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Cour fédérale

 

Federal Court

 


Date : 20110107

Dossier : T-514-10

Référence : 2011 CF 14

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 7 janvier 2011

En présence de monsieur le juge Harrington

 

 

ENTRE :

SON ALTESSE LE PRINCE KARIM AGA KHAN

 

demandeur

 

et

 

NAGIB TAJDIN, ALNAZ JIWA,
JOHN DOE ET DOE CO. ET TOUTES LES AUTRES PERSONNES OU ENTITÉS INCONNUES DU DEMANDEUR QUI REPRODUISENT, PUBLIENT ET PROMEUVENT LES ŒUVRES CONTREFAITES OU QUI EN AUTORISENT
LA REPRODUCTION ET LA PROMOTION

 

défendeurs

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT

 

LE JUGE HARRINGTON

[1]               La seule question en litige dans les présentes requêtes incidentes en jugement sommaire consiste à savoir si l’Aga Khan a donné aux défendeurs son consentement pour publier ses œuvres littéraires, connues sous le nom de farmâns et de talikas. Je conclus que le demandeur n’a jamais consenti à ce que l’on publie des farmâns ou des talikas, encore moins ceux à l’égard desquels il sollicite maintenant une injonction; jugement en faveur du demandeur.

 

[2]               Son Altesse le prince Karim Aga Khan (l’Aga Khan, ou Son Altesse) est le chef spirituel – ou l’imam – des musulmans chiites imamites ismaéliens. On compte environ 15 millions d’ismaéliens dans le monde, qui vivent dans plus de 25 pays, dont le Canada. Ils ont commencé à immigrer ici en 1972, après que les ismaéliens d’origine asiatique furent expulsés de l’Ouganda au cours du règne de terreur d’Idi Amin Dada.

 

[3]               L’Aga Khan a succédé à son grand-père, Sir Sultan Mahomed Shah Aga Khan, et il est devenu le 49e imam héréditaire en 1957. Il est bien connu et respecté partout dans le monde, dans les cercles tant musulmans que non musulmans, pour ses activités philanthropiques, diplomatiques et religieuses. Il est citoyen du Royaume-Uni et résident de la France, qui lui a conféré un passeport diplomatique.

 

[4]               En tant qu’imam des musulmans chiites imamites ismaéliens, l’Aga Khan conseille et oriente l'ensemble de ses fidèles (la jama’at) sur le plan à la fois religieux et temporel. Les farmâns et les talikas sont deux moyens de communication qu’il emploie souvent. Un farmân est une allocution prononcée devant un auditoire; elle est enregistrée et préservée sous forme audio et, souvent, sous forme vidéo. Un talika est un bref message religieux présenté sous forme écrite.

 

[5]               Ces farmâns et ces talikas (appelés ci-après « farmâns ») sont des œuvres littéraires au sens de la Loi sur le droit d’auteur (la Loi). L’Aga Khan a pris des mesures pour faire valoir son droit de propriété et obtenir une injonction permanente et d’autres mesures de réparation en vue d’empêcher les défendeurs de violer ses droits en imprimant et en diffusant un recueil de farmâns intitulé « Farmans 1957-2009 – Golden Edition Kalam-E-Iman-E-Zaman (ce qui veut dire : « Paroles de l’imam du temps »). Cet ouvrage s’accompagne d’un signet audio MP3, dans lequel sont enregistrés 14 extraits sonores de farmâns, lus par l’Aga Khan lui-même.

 

[6]               L’Aga Khan a qualité d'auteur au sens de la Loi. Les défendeurs Najid Tajdin et Alnaz Jiwa reconnaissent que ce dernier est propriétaire des œuvres et que, n’eût été son consentement, ils violeraient son droit d’auteur.

 

[7]               Le consentement est la seule question en litige dans les requêtes incidentes en jugement sommaire dont je suis saisi. Dans leurs défenses, les défendeurs allèguent également que l’Aga Khan n’a pas donné instruction à ses avocats d’engager la présente action. Ils ont toutefois eu la sagesse d’abandonner ce point, du moins pour ce qui intéresse le jugement sommaire.

 

LES PRINCIPES DU JUGEMENT SOMMAIRE

[8]               Le jugement sommaire n’est qu’un moyen parmi d’autres dont dispose la Cour pour contrôler sa propre procédure et gérer avec soin une ressource non renouvelable : le temps passé en salle d’audience. Les principes applicables sont énoncés aux articles 213 et suivants des Règles des Cours fédérales (les Règles). Compte tenu des requêtes incidentes, les deux parties sont tenues d’énoncer des faits précis démontrant l’inexistence d’une véritable question litigieuse. Par ailleurs, si la seule véritable question litigieuse est le montant des dommages-intérêts auxquels a droit le requérant, la Cour peut ordonner l’instruction de cette question ou rendre un jugement sommaire assorti d’un renvoi.

 

[9]               Il existe un très grand nombre d’affaires pertinentes. L’une d’entre elles, presque toujours citée, est la décision qu’a rendue la juge Tremblay-Lamer dans l’affaire Granville Shipping Co. c. Pegasus Lines Ltd. S.A., [1996] 2 C.F. 853, [1996] A.C.F. no 481 (QL). Le critère qui y est énoncé consiste à déterminer si le succès de la demande est tellement douteux que celle-ci ne mérite pas d’être examinée plus avant. S’il existe des questions de fait contestées qui sont pertinentes et dans lesquelles la crédibilité suscite des doutes, il convient de laisser l’affaire suivre son cours. Bien qu’il existe des questions de crédibilité dans les requêtes plaidées devant moi, ces questions ne sont pas, à mon avis, pertinentes.

 

[10]           Dans l’arrêt Premakumaran c. Canada, 2006 CAF 213, [2007] 2 R.C.F. 191, la Cour d’appel fédérale s’est demandée si l’affaire était douteuse au point « de ne pas mériter d’être examinée par le juge des faits lors d’une instruction ultérieure ». La question n’est pas de savoir si le demandeur, ou les défendeurs, selon le cas, n’ont aucune chance d’avoir gain de cause, mais plutôt si l’affaire de l’une ou l’autre des parties n’est manifestement pas fondée.

 

[11]           Je suis convaincu que l’on a satisfait aux critères et qu’il est dans l’intérêt de la justice et de l’économie des ressources judiciaires de trancher la présente action par voie de jugement sommaire. Je déclare que l’Aga Khan n’a jamais donné aux défendeurs la permission de publier quelque farmân que ce soit, encore moins le recueil intitulé Golden Edition.

 

LES FAITS

[12]           Les défendeurs nommés sont des ismaéliens qui prétendent vouer une loyauté absolue envers l’Aga Khan. Ils disent avoir obtenu au moins trois fois son consentement pour publier la Golden Edition, mais vu la dévotion qu’ils ont à son égard il lui suffit de dire qu’il le refuse et ils cesseront et s’abstiendront de le faire. Cependant, ils ont assorti tant de conditions à ce refus que c’est par frustration que la présente poursuite a été engagée. Nous nous trouvons donc maintenant dans le domaine du droit civil, et non pas de la religion. Ils ne peuvent tout simplement pas accepter l’idée que leur imam ne veuille pas qu’ils publient ses farmâns. Cette tâche a été laissée à d’autres.

 

[13]           M. Tajdin est un homme d’affaires, autrefois établi à Montréal, qui vit aujourd’hui au Kenya. M. Jiwa exerce le droit dans la région métropolitaine de Toronto. En 1992, ou avant cette date, M. Tajdin a commencé à recueillir des farmâns de l’Aga Khan, à les publier et à les diffuser à des collectivités ismaéliennes. Plus récemment, il a été assisté dans cette tâche par M. Jiwa.

 

[14]           En décembre 2009, M. Tajdin a publié la Golden Edition. Dans les semaines qui ont suivi, À Londres, Shafik Sachedina, chef du Département des institutions jama’aties depuis 1996, chef du Département des affaires publiques, membre du Réseau Aga Khan de développement et gouverneur de l’Institute of Ismaili Studies (IIS), a appris l’existence de la publication. Sachant que l’Aga Khan n’avait jamais consenti à la publication des farmâns, sauf par l’intermédiaire d’institutions ismaéliennes autorisées, il a ordonné à M. Tajdin de cesser de le faire. Celui-ci a répondu qu’il ne le ferait que si Son Altesse le lui ordonnait en personne.

 

[15]           Au cours des mois qui ont suivi, il est survenu un certain nombre de faits, lesquels ont mené au dépôt de la déclaration de l’Aga Khan, au début du mois d’avril 2010.

 

[16]           La publication de M. Tajdin a suscité une protestation institutionnelle. Cela ne fait que prouver, d’après MM. Tajdin et Jiwa, que des usurpateurs s’opposent à eux. Les deux hommes ont le consentement de l’Aga Khan, et lui seul peut le leur retirer.

 

[17]           M. Tajdin a écrit à l’Aga Khan, et il a reçu une réponse. Les avocats de l’Aga Khan soutiennent que la lettre de M. Tajdin prouve de manière concluante qu’il savait ne pas avoir le consentement de l’Aga Khan pour publier la Golden Edition. La position de M. Tajdin est qu’il ne sollicitait pas l’autorisation de publier l’ouvrage mais plutôt une bénédiction et un consentement à fournir gratuitement la Golden Edition aux collectivités ismaéliennes du monde entier. Il n’est pas nécessaire de se prononcer sur ce point.

 

[18]           Quoi qu’il en soit, la réponse porte la signature de l’Aga Khan. Ce dernier y affirme qu’il considère avec inquiétude l’initiative privée et non autorisée de certaines personnes qui impriment, publient ou diffusent le texte de farmâns qui lui sont attribués. Il ajoute : [traduction] « Il s’agit là d’une violation grave et tout à fait inacceptable du droit et de la responsabilité, établis au fil de nombreux siècles, qu’a l’imam de protéger l’intégrité de ses communications avec la jama’at ». Il a établi un processus pour la publication et la diffusion des farmâns et il s’attend à ce que M. Tajdin [traduction] « et les autres murîds [fidèles] qui travaillent avec vous preniez sans délai toutes les mesures nécessaires pour rappeler et retirer de la circulation votre récente publication et le dispositif MP3 qui l’accompagne, et que vous mettiez fin à leur impression et à leur distribution ».

 

[19]           Selon MM. Tajdin et Jiwa, cette lettre est un faux. Le dossier comporte des preuves d’expert contradictoires.

 

[20]           Le 18 février 2010, une autre lettre, portant censément la signature de l’Aga Khan, a été envoyée à M. Tajdin. Son Altesse dit avoir pris ombrage de l’affirmation de M. Tajdin selon laquelle sa lettre antérieure a été contrefaite par son secrétaire et déclare qu’il n’écrira plus. Il ajoute ceci : [traduction] « Sachez que c’est la dernière que je vous enverrai sur le sujet. S’il est impossible de régler le problème dans le cadre de la relation qu’entretient un murîd avec son imam, je n’aurai pas d’autre choix que de recourir à toutes les mesures dont je dispose pour faire respecter mes droits, ainsi que pour exercer un contrôle réel sur mes communications avec ma jama’at ». Selon MM. Tajdin et Jiwa, cette lettre est, elle aussi, un faux.

 

LA PROCÉDURE JUDICIAIRE

[21]           Après le dépôt de la déclaration en avril 2010, MM. Tajdin et Jiwa, qui ne sont pas représentés par un avocat, ont déposé des défenses distinctes. L’Aga Khan, disent-ils, leur a personnellement donné son consentement et sa bénédiction à l’égard de la publication de farmâns existants et futurs à Montréal, en août 1992, et ce consentement n’a jamais été révoqué. Indépendamment de ce consentement explicite, il a donné son consentement implicite aux défendeurs, ainsi qu’à d’autres, au moins deux fois. L’un de ces consentements implicites est fondé sur une interprétation des changements apportés à la constitution ismaélienne. Si la publication des farmâns était naguère contrôlée, ce n’est plus le cas à présent, et il est donc loisible aux défendeurs de faire ce qu’ils font. L’autre consentement implicite a été signifié dans le cadre d’allocutions prononcées et d’entrevues données par l’Aga Khan au fil des ans et dans lesquelles il déplorait la diffusion irrégulière de ses farmâns.

 

[22]           Si l’Aga Khan est insatisfait de ce qu’ils font, disent-ils, il lui suffit de changer la constitution ou d’émettre simplement un farmân, car un nouveau farmân a pour effet d’avoir priorité sur la constitution. Cependant, il n’est pas loisible aux défendeurs de dicter à l’Aga Khan la voie à suivre. Ce dernier a fait l’essai de la voie religieuse, mais sans succès.

 

[23]           Outre les deux lettres censément signées par l’Aga Khan au cours des mois précédant le début de la présente action, en réponse à la défense selon laquelle l’action avait été engagée par des usurpateurs à son insu et sans son consentement, l’Aga Khan, pendant qu’il se trouvait à Boston, a signé une affirmation solennelle dans laquelle il est expressément dit qu’il a personnellement passé en revue et approuvé le contenu de la déclaration, qu’il a retenu les services du cabinet d’avocats Ogilvy Renault s.r.l. en vue de le représenter dans le cadre de l’action pour violation du droit d’auteur, qu’il n’a jamais consenti à la publication et à la reproduction des œuvres en litige et qu’il a personnellement signé les deux lettres enjoignant à M. Tajdin de mettre fin à la publication non autorisée et de remettre les ouvrages non diffusés. Il a également autorisé le Forum international des leaders ismaéliens à informer sa communauté de l’affaire.

 

[24]           Le jurat est signé par une notaire publique de l’État du Massachusetts, qui déclare que la personne devant elle s’est identifiée au moyen d’un passeport français. La notaire publique et un avocat qui était présent ont tous deux signé des affidavits. Cependant, MM. Tajdin et Jiwa n’ont pas voulu les contre-interroger parce que, disent-ils, ils se sont faits duper par un usurpateur. Cette affirmation fait suite à l’allégation selon laquelle le cabinet Ogilvy Renault n’a pas été autorisé par l’Aga Khan à engager l’action. Il n’existe aucune règle précise de la Cour fédérale sur ce point. Étant donné que l’action a été engagée à Toronto, les avocats du demandeur se sont fondés sur la règle des lacunes et l’article 15.02 des Règles de procédure civile de l’Ontario, selon lequel un défendeur peut demander que l’avocat nommé dans l’acte introductif d’instance remette un avis déclarant qu’il est autorisé à agir. Sauf contestation, la Cour croit un avocat sur parole car le paragraphe 11(3) de la Loi sur les Cours fédérales dit expressément qu’une personne autorisée à exercer à titre d’avocat ou de procureur est fonctionnaire judiciaire de la Cour fédérale.

 

[25]           L’action fait l’objet d’une gestion d’instance, et la protonotaire Tabib a été désignée comme gestionnaire. Cette dernière avait notamment prévu un interrogatoire préalable de l’Aga Khan, au moment qui lui conviendrait lors de son prochain séjour au Canada. Elle avait restreint l’interrogatoire à une quinzaine de minutes, ce qui était plus que suffisant pour traiter des points en litige. Les défendeurs ont dû être fort surpris quand le véritable Aga Khan s’est présenté pour un interrogatoire préalable à Toronto le 15 octobre 2010! Nous reviendrons plus loin sur cet interrogatoire. Toutefois, sa comparution aurait dû régler la question de la falsification.

 

LA LOI

[26]           Le droit d’auteur de l’Aga Khan n’est pas en litige. Le Canada, le Royaume-Uni et la France sont tous parties à la Convention de Berne. En tant que citoyen du Royaume-Uni et résident de la France, l’Aga Khan, en sa qualité d'auteur, peut solliciter la protection de la Loi. Il est reconnu que c’est ici que la Golden Edition a été éditée. Le droit d’auteur n’a été enregistré qu’en juin 2010, mais la date d’enregistrement n’est pas pertinente en l’espèce.

 

[27]           Le fait que les défendeurs aient reproduit les farmâns constitue à première vue une violation au sens de l’article 3 de la Loi. Aux termes de l’article 27 de la Loi, constitue une violation du droit d’auteur l’accomplissement, sans le consentement du titulaire de ce droit, d’un acte qu’en vertu de la Loi seul ce titulaire a la faculté d’accomplir.

 

[28]           Comme je l'ai mentionné plus tôt, la seule question en litige est de savoir si l’Aga Khan a donné ou non son consentement. Même si le paragraphe 13(4) de la Loi prescrit que la cession ou la concession d’un droit doit être rédigée par écrit, une simple autorisation peut être donnée de vive voix, voire implicitement par la conduite de l’auteur.

 

LE FARDEAU DE LA PREUVE

[29]           Dans les requêtes en jugement sommaire, le fardeau de la preuve est un élément clé, en ce sens que les parties sont tenues de présenter leur cause sous son jour le meilleur. Elles ne peuvent pas garder le meilleur pour le procès. S’il n’y a aucune question de crédibilité pertinente et si aucune question de droit nouvelle n’est soulevée (Law Society of Upper Canada c. Ernst & Young (2003), 65 O.R. (3d) 577, 227 D.L.R. (4d) 577)), il est dans l’intérêt de la justice que l’affaire soit réglée sommairement.

 

[30]           De l’avis des défendeurs, il incombe à l’Aga Khan d’établir qu’il n’a pas donné son consentement. Selon moi, il s’agit là d’une grave erreur. Il n’incombe pas à l’auteur de prouver un élément négatif, à savoir qu’il n’a pas donné son consentement. Le consentement est une question de défense et, de ce fait, c’est sur les épaules des défendeurs que le fardeau doit peser. Ce point est également important car les défendeurs disent que la majeure partie de la preuve du demandeur constitue du ouï-dire.

 

[31]           Dans l’arrêt Bishop c. Stevens, [1990] 2 R.C.S. 467, au paragraphe 35, la juge McLachlin, aujourd’hui juge en chef de la Cour suprême du Canada, cite en y souscrivant le passage suivant, extrait de H.G. Fox, The Canadian Law of Copyright and Industrial Designs, 2e éd. (Toronto : Carswell, 1967), à la page 339 :

[traduction] Pour qu’il constitue une violation l’acte reproché doit avoir été fait « sans le consentement du titulaire du droit d’auteur ». Ce consentement peut être présumé dans certaines circonstances. La présomption de consentement doit être claire pour pouvoir servir de moyen de défense et le consentement doit provenir du titulaire du droit précis qui a été violé.

 

 

[32]           Les défendeurs se fondent sur l'arrêt qu’a rendu la Cour d’appel fédérale dans l’affaire Positive Attitude Safety Systems Inc. c. Albian Sands Energy Inc., 2005 CAF 332, [2006] 2 R.C.F. 50, où le juge Pelletier écrit ce qui suit, aux paragraphes 38 et 39 :

Il convient de noter une fois encore que le juge des requêtes était saisi d’une requête en jugement sommaire partiel touchant des questions très précises. Il n’était pas saisi de la question de la violation du droit d’auteur « en général ». Par conséquent, en entreprenant un tel examen, il outrepassait déjà le cadre de la requête sur laquelle il avait à statuer.

 

Cependant, à supposer même que le juge des requêtes ait eu raison d’examiner la question, il reste que la violation du droit d’auteur se définit par l’absence de consentement du titulaire de ce droit :

 

27. (1) Constitue une violation du droit d’auteur l’accomplissement, sans le consentement du titulaire de ce droit, d’un acte qu’en vertu de la présente loi seul ce titulaire a la faculté d’accomplir.

[Non souligné dans l’original.]

27. (1) It is an infringement of copyright for any person to do, without the consent of the owner of the copyright, anything that by this Act only the owner of the copyright has the right to do.

[Emphasis added.]

 

Par conséquent, pour établir la violation du droit d’auteur, il faut prouver l’absence de consentement. Il est donc illogique de conclure qu’il y a eu violation sous réserve de la détermination de l’effet d’une licence supposée. Il se peut qu’une partie ait fait quelque chose qui, selon la Loi sur le droit d’auteur, L.R.C. 1985, ch. C-42, n’est permis qu’au titulaire du droit d’auteur. Mais, avant que cette action puisse être définie comme une violation, le juge doit constater que le titulaire du droit d’auteur n’y a pas donné son consentement.

 

 

[33]           Les défendeurs ont tort de se fonder sur cette affaire. Dans le cadre d’une requête en jugement sommaire, le juge de première instance avait conclu qu’il y avait eu violation, sous réserve de l’octroi, ou non, d’une licence. Comme l’ajoute le juge Pelletier, au paragraphe 40 :

Par conséquent, le juge des requêtes n’était pas en mesure de conclure, ainsi qu’il l’a fait, que les appelants ont violé le droit d’auteur des intimés sous réserve de la détermination de l’effet d’une licence supposée. La violation ne pouvait être établie avant qu’il ne fût répondu à la question du consentement.

 

 

[34]           Cette affaire étaye la thèse selon laquelle on ne peut dissocier la violation du consentement. L’arrêt Bishop c. Stevens, précité, n’a pas été cité et on ne peut imaginer pour un instant que la Cour d’appel fédérale cherchait à s’écarter des enseignements de la Cour suprême du Canada au sujet du fardeau général de la preuve.

 

UNE AFFAIRE DE CONSENTEMENT

A. Le consentement explicite

[35]           Selon M. Tajdin, et tous ceux qui l’ont aidé, qui l’aident et qui l’aideront, l’Aga Khan leur a expressément donné son consentement à publier les farmâns existants et futurs dans le cadre d’une cérémonie tenue à Montréal en 1992.

 

[36]           En juillet 1992, M. Tajdin a appris que l’Aga Khan serait à Montréal le mois suivant. Il venait tout juste de faire imprimer un ouvrage intitulé Kalam-E Imam-E-Zaman-Farmans to the Western World, Volume I. Il a demandé conseil à l’imam avant de le diffuser. Seules 20 p. 100 environ des personnes présentes ont eu la possibilité de rencontrer l’Aga Khan en personne. M. Tajdin n’a pas été choisi, mais son ami Karim Alibhai l’a été. Il a donc remis un exemplaire de l’ouvrage à M. Alibhai et lui a demandé de le présenter à l’Aga Khan et de lui demander conseil.

 

[37]           La présentation d’un fidèle à l’Aga Khan fait partie d’une cérémonie appelée « mehmani ». Habituellement, on présente à l’imam un plat de fruits et de noix en guise d’offrande. Selon M. Alibhai, qui n’a pas été contre-interrogé sur son affidavit, lui-même, son épouse et leur jeune fils ont présenté un plat de fruits et de noix, sur lesquels était déposé l’ouvrage, à l’Aga Khan; celui-ci les a bénis en posant la main droite sur l’épaule de M. Alibhai, sur celle de son épouse et, ensuite, sur celle de son fils.

 

[38]           Après avoir accepté l’offrande, l’Aga Khan a regardé l’ouvrage et a posé la main dessus.

 

[39]           L’échange suivant s’est déroulé en français :

M. Alibhay :

« Mowlana Hazar Imam, que pouvons-nous faire pour l’Imamat? »

 

Aga Khan :

« Continuez ce que vous faites, réussissez ce que vous faites et ensuite nous allons voir ce qu’on peut faire ensemble. »

Mr. Alibhay :

“Mowlana Hazar (our Lord the present) Imam, what else can we do to serve the Imamat?”

 

Aga Khan :

“Continue what you are doing, succeed in what you are doing and then we will see what we can do together.”

 

[40]           L’Aga Khan n’a pas ouvert l’ouvrage, que M. Alibhai conserve depuis ce jour en souvenir de cette occasion.

 

[41]           Il m’est tout à fait impossible de considérer cet échange comme étant un consentement de la part de l’Aga Khan à ce que M. Tajdin et ceux qui peuvent à l’occasion travailler avec lui publient quelque farmân que ce soit. L’interprétation la plus favorable que je puisse faire en faveur des défendeurs est que l’Aga Khan a peut-être laissé entrevoir la tenue de discussions ultérieures mais, selon la prépondérance de la preuve, je conclus que cela n’a pas été le cas. MM. Tajdin et Jiwa tirent de l’échange des choses qui n’y figurent tout simplement pas.

 

[42]           Comme l’ouvrage offert à l’Aga Khan a été présenté comme étant le volume 1, à l’audience, j’ai demandé à M. Tajdin comment l’Aga Khan aurait su que l’ouvrage contenait tous ses farmâns occidentaux, de 1957 à 1981. Par l’épaisseur de l’ouvrage, m’a-t-il répondu. Cependant, nous ne savons rien de la qualité ou de l’épaisseur du papier, ni de la taille des caractères. Les parties n’ont pas déposé l’ouvrage en tant que pièce, car il n’est pas destiné aux non-initiés. Il est donc possible, mais non probable, que l’Aga Khan s’intéressât seulement à l'achèvement de l'édition des farmâns jusqu'en 1991. Comme il est dit dans Fox, il n’y a rien de [traduction] « clair » à ce sujet.

 

[43]           Comme M. Alibhay n’a pas dit quel était le rôle de M. Tajdin, et n’a rien dit à propos du fait qu’il y avait de nombreux exemplaires en stock, on peut aussi déduire aisément qu’il s’agissait là de la collection personnelle de M. Alibhay, et qu’elle n’était pas destinée à être diffusée.

 

[44]           Au dire des défendeurs, il est difficile pour un non-ismaélien de bien saisir la relation qui existe entre l’imam et un murîd. Il n’y a aucun doute dans mon esprit que MM. Tajdin et Jiwa ont une connaissance approfondie de leur foi, mais, si l’on fait abstraction de l’Aga Khan (à qui je reviendrai plus loin), il y a d’autres ismaéliens qui s’opposent à eux, des ismaéliens qui ont occupé des postes bien en vue. À part M. Sachedina, le demandeur se fonde sur l’affidavit d’Aziz Bahloo qui, notamment, a été vice-président du Ismaili Council for Canada entre 1987 et 1993 et président de l'organisme de 1993 à 1999. Ce dernier était présent à une réunion tenue entre MM. Sachedina et Tajdin en 1998, et au cours de laquelle il a été dit que l’Aga Khan n’approuvait ou n’autorisait pas la publication ou la diffusion de recueils de farmâns par M. Tajdin. Aucun ouvrage nouveau n’a été publié avant la Golden Edition.

 

[45]           Comme je l’ai mentionné plus tôt, nous sommes dans le domaine du droit civil, et non de la religion. Aucune preuve d’expert n’a été produite quant à l’importance de gestes cérémoniaux. Compte tenu du sens ordinaire des paroles qui ont  été prononcées dans l’échange entre Son Altesse l’Aga Khan et M. Alibhay, je ne puis tout simplement pas conclure que l’Aga Khan a donné son consentement aux initiatives de M. Tajdin.

 

[46]           De plus, si j’ai tort sur ce point et si un consentement quelconque a été donné, celui-ci ne pourrait s’appliquer qu’à ce volume particulier de farmâns, et non aux farmâns futurs. Dans la décision Slumber-Magic Adjustable Bed Co. c. Sleep-King Adjustable Bed Co. (1984), 3 C.P.R. (3d) 81, [1985] 1 W.W.R. 112, qui étaye également la thèse selon laquelle les défendeurs ont le fardeau d’établir le consentement, la juge McLachlin traite de la prétention des défendeurs selon laquelle ces derniers avaient le droit d’utiliser des documents de promotion, sur la foi d’un consentement donné lors d’une conversation tenue à l’occasion d’un dîner. La juge McLachlin déclare ce qui suit, au paragraphe 18 : [traduction] « [p]our avoir gain de cause à l’égard de cette défense, les défendeurs doivent établir non seulement que M. Barker a consenti à ce qu’on utilise des documents existant à l’époque, mais aussi tous les documents que la demanderesse pourrait créer plus tard ». La juge McLachlin conclut que cela n’a pas été le cas. En l’espèce, il m’est impossible de souscrire au raisonnement tortueux et alambiqué des défendeurs.

 

B. Le premier consentement implicite

[47]           Avant 1986, année où l’Aga Khan a ordonné la création d’une constitution universelle des musulmans chiites imamites ismaéliens, il existait diverses constitutions régionales. Par exemple, la constitution de 1948 de l’Association ismaélienne du continent africain mentionnait expressément ce qui suit :

[traduction] Il incombera à l’Association de consigner, de recueillir et de regrouper les firmâns de l'imam Mowlana Hazar sur tout le territoire du continent africain et elle sera chargée de la totalité de la documentation, des livres, des publications et des manuels scolaires de nature religieuse.

 

 

Selon MM. Tajdin et Jiwa, si cette constitution était toujours en vigueur et s’appliquait au Canada, ils leur serait interdit de faire ce qu’ils font.

 

[48]           Dans la constitution universelle de 1986, à laquelle s’ajoutent des modifications apportées en 1998 et non importantes, un certain nombre d’institutions centrales et nationales ont été créées, et elles jouissent d’une autonomie considérable.

 

[49]           Le paragraphe 8.1 et l’alinéa 8.4d) de cette constitution prévoient ce qui suit :

[traduction

8.1              Un conseil de la tarîqa et de l’éducation religieuse sera créé pour chacun des territoires mentionnés à la partie I de l’annexe IV, sous le nom de « conseil chiite imamite ismaélien de la tarîqa et de l’éducation religieuse » pour le territoire pour lequel il est créé, en vue de la dispensation d’une éducation religieuse à tous les niveaux de la jama’at, de la formation des enseignants religieux et des waezeen, en vue de mener des recherches et de publier des documents, ainsi qu’en vue d’exécuter les fonctions liées à la tarîqa ismaélienne que l'imam Mawlana Hazar jugera nécessaires.

 

8.4              Chaque conseil de la tarîqa et de l’éducation religieuse doit, sous la direction et l’orientation de l'imam Mawlana Hazar :

 

[…]

 

d)                  publier des ouvrages et des documents portant sur les aspects pertinents de l’islam et de la tarîqa ismaélienne;

 

[…]

 

h)                  travailler en collaboration étroite avec l’Institute of Ismaili Studies en vue de favoriser l’empathie et la convergence ou d’autres relations harmonieuses au sein de leurs programmes respectifs, d’élaborer des documents liés à l’éducation et aux ressources humaines et de promouvoir des interactions constructives entre les dimensions religieuses et laïques de l’éducation.

 

[Non souligné dans l’original.]

 

 

[50]           Selon le glossaire annexé à la constitution, le mot « tarîqa » est la translitération d’un mot arabe voulant dire [traduction] « [p]ersuasion, chemin, voie menant à la foi ». Si j’ai bien saisi les nuances des observations des défendeurs, comme les farmâns ne sont pas forcément religieux, mais qu’ils peuvent être de nature temporelle, il s’ensuit que les institutions qui se plaignent de la publication qu’ils ont faite des farmâns n’ont jamais été autorisées au départ à les publier.

 

[51]           À première vue, rien dans la constitution n’empêche ces conseils de publier des farmâns. Il leur est expressément ordonné de promouvoir des interactions constructives entre les éléments religieux et laïcs de l’éducation.

 

[52]           En outre, dans la lettre datée du 24 janvier 2010, laquelle porte la signature de l’Aga Khan, il est précisément mentionné que la responsabilité de la publication des farmâns est confiée aux institutions jama’aties que l’Aga Khan désigne en vertu de la constitution ismaélienne et [traduction] « que j’ai ordonnées pour la gouvernance sociale de ma jama’at à l’échelle mondiale ». [Non souligné dans l’original.]

 

[53]           Le préambule de la modification apportée en 1998 fait état des pleins pouvoirs de gouvernance de l’imam à l’égard de toutes les questions religieuses et jama’aties qui se rapportent aux musulmans ismaéliens. La constitution de 1986 précise ce qui suit :

[traduction] Historiquement, et conformément à la tradition ismaélienne, l’imam du temps se soucie de l’avancement spirituel ainsi que de l’amélioration de la qualité de vie de ses murîds. Le ta’lim de l’imam éclaire la voie des murîds vers la révélation et la vision spirituelles. Sur le plan temporel, l’imam guide les murîds et les incite à exploiter leur plein potentiel.

 

[54]           Même si la constitution était sujette à interprétation, si l’on présume que la lettre du 24 janvier 2010 a été rédigée ou autorisée par l’Aga Khan, tout doute a été dissipé.

 

C. Le second consentement implicite

[55]           Le second consentement implicite, donné non seulement à MM. Tajdin et Jiwa, mais à tous les ismaéliens, repose sur diverses déclarations publiques que Son Altesse a censément faites à quelques reprises. Selon M. Jiwa, l’Aga Khan a déclaré :

[traduction

a)      « Je vous ai remis des farmâns que je vous exhorte à suivre, parce qu’ils sont destinés à mes jama’ats. » (Karachi, novembre 1964);

b)      « Vous vous êtes tournés vers l’imam du temps pour obtenir aide et conseil en toutes matières et, par l’amour et l’affection immenses de votre imam envers ses enfants spirituels, sa nûr [lumière] vous a indiqué à quel endroit et dans quelle direction vous devez vous tourner de façon à obtenir satisfaction, sur le plan spirituel et universel. » (Karachi, décembre 1964);

c)      « La parole de l’imam sur les questions de foi est considérée comme une règle absolue. […] La Communauté suit toujours de très près la pensée personnelle de l’imam. […] Un ismaélien qui n’obéit pas à ma parole en matière de foi ne sera pas excommunié; il sera toujours musulman. Il ne fera tout simplement plus partie de la jama’at (ses fidèles). » (Sunday Times, Londres, décembre 1965);

d)      « J’ai le sentiment de m’être peut-être exprimé à un niveau qu’il est ardu de saisir pour certains d’entre vous. Si c’est le cas, je vous demande simplement d’écouter ce farmân au moment qui vous conviendra et dans la tranquillité, et d’essayer de comprendre ce que je vous ai dit. » (Nairobi, 1981);

e)      « Ce farmân est complexe […] pensez-y, discutez-en avec vos enfants, discutez-en avec vos petits-enfants, s’ils sont assez âgés pour le faire, et préparez-les à voir la voie à suivre, de manière avisée et convenable […]. » (Bombay, 1992);

f)        « Ma jama’at saurait qu’au cours des dernières décennies bien du temps et des efforts ont été consacrés à la conciliation des connaissances que nous avons au sujet de notre propre histoire. Des connaissances qui ont été enfouies par le temps, qui ont peut-être été enfouies à dessein par d’autres, mais qu’il est essentiel de reconstituer et d’utiliser afin de nous informer des pratiques, des croyances et de l’éthique du passé au sein de la jama’at, des conseils que les imams du temps ont prodigués, et de mieux projeter dans l’avenir un certain nombre de décisions importantes. » (Dubaï, 2003).

 

[56]           Je ne peux aucunement admettre que l’Aga Khan envisageait dans ces discours ou ces entretiens que tout un chacun des ismaéliens était autorisé à publier ses farmâns. Si, comme le laissent entendre les défendeurs, les conseils chiites imamites ismaéliens de la tarîqa et de l’éducation religieuse (CIITER) ont échoué à cet égard, c’est là une question qui relève de l’Aga Khan. Ce dernier n’a pas autorisé MM. Tajdin et Jiwa à se substituer à eux.

 

LE MANQUE DE DILIGENCE

[57]           Même si les défendeurs prennent garde de ne pas dire que l’Aga Khan a fait preuve de négligence à l’égard de questions intéressant la jama’at, c'est ce qu'ils allèguent de façon détournée. Ils présupposent que l’Aga Khan était personnellement au courant de leurs activités et qu’en ne faisant rien à cet égard, il y consentait. La preuve est loin de dénoter l’existence d’un manque de diligence. Il y a dans cette affirmation une arrogance éhontée. Pourquoi supposerait-on que l’Aga Khan était personnellement au courant des agissements d’une poignée de ses fidèles? De plus, ce n’est qu’en janvier 2010 que M. Tajdin a écrit à l’Aga Khan pour lui dire exactement ce qu’il faisait. Cette lettre a suscité une très forte réaction, suivie du présent procès. Je le répète, le fardeau pèse sur les épaules des défendeurs, et ils ne sont pas parvenus à s’en décharger.

 

L’INTERROGATOIRE PRÉALABLE

[58]           S’il subsistait un doute quelconque, il aurait été certainement dissipé par l’interrogatoire préalable de l’Aga Khan, qui a eu lieu à Toronto le 15 octobre 2010. La protonotaire Tabib avait ordonné que l’interrogatoire soit d’une durée maximale de quinze minutes, un temps plus que suffisant pour dissiper n’importe quel doute quant aux questions en litige.

 

[59]           Tout d’abord, les défendeurs reconnaissent que c’est le véritable Aga Khan qui a comparu. Il s’agit là d’une preuve positive qu’il a autorisé l’actuelle poursuite et que s’il avait jamais donné son consentement, ce qu’il n’a pas fait, il l’a retiré en engageant la poursuite.

 

[60]           Quelques questions simples auraient pu régler la question du consentement :

a)      Quel souvenir, s’il y en a, l’Aga Khan a-t-il du recueil de farmâns qui lui a été présenté à Montréal en 1992?

b)      A-t-il reçu et lu la lettre datée du 4 janvier 2010 que M. Tajdin lui a envoyée?

c)      A-t-il rédigé, ou approuvé, la lettre datée du 24 janvier 2010 et portant sa signature qui répond à la lettre de M. Tajdin?

d)      Dans le même ordre d’idées, a-t-il rédigé, ou approuvé, la lettre ultérieure qui a été envoyée à M. Tajdin en date du 18 février 2010?

e)      A-t-il comparu devant une notaire publique à Boston et signé une affirmation solennelle niant qu’il eût jamais donné son consentement aux défendeurs et affirmant qu’il avait autorisé ses avocats à engager la présente action?

 

[61]           Les défendeurs s’étaient plaints antérieurement de ne pas avoir pu contre-interroger l’Aga Khan sur son affirmation solennelle parce que celle-ci ne figurait pas directement dans le dossier. Il s’agissait plutôt d’une pièce jointe aux affidavits de l’avocat et de la notaire publique de Boston. Cependant, quand l’Aga Khan s’est présenté à l’interrogatoire préalable, ils faisaient face à une requête en jugement sommaire, et ils étaient tenus de présenter leur cause sous son jour le meilleur. Ils avaient alors le droit de procéder à un contre-interrogatoire.

 

[62]           Lors des plaidoiries qui m’ont été présentées, M. Jiwa a déclaré que même s’il était présent à l’interrogatoire préalable, il ne s’agissait pas du sien. Autrement dit, il a renoncé à cet interrogatoire. Même si apparemment M. Tajdin a effectivement posé quelques questions, il y a eu de nombreuses discussions officieuses, censément à la demande de l’avocat de l’Aga Khan, et les notes sténographiques, est-il dit, sont donc inutiles.

 

[63]           J’estime que la position des défendeurs est tout à fait inacceptable. Ces derniers ne peuvent pas forcer la tenue d’un procès, et accaparer ainsi des ressources judiciaires limitées, en refusant de procéder à un interrogatoire préalable valable. Je signale aussi qu’en vertu des articles 288 et suivants des Règles, l’Aga Khan n’est normalement pas autorisé à se servir de son propre interrogatoire.

 

[64]           Les notes sténographiques ne m’ont pas été soumises. Je puis seulement inférer que les questions appropriées n’ont pas été posées parce que les défendeurs n’auraient pas aimé les réponses. Quoi qu’il en soit, c’est à eux qu’il incombait d’établir le consentement, et ils ne se sont pas déchargés de ce fardeau.

 

[65]           Il est possible de tirer une inférence défavorable lorsqu’un témoin qui, logiquement, aurait dû être appelé ne l’a pas été. Cette inférence est que la preuve serait préjudiciable à la cause de cette partie. Un exemple récent de cela est la décision qu’a rendue la juge Heneghan dans l’affaire South Yukon Forest Corp. c. Canada, 2010 CF 495, 365 F.T.R. 13, aux paragraphes 812 et suivants. Comme elle le mentionne au paragraphe 814 : « Le droit est bien établi : le défaut d’une partie de citer un témoin qui a une connaissance personnelle des faits qu’elle allègue donnera lieu à une inférence défavorable de la partie du juge des faits, à savoir que le “témoignage manquant” serait préjudiciable à la partie qui a omis d’appeler le témoin en question, en l’occurrence la défenderesse. » Des arrêts souvent cités sont Lévesque c. Comeau, [1970] R.C.S. 1010, et Abbott Estate c. Toronto Transportation Commission, [1935] S.C.R. 671.

 

[66]           Au paragraphe 816 de la décision South Yukon, la juge Heneghan cite un extrait de l'arrêt rendu par la Cour d’appel fédérale dans l’affaire Milliken & Co. c. Interface Flooring Systems (Canada) Inc. (2000), 251 N.R. 358, où le juge Rothstein, nommé plus tard à la Cour suprême du Canada, déclare ce qui suit :

[…] Toutefois, même si la présomption pouvait s’appliquer, l’inférence pouvant le plus naturellement être tirée de l’omission de présenter le témoignage de Mme Iles quant à la date de création de l’œuvre est que les appelantes craignaient de la citer comme témoin et que cette crainte établit en quelque sorte que si elle avait été citée, elle aurait mis à jour des faits jouant contre les appelantes. Pour tirer l’inférence défavorable, le juge de première instance a invoqué le passage suivant de Wigmore on Evidence (note de bas de page no 8), qui est instructif, quant à la question sous examen.

 

[Traduction] L’omission de présenter au tribunal une circonstance, un document, ou un témoin, alors que la partie elle-même ou son adversaire allègue que les faits seraient ainsi éclaircis, sert à montrer ce qui est la déduction la plus naturelle que la partie craint de le faire, et cette crainte prouve d’une certaine façon que la circonstance, le document ou le témoin, s’ils avaient été présentés, auraient mis à jour des faits défavorables à la partie. Ces déductions ne peuvent être faites à juste titre qu’à certaines conditions; de plus, il est toujours possible qu’elles s’expliquent par des circonstances qui rendent plus naturelle une autre hypothèse que la crainte de divulgation. Cependant, le bien-fondé de pareille déduction en général n’est pas remis en question.

 

Je crois que cela suffit à repousser toute présomption. L’intimée n’avait pas à soumettre d’éléments de preuve sur ce point.

 

Aux motifs exposés par le juge de première instance pour tirer une inférence défavorable, que j’estime suffisants par eux-mêmes, il convient en outre d’ajouter le fait digne de mention que les appelantes ont refusé de divulguer avant l’instruction la liste de leurs témoins. Comme ces dernières ont plaidé que l’œuvre avait été créée au mois de septembre 1988 et que, dans sa défense, la défenderesse avait requis les appelantes de faire la preuve de leur allégation, il était raisonnable que celle-ci s’attende à que ce les appelantes présentent des éléments de preuve à ce sujet. Vu les circonstances, les appelantes ne sauraient se justifier en faisant valoir que le témoin était également disponible pour l’intimée. Le fait que le témoin se soit trouvé à l’extérieur du ressort de la Cour n’est pas non plus une excuse (Voir Lévesque c. Comeau – note de base de page no 9). 

 

Je ne vois rien d’erroné dans le raisonnement du juge de première instance et dans la conclusion qu’elle a formulée. Elle avait le droit de tirer une inférence défavorable dans ces circonstances, et de conclure que l’œuvre Harmonie avait été créée avant le 8 juin 1988.

 

[67]           La seule inférence que l’on puisse tirer est que ni M. Tajdin ni M. Jiwa n’ont voulu poser les questions qu'il fallait poser à l’Aga Khan, parce qu’ils n’auraient pas aimé les réponses. S’ils avaient posé les bonnes questions, et reçu les réponses qu’ils auraient aimé obtenir, ils auraient eu le droit de soumettre les notes sténographiques à la Cour dans le cadre des requêtes incidentes en jugement sommaire. L’action aurait été rejetée.

 

LES MESURES CORRECTIVES

[68]           Il convient de rejeter les requêtes en jugement sommaire de MM. Tajdin et Jiwa.

 

[69]           Dans sa requête en jugement sommaire, le demandeur, Son Altesse le prince Karim Aga Khan, n’a pas poursuivi certaines des mesures correctives demandées dans sa déclaration en rapport avec la violation du droit d’auteur liée à la reproduction non autorisée des lectures et des œuvres littéraires originales dont il est l’auteur et qui figurent dans l’ouvrage intitulé Farmans 1957-2009 – Golden Edition Kalam-E-Iman-E-Zaman. Comme je l'ai mentionné plus tôt, cet ouvrage s’accompagne d’un signet audio MP3, dans lequel sont enregistrés quatorze extraits sonores de farmâns lus en personne par le demandeur et reproduisant en grande partie une série de 189 farmâns et 77 talikas et messages qu’il a autorisés et prononcés dans divers pays entre 1957 et 2009.

 

[70]           Je déclare qu’il existe un droit d’auteur sur tous les farmâns et talikas du demandeur, qu’ils soient contenus ou non dans la Golden Edition, que le demandeur est le titulaire de ce droit et que les défendeurs l’ont violé. Pour les besoins de la requête en jugement sommaire, le demandeur a décidé de ne pas faire valoir ses droits moraux.

 

[71]           Dans le même ordre d’idées, je n’ai aucune difficulté à décerner une injonction permanente qui interdit aux défendeurs, agissant seuls ou de concert, de violer le droit d’auteur en publiant et en diffusant la Golden Edition.

 

[72]           Pour ce qui est de la remise de tous les exemplaires des documents contrefaits qui se trouvent en la possession ou sous la garde des défendeurs, il a été demandé dans la requête que les documents soient remis à l’Institute of Ismaili Studies, à Londres (R.-U.). Cependant, comme le demandeur, ou la Cour, ignore à quel endroit se trouvent les documents en question, il serait préférable d’ordonner que les exemplaires des documents contrefaits qui sont situés au Royaume-Uni soient remis à l’Institute, à Londres, et que ceux qui se trouvent ailleurs soient remis aux CIITER appropriés qui sont désignés dans la constitution.

 

[73]           Le demandeur a également sollicité une ordonnance de renvoi en vue de la détermination des dommages-intérêts, assortis d’intérêts avant et après jugement, à payer à la Fondation du Réseau Aga Khan de développement (le RAKD) ou à tout autre organisme de bienfaisance que l’Aga Khan pourrait désigner. Dans une requête en jugement sommaire, une partie a le droit de demander un renvoi relatif à des dommages-intérêts, et je rendrai donc une ordonnance en ce sens.

 

[74]           Des intérêts avant et après jugement sont demandés dans la déclaration, ainsi que dans les conclusions relatives à la requête en jugement sommaire. Cependant, les parties n’ont pas expressément traité de ce point dans leurs observations écrites ou orales. Étant donné que la présente cause d’action n’est pas née dans une seule province, et que la demande n’a pas trait à des dommages-intérêts liquidés, les articles 36 et 37 de la Loi sur les Cours fédérales, qui portent sur les intérêts avant et après jugement, s’appliquent. Dans les circonstance, j’estime qu’il est convenable que les intérêts fassent également l’objet du renvoi.

 

[75]           Le demandeur demande que des dépens forfaitaires soient fixés au montant de 30 000 $ et qu’ils soient payables aussi à la Fondation du RAKD ou à un autre organisme de bienfaisance qu’il pourra désigner. Les défendeurs, qui ne sollicitent pas de dépens dans leur propre requête, ont demandé de pouvoir faire des observations sur les dépens s’il était conclu à leur responsabilité. J’y ai souscrit.

 

[76]           Les ordonnances demandées, à savoir que le paiement soit fait à un organisme de bienfaisance, soit directement soit indirectement, seront réglées dans le cadre des observations relatives aux dépens et du renvoi.

 

[77]           Conformément à l’article 394 des Règles des Cours fédérales, j’ordonne au demandeur de préparer pour homologation un projet de jugement conforme aux présentes conclusions, et dont la forme et le contenu seront approuvés par MM. Tajdin et Jiwa ou, si les parties ne parviennent pas à s’entendre, de déposer une requête en jugement conformément à l’article 369 des Règles. Dans l’intervalle, une injonction interlocutoire sera décernée, interdisant aux défendeurs, agissant seul ou par l’intermédiaire de leurs administrateurs, cadres, fonctionnaires, préposés, travailleurs ou représentants, de violer le droit d’auteur que détient le demandeur sur les œuvres littéraires. Plus précisément, il leur sera interdit de commander d’autres exemplaires de l’ouvrage intitulé Farmans 1957-2009 – Golden Edition Kalam-E Iman-E-Zaman et du signet audio MP3 préenregistré qui l’accompagne, ou d’en faire de quelque manière la publication, la reproduction, la vente, la distribution ou la promotion.

 

 

« Sean Harrington »

Juge

 

Ottawa (Ontario)

Le 7 janvier 2011

 

Traduction certifiée conforme

Jacques Deschênes, LL.B.

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        T-514-10

 

INTITULÉ :                                       SON ALTESSE LE PRINCE KARIM AGA KHAN

                                                            c.

                                                            NAGIB TAJDIN, ALNAZ JIWA, JOHN DOE ET DOE CO. ET TOUTES LES AUTRES PERSONNES OU ENTITÉS INCONNUES DU DEMANDEUR QUI REPRODUISENT, PUBLIENT ET PROMEUVENT LES ŒUVRES CONTREFAITES OU QUI EN AUTORISENT LA REPRODUCTION ET LA PROMOTION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 TORONTO (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               LE 7 DÉCEMBRE 2010

 

MOTIFS DU JUGEMENT :            JUGE HARRINGTON

 

DATE DES MOTIFS :                      LE 7 JANVIER 2011

 

 

COMPARUTIONS :

 

Brian Gray

Allyson Whyte-Nowak

 

POUR LE DEMANDEUR

Alnaz Jiwa

POUR LE DÉFENDEUR ALNAZ JIWA

(POUR SON PROPRE COMPTE)

 

Nagib Tajdin

POUR LE DÉFENDEUR NAGID TAJDIN

(POUR SON PROPRE COMPTE)

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Ogilvy Renault s.r.l.

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

Alnaz Jiwa

Stoufville (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR ALNAZ JIWA

(POUR SON PROPRE COMPTE)

 

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