe 61(3) et n’a pas expliqué les raisons pour lesquelles il rejetait tout sens particulier malgré la définition du Juridictionnaire contredisant le sens qu’il a donné au mot « affecté ». Le Tribunal se devait d’analyser et d’expliquer les raisons pour lesquelles il écartait une preuve allant directement à l’encontre de sa conclusion. En omettant de le faire, il a commis une erreur.

 

[48]           De plus, le Protocole établit une distinction entre conseillers (art. 3) et employés professionnels recrutés localement (attachés) (art. 4). Il existe clairement une distinction entre ces deux catégories d’employés. Alors que le Protocole emploie le mot « affecté » pour les conseillers à son article 3, l’article 4 du Protocole, qui traite des employés professionnels recrutés localement, n’en fait pas mention. Or, la preuve au dossier démontre clairement que le concours sur lequel a postulé madame Jiang visait exclusivement les employés locaux et ne touchait pas les conseillers (avis de concours Selection Process no.: 2006-LES-DSB-QUE-023, Open to: Chinese Nationals residing in Beijing, and Locally Engaged Chinese Staff (LES-DSB) working at the Embassy – (Dossier certifié de la Cour à la p. 99)). Madame Jiang a donc été embauchée à titre d’employée locale - ou la notion d’affectation est absente de la définition - et non à titre de conseiller. Madame Jiang a également admis qu’elle ne considérait pas être « affectée à l’étranger » (Dossier certifié de la Cour à la p. 324-25). Le Tribunal a également commis une erreur en omettant d’analyser cet aspect du dossier qui contredit ses conclusions.

 

[49]           De plus, le dossier ne contient aucune preuve qui pourrait étayer la thèse qu’un facteur de rattachement existe entre madame Jiang et Investissement Québec malgré le fait que madame Jiang ait été embauchée localement. Plus précisément, le supérieur immédiat de madame Jiang, M. Louis P. Granger, a témoigné qu’une affectation à l’étranger correspond à « un employé d’Investissement Québec envoyé dans un poste pour un certain temps ». Cela ne correspond pas à la situation de madame Jiang ou à la situation des individus qui postulent sur un poste ouvert aux employés locaux (Dossier certifié de la Cour aux pp. 351-52). Sur ce point, le dossier ne contient aucune preuve documentaire confirmant un engagement ferme dans le temps de la part de l’employeur qui permettrait de conclure que madame Jiang réintègrerait un poste d’Investissement Québec à Montréal à la suite d’une période temporaire passé en Chine (Dossier certifié de la Cour à la p. 356). Au contraire, M. Granger a indiqué que pour ce faire, il devait ouvrir un concours (Dossier certifié de la Cour à la p. 361). 

 

[50]           En l’occurrence et compte tenu de la preuve, la Cour est d’avis qu’il était déraisonnable pour le Tribunal de donner le sens courant du dictionnaire à la notion d’affectation ajoutée au paragraphe 61(3) du Règlement sans pour autant appuyer cette conclusion par une analyse au regard de la preuve au dossier.

 

[51]           Dans une affaire semblable (Kroupa c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2003] DSAI no 536), la Section d’appel de l’immigration de la Commission de l’immigration et du statut du réfugié a déterminé que rien ne démontrait que l’appelant, qui travaillait pour la compagnie Cascade Canada et qui avait perdu son statut de résident permanent parce qu’il était allé travailler pour Cascade Corporation aux États-Unis, avait été affecté, comme condition à ce contrat, à temps plein à Cascade Corporation.

 

[52]           En l’espèce, il est difficile de soutenir que madame Jiang satisfait le critère « d’affectation » énoncé au Règlement. Le mot affectation dans le contexte du statut de résident permanent interprété à la lumière de la Loi et du Règlement implique nécessairement un facteur de rattachement avec l’employeur situé au Canada. Le mot « affecté » au paragraphe 61(3) du Règlement signifie qu’un individu, qui occupe un poste à l’extérieur du Canada de façon temporaire et garde un lien de rattachement avec une entreprise canadienne ou avec l’administration publique fédérale ou provinciale, est donc susceptible de revenir au Canada. Les définitions de conseillers et d’employés professionnels recrutés localement (attachés) au Protocole sont convaincantes à cet égard. L’ENF 23 fait également référence au terme « affectation » et « durée de l’affectation » (Dossier de la défenderesse, mémoire de la défenderesse aux pp. 9-10).

 

[53]           La précision ajoutée par le législateur au paragraphe 61(3) du Règlement crée un équilibre entre l’obligation imposée au résident permanent de cumuler le nombre de jours requis en vertu de la Loi tout en reconnaissant les occasions qui peuvent s’offrir aux résidents permanents d’aller travailler à l’étranger.

 

[54]           Par conséquent, la Cour est d’avis que, compte tenu de la preuve au dossier, la conclusion du Tribunal à l’effet que tout résident permanent qui occupe à temps plein un poste à l’extérieur du Canada pour une entreprise canadienne éligible peut cumuler des jours permettant de s’acquitter de l’obligation de résidence énoncée à l’article 28 de la Loi, est déraisonnable.

 

[55]           La Cour sympathise avec la situation de madame Jiang. En effet, madame Jiang est une personne hautement qualifiée. Sa contribution représente sans conteste un atout pour la société canadienne en général et pour la société québécoise en particulier. Il n’est pas du ressort de cette Cour de prendre une mesure spéciale sous le régime de la Loi actuelle afin que puisse être considéré l’évaluation des liens authentiques entre madame Jiang et le Canada et le fait qu'elle fournit, enrichit et renforce encore un apport au tissu économique du Canada, ce qui reflète en soi l’objectif de la Loi (para 3(2)). Sur cet aspect, la Cour se limitera à constater que la preuve ne démontre aucunement que madame Jiang ait cherché à contourner l’objectif de la Loi.

 

[56]           La Cour est donc d’avis que les circonstances particulières de madame Jiang - soulignées d’ailleurs par le Tribunal dans sa décision - se prêtent à une demande fondée sur des motifs d'ordre humanitaire.

 

[57]           Cependant, et pour les motifs exprimés plus haut, la Cour conclut que la décision du Tribunal concernant le sous-alinéa 28(2)a)(iii) de la Loi et le paragraphe 61(3) du Règlement est déraisonnable. La demande de contrôle judiciaire sera donc accueillie.

 


 

JUGEMENT

LA COUR STATUE que

1-     La présente demande de contrôle judiciaire soit accueillie.

2-     Le dossier soit renvoyé à la Section d’appel de l’immigration de la Commission de l’immigration et du statut du réfugié pour réexamen devant un tribunal différemment constitué.

3-     Aucune question n’est certifiée. 

 

 

« Richard Boivin »

Juge

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        IMM-4451-10

 

INTITULÉ :                                       MCI c. HAIQING JIANG

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 Montréal (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               Le 23 février 2011

 

MOTIFS DU JUGEMENT :            LE JUGE BOIVIN

 

DATE DES MOTIFS :                      Le 22 mars 2011

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

 

Daniel Latulippe

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Haiqing Jiang

POUR LA DÉFENDERESSE

(POUR SON PROPRE COMPTE)

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

 

Myles J. Kirvan

Sous-procureur général du Canada

POUR LE DEMANDEUR

 

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