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Cour fédérale

 

Federal Court

 

 

 

 


Date : 20101126

Dossier : IMM-1660-10

Référence : 2010 CF 1190

 

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 26 novembre 2010

En présence de monsieur le juge Kelen

 

 

ENTRE :

 

STEVEN SEFA, MIRA SEFA

et MONIKA SEFA

 

 

 

demandeurs

 

et

 

 

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

 

 

 

 

défendeur

 

 

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               La demande de contrôle judiciaire vise une décision datée du 16 février 2010 par laquelle la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la Commission) a conclu que les demandeurs n’étaient ni des réfugiés au sens de la Convention ni des personnes à protéger au sens des articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la Loi) parce qu’ils n’avaient pas établi qu’ils craignaient avec raison d’être persécutés pour l’un des motifs prévus à la Convention ni qu’ils seraient personnellement exposés à une menace à leur vie ou au risque de torture ou de traitements ou peines cruels et inusités, s’ils étaient renvoyés dans leur pays de citoyenneté, la Macédoine.

 

LES FAITS

Contexte

[2]               Les demandeurs sont trois citoyens macédoniens : Steven Sefa, le demandeur principal, Mira Sefa, l’épouse du demandeur principal, et Monika Sefa, la fille de M. et Mme Sefa. Les demandeurs sont arrivés au Canada le 10 octobre 2007, en provenance des États‑Unis, où ils ont vécu pendant 11 ans, depuis 1996. Ils ont immédiatement demandé l’asile. La Commission a entendu les demandes de ces trois personnes ensemble.

 

[3]               Le demandeur principal est un Albanais catholique âgé de 58 ans et sa femme est une Serbe orthodoxe âgée de 54 ans. Ils ont tous les deux la citoyenneté macédonienne. Ils se sont mariés en 1979 et ont vécu dans la capitale actuelle de la Macédonie, Skopje. En raison de leur mariage mixte, les demandeurs ont été pour ainsi dire reniés par leurs familles et ont fait l’objet de discrimination et de harcèlement de la part de leurs voisins et collègues. Les deux époux ont été victimes d’actes discriminatoires dans leur emploi. Mme Sefa n’a jamais eu droit aux augmentations salariales et son lieu de travail était constamment déplacé d’un magasin à l’autre. Lorsqu’il est devenu possible d’exploiter une entreprise privée en Yougoslavie, elle a tenté d’ouvrir son propre magasin pour éviter ces problèmes, mais le magasin faisait constamment l’objet d’actes de vandalisme et les clients évitaient de s’y rendre du moment qu’ils disposaient d’autres options de magasinage. Par conséquent, elle travaillait en dehors des heures normales d’ouverture de sorte que le magasin était ouvert lorsque les autres magasins ne l’étaient pas. Le demandeur principal a été congédié et il a commencé à travailler comme chauffeur de taxi pour gagner sa vie. Il s’est vu refuser l’adhésion à des organisations politiques albanaises parce que sa femme n’était pas albanaise et il s’est vu, de la même manière, refuser l’adhésion à des organisations non albanaises en raison de son propre héritage de souche albanaise. Leur vie quotidienne était marquée par des disputes constantes avec les autres citoyens, qui dégénéraient parfois en empoignades. Les quelques fois où la police a été appelée, elle désamorçait la situation mais elle ne pouvait rien pour le problème sous‑jacent. De plus, la police s’était elle‑même montrée irrespectueuse et insultante à l’endroit du couple mixte.

 

[4]               Monika Sefa est née en avril 1988. Elle a été victime de discrimination et de harcèlement de manière semblable. À l’école, elle était brutalisée par les autres élèves et les enseignants ne lui prêtaient pas attention.

 

[5]               Lorsque la Macédoine a obtenu son indépendance, les demandeurs ont senti l’escalade de la haine ethnique et ils ont craint pour leur vie. Ils ont obtenu des visas de visiteur et, en 1996, ils sont partis aux États‑Unis où ils ont demandé l’asile. Leurs demandes et les appels qui ont suivi ont été rejetés en octobre 2007. Les demandeurs ont ensuite fui au Canada où ils ont présenté les demandes d’asile qui sont à l’origine de la présente demande de contrôle judiciaire.

 

[6]               Leurs demandes d’asile sont fondées sur la discrimination dont M. et Mme Sefa ont été victimes en raison de leur mariage mixte et sur la discrimination dont Monica a été victime du fait qu’elle était issue d’un mariage mixte. Les demandeurs soutiennent que la discrimination dont ils ont été victimes est assimilée à de la persécution.

 

La décision de la Commission

[7]               Le 16 février 2010, la Commission a rejeté les demandes d’asile après avoir conclu que les demandeurs n’avaient pas établi qu’ils craignaient avec raison d’être persécutés pour l’un des motifs prévus à la Convention s’ils étaient renvoyés en Macédoine, ni qu’ils seraient personnellement exposés à une menace à leur vie ou au risque de torture ou de traitements ou peines cruels et inusités s’ils étaient renvoyés en Macédoine.

 

[8]               Les trois demandeurs s’appuient sur l’exposé circonstancié du demandeur principal, bien que Mme Sefa ait aussi témoigné séparément à l’audience et fourni un affidavit personnel. La Commission a conclu expressément que le demandeur principal était un témoin crédible.

 

[9]               Au paragraphe 5 de ses motifs, la Commission a établi comme suit la question déterminante dont elle était saisie :

¶5.       La question déterminante est celle de savoir si la discrimination dont les demandeurs d’asile ont été victimes équivaut à de la persécution.

 

[10]           La Commission a fourni ce que les parties s’entendent pour reconnaître comme un exposé clair du droit concernant la question de savoir dans quelle situation le genre de discrimination dont les demandeurs ont été victimes sera considéré comme de la persécution permettant de fonder une demande d’asile en vertu de la Loi. Elle a déclaré ce qui suit :

¶9.       Pour que des mauvais traitements subis soient considérés comme de la persécution, il faut qu’ils soient graves[1] et que le préjudice soit infligé de façon répétitive ou persistante, ou de manière systématique[2]. Pour établir ce qui est caractérisé comme étant grave, il faut tenir compte de l’intérêt du demandeur d’asile qui fait l’objet d’un préjudice et la mesure dans laquelle cet intérêt pourrait être compromis. Les cours assimilent la gravité à la négation clé d’un droit fondamental de la personne[3]. C’est l’exigence selon laquelle le préjudice doit être grave qui a mené à la distinction entre la persécution et la discrimination ou le harcèlement. La persécution est caractérisée par la gravité supérieure des mauvais traitements qu’elle comporte[4]. De même, les cours ont fait une distinction entre la persécution et la simple injustice[5]. Selon le paragraphe 54 du Guide du HCR[6], les personnes qui jouissent d’un traitement moins favorable en raison de différences de traitement ne sont pas nécessairement victimes de persécutions. Ce n’est que dans des circonstances particulières que la discrimination équivaudra à des persécutions, notamment de sérieuses restrictions du droit d’exercer un métier, de pratiquer sa religion ou d’avoir accès aux établissements d’enseignement normalement ouverts à tous. Les mauvais traitements peuvent constituer de la discrimination ou du harcèlement et ne pas être assez graves pour être considérés de la persécution[7]. La SPR peut rendre une décision portant que la discrimination ne constitue pas de la persécution[8]. Des actes de harcèlement qui, seuls, n’équivalent pas à de la persécution peuvent, collectivement, constituer de la persécution[9]. Les actes discriminatoires répétés subis par le passé peuvent créer une possibilité sérieuse de persécution à l’avenir[10]. Il faut trancher la question de savoir si des actes de discrimination équivalent à de la persécution à la lumière de toutes les circonstances.

 

La Cour est d’avis que la Commission a exposé clairement et correctement le droit applicable en la matière.

 

 

[11]           La Commission a affirmé qu’il incombe aux demandeurs d’asile de réfuter la présomption de protection étatique selon la prépondérance des probabilités. La Commission a examiné un rapport de 2008 du Département d’État des États‑Unis qui constatait l’existence de tensions continues dans les relations entre les Macédoniens de souche et les Albanais de souche en Macédoine et qui signalait de l’agitation dans les écoles de communauté ethnique distincte. La Commission a conclu au paragraphe 10 qu’il y a de la discrimination en Macédoine entre la majorité macédonienne (64,2 % de la population) et la minorité albanaise (25,2 % de la population). Toutefois, compte tenu des mesures prises par le gouvernement en raison de cette agitation, la Commission a conclu que le gouvernement fait des efforts importants pour protéger ses citoyens et pour prévenir l’escalade des tensions ethniques. La Commission a de plus affirmé que le même rapport faisait état de plaintes continues de discrimination officielle à l’endroit des Albanais de souche en Macédoine.

 

[12]           La Commission a ensuite examiné la preuve des demandeurs concernant la discrimination dont ils ont été victimes. La Commission a fait remarquer que les demandeurs savaient au moment de se marier qu’ils feraient l’objet de discrimination. Elle a reconnu que leur famille ne les aidait pas et elle a fait référence à la preuve corroborante fournie par un cousin, dans un témoignage de vive voix et dans un affidavit, concernant les mauvais traitements que leurs familles leur ont fait subir à la suite de leur mariage.

 

[13]           La Commission a examiné, au paragraphe 16, la preuve du demandeur principal concernant « l’événement le plus important qui les a incités à quitter la Macédoine ». Après avoir été pressé de décrire l’« événement le plus important », le demandeur principal a finalement répondu qu’il avait eu une altercation avec un voisin qui était propriétaire d’un dépanneur concurrent. L’affaire s’est apparemment réglée devant les tribunaux et le demandeur principal a au bout du compte vendu sa maison et son entreprise à ce même voisin. La Commission a conclu que cet incident pouvait s’expliquer par la concurrence entre les deux entreprises et que l’État avait fourni de l’aide aux demandeurs. Par conséquent, la Commission a conclu que les demandeurs pouvaient bénéficier de la protection de l’État et que les difficultés auxquelles ils s’étaient heurtés n’équivalaient pas à de la persécution.

 

[14]           Au paragraphe 17, la Commission a toutefois précisé que le demandeur principal avait déclaré, à propos de la querelle avec son voisin, « qu’il ne s’agissait pas du facteur qui l’a incité à aller aux États‑Unis ». Elle a ajouté que bien que le demandeur principal ait affirmé que la situation s’était aggravée pour eux après la désintégration de la Yougoslavie, il « n’a pas pu expliquer clairement ce qui était mieux ou pire après la scission de la fédération ». Par conséquent, la Commission a conclu selon la prépondérance des probabilités que le demandeur ne s’était pas acquitté du fardeau d’établir qu’il craignait avec raison d’être persécuté.

 

[15]           La Commission a aussi examiné la preuve concernant les mauvais traitements subis par l’épouse et la fille du demandeur principal. La Commission a fait état de la preuve concernant les difficultés éprouvées par Mme Sefa dans le cadre de son travail et elle a décrit le témoignage du demandeur principal concernant un incident où Monica s’est fait enlever ses chaussures par des petites brutes à l’école, incident qu’il a rapporté lorsqu’on lui a demandé si quelqu’un l’avait déjà agressé.

 

[16]           La Commission a examiné le témoignage du demandeur principal concernant la raison pour laquelle il croyait que sa famille continuerait d’être persécutée si elle était renvoyée en Macédoine aujourd’hui.

 

[17]           La Commission a conclu ce qui suit au paragraphe 23 :

¶23.     Ayant examiné l’ensemble de la preuve, je conclus que les demandeurs d’asile n’ont pas qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personne à protéger.

 

 

LES DISPOSITIONS LÉGISLATIVES APPLICABLES

[18]           L’article 96 de la Loi garantit la protection des réfugiés au sens de la Convention :

96. A qualité de réfugié au sens de la Convention — le réfugié — la personne qui, craignant avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un groupe social ou de ses opinions politiques :

 

a) soit se trouve hors de tout pays dont elle a la nationalité et ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de chacun de ces pays;

 

b) soit, si elle n’a pas de nationalité et se trouve hors du pays dans lequel elle avait sa résidence habituelle, ne peut ni, du fait de cette crainte, ne veut y retourner.

96. A Convention refugee is a person who, by reason of a well-founded fear of persecution for reasons of race, religion, nationality, membership in a particular social group or political opinion,

 

(a) is outside each of their countries of nationality and is unable or, by reason of that fear, unwilling to avail themself of the protection of each of those countries; or

 

(b) not having a country of nationality, is outside the country of their former habitual residence and is unable or, by reason of that fear, unwilling to return to that country

 

[19]           L’article 97 de la Loi garantit la protection des personnes qui seraient personnellement exposées à une menace à leur vie ou au risque de torture ou de traitements ou peines cruels et inusités si elles étaient renvoyées du Canada :

97. (1) A qualité de personne à  protéger la personne qui se  trouve au Canada et serait  personnellement, par son  renvoi vers tout pays dont elle  a la nationalité ou, si elle n’a  pas de nationalité, dans lequel  elle avait sa résidence  habituelle, exposée :    

 

a) soit au risque, s’il y a des  motifs sérieux de le croire,  d’être soumise à la torture au  sens de l’article premier de la  Convention contre la torture;    

 

b) soit à une menace à sa vie  ou au risque de traitements ou  peines cruels et inusités dans  le cas suivant : 

(i) elle ne peut ou, de ce fait, ne veut se réclamer de la  protection de ce pays, 

(ii) elle y est exposée en tout  lieu de ce pays alors que  d’autres personnes originaires  de ce pays ou qui s’y trouvent  ne le sont généralement pas, 

(iii) la menace ou le risque ne  résulte pas de sanctions  légitimes — sauf celles  infligées au mépris des normes  internationales — et inhérents  à celles-ci ou occasionnés par  elles, 

(iv) la menace ou le risque ne  résulte pas de l’incapacité du  pays de fournir des soins  médicaux ou de santé adéquats.

97. (1) A person in need of  protection is a person in  Canada whose removal to their  country or countries of  nationality or, if they do not  have a country of nationality,  their country of former  habitual residence, would  subject them personally    

 

(a) to a danger, believed on  substantial grounds to exist, of  torture within the meaning  of Article 1 of the Convention  Against Torture; or    

 

(b) to a risk to their life or to a  risk of cruel and unusual  treatment or punishment if 

(i) the person is unable or,  because of that risk, unwilling  to avail themself of the  protection of that country, 

(ii) the risk would be faced by  the person in every part of that  country and is not faced  generally by other individuals  in or from that country, 

(iii) the risk is not inherent or  incidental to lawful sanctions,  unless imposed in disregard  of accepted international  standards, and 

(iv) the risk is not caused by  the inability of that country to  provide adequate health or  medical care.

 

 

LES QUESTIONS EN LITIGE

[20]           Les demandeurs soulèvent deux questions :

1.      La Commission a‑t‑elle bien examiné la question de savoir si la discrimination dont les demandeurs ont été victimes équivalait à de la persécution?

2.      La Commission a‑t‑elle fait erreur en concluant que l’État offrait une protection suffisante?

 

LA NORME DE CONTRÔLE

[21]           La question de savoir si des actes de discrimination ou de harcèlement équivalent à de la persécution est une question mixte de fait et de droit : Liang c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 450, au paragraphe 12. De même, les questions de protection étatique appellent des conclusions de fait et des conclusions mixtes de fait et de droit. Elles portent sur l’importance relative accordée à la preuve, sur l’interprétation et l’appréciation de cette preuve et sur la question de savoir si la Commission a bien tenu compte de l’ensemble de la preuve pour arriver à sa décision. Il ressort des arrêts Dunsmuir et Khosa que les questions de fait et les questions mixtes de fait et de droit doivent être examinées suivant la norme de la raisonnabilité : voir, par exemple, Liang, au paragraphe 15, et les décisions rendues par le soussigné dans Corzas Monjaras c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 771, au paragraphe 15, et Rodriguez Perez c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 1029, au paragraphe 25.

 

[22]           Dans l’examen de la décision de la Commission selon la norme de la raisonnabilité, la Cour prendra en considération « la justification de la décision, […] la transparence et […] l’intelligibilité du processus décisionnel » et « l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » : Dunsmuir c. Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 47; Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Khosa, 2009 CSC 12, au paragraphe 59.

 

 

ANALYSE

Question no 1 :            La Commission a‑t‑elle bien examiné la question de savoir si la discrimination dont les demandeurs ont été victimes équivalait à de la persécution?

 

 

[23]           Les demandeurs soutiennent que, même si la Commission a correctement énoncé le droit applicable pour déterminer si des actes de harcèlement ou de discrimination peuvent constituer de la persécution, elle ne l’a pas appliqué aux faits de la présente affaire. Ils soulignent que la règle de droit prévoit, comme la Commission l’a mentionné, que les [traduction] « actes de harcèlement qui n’équivalent pas à de la persécution lorsqu’ils sont considérés isolément peuvent constituer de la persécution cumulativement ». Les demandeurs soutiennent que la Commission n’a pas examiné la question de savoir si les actes de harcèlement isolés, qu’elle a reconnus comme étant une preuve de discrimination, pouvaient ensemble être assimilés à de la persécution.

 

[24]           Les demandeurs invoquent la décision Soto c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CFPI 768 (C.F. 1re inst.), au paragraphe 10 :

Il ne sera pas toujours facile de faire la distinction entre la persécution et les autres actes de harcèlement qui ne justifient pas une protection internationale. Il s’agit là d’une question mixte de droit et de fait que la Commission doit trancher au cas par cas.

 

 

[25]           Dans Rajudeen c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1984] A.C.F. no 601, 55 N.R. 129 (C.A.F.), la Cour d’appel fédérale s’est appuyée sur les définitions du dictionnaire pour obtenir des indications sur la signification du mot « persécution », qui n’est pas défini dans la Loi et qui ne l’était pas non plus dans l’ancienne version de la Loi invoquée dans Rajudeen. La Cour d’appel fédérale a déclaré que le mot « persécuter » signifie :

[traduction] Harceler ou tourmenter sans relâche par des traitements cruels ou vexatoires; tourmenter sans répit, tourmenter ou punir en raison d’opinions particulières ou de la pratique d’une croyance ou d’un culte particulier.

 

Elle a ajouté que le mot « persécution » se définit comme suit :

 

[traduction] Succession de mesures prises systématiquement, pour punir ceux qui professent une (religion) particulière; période pendant laquelle ces mesures sont appliquées; préjudice ou ennuis constants quelle qu’en soit l’origine.

 

 

 

[26]           Les demandeurs font ressortir trois aspects de la décision de la Commission qui, soutiennent‑ils, démontrent que celle‑ci a mal apprécié la question de savoir si la discrimination en l’espèce peut être assimilée à de la persécution :

1.                  La Commission a écarté la preuve documentaire sur la discrimination et le          harcèlement systémiques et sociétaux qui existent en Macédoine jusque dans ses           institutions.

2.      La Commission ne s’est pas demandé si, selon la preuve produite par les demandeurs, le refus des possibilités d’emploi, le refus des possibilités d’adhésion à des organisations politiques et le refus de la protection à la fille des demandeurs équivalaient à de la persécution, s’agissant d’une négation de leurs droits fondamentaux.

 

3.      L’examen approfondi par la Commission de certains aspects de l’exposé circonstancié – en particulier, le témoignage du demandeur principal relativement à un cas particulier de harcèlement de la part de son voisin – et ses conclusions erronées concernant la moralité du demandeur principal – à savoir, la conclusion suivant laquelle il fait lui‑même preuve de discrimination, qui se fondait sur une mauvaise communication – démontrent qu’elle n’a pas bien appliqué la règle de droit aux faits présentés.

 

 

 

[27]           La Commission a bien expliqué dans quelle situation les mauvais traitements ou les actes de harcèlement équivalant à de la discrimination sont assimilés à de la persécution. Pour constituer de la persécution, les mauvais traitements doivent se produire de façon répétée et persistante et ils doivent être « graves ». Les mauvais traitements sont considérés comme graves lorsque la victime se voit priver de façon importante d’un droit fondamental, y compris le droit de participer au processus politique, le droit de gagner sa vie, le droit de pratiquer une religion ou le droit d’accéder aux services pédagogiques normalement offerts.

 

[28]           En ce qui a trait à l’appréciation de la preuve documentaire, il est généralement présumé que la Commission a examiné l’ensemble de la preuve dont elle disposait. La Commission a cependant l’obligation de faire référence à la preuve pertinente au regard des faits contestés et ne peut s’exempter de cette obligation par une déclaration générale affirmant qu’elle a examiné l’ensemble de la preuve : Cepeda-Gutierrez c. Canada (ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1998] A.C.F. no 1425, 157 F.T.R. 35, au paragraphe 17.

 

[29]           La Cour est convaincue que les motifs de la Commission démontrent qu’elle a examiné l’ensemble de la preuve documentaire. Au paragraphe 10, la Commission reconnaît que la preuve documentaire met en évidence la discrimination et les tensions ethniques qui règnent en Macédoine. Il pourrait s’agir du rapport intitulé « Social Distance and Attitudes Towards Ethnically Mixed Marriages », qui est un document de la Commission. La Commission a expressément considéré le rapport de 2008 du Département d’État des États‑Unis au sujet de la Macédoine et a reconnu que les Macédoniens d’origine et les Albanais d’origine entretenaient des « relations tendues ». Au paragraphe 11, la Commission fait état de rapports signalant une certaine agitation ethnique dans les écoles, mais elle conclut que les mêmes rapports démontrent que « le gouvernement déploie de sérieux efforts pour protéger ses citoyens et empêcher les tensions ethniques de dégénérer en violence ».

 

[30]           La Commission reconnaît de plus que différents groupes ethniques se plaignent de discrimination officielle, de discrimination dans l’emploi et de discrimination politique.

 

[31]           Les motifs de la Commission démontrent également que celle‑ci a tenu compte de l’ensemble des témoignages produits par les demandeurs concernant la discrimination dont ils ont été victimes en Macédoine. Bien que la Commission ait décrit de façon détaillée certains incidents, en particulier les problèmes que le demandeur principal a eus avec son voisin et concurrent, ses motifs démontrent qu’elle ne s’y est intéressée que pour mesurer la gravité de la discrimination dont les demandeurs ont fait l’objet, et non parce qu’elle a négligé d’examiner la question de savoir si, de par leur effet cumulatif, les actes de discrimination équivalaient à de la persécution.

 

[32]           La Commission a tenu compte des difficultés éprouvées par l’épouse du demandeur principal dans le cadre de son travail et des brimades dont leur fille a été victime à l’école. La Commission n’a pas explicitement établi de lien entre la preuve des demandeurs quant à leurs difficultés sur le plan de la participation politique ou de l’emploi et la mesure dans laquelle elle estime qu’il s’agit d’une négation des droits fondamentaux des demandeurs, mais il est évident qu’elle a tenu compte de l’ensemble de cette preuve pour arriver à sa décision.

 

[33]           La Commission s’est reportée expressément aux déclarations du demandeur principal concernant le danger auquel il craint d’être exposé à son retour en Macédoine, notamment qu’il craint d’être tué et qu’il craint pour l’avenir de sa fille. Au paragraphe 21, la Commission conclut ce qui suit :

¶21.     . . . Je conclus selon la prépondérance des probabilités que les demandeurs d’asile peuvent être exposés à de la discrimination, mais pas à de la persécution . . .

 

 

[34]           Même si la Commission aurait pu être plus explicite dans sa conclusion de fait sur l’effet cumulatif des nombreux incidents de discrimination établis par la preuve, il ressort de ses motifs qu’elle a examiné l’ensemble de la preuve produite par les demandeurs en matière de discrimination et qu’elle a néanmoins conclu que ces actes n’équivalaient pas à de la persécution. Il était raisonnablement loisible à la Commission de tirer cette conclusion à partir de la preuve.


 

Question no 2 :            La Commission a‑t‑elle fait erreur dans ses conclusions concernant la suffisance de la protection étatique offerte en Macédoine?

[35]           Les demandeurs soutiennent que la Commission a fait erreur en ne procédant pas à un examen détaillé et spécifique de la suffisance de la protection étatique en Macédoine. Ils font remarquer que la Commission a dispersé ses conclusions au sujet de l’existence de la protection de l’État dans ses motifs et que les déclarations de la Commission ne sont tout simplement pas corroborées. Les demandeurs soutiennent de plus que la Commission aurait dû s’intéresser à l’efficacité des mesures prises par le gouvernement, et non seulement à son intention d’enrayer la persécution. Ils avancent que, dans les cas où la persécution est le résultat d’un effet cumulatif de harcèlement, la Commission doit procéder à un examen plus nuancé de la protection offerte par l’État, parce que les actes de harcèlement considérés isolément ne justifient pas nécessairement l’intervention des autorités étatiques.

 

[36]           Il est une présomption selon laquelle, à moins d’un effondrement complet de l’appareil étatique, un État est en mesure d’assurer la protection de ses citoyens : Canada (Procureur général) c. Ward, [1993] 2 R.C.S. 689. Il incombe aux demandeurs de réfuter cette présomption au moyen d’une preuve « claire » et « convaincante » confirmant l’incapacité de l’État d’assurer cette protection : Ward, précité, aux pages 724 et 725. La preuve que la protection étatique n’est pas assurée doit convaincre la Commission, suivant la prépondérance des probabilités, que la protection étatique est insuffisante – on ne peut s’attendre à ce qu’un État soit en mesure d’assurer la protection parfaite de chacun de ses citoyens en tout temps (voir, par exemple, Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) c. Villafranca (1992), 18 Imm. L.R. (2d) 130, 99 D.L.R. (4th) 334 (C.A.F.)).

 

[37]           La Commission a conclu à juste titre que les demandeurs n’avaient pas réussi à s’acquitter du fardeau de réfuter la présomption selon laquelle ils pouvaient bénéficier d’une protection étatique suffisante. Selon la Commission, la preuve démontrait que toutes les fois où les demandeurs ont demandé la protection de l’État, les autorités étatiques ont fait en sorte de régler le problème. Ainsi, lorsque le demandeur principal s’est plaint à la police qu’on lui lançait des pierres, la police a pris sa déposition et donné un avertissement aux coupables. Après avoir demandé au demandeur principal de décrire l’« événement le plus important » qui l’a incité à quitter la Macédoine, et après l’avoir écouté raconter ses problèmes avec son voisin, la Commission s’est intéressée à la façon dont l’État avait réagi. La Commission a conclu que la police était intervenue et que les tribunaux avaient en fin de compte réglé le litige et déclaré les deux parties coupables.

 

[38]           Compte tenu de cette preuve, la Commission a conclu que les demandeurs pouvaient bénéficier de la protection de l’État. La Cour estime qu’il était raisonnablement loisible à la Commission de tirer cette conclusion à partir des éléments de preuve dont elle disposait.

 

[39]           La Commission a également cherché à savoir si des changements dans la situation du pays exposeraient les demandeurs à des risques s’ils étaient renvoyés en Macédoine maintenant, après avoir passé 13 ans à l’étranger. La Commission a toutefois conclu que la preuve des demandeurs à cet égard n’était pas convaincante. Au paragraphe 22, elle a d’ailleurs affirmé ce qui suit :

¶22.     Je constate que les demandeurs d’asile sont des citoyens de la Macédoine qui ont été victimes de discrimination dans le passé. Je conclus qu’ils n’ont pas démontré qu’il existe une possibilité raisonnable qu’ils soient persécutés pour un motif prévu dans la Convention ou qu’ils seraient personnellement exposés à une menace à leur vie, au risque de traitements ou peines cruels et inusités ou au risque d’être soumis à la torture s’ils retournaient en Macédoine.

 

 

[40]           Il ressort clairement de cette conclusion que la Commission a reconnu que les demandeurs avaient été victimes de discrimination, mais qu’elle était d’avis qu’ils n’avaient pas démontré que cette discrimination pouvait être assimilée à de la persécution. La Cour est convaincue que les motifs respectent les principes de justification, de transparence et d’intelligibilité et que la décision fait partie des issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit.

 

CONCLUSION

[41]           Compte tenu de l’ensemble de la preuve, il appert de la conclusion de la Commission que les demandeurs ne se sont pas acquittés du fardeau d’établir que la discrimination leur a causé un préjudice, a porté atteinte à leurs droits fondamentaux ou était à ce point grave qu’elle équivalait à de la persécution. Se fondant sur la norme de la raisonnabilité, la Cour conclut, après examen, qu’il était raisonnablement loisible à la Commission de tirer cette conclusion.

 

QUESTION À CERTIFIER

[42]           Les deux parties ont informé la Cour que la présente affaire ne soulève pas de question grave de portée générale qu’il conviendrait de certifier en vue d’un appel. La Cour est d’accord avec elles.

 


JUGEMENT

 

LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire est rejetée.

 

 

« Michael A. Kelen »

Juge

 

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Édith Malo, LL.B.

 

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                        IMM-1660-10

 

INTITULÉ :                                       Steven Sefa, Mira Sefa et Monika Sefa c. Le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration

 

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               Le 23 novembre 2010

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                              LE JUGE KELEN

 

DATE DES MOTIFS :                      Le 26 novembre 2010

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Norris Ormston

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Ada Mok

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Mario Bellissimo

Avocat

Toronto (Ontario)

 

POUR LES DEMANDEURS

Myles Kirvan,

Sous‑procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 

 

 

 

 



[1] Sagharichi, Mojgan c. M.E.I. (C.A.F., A-169-91), Isaac, Marceau, MacDonald, 5 août 1993, à 2.

[2] Canada (Procureur général) c. Ward, [1993] 2 R.C.S. 689, 20 Imm. L.R. (2e), 733-734.

[3] Ibid, 85.

[4] Naikar, Muni Umesh c. M.E.I. (C.F. 1re inst., 93-A-120), Joyal, 17 juin 1993, à 2.

[5] Chen, Yo Long c. M.C.I. (C.F. 1re inst., IMM-487-94), Richard, 30 janvier 1995, à 4.

[6] Le Guide des procédures et critères à appliquer pour déterminer le statut de réfugié au regard de la Convention de 1951 et le Protocole de 1967 relatifs au statut des réfugiés, Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés, réédition Genève, janvier 1992, p. 15.

[7] Moudrak, Vanda c. M.C.I. (C.F. 1re inst., IMM-1480-97), Teitelbaum, 1er avril 1998.

[8] Valdes, Roberto Manuel Olivares c. M.C.I. (C.F. 1re inst., IMM-1902-97), Pinard, 24 avril 1998.

[9] Madelat, Firouzeh c. M.E.I., Mirzabeglui, Maryam c. M.E.I. (C.A.F., A-537-89 et A-538-89), MacGuigan, Mahoney, Linden, 28 janvier 1991.

[10] Kadhm, Suhad Mohamed c. M.C.I. (C.F. 1re inst., Imm-652-97), Muldoon, 8 janvier 1998.

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