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Cour fédérale

 

Federal Court

 

 


Date : 20110114

Dossier : T-146-10

Référence : 2011 CF 38

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 14 janvier 2011

En présence de madame la juge Heneghan

 

ENTRE :

 

ESMOND JACK YU

 

 

 

demandeur

 

et

 

 

 

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

(REPRÉSENTANT LE SERVICE CORRECTIONNEL DU Canada)

 

 

 

défendeur

 

 

 

 

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNANCE

 

[1]               M. Esmond Jack Yu (le demandeur) sollicite de la Cour le contrôle judiciaire d’une décision de Marc-Arthur Hyppolite (le sous‑commissaire principal), du Service correctionnel du Canada (le SCC).

 

[2]               Le demandeur sollicite les mesures de réparation suivantes :

a.       la délivrance d’un bref de certiorari annulant la décision du sous-commissaire principal et renvoyant l'affaire pour nouvel examen devant un tribunal différemment constitué;

b.      un jugement déclaratoire portant que le SCC a l'obligation légale d’examiner sa réclamation contre l’État;

c.       une ordonnance établissant quelle est l’interprétation correcte qu’il convient de donner de certaines directives du commissaire, et quel est le protocole applicable aux effets personnels d’un détenu et aux enquêtes découlant des griefs auxquels donne lieu l’endommagement des biens appartenant à un détenu;

d.      toute ordonnance que la Cour jugera bon de prononcer;

e.       les dépens.

Le contexte

[3]               Le demandeur purge actuellement à l’établissement de Matsqui une peine d’emprisonnement à perpétuité. Il a entamé sa peine le 17 mai 1995. En juin 2007, il a acheté une guitare pour 299 $, plus les taxes. Le dossier du tribunal contient un document attestant cet achat.

 

[4]               En novembre 2007, le demandeur a été placé en isolement, et transféré, le 13 décembre 2007, à l’établissement de Kent. Le 22 août 2008, il est transféré à nouveau à l’établissement de Matsqui.

 

[5]               Le demandeur a, en septembre 2008, demandé qu’on lui rende sa guitare, mais on ne parvenait pas à la retrouver. Le SCC a fini par la retrouver en janvier 2009.

 

[6]               Le 14 janvier 2009, alors qu’il récupérait sa guitare, le demandeur a remarqué qu’elle avait été endommagée. Le demandeur affirme dans son affidavit que, Susan Christian, l’agente d’admission et d’élargissement de service (l’agente d’A et E) lui a demandé de vérifier sa guitare après avoir regagné sa cellule, et de formuler une plainte. Cela étant, le demandeur n’a pas consigné le dommage en question dans son Relevé des effets personnels du détenu. Il a emporté sa guitare dans sa cellule, dans l’intention de photographier les parties endommagées. Il lui a fallu, pour diverses raisons, plus d’un mois pour obtenir les photos.

 

[7]               Le 18 mars 2009, le demandeur a soumis sa demande d’indemnisation pour effets personnels perdus ou endommagés. Il réclamait à titre d’indemnité la somme de 300 $. La décision à laquelle a donné lieu sa réclamation lui a été transmise le 13 mai 2009. Sa réclamation a été rejetée au motif qu’il avait attendu plus de deux mois avant de présenter sa demande d’indemnisation, et qu’il n’avait pas consigné les dégâts dans son Relevé des effets personnels du détenu.

 

[8]               Le 4 juin 2009, le demandeur a rempli une Présentation d’un grief par un détenu (2palier). M. Alex Lubimiv, sous-commissaire adjoint, Opération des établissements, a rejeté le grief le 29 juillet 2009. Selon lui, le Relevé des effets personnels du détenu ne contenait aucune mention d’une guitare endommagée. Le demandeur avait signé ce relevé. Selon la directive du commissaire 566-12 (la DC 566-12), paragraphe 15, chaque détenu doit s’assurer de l’exactitude du relevé de ses effets personnels.

 

[9]               Le 12 août 2009, le demandeur a rempli une Présentation d’un grief par un détenu (3e palier), réclamant encore une fois d’être indemnisé du coût de sa guitare, plus 37 $ pour les frais occasionnés par le dépôt de sa plainte. Cette somme comprenait 17 $ pour les photos de la guitare, et 20 $ pour les fournitures de bureau.

 

[10]           L’enquête découlant de ce grief de troisième palier a été menée par Mme Katherine Robertson. Elle a préparé, à l’intention du sous-commissaire principal, un résumé de l’affaire. Selon le rapport qu’elle a rendu, Mme Robertson avait contacté l’agente d’A et E. L’agente ne se souvenait pas avec précision des faits, mais elle avait relevé que le demandeur [traduction] « s’est montré plutôt importun sur un certain nombre de points ».

 

[11]           Le 26 novembre 2009, le sous-commissaire principal a, dans sa réponse au grief de 3palier, rejeté le grief. Dans cette décision, le sous-commissaire principal a relevé que le demandeur n’avait pas tenu, comme il lui appartenait de le faire, un relevé de ses effets personnels dans lequel il aurait décrit les dégâts subis par sa guitare. Le sous-commissaire principal a ajouté que le demandeur aurait pu refuser de reprendre sa guitare, en attendant que soit réglée la question des dommages qu’elle avait subis, mais qu’il ne l’avait pas fait. Bien que le service d’admission et d’élargissement n’ait pas pris de photo de la guitare lors de son entreposage, comme il est convenu de le faire pour tout article ayant une valeur de plus de 100 $, cette absence de photo ne permettait pas d’imputer au SCC les dommages subis par la guitare. Le sous-commissaire principal a par conséquent conclu que rien ne permettait au demandeur d’affirmer que le SCC était effectivement responsable des dommages subis par sa guitare.

 

[12]           La présente demande soulève trois questions :

a.       Quelles sont les normes de contrôle applicables en l’occurrence;

b.      Le SCC a-t-il failli à son obligation d’équité?

c.       La décision du sous-commissaire principal est-elle raisonnable?

 

Analyse et décision

[13]           Selon l’arrêt rendu par la Cour suprême du Canada dans l’affaire Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, [2008] 1 R.C.S. 190, deux normes de contrôle s’appliquent aux décisions administratives : la décision correcte et la raisonnabilité. La décision correcte s’applique comme norme de contrôle aux questions de droit et d’équité procédurale et la raisonnabilité, aux questions de fait ainsi qu’aux questions mixtes de fait et de droit.

 

[14]           Dans la mesure où la présente demande soulève une question ayant trait à la violation de l’équité procédurale, la décision en cause doit être évaluée en fonction de son caractère correct. Quant au fond même de la décision, où il s’agit de soupeser et d’évaluer les éléments de preuve, c’est la raisonnabilité qui s’applique.

 

[15]           Les arguments avancés par le demandeur pour faire valoir qu’il y a eu violation de l’obligation d’équité concernent la manière dont l’enquête a été menée par le SCC et le contenu du résumé rédigé par Mme Robertson. En ce qui concerne l’enquête, le demandeur estime que celle-ci a été menée sans égard au protocole prévu dans les lignes directrices 234-1, Instructions relatives à l’administration des réclamations (les LD 234‑1) et la directive du commissaire 234, Réclamations contre l’État et Programme d’indemnisation des délinquants en cas d’accident (la DC 234). Il considère que, selon le paragraphe 27 de la DC 234, c’est au SCC qu’il appartient de démontrer qu’il a pris toutes les mesures raisonnables pour protéger les effets du délinquant. Or, selon lui, le SCC ne peut faire état d’aucune preuve en ce sens.

 

[16]           Le demandeur se plaint que l’enquête a été menée trop lentement et que l’agente d’A et E aurait dû être interrogée plus tôt. Il fait également valoir que les questions posées à l’agente d’A et E étaient insuffisantes, étant donné que n’a pas été invoquée la question la plus importante, c’est-à-dire celle de savoir si des mesures raisonnables avaient effectivement été prises pour protéger la guitare. Selon lui, cette omission est contraire aux dispositions de l’annexe B des LD 234-1.

 

[17]           Le demandeur affirme par ailleurs que le résumé fait l’impasse sur toutes les pièces justificatives et qu’il ne répond pas à bon nombre des arguments avancés par le demandeur. Selon lui, ce résumé ne mentionne pas certains faits importants et contient, par ailleurs, des déclarations tronquées.

 

[18]           Il fait en dernier lieu valoir que l’enquête a été menée sans égard aux dispositions de la DC 566-12. Selon lui, l’enquêteuse n’a pas procédé à un examen approfondi et a conclu gratuitement que la preuve ne permettait pas de conclure à la négligence.

 

[19]           J'aborde d’abord la question des allégations de violations de l’équité procédurale.

 

[20]           Ce genre d’allégations exige que l’on examine la procédure suivie par le SCC dans son ensemble et pas seulement la décision du sous-commissaire principal.

 

[21]           Dans l’arrêt Sweet c. Canada (Procureur général) (2005), 332 N.R. 87, la Cour d’appel fédérale a estimé que le degré d’équité procédurale dont peuvent bénéficier les détenus soumis à des décisions administratives est relativement faible. La Cour d’appel fédérale, au paragraphe 40 de son arrêt, s’est exprimée de la façon suivante au sujet du degré d’équité procédurale qui s’impose en de telles circonstances :

Pendant l'enquête sur l'incident allégué, M. Sweet a été informé qu'une recommandation visant son retour au pénitencier de Warkworth était envisagée et il a eu la possibilité de réagir à celle‑ci. À mon avis, le fait que l'appelant a eu la possibilité de répondre aux allégations faites contre lui avant que la décision soit prise et aussi de présenter des observations additionnelles au moyen du mécanisme de griefs est suffisant pour que ce dernier ait bénéficié du degré d'équité procédurale requis.

 

[22]           La possibilité de présenter des observations n’est cependant pas, s’agissant de ce type de décision, le seul critère d’équité procédurale. Dans le jugement Yu c. Canada (Procureur général) (2009), 356 F.T.R. 312, la juge Snider a reconnu que, selon l’arrêt Sweet, le degré d’équité procédurale requis est assez faible, mais elle a cependant estimé que l’administration était tenue de fournir au détenu les documents pertinents à l’occasion de griefs s’inscrivant dans le cadre d’une réclamation contre l’État pour des effets personnels perdus ou endommagés.

 

[23]           L’équité procédurale exige en outre la tenue d’une enquête consciencieuse. À l’occasion du contrôle judiciaire d’une décision de la Commission canadienne des droits de la personne de ne pas renvoyer une plainte devant le Tribunal canadien des droits de la personne, la Cour a estimé, dans le cadre de l’affaire Grover c. Conseil national de recherches (2001), 206 F.T.R. 207, que la Commission n’était pas tenue d’interviewer toutes les personnes nommées par le plaignant, mais que l’intervention de la Cour s’impose lorsque l’enquête menée est manifestement déficiente. Je considère que cette norme s’applique également aux griefs présentés par un détenu.

 

[24]           Le demandeur a présenté, au sujet de sa guitare endommagée, sa première réclamation le 18 mars 2009. Or, ce n’est que le 20 octobre 2009 qu’a été contactée l’agente d’A et E. À cette date, l’agente se souvenait à peine du fait que le demandeur avait récupéré sa guitare. C’est ce qui ressort clairement du courriel qu’elle a envoyé à Mme Robertson le 21 octobre 2009 :

[traduction]
Bonjour Katherine

 

Je ne me souviens pas avec précision des faits, survenus il y a 10 mois. Il s’est montré plutôt importun sur un certain nombre de points. Je suis assez sûre que si sa guitare avait été endommagée, cela aurait été mentionné au relevé de ses effets personnels qu’il a signé lorsqu’on lui a remis la guitare. C’est généralement ainsi que Sonia et moi nous procédons afin d’éviter ce genre de réclamation. Je ne me souviens pas qu’il nous ait ultérieurement contactés, au service d’A et E, au sujet de sa guitare endommagée.

 

Quels sont, selon lui, les dommages en question? Le relevé de ses effets personnels mentionne-t-il si la guitare était dans un étui?

 

Susan

 

[25]           En l’occurrence, les effets personnels d’un détenu ont été endommagés et les dommages en question n’ont pas été consignés comme le prévoient les lignes directrices du SCC et les pratiques en vigueur. Cela veut dire que les témoignages des personnes qui se trouvaient là lorsque le demandeur a récupéré sa guitare du service d’A et E sont essentiels lorsqu’il s’agit de savoir ce qui s’est effectivement passé. Le fait que le SCC ait attendu 10 mois avant de contacter l’agente d’A et E veut dire que l’on n’a pas cherché dans les meilleurs délais à recueillir les éléments les plus probants. Selon la décision en date du 13 mai 2009 rendue au premier palier de grief, la réclamation présentée par le demandeur a fait l’objet [traduction] « d’un examen approfondi ». Ce n’est pas le cas.

 

[26]           Outre une enquête consciencieuse, l’équité procédurale exigeait également que la décision transmise au détenu soit suffisamment motivée. Dans Charalambous c. Canada (Procureur général), 2009 CF 1082, une autre affaire de grief présenté par un détenu, le juge Zinn s’est penché sur les motifs qui avaient été communiqués au détenu :

[19] Le commissaire ne s’est pas limité à énoncer simplement les éléments de preuve et les observations [...]

 

[20] Les motifs du commissaire sont suffisants pour permettre à un tribunal de révision de comprendre la preuve qui a été examinée, de vérifier si chacun des motifs de contestation a été abordé et d’analyser le raisonnement du décideur. Dans le contexte d’une procédure de règlement des griefs des délinquants, c’est là tout ce qu’imposait l’obligation d’équité procédurale. Les motifs sont suffisants pour permettre au demandeur de contester la décision au fond.

 

[27]           En l’espèce, la question de la crédibilité revêt une importance essentielle, tant celle du demandeur que celle des employés de l’établissement de Matsqui. Or, sur la question de la crédibilité, le sous-commissaire principal ne dit pas un mot. Sur ce plan, ses motifs sont donc insuffisants.

 

[28]           Compte tenu du respect insuffisant de l’équité procédurale, la décision du sous-commissaire principal sera infirmée. Il n’y a pas lieu pour moi de me prononcer en l’occurrence sur la raisonnabilité de sa décision. La réparation à accorder en l’espèce appelle cependant un commentaire.

 

[29]           Selon le demandeur, la décision devrait être renvoyée pour nouvel examen devant un tribunal différemment constitué. Le paragraphe 18.1(3) de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. 1985, ch. F‑7, énonce les mesures de réparation pouvant être prises dans le cadre du contrôle judiciaire :

(3) Sur présentation d’une demande de contrôle judiciaire, la Cour fédérale peut :

 

a) ordonner à l’office fédéral en cause d’accomplir tout acte qu’il a illégalement omis ou refusé d’accomplir ou dont il a retardé l’exécution de manière déraisonnable;

 

b) déclarer nul ou illégal, ou annuler, ou infirmer et renvoyer pour jugement conformément aux instructions qu’elle estime appropriées, ou prohiber ou encore restreindre toute décision, ordonnance, procédure ou tout autre acte de l’office fédéral.

 

[30]           J’estime superflu de renvoyer l’affaire afin qu’elle fasse à nouveau l’objet d’une enquête et à nouveau l’objet d’une décision, étant donné que le principal témoin, l’agente d’A et E, n’aura pas, dans le cadre d’une nouvelle enquête, un souvenir plus précis de ce qui s’est passé que celui qu'elle avait en octobre 2009.

 

[31]           Les autres mesures de réparation sollicitées par le demandeur, en l’occurrence un jugement déclaratoire précisant que la loi oblige le SCC à donner suite à sa réclamation contre l’État, et une ordonnance de la Cour interprétant certaines des directives du commissaire, sont sans pertinence en l’espèce. Elles ne seront pas examinées.

 

[32]           La demande de contrôle judiciaire sera accueillie et la décision de Marc-Arthur Hyppolite, sous-commissaire principal, sera infirmée. En vertu du pouvoir discrétionnaire que me confèrent les Règles des Cours fédérales, DORS/98-106, la Cour accorde au demandeur la somme de 200 $ au titre des dépens, frais et débours compris.

 

 

 


 

ORDONNANCE

 

LA COUR ORDONNE : la demande de contrôle judiciaire est accueillie et la décision de Marc-Arthur Hyppolite, sous-commissaire principal, est infirmée. En vertu du pouvoir discrétionnaire que me confèrent les Règles des Cours fédérales, DORS/98-106, la Cour accorde au demandeur la somme de 200 $ au titre des dépens, frais et débours compris.

 

 

 

 

« E. Heneghan »

Juge

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Jacques Deschênes, LL.B.

 

 

 

 

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        T-146-10

 

INTITULÉ :                                       ESMOND JACK YU

c.

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA (REPRÉSENTANT LE SERVICE CORRECTIONNEL DU Canada)

 

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 Vancouver (C.-B.)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               le 14 décembre 2010

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE

  ET ORDONNANCE :                     LA JUGE HENEGHAN

 

DATE DES MOTIFS :                      le 14 janvier 2011

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Esmond Jack Yu

(par vidéoconférence)

 

LE DEMANDEUR

(pour son compte)

 

Aman Sanghera

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

S/O

 

 

LE DEMANDEUR

(pour son compte)

Myles J. Kirvan

Sous-procureur général du Canada

Vancouver (C.-B.)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 

 

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