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Cour fédérale

 

Federal Court

 


Date : 20110211

Dossier : IMM-1342-10

Référence : 2011 CF 164

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 11 février 2011

En présence de madame la juge Snider

 

 

ENTRE :

 

HANI YOUSEF ABID

RAHIMA SHAIK

NAZMEYAH HANI ABID

SUMAYAH HANI ABID

 

 

 

demandeurs

 

et

 

 

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

 

 

 

 

défendeur

 

 

 

 

           MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

I.          Introduction

 

[1]               Le demandeur principal, M. Hani Yousef Abid, citoyen de la Jordanie, est arrivé au Canada en 2003 après avoir passé plusieurs années aux États-Unis. Il a obtenu l’asile en 2005. En octobre 2005, le demandeur principal et sa famille (collectivement, les demandeurs) ont présenté une demande de résidence permanente au Canada. Le demandeur principal a déclaré dans sa demande qu’il avait été accusé et déclaré coupable de « fraude électronique », infraction pour laquelle il a purgé une peine d’emprisonnement de septembre 1992 à mars 1993. Par décision datée du 12 février 2010, un agent d’immigration (l’agent) a rejeté la demande de résidence permanente présentée par les demandeurs. La décision de l’agent était fondée sur sa conclusion que la déclaration de culpabilité du demandeur principal aux États-Unis équivalait à une déclaration de culpabilité au Canada qui aurait été prononcée en application de l’alinéa 380(1)a) du Code criminel, L.R.C. 1985, ch. C-46 (le Code criminel), pour fraude dont la valeur de l’objet de l’infraction est supérieure à cinq mille dollars en devises canadiennes, une infraction passible d’un emprisonnement maximal de quatorze ans. Il s’ensuit que l’agent a conclu que le demandeur principal était interdit de territoire pour « grande criminalité », en application de l’alinéa 36(1)b) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la LIPR). De plus, l’agent a conclu qu’une exception pour motifs humanitaires n’était pas justifiée.

 

[2]               Les demandeurs visent maintenant à faire annuler la décision de l’agent.  

 

II.        Les questions en litige

 

[3]               La demande soulève les questions suivantes :

 

1.                  L’agent a-t-il commis une erreur en concluant que l’infraction visée à l’article 1343 du titre 18 du United States Code était équivalente à l’infraction visée à l’alinéa 380(1)a) du Code criminel?

2.                  L’agent a-t-il commis une erreur en concluant que la valeur de l’objet de l’infraction commise par le demandeur principal dépassait cinq mille dollars?

3.                  L’agent a-t-il commis une erreur dans son examen visant à déterminer si les demandeurs devaient être exemptés de l’application de l’alinéa 36(1)b) de la LIPR pour des raisons humanitaires?  

 

[4]               Même si je ne suis pas convaincue que l’agent a commis une erreur dans son appréciation de la grande criminalité, je suis disposée à accueillir la présente demande de contrôle judiciaire au motif que l’agent a commis une erreur dans son analyse relative à une éventuelle exception pour motifs humanitaires.  

 

III.       Le contexte

 

[5]               Le demandeur principal a été arrêté pour fraude électronique (article 1343, titre 18 du United States Code) le 12 septembre 1992 et a conclu une entente sur la peine et le plaidoyer le 15 janvier 1993.  

 

[6]               Le passage suivant est tiré de l’entente sur la peine et le plaidoyer :

[traduction]

[À] partir d’un certain moment en 1992, le défendeur et un individu nommé [AS] ont sciemment mis en place un stratagème visant à frauder et à obtenir des sommes d’argent et des biens de Southwestern Bell Telephone Company en exploitant un réseau de téléphones cellulaires à puce piratée qui utilisait des numéros de téléphone cellulaire attribués par Southwestern Bell.

 

[7]               Le demandeur principal a été déclaré coupable le 31 mars 1993. Le [traduction] « jugement dans une affaire criminelle » de la Cour de district des États-Unis, pour le district Nord de l’Illinois, division de l’Est (le tribunal américain) mentionne que le demandeur principal a « plaidé coupable » à titre d’auteur principal de l’infraction, article 2, à un (1) chef d’accusation prévu à l’article 1343 du titre 18 du United States Code, décrit de la manière suivante « fraude électronique et complicité ». Au moment de la déclaration de culpabilité, le libellé de la disposition criminelle pertinente, soit l’article 1343 du titre 18 du United States Code (l’infraction américaine), était le suivant :

[traduction]

Fraudes par moyens électroniques, radiophoniques ou télévisuels

 

Quiconque ayant conçu ou cherchant à concevoir un plan ou artifice visant à frauder, ou obtenir de l’argent ou des biens au moyen de prétextes, déclarations ou promesses frauduleuses, transmet ou fait en sorte que soit transmis, par des moyens de communication électroniques, radiophoniques ou télévisuels dans le cadre de transactions commerciales interétats ou internationales, tout écrit, signe, signal, image ou sons, dans le dessein d’exécuter ledit plan ou artifice, est passible d’une amende maximale de 1 000 $ ou d’un emprisonnement maximal de cinq ans, ou à la fois de l’amende et de l’emprisonnement. Si la transgression porte atteinte à une institution financière, la personne est passible d’une amende maximale de 1 000 000 $ ou d’un emprisonnement maximal de 30 ans, ou à la fois de l’amende et de l’emprisonnement.

 

[8]               Le demandeur principal a été déclaré interdit de territoire au Canada par application de l’alinéa 36(1)b) de la LIPR :

 

 

 

 

 

Grande criminalité

 

36. (1) Emportent interdiction de territoire pour grande criminalité les faits suivants

 

 

b) être déclaré coupable, à l’extérieur du Canada, d’une infraction qui, commise au Canada, constituerait une infraction à une loi fédérale punissable d’un emprisonnement maximal d’au moins dix ans;

 

 

 

 

 

 

Serious criminality

 

36. (1) A permanent resident or a foreign national is inadmissible on grounds of serious criminality for

 

(b) having been convicted of an offence outside Canada that, if committed in Canada, would constitute an offence under an Act of Parliament punishable by a maximum term of imprisonment of at least 10 years;

 

 

[9]               Selon les dispositions de l’article 33 de la LIPR, les faits sous-jacents à une conclusion d’interdiction de territoire sont appréciés « sur la base de motifs raisonnables de croire qu’ils sont survenus ».

 

[10]           Pour établir l’équivalence prévue par l’alinéa 36(1)b), l’agent a retenu l’alinéa 380(1)a) du Code criminel, qui est libellé comme suit :

Quiconque, par supercherie, mensonge ou autre moyen dolosif, constituant ou non un faux semblant au sens de la présente loi, frustre le public ou toute personne, déterminée ou non, de quelque bien, service, argent ou valeur :

 

 

a) est coupable d’un acte criminel et passible d’un emprisonnement maximal de quatorze ans, si l’objet de l’infraction est un titre testamentaire ou si la valeur de l’objet de l’infraction dépasse cinq mille dollars

 

 

Every one who, by deceit, falsehood or other fraudulent means, whether or not it is a false pretence within the meaning of this Act, defrauds the public or any person, whether ascertained or not, of any property, money or valuable security or any service,

 

(a) is guilty of an indictable offence and liable to a term of imprisonment not exceeding fourteen years, where the subject-matter of the offence is a testamentary instrument or the value of the subject-matter of the offence exceeds five thousand dollars;

 

IV.       Analyse

 

A.        Détermination de l’équivalence

 

[11]           La Cour a statué que les décisions relatives à l’équivalence sont des questions de faits, à l’égard desquelles la retenue s’impose (voir, à titre d’exemple, Lakhani c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 674, [2007] A.C.F. no 914 (QL), aux paragraphes 20 à 23; Magtibay c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 397, 271 FTR 153, au paragraphe 15). La norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable. Comme l’a enseigné la Cour suprême dans l’arrêt Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190 (Dunsmuir), au paragraphe 47 :

[L]e caractère raisonnable tient principalement à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel, ainsi qu’à l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit.

 

[12]           Les parties reconnaissent que la démarche à suivre en ce qui concerne la détermination de l’équivalence est celle que la Cour d’appel fédérale a énoncé dans l’arrêt Hill c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1987), 1 Imm. L.R. (2d) 1, 73 N.R. 315 (Hill) au paragraphe 16 :

[…] l’équivalence peut être établie de trois manières : tout d’abord, en comparant le libellé précis des dispositions de chacune des lois par un examen documentaire et, s’il s’en trouve de disponible, par le témoignage d’un expert ou d’experts du droit étranger pour dégager, à partir de cette preuve, les éléments essentiels des infractions respectives; en second lieu, par l’examen de la preuve présentée devant l’arbitre, aussi bien orale que documentaire, afin d’établir si elle démontrait de façon suffisante que les éléments essentiels de l’infraction au Canada avaient été établis dans le cadre des procédures étrangères, que les mêmes termes soient ou non utilisés pour énoncer ces éléments dans les actes introductifs d’instance ou dans les dispositions légales; en troisième lieu, au moyen d’une combinaison de cette première et de cette seconde démarche.

 

(1)               Le libellé des deux infractions

 

[13]           Dans la présente affaire, les libellés ne sont pas identiques. À mon avis, la première étape de l’analyse devrait donc consister en un examen du libellé des deux dispositions, afin d’établir si celles-ci ont une zone de chevauchement. Il est implicite que l’agent a fait un tel examen dans le cadre de sa décision. Après avoir exposé les deux dispositions, l’agent a tiré la conclusion suivante :

[traduction]

Le paragraphe 380(1) du Code criminel, qui constitue en infraction la fraude au Canada, a une portée plus large que la disposition américaine sur la fraude électronique. Par conséquent, l’infraction de fraude électronique aux États-Unis (article 1343 du titre 18 du United States Code) est équivalente à la fraude au Canada, prévue au paragraphe 380(1) du Code criminel.

 

En d’autres termes, l’agent a conclu qu’il y avait une zone de chevauchement entre les deux dispositions; une fraude électronique peut, selon les faits sous-jacents à l’infraction, être incluse dans l’infraction américaine ou dans l’infraction prévue au Code criminel.  

 

[14]           Sur certains aspects, l’infraction américaine a une portée plus large que celle prévue au Code criminel. Comme l’ont relevé à juste titre les demandeurs, l’alinéa 380(1)a) du Code nécessite qu’une fraude ait réellement eu lieu, alors que la disposition américaine n’exige pas que l’acte dolosif ait été mené à terme. Selon le droit américain, il suffit de prouver l’intention frauduleuse pour établir la culpabilité d’une personne. Toutefois, comme l’a relevé l’agent, la disposition canadienne a une portée plus large en ce sens qu’elle couvre toute forme de fraude, et non seulement les fraudes commises par des moyens [traduction] « de communication électroniques, radiophoniques ou télévisuels dans le cadre de transactions interétats ou internationales ».  

 

[15]           La zone de chevauchement entre les deux infractions est-elle assez étendue pour conclure qu’il y a équivalence?  Je crois qu’un tel chevauchement existe. À première vue, l’infraction américaine s’applique à l’intention de frauder. Cependant, selon les faits ayant mené à la déclaration de culpabilité, il est possible que le stratagème « conçu » ait été mis en application et ait, par le fait même, donné réellement lieu à une fraude. Plus précisément, dans le cadre de l’affaire dont je suis saisie, une fraude dont la valeur réelle de l’objet de l’infraction dépasserait cinq mille dollars et aurait été commise à l’aide de moyens [traduction] « de communication électroniques, radiophoniques ou télévisuels dans le cadre de transactions interétats ou internationales », serait incluse dans la portée de la disposition américaine.  

 

[16]           Même si les motifs de l’agent auraient pu être plus détaillés, le résultat de son analyse n’était pas déraisonnable.  

(2)        Les éléments constitutifs de l’infraction américaine

 

[17]           Puisque j’ai conclu qu’il existe un chevauchement entre les deux dispositions, l’étape suivante est d’examiner si, eu égard aux faits sous-jacents à déclaration de culpabilité du demandeur principal, l’infraction qu’il a commise serait comprise dans la zone de chevauchement. Il incombait à l’agent d’examiner les faits ayant conduit à la déclaration de culpabilité du demandeur principal aux États-Unis pour établir si l’acte ayant constitué l’infraction pour laquelle il a été déclaré coupable est visé par la portée de l’alinéa 380(1)a) du Code criminel. Pour paraphraser le propos de l’arrêt Hill, précité, l’agent devait déterminer si la preuve présentée devant le juge aux États-Unis démontrait de façon suffisante que les éléments essentiels de l’infraction au Canada avaient été établis dans la procédure étrangère.

 

[18]           Selon le libellé du Code criminel, le demandeur principal aurait été déclaré coupable seulement si : a) il y avait eu réellement frustration du public et b) la valeur de l’objet de l’infraction avait dépassé cinq mille dollars en devises canadiennes.   

 

[19]           Il n’est pas contesté que le demandeur principal a été déclaré coupable de l’infraction prévue à l’article 1343 du titre 18 du United States Code. L’entente sur le plaidoyer et la peine, la déclaration de culpabilité et les motifs pour lesquels la peine a été imposée sont clairs à cet égard. Les éléments constitutifs de l’infraction le sont toutefois moins. La question de savoir si l’infraction commise par le demandeur principal pouvait constituer une infraction prévue à l’alinéa 380(1)a) du Code criminel peut seulement être tranchée qu’après analyse de la preuve dont l’agent était saisi.

 

[20]           La première question est de savoir s’il y avait des motifs raisonnables de croire que le demandeur principal avait réellement commis une fraude.

 

[21]           Les demandeurs affirment que l’agent n’était saisi d’aucun élément de preuve étayant qu’une fraude avait réellement été commise. Ils prétendent [traduction] « qu’aucune fraude n’a été commise, parce que le demandeur a été appréhendé dès qu’il eut acheté les téléphones qui devaient lui servir à commettre les actes dolosifs ».  

 

[22]           La question essentielle en ce qui concerne la déclaration de culpabilité est factuelle. Comme l’a mentionné la juge Heneghan au paragraphe 11 de Grinshpon c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 1695, 306 F.T.R. 27, « le demandeur n’a pas inscrit son plaidoyer de culpabilité dans le vide ». La question pour l’agent était de savoir si les actes pour lesquels la personne a été déclarée coupable aux États-Unis l’auraient rendu coupable d’une infraction au Canada (voir Li c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (1997), 138 D.L.R. (4 th) 275, [1997] 1 C.F. 235 (C.A.F.) au paragraphe 12).

 

[23]           Si la preuve dont l’agent est saisi permet seulement de conclure que le demandeur n’avait l’intention de commettre une fraude, les éléments constitutifs de l’infraction visée à l’alinéa 380(1)a) du Code criminel ne sont pas établis. Cependant, si la preuve dont l’agent est saisi démontre qu’il y a des motifs raisonnables de croire qu’une fraude a réellement été commise, l’équivalence de l’élément constitutif d’une fraude réellement commise que l’on retrouve à l’alinéa 380(1)a) a été établie.

 

[24]           La preuve documentaire américaine en lien avec la déclaration de culpabilité du demandeur principal consiste en ce qui suit :

 

·                    la dénonciation datée du 14 septembre 1992, à laquelle est joint l’affidavit de l’agent spécial des services secrets (la dénonciation);

 

·                    les accusations de la Chambre spéciale de mises en accusation (Special Grand Jury) d’octobre 1990-1, déposée le 7 octobre 1992;

 

·                    l’entente sur la peine et le plaidoyer, datée du 15 janvier 1993 (l’entente sur la peine et le plaidoyer);

 

·                    le jugement (dont il est question ci-dessus);

 

·                    l’énoncé des motifs de l’imposition de la peine, produit suivant les directives en matière de peine, par le juge James H. Alesia du tribunal américain, daté du 8 mars 1993 (les motifs de la peine).

 

[25]           Cette preuve documentaire renferme, à mon avis, une preuve plus que suffisante sur la base de laquelle l’agent pouvait conclure qu’il y avait des motifs raisonnables de croire que la déclaration de culpabilité aux États-Unis portait sur une fraude réellement commise. Une description exhaustive du « stratagème » est exposée dans plusieurs des documents. Selon ces documents, il est manifeste que le stratagème a été mis à exécution. L’infraction commise allait bien au-delà du stade de la planification, et le stratagème a effectivement été exécuté. À titre d’exemple, l’affidavit de l’agent spécial mentionne que le demandeur principal a vendu un « téléphone cellulaire à puce piratée », lequel a été activé et utilisé. Le demandeur principal a admis tout cela dans l’entente sur le plaidoyer.

 

[26]           La deuxième question porte sur la valeur de l’objet du crime. Un des éléments essentiels de la disposition du Code criminel est que la valeur de l’objet de l’infraction dépasse cinq mille dollars. Étant donné le taux de change au moment de la perpétration de l’infraction, l’agent a conclu qu’il devait être convaincu que le « montant » de la fraude excédait 4 112 $ en devises américaines (voir Kent Douglas Davis c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1986] A.C.F. no 1053 (CAF) (QL)). Comme je l’ai mentionné ci-dessus, le libellé de l’infraction américaine ne prévoit rien au sujet du montant ou de la valeur de l’objet de l’infraction. L’agent avait cependant le droit de se fier à la preuve documentaire américaine. L’affidavit de l’agent secret contenait une bonne indication de la valeur de l’infraction : celui-ci affirmait solennellement avoir acheté un téléphone pour la somme de 1 000 $. Dans ses motifs de détermination de la peine, le juge Alesia a décrit l’infraction comme étant un [traduction] « stratagème sophistiqué, nécessitant des modifications complexes et hautement techniques de microcircuits intégrés ». Les autres éléments de preuve que l’agent avait en sa possession contenaient aussi de nombreuses mentions détaillant la portée de la fraude. Compte tenu de la preuve dont il était saisi, il n’était pas déraisonnable que l’agent croie que l’infraction pour laquelle le demandeur principal avait été déclaré coupable aux États‑Unis concernait la vente d’un très grand nombre de téléphones à 1 000 $ l’unité en devises américaines. Par conséquent, il n’était pas déraisonnable que l’agent conclût que la valeur des ventes dépassait cinq mille dollars.

 

[27]           Les demandeurs s’opposent au fait que l’agent se fonde sur les déclarations du demandeur principal lors de son admission au Canada. En plus de la preuve documentaire provenant des États‑Unis, l’agent avait en sa possession les réponses du demandeur principal aux questions posées par un agent d’immigration le 26 août 2003, que celui-ci avait consignées au dossier. Les notes au dossier contiennent ce qui suit :

[traduction]

Question 14 : Le demandeur a-t-il déjà été arrêté ou détenu par les forces policières ou militaires de quelque État?

Réponse : Chicago, États-Unis – 12 sept. 1992 – fraude électronique – travaillé pour [GS], j’ai fraudé Sprint, At&T, et le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration pour un montant de 117 millions avec un stratagème d’appels en provenance de Palestine et des pays arabes [...]

 

[28]           On a demandé au demandeur principal, dans trois lettres distinctes (datées du 6 novembre 2009, du 2 décembre 2009 et du 8 janvier 2010), de fournir des informations et des éléments de preuve quant à la valeur de l’objet de la fraude pour laquelle il avait plaidé coupable aux États-Unis. Dans sa dernière lettre (8 janvier 2010), l’agent a renvoyé à la déclaration du demandeur principal voulant que la fraude ait été [traduction] « de 117 millions avec un stratagème d’appels ».

 

[29]           La seule réponse du demandeur principal a été la lettre suivante, rédigée par son représentant en immigration et datée du 26 janvier 2010 :

[traduction]

Je suis très surpris que vous fassiez référence à la déclaration du demandeur principal aux agents d’immigration canadiens à Windsor, et à la fraude téléphonique de 177 millions. Est-il sensé de condamner un enfant, et à plus forte raison un adulte, qui commet des actes frauduleux d’une telle ampleur envers des entreprises de téléphonie, à une peine de prison de 5 mois et à une amende de 50 $, laquelle a par la suite été annulée? Si mon client avait commis une fraude d’une telle valeur, il serait en prison pour au moins 10 ans, si ce n’est pas davantage, mais le juge a compris qu’il ne pouvait déterminer la valeur exacte de la fraude. Celle-ci lui semblait être très mineure.

 

[30]           Cette réponse est pour le moins inutile. Le consultant du demandeur principal peut remettre en question l’exactitude du montant, mais le demandeur principal n’est pas revenu sur les aveux faits à l’agent d’immigration et ne s’en est pas expliqué non plus.  

 

[31]           Le demandeur affirme que la mention du montant de 117 millions de dollars est [traduction] « absurde ». Je ne suis pas d’accord. L’agent ne conclut nulle part dans sa décision que la valeur de l’objet de la fraude était de 117 millions de dollars. L’agent a simplement utilisé les aveux du demandeur pour étayer sa conclusion qu’il y avait des motifs raisonnables de croire que la valeur de l’objet du crime était supérieure à cinq mille dollars en devises canadiennes. Le demandeur a eu l’occasion, à trois reprises, de donner des précisions sur la valeur de l’infraction qu’il avait commise, ainsi que le sens de ses aveux portant que la fraude avait été [traduction] « de 117 millions avec un stratagème d’appels ». L’agent n’a pas accordé une importance indue à cette déclaration, et le demandeur n’a pas présenté d’autres éléments de preuve. Ainsi, compte tenu de la totalité de la preuve, il n’était pas déraisonnable pour l’agent de conclure que la valeur de l’objet de l’infraction dépassait cinq mille dollars en devises canadiennes. Il aurait effectivement été d’absurde, compte tenu de la preuve, d’en venir à une autre conclusion.

 

[32]           Les demandeurs soutiennent que la peine infligée contre le demandeur principal démontre que l’infraction n’était pas grave. Je conviens qu’un emprisonnement de cinq mois et une amende de cinquante dollars ne constituent pas une peine sévère. Cependant, en l’absence d’une preuve d’expert sur la détermination des peines en Illinois dans des cas semblables à celui-ci, il est impossible de tirer quelque inférence que ce soit de la durée de l’emprisonnement. Selon les remarques du juge Alesia dans les motifs de détermination de la peine, il appert qu’il a tenu compte du fait que le demandeur principal était dans l’incapacité de payer une amende et qu’il était peu probable qu’il s’en acquitte. De plus, la preuve révèle que le demandeur principal était disposé à agir à titre d’informateur; ce facteur peut avoir joué un rôle dans le prononcé d’une peine réduite. L’agent ne pouvait pas raisonnablement inférer à partir de ces faits que l’infraction était de nature triviale et que sa valeur ne dépassait pas cinq mille dollars en devises canadiennes.  

 

 

(3)        Conclusion quant à l’équivalence

 

[33]           Les demandeurs ne contestent pas que les actes visés à l’alinéa 380(1)a) du Code criminel constituent une infraction à une loi fédérale punissable d’un emprisonnement maximal d’au moins 10 ans. Par conséquent, je suis convaincue, compte tenu du libellé des deux dispositions légales et de la preuve documentaire américaine, qu’il était raisonnable que l’agent ait conclu que le demandeur principal avait été déclaré coupable, à l’extérieur du Canada, d’une infraction qui, commise au Canada, constituerait une infraction à une loi fédérale punissable d’un emprisonnement maximal d’au moins dix ans. Le demandeur principal est donc interdit de territoire par application de l’alinéa 36(1)b) de la LIPR.

 

B.         La Décision relative aux motifs d’ordre humanitaires

 

[34]           En plus de tirer la conclusion d’interdiction de territoire pour criminalité, l’agent a aussi examiné s’il y avait des facteurs justifiant une exception pour motifs d’ordre humanitaire. L’agent a relevé que le demandeur principal avait demandé que la demande de résidence permanente reste en suspens, pour lui permettre de solliciter une réadaptation. Cependant, si l’on fait abstraction de cette demande, l’agent a déclaré qu’aucune demande d’exception pour motifs d’ordre humanitaire n’avait été présentée. L’agent a néanmoins effectué une évaluation des possibles motifs d’ordre humanitaire et a conclu que ni la demande de réadaptation ni les motifs d’ordre humanitaire considérés ne justifiaient pas une exception. L’analyse de l’agent fut très succincte :  

[traduction]

Le demandeur ne m’a pas convaincu que [l’exemption] est justifiée par quelque considération que ce soit. Le demandeur vit au Canada depuis moins de sept ans et ne m’a pas convaincu que son établissement au Canada justifie une exception soit pour des motifs humanitaires, soit pour laisser sa demande en suspens en attendant qu’il parvienne à se réadapter. Le demandeur n’a rien mentionné dans ses observations au sujet de l’intérêt supérieur de ses enfants. Cependant, si je les apprécie selon l’information contenue au dossier, je ne suis toujours pas convaincu qu’ils justifient une exception pour motifs humanitaires, ou que la demande soit laissée en suspens en attendant que le demandeur parvienne à se réadapter. Ses enfants sont tous les deux âgés de moins de dix ans, et je suis convaincu qu’ils pourront s’intégrer ailleurs.

 

Même si le demandeur ne m’a pas convaincu que les éléments de son dossier justifient une exception pour motifs humanitaires ou pour que sa demande soit laissée en suspens en attendant sa réadaptation, tant le temps qu’il a passé au Canada que l’intérêt de ses enfants mineurs sont des facteurs qui jouent en sa faveur. Cependant, lorsque les facteurs positifs sont mis en balance avec les actes de grande criminalité du demandeur aux termes du paragraphe 36(1) de la LIPR, je ne suis toujours pas convaincu qu’une exception pour motifs d’ordre humanitaire est justifiée, ou que la demande devrait être laissée en suspens en attendant l’issue de la demande de réadaptation.

 

[35]           Je suis d’avis que l’agent a commis une première erreur en concluant à tort qu’il n’y a pas eu d’observations relatives aux motifs d’ordre humanitaire. Bien que les observations du consultant du demandeur laissent grandement à désirer, elles contiennent un certain nombre de renvois à des motifs d’ordre humanitaire (même si le terme « motifs d’ordre humanitaire » n’est pas employé). Le consultant fait état du statut de réfugié du demandeur principal. De plus, la lettre du 26 janvier 2010 du consultant renferme ce qui suit :

 

 

[traduction]

Il est aussi très important que vous compreniez que mon client est une personne très respectable, honnête et crédible [] Il est vrai qu’il a fait une erreur il y a de cela 17 ans, mais il a payé pour cette erreur et il est maintenant un père de famille, ainsi qu’un technicien breveté au Canada. Il n’a aucun antécédent criminel au Canada ou nulle part ailleurs dans le monde après 1993.

 

Selon moi, cela constitue manifestement des observations reliées à des motifs d’ordre humanitaire.  

 

[36]           Le défendeur souligne, à juste titre, que les agents qui procèdent à l’examen de demandes fondées sur des motifs humanitaires sont seulement tenus de tenir compte des facteurs qui correspondent aux observations qui leur sont présentées (Owusu c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CAF 38, [2004] 2 R.C.F. 635, au paragraphe 8). Cependant, la question dans la présente affaire est de savoir si l’agent a dûment tenu compte des observations qui lui ont été présentées. Je suis d’avis que ce n’est pas le cas.

 

[37]           La première erreur comporte l’analyse est de nature factuelle. Même si l’agent a affirmé avoir tenu compte de l’intérêt des enfants du demandeur principal, il a mentionné à tort que celui-ci n’avait que deux enfants. Comme le mentionne clairement « l’information sur le dossier » sur laquelle l’agent s’est fondé, le demandeur principal a quatre enfants.

 

[38]           L’autre erreur que comporte l’analyse de l’agent est qu’il n’a pas tenu compte des facteurs soulignés par le consultant des demandeurs et prévus dans les lignes directrices ministérielles pertinentes : Guide sur le traitement des demandes présentées au Canada, chapitre 5, Demande présentée par des immigrants au Canada pour des motifs d’ordre humanitaire, appendice B (les lignes directrices en matière de motifs d’ordre humanitaire). L’agent n’a mentionné nulle part que le demandeur avait obtenu le statut de réfugié, ou que sa déclaration de culpabilité datait de 17 ans.

 

[39]           Les lignes directrices en matière de motifs d’ordre humanitaire prévoient que, lorsqu’un agent se penche sur une interdiction de territoire pour criminalité et une possible exception à celle‑ci, il doit tenir compte d’une série de facteurs. L’un de ces facteurs-clés est le risque de récidive.  

 

11.4     Interdiction de territoire pour criminalité

 

Quand il examine les circonstances d’ordre humanitaire, l’agent doit évaluer si l’interdiction de territoire connue, par exemple, une déclaration de culpabilité l’emporte sur celles-ci. Il peut tenir compte de facteurs comme les actes du demandeur, y compris ceux ayant conduit à la déclaration de culpabilité et l’ayant suivie. L’agent doit examiner :

 

·        le type de déclaration de culpabilité;

 

·        la peine infligée;

 

·        le temps écoulé depuis la déclaration de culpabilité;

 

·        si la déclaration de culpabilité est un incident isolé ou si elle fait partie d’un profil de comportement récidiviste;

 

·        tout autre renseignement pertinent sur les circonstances du crime.

11.4. Criminal inadmissibilities

 

 

When considering the H&C factors, officers should assess whether the known inadmissibility, for example, a criminal conviction, outweighs the H&C grounds. They may consider factors such as the applicant’s actions, including those that led to and followed the conviction. Officers should consider:

 

·        the type of criminal conviction;

 

·        what sentence was received;

 

·        the length of time since the  conviction;

 

·        whether the conviction is an isolated incident or part of a pattern of recidivist criminality; and

 

·        any other pertinent information about the circumstances of the crime

 

[40]           En l’espèce, l’agent n’a pas tenu compte de plusieurs des facteurs pertinents concernant la situation particulière au demandeur principal.

 

V.        Conclusion

 

[41]           En résumé, la décision de l’agent en qui concerne l’équivalence des infractions est raisonnable : sur ce point, aucune intervention de la Cour n’est justifiée. Cependant, la décision de ne pas accorder une exception pour motifs d’ordre humanitaire n’est pas raisonnable. Pour ce motif, la demande de contrôle judiciaire sera accueillie et l’affaire sera renvoyée pour nouvel examen. Cet examen sera limité à la question de savoir si le demandeur principal devrait se voir accorder une exception pour motifs d’ordre humanitaire. Les demandeurs pourront présenter des observations écrites additionnelles dans le cadre de ce réexamen.

 

[42]           Ni l’une ni l’autre partie n’a proposé une question à certifier.


JUGEMENT

 

LA COUR STATUE :

 

1.                  La demande de contrôle judiciaire est rejetée en ce qui concerne la conclusion de l’agent portant sur l’alinéa 36(1)b) de la LIPR;

 

2.                  La demande de contrôle judiciaire est accueillie en ce qui concerne la décision de l’agent relative aux considérations humanitaires ne justifiant pas une exception; cette partie de la décision de l’agent est annulée et l’affaire est renvoyée à Citoyenneté et Immigration Canada pour qu’un autre agent procède à un nouvel examen;

 

3.                  Aucune question de portée générale n’est certifiée.  

 

 

« Judith A. Snider »

Juge

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Maxime Deslippes, LL.B., B.A. Trad.


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        IMM-1342-10

 

INTITULÉ :                                       ABID et autres c.

                                                            MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 TORONTO (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               LE 10 JANVIER 2011

 

MOTIFS DU JUGEMENT :            LA JUGE SNIDER

 

DATE DES MOTIFS :                      LE 11 FÉVRIER 2011

 

COMPARUTIONS :

 

M. Lorne Waldman

 

POUR LES DEMANDEURS

 

M. Jamie Todd

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Waldman & Associates

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LES DEMANDEURS

Myles J. Kirvan

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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