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Cour fédérale

 

Federal Court

 

Date : 20110112

Dossier : IMM-2177-10

Référence : 2011 CF 28

Ottawa (Ontario), le 12 janvier 2011

En présence de monsieur le juge Scott 

 

ENTRE :

 

NADINE KAMDEM LIPDJIO

 

 

 

partie demanderesse

 

et

 

 

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET

DE L'IMMIGRATION

 

 

 

 

partie

défenderesse

 

 

 

 

         MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire aux termes du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la « Loi »), à l’encontre d’une décision de la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (le « tribunal ») rendue le 30 mars 2010, selon laquelle la demanderesse n’est pas une réfugiée au sens de la Convention, ni une personne à protéger aux termes de la Loi.

 

Les faits

[2]               La demanderesse est une citoyenne du Cameroun qui allègue une crainte fondée dans son pays en raison de son orientation sexuelle.

 

[3]               À l’âge de 17 ans, elle donne naissance à son fils après avoir été violée. Elle serait devenue lesbienne à la suite de ce traumatisme.

 

[4]               Ses problèmes découlent d’évènements survenus dans la nuit du 3 au 4 août 2008. Elle se serait rendue dans un club de lesbiennes avec sa conjointe de fait, Ghislaine Péhou. Au cours de la soirée, elle trouve sa conjointe en train d’embrasser une certaine Sandrine. Il s’ensuit une bagarre qui cause des dommages matériels à la boîte de nuit. La demanderesse aurait réussie à s’enfuir avant que la police n’intervienne, grâce à l’aide d’un agent de sécurité.

 

[5]               Elle se rend alors à son appartement, y prend des vêtements et de l’argent et se réfugie dans une auberge. Elle entreprend alors des démarches pour se mettre à l’abri, après qu’une amie l’ait informé que sa conjointe avait été arrêtée sans mandat.

 

[6]               Elle quitte le Cameroun le 7 août 2008, grâce à l’aide d’un passeur et arrive au Canada le 8 août via Paris en utilisant des faux documents d’identité, lesquels ont été repris par le passeur. Elle dépose sa demande en vue de faire reconnaître son statut de réfugié le 22 août 2008, car elle attendait ses propres documents d’identité pour ce faire.

 

 

 

La décision contestée

[7]               Le tribunal a conclu que la demanderesse n’était pas crédible et que son histoire a été inventée de toutes pièces dans le seul but d’obtenir le statut de réfugié.

 

Les questions en litige

[8]               Cette demande de contrôle judiciaire présente les questions suivantes :

1.         Est-ce que le tribunal a erré en faisant valoir qu’il possédait une connaissance spécialisée en matière d’homosexualité?

2.         Est-ce que le tribunal a erré en concluant que la demanderesse n’était pas crédible?

 

L’analyse

A.        La norme de contrôle 

[9]               Les questions de faits et les questions mixtes de faits et de droit sont révisées selon la norme de la décision raisonnable (Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 RCS 190).  Lorsqu’il est question de crédibilité et d’appréciation de la preuve, il est bien établi que la Cour n’interviendra que si la décision est basée sur une conclusion de faits erronée, tirée de façon arbitraire ou abusive ou si la décision est rendue sans égard à la preuve (Aguebor c Canada (Ministre de l’Emploi de l’Immigration) (1993), 160 NR 315, [1993] ACF no 732 (QL) au paragraphe 4 (CAF)). Les questions d’équité procédurale sont examinées selon la norme de la décision correcte (Ha c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CAF 49, 3 RCF 195).

 

B.         La connaissance spécialisée du tribunal en matière d’homosexualité

 

[10]           Le procureur de la demanderesse soulève dans son mémoire le défaut du tribunal de respecter l’article 18 des Règles de la Section de la protection des réfugiés qui prescrit l’obligation du tribunal de donner un préavis à la partie demanderesse de son intention d’utiliser un renseignement ou une opinion du ressort de sa spécialisation. L’article se lit ainsi :

Avant d’utiliser un renseignement ou une opinion qui est du ressort de sa spécialisation, la Section en avise le demandeur d’asile ou la personne protégée et le ministre-si celui-ci est présent à l’audience-et leur donne la possibilité de :

 

a)         faire des observations sur la fiabilité et l’utilisation du renseignement ou de l’opinion;

 

b)                  fournir des éléments de preuve à l’appui de l’observation.

    

[11]           Comme le souligne le juge Campbell au paragraphe 16 dans l’affaire Isakova c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 149, [2008] ACF no 188 (QL) :

L’article 18 vise à permettre au demandeur d’être avisé des connaissances spécialisées et d’avoir la possibilité de contester leur contenu et leur utilisation avant qu’une décision ne soit rendue. Ainsi, pour que l’article 18 s’applique, le commissaire de la SPR qui déclare avoir des connaissances spécialisées doit verser au dossier suffisamment de détails pour en permettre une vérification. Les connaissances doivent donc être quantifiables et vérifiables. 

 

[12]           Le juge Teitelbaum dans la décision Mama c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1994), 51 ACWS (3e) 128, 1994 ACF no 1515 (QL), rappelait au paragraphe 21 que les connaissances personnelles non vérifiables ne constituent pas des connaissances spécialisées :

Le requérant soutient (et j’en conviens) que l’expérience personnelle et professionnelle des membres de la Commission, dont l’importance n’est pas connue ne justifiait guère leur allégation de (TRADUCTION) connaissance spécialisée. La Commission n’était pas censée considérer comme preuve authentique des faits touchant des mesures de contrôle exercées aux postes frontaliers

 

 

européens et il n’existe aucun élément de preuve quel qu’il soit qui ait été déposé devant elle quant à l’efficacité de ces mesures de contrôle. 

 

[13]           Le procureur de la demanderesse allègue que cette erreur du tribunal constitue un manquement aux règles de justice naturelle et donne ouverture à sa demande en révision étant donné que d’une part la procédure prescrite aux termes de l’article 18 des Règles de la Section de la protection des réfugiés n’a pas été suivie et que d’autre part le tribunal a erré en faisant valoir une connaissance spécialisée inexistante.

 

[14]           En début d’audience, la procureure du défendeur a reconnu l’erreur du tribunal quant à la connaissance spécialisée. Par contre, elle a plutôt fait valoir qu’une telle erreur n’était pas toujours fatale et que la crédibilité de la demanderesse demeurait entachée par les nombreuses contradictions retrouvées dans son témoignage.

 

[15]           À cet effet la procureure du défendeur s’appuie principalement sur la décision N’Sungani c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 1759, 22 Admin LR (4e) 225 aux paragraphes 25, 26 32 et 33 et sur la décision Jarada c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 409, [2005] ACF no 506 (QL) au paragraphe 22.

 

[16]           Il est vrai que dans les décisions citées, l’erreur quant à la connaissance spécialisée n’a pas conduit au rejet de la décision du tribunal. Toutefois, madame la juge Tremblay-Lamer a fait remarqué au paragraphe 32 de la décision N’Sungani, citée par le défendeur, que :

À mon avis, le principe exposé dans l’arrêt Yassine, précité, admet une réserve exprimée dans la décision Hu, précitée : pour autant que la décision de la Commission de ne pas croire un requérant d’asile

 

soit fondée, et pour autant qu’elle suffise à disposer de la demande, c’est-à-dire s’il n’y a aucune raison de penser que les connaissances spécialisées de la Commission qui sont source de contestation ont de quelque manière conduit la Commission à décider comme elle l’a fait, alors l’exception énoncée dans l’arrêt Mobil Oil, précité, pourra être invoquée pour refuser la tenue d’une nouvelle audience. [Les décisions citées dans cet extrait sont les suivantes : Yassine c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1994), 172 NR 308, 27 Imm LR (2e) 135; Hu c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 FCT 603, 4 Admin LR (4th) 296; Mobil Oil Canada Ltd. c. Office Canada-Terre-Neuve des hydrocarbures extracôtiers, [1994] 1 RCS 202.]

 

Or, dans le cas devant nous il est apparent à la lecture de la décision que l’erreur du tribunal quant à sa connaissance spécialisée l’a justement amené à conclure comme il l’a fait. En effet, d’emblée le tribunal a refusé de croire que la demanderesse était lesbienne puisqu’elle avait découvert son orientation sexuelle à la suite d’un viol, plutôt que d’admettre que cette orientation était innée.

 

[17]           Cette Cour ne peut souscrire à la position du défendeur. Il est intéressant à cet égard de rappeler ce qu’écrivait le juge Teitelbaum dans la décision Cortes c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 583, [2009] ACF no 734 (QL), au paragraphe 36 :

À mon avis, la connaissance spécialisée invoquée en l’espèce est mal qualifiée. Ici, le décideur a invoqué une connaissance spécialisée et généralisée qu’il a acquise au cours des années pour souligner au demandeur que c’était la première fois qu’il entendait un tel argument et que ses expériences et connaissances professionnelles dans les cas du Mexique démontrent le contraire. La connaissance invoquée en l’espèce n’est ni quantifiable ni vérifiable. 

 

[18]           Cette Cour partage cet avis en l’espèce, puisque l’opinion exprimée par des homosexuels qui auraient comparu devant la Commissaire à l’effet que « leur homosexualité est innée » n’est ni vérifiable ni quantifiable. Le tribunal a donc erré en faisant valoir une prétendue connaissance spécialisée.

 

C.        La crédibilité de la demanderesse

[19]           Le défendeur a soutenu dans son mémoire que l’affirmation du tribunal quant à sa connaissance spécialisée n’était ni déterminante ni centrale à la décision, mais que la décision reposait davantage sur le manque de crédibilité de la demanderesse.

 

[20]           À la lecture de la décision et de la transcription de l’audience, on constate que le tribunal a d’abord confronté la demanderesse à sa « connaissance spécialisée » sans l’aviser au préalable, ni l’informer qu’il allait prendre cette connaissance en considération. D’emblée il a mis en cause le fondement même de la demande, à savoir l’homosexualité de la demanderesse.

 

[21]           Cette erreur va au cœur même du litige et cette Cour ne peut souscrire à la position du défendeur à l’effet que cette affirmation n’était ni déterminante ni centrale à la décision.

 

[22]           Dans sa décision, le tribunal s’attache ensuite à ce qu’il considère des contradictions importantes pour conclure que la demanderesse n’est pas crédible. Il se fonde sur des contradictions distinctes qui portent sur des incohérences quant à des dates précises.

 

[23]           À l’audience la procureure du défendeur a fait valoir six contradictions qui entacheraient la crédibilité de la demanderesse. Elle s’appuie principalement sur le témoignage de la demanderesse quant au moment exact où cette dernière aurait commencé à avoir des relations avec sa conjointe, puis sur les incohérences quant à la date du décès de sa mère et à la date précise où elle a commencé à travailler pour son amie Ghislaine et enfin sur l’absence de démarches pour maintenir le contact avec celle-ci depuis son arrivée au Canada. À la lecture de la transcription, on constate qu’il n’y a

 

pas d’incohérences dans le témoignage de la demanderesse quant au moment où elle commence à avoir des relations sexuelles avec sa conjointe. Toutefois, il faut reconnaître l’erreur sur l’année exacte du décès de sa mère et sur la date exacte où elle aurait commencé à travailler pour sa conjointe. À notre avis, la position du tribunal sur le caractère inné de l’homosexualité a influencé directement toute l’appréciation de la crédibilité de la demanderesse.

 

[24]           La demanderesse soutient dans son affidavit avoir été extrêmement troublée après avoir été confrontée par le tribunal au caractère inné de l’homosexualité. Cette confrontation aurait réduit sa capacité de concentration.

 

[25]           Cette Cour en vient donc à la conclusion que la demande de révision doit être accueillie parce que l’erreur du tribunal quant à sa connaissance spécialisée va au cœur même du litige et parce que sa conclusion quant à la crédibilité de la demanderesse dans son ensemble en est directement tributaire, ce qui par conséquent rend cette décision manifestement déraisonnable. Aucune des parties n’a proposé de question à certifier et je n’en vois aucune.

 

[26]           Pour tous ces motifs, cette demande de contrôle judiciaire est accueillie et l’affaire est renvoyée devant un tribunal différemment constitué afin que celui-ci procède à un nouvel examen et statue à nouveau sur l’affaire. Aucune question n’est certifiée.

 

JUGEMENT

LA COUR STATUE que :

1.         La demande de contrôle judiciaire est accueillie;

2.         L’affaire est renvoyée à un tribunal différemment constitué pour que celui-ci statue à nouveau sur l’affaire; et

3.         Aucune question n’est certifiée.

 

 

« André F.J. Scott »

Juge

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        IMM-2177-10

 

INTITULÉ :                                       NADINE KAMBEM LIPDJIO c.

                                                            MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

                                                            ET DE L’IMMIGRATION

 

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 Montréal, Québec

 

DATE DE L’AUDIENCE :               14 décembre 2010

 

MOTIFS DU JUGEMENT :            LE JUGE SCOTT

 

DATE DES MOTIFS :                      17 décembre 2010

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Pierre Langlois

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

Emilie Tremblay

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Pierre Langlois

Montréal (Québec)

POUR LA DEMANDERESSE

 

 

Myles J. Kirvan

Sous-procureur général du Canada

Montréal (Québec)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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