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Cour fédérale

 

Federal Court

 


Date : 20101230

Dossier : IMM-1743-10

Référence : 2010 CF 1337

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 30 décembre 2010

En présence de madame la juge Tremblay-Lamer

 

 

ENTRE :

 

PIERRE CHARLES DOUZE

MARGARETTE LUC DOUZE

 

 

 

demandeurs

 

et

 

 

 

LES MINISTRES DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION ET DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

 

 

 

 

défendeurs

 

 

 

 

           MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Il s’agit d’une demande présentée par Pierre Charles Douze (le demandeur principal) et Margarette Luc Douze (collectivement, les demandeurs), en vertu du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la LIPR), en vue d’obtenir le contrôle judiciaire du défaut des ministres défendeurs de rendre une décision à l’égard de la demande de résidence permanente et d’exemption ministérielle du demandeur principal. Les demandeurs sollicitent une ordonnance de la nature d’un bref de mandamus enjoignant au défendeur ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile (le MSPPC) de rendre une décision définitive au sujet de la demande d’exemption ministérielle du demandeur principal, et au défendeur ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration (le MCI) de rendre une décision définitive au sujet de la demande de résidence permanente du demandeur principal.

 

LE CONTEXTE

 

[2]               Le demandeur principal, âgé de 53 ans, est citoyen d’Haïti. Son épouse, âgée de 45 ans, s’est établie au Canada le 23 août 2003 et a obtenu la citoyenneté canadienne en juin 2008. Les époux se sont mariés le 26 septembre 1992 en Haïti et ils ont trois enfants qui vivent à Montréal avec leur mère et qui sont tous citoyens canadiens.

 

[3]               En février 2005, le demandeur principal a présenté au MCI une demande de résidence permanente dans la catégorie du regroupement familial, accompagnée du formulaire de parrainage de Mme Douze. La demande a été reçue par l’ambassade à Port-au-Prince, en Haïti, à la fin de mars 2005. Le 21 juin 2005, un Certificat de sélection du Québec (CSQ) a été délivré. Le 27 juillet 2005, le demandeur principal a été reçu en entrevue par des fonctionnaires de l’ambassade du Canada à Port-au-Prince.

 

[4]               En octobre 2005, le dossier du demandeur principal a été transmis à Ottawa en vue d’obtenir un avis quant à la possibilité qu’il soit interdit de territoire au titre de l’alinéa 35(1)b) de la LIPR. Le demandeur principal avait travaillé comme juge de paix en Haïti de 1991 à 1998. Or, pendant certaines périodes comprises entre 1991 et 1994, le régime à la tête du gouvernement haïtien était un régime désigné à l’alinéa 35(1)b) de la LIPR, parce qu’il s’était livré à de graves violations des droits de la personne. L’avis demandé quant à l’applicabilité de l’alinéa 35(1)b) n’a pas été obtenu immédiatement. En septembre 2007, l’ambassade à Port-au-Prince a communiqué avec le bureau d’Ottawa pour demander où en était l’avis. À la fin d’octobre 2007, l’avis est tombé : le demandeur principal appartenait à la catégorie des personnes interdites de territoire visées à l’alinéa 35(1)b), parce qu’il avait exercé des fonctions au sein de la magistrature haïtienne alors qu’un régime désigné était en place. Le poste qu’il occupait dans la magistrature haïtienne faisait présumer qu’il avait exercé, ou était en mesure d’exercer, une influence sur ce régime gouvernemental.

 

[5]               Le 9 novembre 2007, les demandeurs se sont présentés à une entrevue avec un agent des visas en poste en Haïti; celui-ci les a informés du fait que le demandeur principal était interdit de territoire suivant l’alinéa 35(1)b) de la LIPR; il leur a remis une lettre à cet effet. L’agent des visas leur a également signalé que, suivant le paragraphe 35(2) de la LIPR, le demandeur principal pouvait s’adresser au MSPPC pour obtenir une exemption. Le 29 janvier 2008, le demandeur principal a déposé une demande d’exemption ministérielle au titre du paragraphe 35(2). En mars 2008, les fonctionnaires de l’immigration en poste en Haïti ont transmis la demande au personnel de l’Agence des services frontaliers du Canada (l’ASFC), à Ottawa. Ils ont joint à la demande un résumé du cas dans lequel ils ont mentionné qu’aucune preuve ne permettait de penser que le demandeur principal avait pris part aux activités du régime désigné : il s’était abstenu d’exercer ses fonctions judiciaires peu de temps après le coup d’État d’octobre 1991 et avait même été arrêté et détenu pendant un certain temps par le régime en question. L’ASFC a reçu le dossier le 14 mars 2008.

 

[6]               Au cours des mois qui ont suivi, l’avocat des demandeurs a fait parvenir trois lettres à la Direction générale du règlement des cas de Citoyenneté et Immigration Canada (CIC) pour s’enquérir de l’état de la demande, sans recevoir de réponse. Les demandeurs ont aussi tenté d’effectuer un suivi par l’intermédiaire du député de Mme Douze. Les notes figurant dans le Système de traitement informatisé des dossiers d’immigration (le STIDI) indiquent que le député a reçu un certain nombre d’estimations quant au délai prévu de traitement de la demande d’exemption ministérielle. Le 30 mai 2008, on a dit au député de ne pas espérer de réponse avant 6 à 9 mois. Le 14 août 2008, on lui a répété la même chose (soit d’ajouter 6 à 9 mois supplémentaires). Le 13 janvier 2009, on l’a informé que le traitement de ce genre de décision nécessitait au moins 2 ans. Enfin, dans une note du STIDI datée du 24 avril 2009, on peut lire que le député a été informé que le traitement de la demande d’exemption ministérielle prendrait encore 2 ans (soit jusqu’en avril 2011). En novembre 2009, l’avocat des demandeurs a déposé à l’ASFC une demande d’accès à l’information. Le 17 décembre 2009, l’ASFC a communiqué l’information demandée. Rien n’y indiquait que l’ASFC avait entrepris des démarches concernant la demande d’exemption ministérielle depuis qu’elle avait reçu le dossier le 14 mars 2008. Le 18 janvier 2010, l’avocat a fait parvenir une lettre à l’ASFC pour demander le traitement accéléré de la demande.

 

[7]               Le 4 février 2010, l’avocat a signifié à l’ASFC un « avis de défaut » afin d’informer cette dernière que les demandeurs jugeaient le délai de traitement inacceptable. Le 17 mars 2010, CIC a fait parvenir à l’avocat une note concernant l’état de la demande d’exemption ministérielle. On pouvait y lire que [traduction] « la demande d’exemption [était] toujours en traitement » et que [traduction] « la procédure [pourrait se révéler] longue et complexe ». CIC assurait son destinataire que [traduction] « l’ASFC s’emplo[yait] diligemment à traiter » la demande [traduction] « le plus rapidement possible ».

 

[8]               Le 29 mars 2010, les demandeurs ont présenté la demande dont la Cour est ici saisie. Ils ont sollicité une ordonnance de mandamus enjoignant au MSPPC de rendre une décision définitive au sujet de la demande d’exemption ministérielle et enjoignant par la suite au MCI de rendre une décision définitive au sujet de la demande de résidence permanente.

 

[9]               Le 13 septembre 2010, madame Michelle Barrette, agente principale des programmes au sein de l’Unité des exemptions ministérielles de l’ASFC, a déposé un affidavit en lien avec la présente instance. Elle y déclarait que, le 1er avril 2010, l’ASFC avait subi une réorganisation par suite de laquelle la demande du demandeur principal était passée d’un groupe de 15 dossiers à plus de 225. Par ailleurs, Mme Barrette mentionnait que l’appréciation d’une demande d’exemption ministérielle pouvait prendre, en moyenne, de cinq à dix ans en raison de la complexité des questions soulevées et du fait que la décision définitive revenait au ministre à titre personnel. Elle affirmait qu’une recommandation avait déjà été rédigée au sujet de la demande du demandeur principal, en précisant les dernières étapes à effectuer, à savoir : la communication du projet de recommandation au demandeur principal en vue d’obtenir ses commentaires, l’examen des observations formulées par le demandeur principal et leur incorporation au projet de recommandation, l’approbation du projet de recommandation par le président de l’ASFC et enfin, la décision définitive du MSPPC.

 

[10]           Mme Barrette a été contre-interrogée le 22 septembre 2010. Elle a indiqué que la rédaction du projet de recommandation avait été terminée le 5 février 2010 et que, sans pouvoir donner de délai ferme, elle estimait globalement qu’elle serait vraisemblablement soumise au ministre entre février 2011 et février 2013.

 

[11]           Bien que le MSPPC ait produit un dossier certifié du tribunal (DCT) en août 2010, les demandeurs ont fait valoir que ce dossier était incomplet, notamment parce qu’il ne renfermait pas le projet de recommandation à laquelle Mme Barrette avait fait allusion. Le 1er octobre 2010, les demandeurs ont déposé une requête visant l’obtention d’une ordonnance enjoignant au MSPPC de produire un DCT plus complet, conformément aux exigences prévues à la règle 17 des Règles des cours fédérales en matière d’immigration et de protection des réfugiés, DORS/93-22. En appel, la Cour a conclu que le MSPPC n’était pas tenu de communiquer le projet de recommandation, mais qu’il devait divulguer toutes les notes et la correspondance se rapportant à la demande d’exemption ministérielle du demandeur principal. Le 28 octobre 2010, le MSPPC a divulgué les autres notes et lettres relatives au traitement de la demande en question.

 

LES QUESTIONS EN LITIGE

 

[12]           Les défendeurs ont soulevé les questions préliminaires suivantes en lien avec la demande de contrôle judiciaire :

a) Madame Douze a-t-elle qualité pour présenter la présente demande?

b) La demande est-elle irrégulièrement formée du fait qu’on sollicite plus d’une ordonnance de mandamus?

 

[13]           La principale question en litige dans le cadre de la demande de contrôle judiciaire est la suivante :

c) Le demandeur principal a-t-il droit à une ordonnance de mandamus en lien avec la demande d’exemption ministérielle en traitement?

 

ANALYSE

a)      Madame Douze a-t-elle qualité pour présenter la présente demande?

 

[14]           Les défendeurs demandent que Mme Douze soit mise hors de cause, puisqu’elle n’est pas visée par la décision rendue en application de l’alinéa 35(1)b) et qu’elle n’est pas l’auteur de la demande d’exemption ministérielle présentée sous le régime du paragraphe 35(2). Les demandeurs soutiennent que Mme Douze ne devrait pas être mise hors de cause, car elle est « directement touché[e] par l’objet de la demande » et que, de ce fait, elle a qualité pour agir en vertu du paragraphe 18.1(1) de la Loi sur les Cours fédérales, L.R. 1985, ch. F-7 (la LCF).

 

[15]           Pour déterminer si une partie est « directement touché[e] » au sens du paragraphe 18.1(1) de la LCF, il faut se demander si la question en litige porte directement atteinte à ses droits, si elle lui impose des obligations juridiques ou si elle lui cause directement préjudice (Cie Rothmans de Pall Mall Canada c. Canada (Ministre du Revenu national), [1976] 2 C.F. 500, 67 D.L.R. (3d) 505, au paragraphe 13; Apotex Inc. c. Canada, 2007 CF 232, au paragraphe 20, 155 A.C.W.S. (3d) 1080; League for Human Rights of B’Nai Brith Canada c. Canada, 2008 FC 732, au paragraphe 24, 334 F.T.R. 63).

 

[16]           Premièrement, les demandeurs soutiennent que le défaut des défendeurs de rendre une décision porte directement atteinte au droit de Mme Douze de parrainer son époux suivant l’article 13 de la LIPR.

 

[17]           Dans Carson c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (1995), 95 F.T.R. 137, 55 A.C.W.S. (3d) 389 (C.F. 1re inst.), la Cour s’est penchée sur une question analogue. Il s’agissait de déterminer si une citoyenne canadienne qui avait parrainé son époux dans le cadre de sa demande d’établissement au Canada fondée sur des motifs d’ordre humanitaire avait qualité pour demander le contrôle judiciaire du refus de l’agent d’immigration. La Cour a statué qu’elle n’avait pas qualité. Au paragraphe 4 de ses motifs, elle s’exprimait ainsi :

Bien que Mme Carson ait un intérêt dans la présente procédure, étant donné qu’elle a parrainé la demande de droit d’établissement de M. Carson au Canada et qu’elle a été interrogée dans le cadre de l’entrevue concernant le mariage afin de déterminer si des raisons d’ordre humanitaire pouvaient s’appliquer, ces faits ne sont pas suffisants pour lui donner la qualité pour agir dans la présente procédure de contrôle judiciaire. Mme Carson est citoyenne canadienne et elle n’a besoin d’aucune dispense d’application de la Loi sur l’immigration ou de ses règlements. En outre, qu’elle ait ou non qualité pour agir dans la présente action n’a aucune incidence sur l’issue de l’affaire. Par conséquent, le nom de la requérante Tonya Carson est radié comme partie à la présente procédure.

 

De même, je conclus que le simple fait qu’elle soit répondante du demandeur principal ne confère par à Mme Douze qualité pour agir dans le cadre du présent contrôle judiciaire.

 

[18]           Deuxièmement, les demandeurs soutiennent que Mme Douze a qualité pour agir, parce que le défaut des défendeurs de rendre une décision lui a causé un préjudice en ce sens que les retards dans le traitement de la demande la forcent à vivre séparée de son époux et d’élever seule ses enfants. Bien qu’il s’agisse d’une conséquence importante, j’estime qu’elle est indirecte. Dans Wu c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 183 F.T.R. 309, 4 Imm. L.R. (3d) 145 (Wu), le juge Gibson a dû décider si un enfant de six ans pouvait être partie à une procédure de contrôle judiciaire du rejet de la demande d’établissement présentée par ses parents en sol canadien en s’appuyant sur des motifs d’ordre humanitaire. La Cour ne lui a pas reconnu cette qualité, indiquant, au paragraphe 15 :

Le demandeur Kevin Wu est un citoyen canadien qui ne risque pas d’être expulsé. Le rejet de la demande de nature humanitaire que ses parents ont présentée ne le touche qu’indirectement, quoique les effets indirects pourraient être dramatiques. Je suis convaincu qu’il n’a pas l’intérêt voulu pour présenter une demande.

 

De même, je conclus que le fait que Mme Douze et ses enfants continuent de vivre séparément du demandeur principal est une conséquence indirecte du retard accusé par les défendeurs dans le traitement de la demande d’exemption ministérielle.

 

[19]           Je suis convaincue que Mme Douze n’a pas qualité pour agir en l’espèce. Conséquemment, il sera ordonné que le nom de la demanderesse Margarette Luc Douze soit radié de l’intitulé de la cause.

 

b)      La demande est-elle irrégulièrement formée du fait qu’on sollicite plus d’une ordonnance de mandamus?

 

[20]           Les demandeurs ne sollicitent pas uniquement une ordonnance de mandamus enjoignant au MSPPC de rendre une décision définitive au sujet de la demande d’exemption ministérielle du demandeur principal, mais également une ordonnance de mandamus enjoignant au MCI de rendre une décision définitive au sujet de la demande de résidence permanente du demandeur principal après que le MSPPC aura rendu sa décision.

 

[21]           Les défendeurs prétendent qu’il s’agit là d’une violation de l’article 302 des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106 (les RCF), lequel prévoit :

Limites

 

302. Sauf ordonnance contraire de la Cour, la demande de contrôle judiciaire ne peut porter que sur une seule ordonnance pour laquelle une réparation est demandée.

 

 

Limited to single order

 

302. Unless the Court orders otherwise, an application for judicial review shall be limited to a single order in respect of which relief is sought.

 

[22]           Ils avancent que l’article 302 des RCF ne permet pas de solliciter le contrôle de deux décisions, rendues par deux décideurs différents, dans le cadre d’une seule demande. La décision rendue par le MCI en application de l’alinéa 35(1)b) de la LIPR quant à la question de l’interdiction de territoire visée est entièrement distincte de la décision portant sur l’exemption ministérielle prévue au paragraphe 35(2); or, essentiellement, les demandeurs prient la Cour de décerner des ordonnances de mandamus à l’égard des deux décisions.

 

[23]           Les demandeurs objectent que la façon dont les défendeurs qualifient leur demande est erronée. Ils sollicitent avant tout une ordonnance enjoignant au MSPPC de rendre une décision au sujet de la demande d’exemption ministérielle du demandeur suivant le paragraphe 35(2). L’ordonnance enjoignant au MCI de finaliser le traitement de la demande de résidence permanente est simplement accessoire et n’est pas reliée à la décision du MCI portant sur la question de l’interdiction de territoire visée à l’alinéa 35(1)b). Les demandeurs soulignent que la décision rendue en application de l’alinéa 35(1)b) quant à l’interdiction de territoire a déjà été rendue (en novembre 2007) et il serait insensé de solliciter une ordonnance de mandamus pour obliger le MCI à rendre de nouveau cette décision. Selon eux, l’ordonnance accessoire est plutôt demandée pour s’assurer que le MCI rende sa décision concernant la question générale de la résidence permanente dans un délai établi, après qu’il sera statué sur la demande d’exemption ministérielle. Je ne suis pas d’accord.

 

[24]           J’estime que l’ordonnance de mandamus « accessoire » sollicité par les demandeurs ne peut être décernée. Il est évident que les conditions énoncées dans l’arrêt Apotex Inc. c. Canada (Procureur général) (1993), [1994] 1 C.F. 742, 44 A.C.W.S. (3d) 349 (C.A.) (Apotex) ne sont pas remplies. Le MCI n’a présentement envers le demandeur principal aucune obligation légale d’agir à caractère public. En novembre 2008, le MCI s’est acquitté de ses responsabilités envers ce dernier en concluant qu’il était interdit de territoire. Avant de pouvoir considérer qu’une nouvelle obligation est engagée, le MSPPC doit rendre une décision concernant l’exemption ministérielle. Une fois cela fait, si le MCI met un temps déraisonnablement long à trancher la question de la résidence permanente, le demandeur principal pourra alors demander à la Cour de rendre une ordonnance de mandamus à son endroit.

 

[25]           Par conséquent, je me concentrerai sur la « principale réparation » sollicitée par les demandeurs, à savoir l’ordonnance de mandamus relative à la demande d’exemption ministérielle.

 

c)      Le demandeur principal a-t-il droit à une ordonnance de mandamus en lien avec la demande d’exemption ministérielle en traitement?

 

[26]           Pour que la Cour puisse décerner une ordonnance de mandamus, les conditions définies par le juge Robertson dans Apotex, précité, au paragraphe 45, doivent être réunies :

1. Il doit exister une obligation légale d’agir à caractère public […]

2. L’obligation doit exister envers le requérant […]

3. Il existe un droit clair d’obtenir l’exécution de cette obligation, notamment :

a) le requérant a rempli toutes les conditions préalables donnant naissance à cette obligation […]

b) il y a eu (i) une demande d’exécution de l’obligation, (ii) un délai raisonnable a été accordé pour permettre de donner suite à la demande à moins que celle-ci n’ait été rejetée sur-le-champ, et (iii) il y a eu refus ultérieur, exprès ou implicite, par exemple un délai déraisonnable […]

4. Lorsque l’obligation dont on demande l’exécution forcée est discrétionnaire, les règles suivantes s’appliquent : [règles omises]

5. Le requérant n’a aucun autre recours […]

6. L’ordonnance sollicitée aura une incidence sur le plan pratique […]

7. Dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire, le tribunal estime que, en vertu de l’équité, rien n’empêche d’obtenir le redressement demandé […]

8. Compte tenu de la « balance des inconvénients », une ordonnance de mandamus devrait (ou ne devrait pas) être rendue.

 

[27]           Le MSPPC axe essentiellement son argumentation sur la troisième condition. Il fait valoir que, pour l’instant, le demandeur principal n’a aucun droit d’exiger une décision au sujet de sa demande d’exemption ministérielle, parce que le délai écoulé jusqu’à présent n’est pas déraisonnable. La preuve contenue dans l’affidavit souscrit par Mme Barrette montre que les demandes d’exemption ministérielle sont généralement traitées dans un délai de cinq à dix ans, parce qu’elles exigent une appréciation complexe et l’intervention personnelle du ministre. En l’espèce, la demande d’exemption a été présentée à l’ASFC en mars 2008, ce qui fait donc moins de trois ans. Au cours de cette période, l’ASFC a travaillé diligemment à traiter la demande du demandeur principal et a même déjà rédigé une recommandation. À l’audience, l’avocat du défendeur a ajouté que, selon toute probabilité, le processus pourrait être terminé en février 2011.

 

[28]           Trois conditions doivent être remplies pour qu’un délai soit jugé déraisonnable : (1) le délai en question a été plus long que ce que la nature du processus exige prima facie; (2) le demandeur et son conseiller juridique n’en sont pas responsables; (3) l’autorité responsable du délai ne l’a pas justifié de façon satisfaisante (Conille c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 C.F. 33, au paragraphe 23; 87 A.C.W.S. (3d) 24 (1re inst.) (Conille)). En l’espèce, je suis convaincue qu’aucune question ne se pose en ce qui a trait à la deuxième condition.

 

[29]           Avant d’examiner la première et la troisième conditions, il faut préciser ce qu’est « le délai en question » dans la présente affaire. Il serait inapproprié de considérer que le délai a commencé à courir au moment du dépôt original de la demande de résidence permanente du demandeur principal. La décision quant à l’interdiction de territoire a déjà été rendue, et elle l’a été par un autre décideur. Il est donc plus indiqué de considérer, comme le proposent les défendeurs, que la période en question va du moment où la demande d’exemption ministérielle a été reçue par l’ASFC (c.-à-d. mars 2008) jusqu’à aujourd’hui. On obtient une période d’environ 2 ans et 9 mois. Or, ce délai est‑il prima facie plus long que ce que la nature du processus exige?

 

[30]           Dans Esmaeili-Tarki c. Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2010 CF 697 (Esmaeili-Tarki), mon collègue le juge Michel Beaudry a conclu qu’il y avait lieu de décerner une ordonnance de mandamus contre le MSPPC. Le demandeur avait sollicité une exemption ministérielle en 1999 et avait essuyé un refus en 2004. Cependant, cette décision avait été annulée en 2005 et l’affaire avait été renvoyée au MSPPC pour nouvelle décision. En août 2009, le demandeur avait été informé que son dossier en était à l’étape d’une nouvelle rédaction de la recommandation et qu’on ne pouvait préciser le moment où le processus prendrait fin. Comme dans la présente affaire, le MSPPC s’appuyait sur un affidavit souscrit par Mme Barrette. Celle-ci y indiquait que le projet de recommandation avait été rédigé et qu’il serait communiqué au demandeur pour commentaires dans un délai de six à huit semaines. Comme dans la présente affaire, le MSPPC soutenait que le délai n’était pas déraisonnable pour un certain nombre de raisons : a) la décision devait être prise par le ministre, dont les autres responsabilités étaient nombreuses et variées; b) le processus nécessitait des évaluations et des examens de nombreux niveaux; c) une réorganisation administrative avait nui à la bonne marche du processus. Le juge Beaudry a conclu que le délai était déraisonnable prima facie et qu’il n’avait pas été justifié de façon satisfaisante. Il écrit, au paragraphe 15 :

Selon moi, on ne peut justifier le délai en usant de ces arguments car plus de cinq années se sont passées depuis que l’affaire a été renvoyée au ministre pour que soit rendue une nouvelle décision et car celui-ci a eu à sa disposition la note d’information précédemment rédigée. En outre, une note d’information a été transmise au demandeur pour commentaires en 2007, et aucun suivi auprès de lui à ce sujet n’a été fait. Il est impossible de savoir s’il y aura d’autres retards même si la nouvelle recommandation est communiquée au demandeur selon l’échéancier évoqué dans l’affidavit de Michelle Barrette. Aucune preuve ne laisse croire que le demandeur est actuellement sous le coup d’une enquête, et ce dernier s’est montré coopératif à toutes les étapes du processus.

 

 

 

[31]           En l’espèce, près de trois années se sont écoulées depuis que le demandeur principal a présenté sa demande d’exemption ministérielle. Aucune démarche significative n’a été accomplie au cours des 22 premiers mois. Au début de 2010 ─ et du reste, uniquement sur l’insistance de l’avocat du demandeur ─ le MSPPC a entrepris de terminer le projet de recommandation. L’ébauche a été terminée en février 2010. Malheureusement, depuis, aucune autre démarche d’importance ne semble avoir été accomplie. Il est intéressant de remarquer que, dans l’affaire Esmaeili-Tarki, précitée, Mme Barrette avait indiqué qu’un projet de recommandation avait été rédigé et que sa communication au demandeur pour commentaires ne prendrait que six à huit semaines. Bien que, dans l’affaire qui nous occupe, le projet de recommandation soit prêt depuis près d’un an et que rien n’indique qu’il soit nécessaire de procéder à une enquête plus poussée, le demandeur principal ne l’a pas encore reçu pour commentaires.

 

[32]           Les estimations fournies par le MSPPC quant aux délais, lesquelles ne cessent d’être révisées à la hausse, sont, elles aussi, révélatrices en ce qui concerne le caractère raisonnable du délai. Les notes associées au dossier du demandeur principal indiquent que, tout au long de 2008 et 2009, l’ASFC a remis au député de Mme Douze les estimations suivantes relativement au délai de traitement : a) le 30 mai 2008 : six à neuf mois; b) le 14 août 2008 : six à neuf mois additionnels; c) le 13 janvier 2009 : deux ans; d) le 24 avril 2009 : deux années additionnelles. Selon la dernière estimation, la décision serait rendue en avril 2011 ─ échéance qui, selon l’avocat du défendeur, aurait maintenant été déplacée au mois de février 2011.

 

[33]           Au final, je conclus que le délai en l’espèce est déraisonnable prima facie et qu’il n’a pas été justifié de façon satisfaisante par le MSPPC. Celui-ci a présenté à la Cour les mêmes explications que dans l’affaire Esmaeili-Tarki, précitée. Le fait que la décision définitive revienne au ministre et les multiples paliers d’appréciation nécessaires ne permettent pas d’expliquer pourquoi rien n’a réellement été fait à l’égard du dossier du demandeur principal pendant près de deux ni pourquoi le projet de recommandation, terminé il y a presque un an de cela, n’a pas été remis au demandeur pour recevoir ses commentaires. Bien qu’il soit possible que la réorganisation ait entraîné quelque retard, cela ne suffit certainement pas à justifier l’importance des délais en cause.

 

[34]           En somme, les conditions énoncées dans Conille, précitée, sont réunies; le délai en cause est déraisonnable. Puisque j’ai conclu qu’il n’y avait pas lieu de douter de l’existence des autres conditions tirées d’Apotex, précité, une ordonnance de la nature d’un bref de mandamus enjoignant au défendeur MSPPC, de traiter la demande d’exemption ministérielle du demandeur principal est décerné. Le MSPPC devra traiter la demande d’exemption ministérielle du demandeur principal et l’informer de sa décision dans un délai de trois (3) mois à compter de la date de la présente ordonnance.


 

JUGEMENT

 

LA COUR ORDONNE :

·        Le nom de Margarette Luc Douze est radié de l’intitulé de la cause.

·        Une ordonnance de la nature d’un bref de mandamus enjoignant au défendeur MSPPC, de traiter la demande d’exemption ministérielle du demandeur principal est décernée. Le MSPPC devra traiter la demande d’exemption ministérielle du demandeur principal et l’informer de sa décision dans un délai de trois (3) mois à compter de la date de la présente ordonnance.

 

 

« Danièle Tremblay-Lamer »

Juge

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

 

Christian Laroche, LL.B.

Juriste-traducteur et traducteur-conseil


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        IMM-1743-10

 

INTITULÉ :                                       PIERRE CHARLES DOUZE, ET

                                                            MARGARETTE LUC DOUZE,          

demandeurs

                                                            -c.-

 

                                                            LES MINISTRES DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION ET DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

défendeurs

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 Montréal (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               Le 21 décembre 2010

 

MOTIFS DU JUGEMENT :            LA JUGE TREMBLAY-LAMER

 

DATE DES MOTIFS :                      Le 30 décembre 2010

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Jared Will

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Michèle Joubert

POUR LES DÉFENDEURS

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Jared Will

Montréal (Québec)

 

POUR LES DEMANDEURS

Sous-ministre de la Justice et

Sous-procureur général du Canada

Montréal (Québec)

POUR LES DÉFENDEURS

 

 

 

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