Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20101217

Dossier : IMM-1695-10

Référence : 2010 CF 1305

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 17 décembre 2010

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE NEAR

 

 

ENTRE :

 

NECATI KARAYEL

demandeur

 

et

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire d’une décision datée du 3 mars 2010 par laquelle la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la Commission) a statué que le demandeur n’était ni un réfugié au sens de la Convention ni une personne à protéger en vertu des articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la Loi). La Commission a conclu que le demandeur n’avait pas fourni suffisamment d’éléments de preuve crédibles et dignes de foi au soutien de sa demande.

 

[2]               Pour les motifs qui suivent, la demande est accueillie.

 

I.          Contexte

 

A.        Contexte factuel

 

[3]               Necati Karayel, le demandeur, est un citoyen turc qui demande l’asile au Canada du fait qu’il aurait appuyé certains partis politiques kurdes.

 

[4]               Le demandeur est d’origine ethnique kurde et était propriétaire d’une entreprise de gros de produits alimentaires. Il prétend avoir appuyé activement le parti populaire démocratique (DEHAP), qui, en 2005, est devenu le parti de la société démocratique (DTP). En raison de son engagement politique, le demandeur prétend qu’il a été détenu brièvement par la police turque à plusieurs reprises entre 2002 et 2008.

 

[5]               Dans son Formulaire de renseignements personnels (FRP) il décrit cinq détentions :

[traduction]

1.         En 2002, il a participé à un événement du DEHAP à Ankara et figurait parmi les partisans rassemblés pour détention dans le cadre des mesures de répression prises par le gouvernement turc à l’égard du mouvement politique kurde. Il prétend avoir été détenu pendant deux jours durant lesquels il a été interrogé et battu.

 

[6]               Le demandeur a continué de soutenir la cause kurde, participant à des événements organisés par le DEHAP même s’il n’est jamais devenu membre du parti parce qu’il craignait les incidences défavorables de son association officielle à ce parti sur son entreprise.

[traduction]

2.         Le 21 mars 2005, alors que le demandeur participait aux célébrations du Newroz organisées par le DEHAP, une partie de la foule, où se trouvait le demandeur, s’est fait arrêter par la police. Le demandeur a été détenu jusqu’au jour suivant. Il a été interrogé et battu. Les forces l’ont ensuite libéré tout en l’avertissant de ne plus soutenir le DEHAP à l’avenir.

 

3.         En mars 2006, le demandeur transportait une cargaison de nourriture vers la ville de Dyarbakir situé dans le sud-est. On l’a arrêté à un point de contrôle de sécurité où il a été fouillé. Lorsque les forces de sécurité ont trouvé des cassettes de musique kurde, elles ont commencé à interroger le demandeur pour ensuite le placer sous détention. Il a été détenu pendant 24 heures et, encore une fois, a été interrogé et battu.

 

4.         En mars 2007, le demandeur s’est rendu dans un café avec quelques amis pour parler aux clients du DTP, le parti politique qui a succédé au DEHAP. Les policiers sont entrés dans le café, ont demandé aux clients de s’identifier et ont arrêté le demandeur et ses amis. Cette fois, le demandeur est resté en détention pendant 36 heures, a été interrogé à trois reprises, a été accusé de répandre de la propagande politique séparatiste et a été battu. La police prétendait être au courant des détentions antérieures du demandeur et a menacé sa famille.

 

[7]               Après la détention en mars, le demandeur s’est séparé de son épouse, pensant que sa famille serait plus en sécurité ainsi. Durant cette période, les visites des policiers à son entreprise se sont intensifiées. La situation s’est envenimée à un point tel que le demandeur a décidé de fermer les portes de son entreprise.

[traduction]

5.         Le 1er mai 2008, le demandeur s’est joint à un contingent du DTP pour se rendre à Ankara afin de participer au défilé du 1er mai. La police s’est éventuellement rendue dans la foule pour la disperser en se servant de gaz lacrymogène. Le demandeur a de nouveau été détenu et battu. On lui a dit qu’il serait surveillé partout où il irait en Turquie et que s’il était arrêté à nouveau, il pouvait s’attendre a de pires traitements.

 

[8]               Après cinq détentions, le demandeur a décidé qu’il devait fuir la Turquie. Il a demandé et obtenu un visa de visiteur pour rendre visite à son cousin au Canada. Pour protéger sa famille, il a divorcé de son épouse. Il a attendu que les procédures de divorce soient terminées et s’est organisé pour quitter la Turquie. Le demandeur est arrivé au Canada le 21 juin 2008 et a demandé l’asile cinq jours plus tard.

 

B.                 Décision contestée

 

[9]               La question déterminante pour la Commission était la crédibilité. En raison d’importantes incohérences entre le FRP du demandeur et son témoignage à l’audience, la Commission a conclu que le demandeur n’avait pas fourni suffisamment d’éléments de preuve crédibles et dignes de foi pour appuyer sa crainte de retourner en Turquie. En l’absence d’explications raisonnables quant à ces incohérences, la Commission n’a pas reconnu, selon la prépondérance des probabilités, que le demandeur était susceptible d’être arrêté ou détenu en raison de son soutien à des partis politiques kurdes. Dans ses motifs, la Commission a relevé les incohérences suivantes :

•           Le demandeur a témoigné que la détention la plus récente avait eu lieu en mars 2008. Lorsqu’il a été avisé que le FRP n’en fait aucunement mention, il a dit qu’il s’était trompé et qu’elle avait eu lieu en mai 2008;

 

•           Le demandeur a témoigné que la détention la plus longue a duré 24 heures. Lorsqu’il a été avisé que le FRP fait mention d’une détention de 36 heures, le demandeur a dit qu’il s’agissait d’un malentendu;

 

•           Plus important encore, le demandeur a affirmé durant l’audience qu’il n’a eu aucun problème avec la police entre les détentions de 2007 et de 2008. Or, dans son FRP, il est indiqué que les visites des policiers à son entreprise se sont intensifiées durant cette période. Lorsque le demandeur a été interrogé au sujet de cette incohérence, il a expliqué qu’il voulait dire qu’il n’avait pas été conduit au poste de police;

 

•           Dans son FRP, le demandeur a indiqué avoir fermé son entreprise en mars 2007. Durant l’audience, le demandeur a déclaré qu’il l’avait fermée au cours des mois de mars, avril ou mai 2008;

 

•           Le demandeur a fourni d’autres éléments de preuve incohérents relativement à la séparation et au divorce de son épouse. À l’audience, il a témoigné que lors de la détention de 2008, il habitait avec son épouse, tandis que son FRP indique qu’il s’est séparé de son épouse en 2007. Lorsqu’il a été interrogé au sujet de cette incohérence, il a répondu qu’il n’avait pas compris la question et qu’il s’était séparé d’elle à peine deux mois avant de quitter la Turquie. Après s’être fait poser d’autres questions, il a expliqué qu’il est parti en 2007 et que la confusion était attribuable au fait qu’il ne comprenait pas clairement la distinction entre une séparation officielle et une séparation officieuse;

•           La Commission a demandé au demandeur de fournir un récit détaillé de ce qui s’était passé lorsqu’il était détenu par la police. Le commissaire a expliqué plusieurs fois quel genre de détail il devait fournir, mais il y avait toujours une certaine confusion et le demandeur n’a pas fourni de récit détaillé au sujet de l’arrestation. Le demandeur a toutefois répondu plus adéquatement aux questions lorsqu’il a été interrogé par le conseil. Cependant, compte tenu des préoccupations soulevées antérieurement et de l’incapacité du demandeur de répondre aux questions du commissaire, les préoccupations de la Commission à l’égard du précédent témoignage n’ont pas été atténuées.

 

II.                 Questions en litige

 

[10]           Le demandeur soulève les trois questions suivantes :

a)         En concluant que les éléments de preuve du demandeur n’étaient pas crédibles, la Commission a-t-elle omis de tenir compte d’éléments de preuve corroborants?

b)         La Commission a-t-elle manqué aux principes de justice naturelle ou d’équité procédurale en inférant que l’avocat du demandeur avait manqué à son obligation professionnelle l’obligeant à ne pas discuter du témoignage du demandeur durant une pause sans aviser le demandeur et son avocat de ses préoccupations afin de dissiper les doutes de la Commission?

c)         La conclusion de la Commission selon laquelle le témoignage du demandeur était vague était-elle étayée par la preuve au dossier?

 

[11]           Voici un résumé de ces questions :

a)         La Commission a-t-elle omis de tenir compte de certains éléments de preuve?

b)         Y a-t-il eu manquement aux principes de justice naturelle ou d’équité procédurale?

c)         La conclusion de la Commission au sujet de la crédibilité est-elle raisonnable?

 

III.       Norme de contrôle

 

[12]           Il est bien établi que les décisions de la Commission en matière de crédibilité doivent faire l’objet d’une très grande retenue judiciaire et sont donc susceptibles de contrôle selon la norme de la décision raisonnable (Lawal c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 558, par. 11; Aguebor c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), (1993), 160 N.R. 315, 42 A.C.W.S. (3d) 886, (CAF), par. 4). De même, l’importance accordée à la preuve ainsi que l’interprétation et l’appréciation de la preuve sont susceptibles de contrôle selon la norme de la décision raisonnable (N.O.O. c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 1045, [2009] A.C.F. no 1286, par. 38).

 

[13]           Comme il a été établi dans l’arrêt Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190 et Khosa c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CSC 12; [2009] 1 R.C.S. 339, la norme de la décision raisonnable tient principalement à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel, ainsi qu’à l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit.

 

[14]           Les questions d’équité procédurale doivent être examinées selon la norme de la décision correcte et le décideur n’a donc pas à exercer de retenue judiciaire à l’égard de telles questions (Villanueva c. Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2010 CF 543, par. 16; Hussain c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 334, par. 15).

 

IV.       Argumentation et analyse

 

A.        Défaut de mentionner certains éléments de preuve

 

[15]           Le demandeur soutient que pour arriver à une conclusion défavorable quant à sa crédibilité, la Commission n’a pas pris en compte la preuve corroborante qu’il a produite. Le demandeur a présenté plusieurs éléments de preuve qui n’ont pas été mentionnés dans les motifs de la Commission, comme une lettre du DTP confirmant que le demandeur avait participé aux événements et qu’il avait été détenu par la police en raison de sa participation; un document du DTP indiquant que le demandeur était un observateur durant les 22es élections législatives; et une lettre de l’épouse du demandeur dans laquelle elle affirme que la police recherche toujours le demandeur et qu’elle fait des visites à l’occasion à la maison familiale.

 

[16]           Le demandeur cite la décision Cepeda-Gutierrez c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), (1998), 157 F.T.R. 35, 83 A.C.W.S. (3d) 264, pour appuyer la proposition selon laquelle la Commission a commis une erreur susceptible de révision en ne reconnaissant pas au moins que l’existence de certains éléments de preuve contredisent la conclusion qu’elle a tirée au sujet de sa crédibilité. Cepeda est une décision clé souvent citée dans le cadre d’un contrôle judiciaire lorsque la Commission a tiré une conclusion qui diffère de l’information contenue dans un élément de preuve produit par le demandeur. Dans ce contexte particulier, il est important de se rappeler que le principe général qui se dégage de l’évolution de la décision Cepeda, qui est devenue une référence d’application générale en matière de preuve documentaire, est que plus la valeur probante d’une preuve est importante, plus la Cour sera susceptible de conclure que la Commission a commis une erreur en ne tenant pas compte de cette preuve (Ozdemir c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2001 CAF 331, 282 NR 394, par. 9).

 

[17]           La Commission a le droit d’apprécier la preuve comme elle l’entend. Toutefois, le demandeur doit être assuré, à la lecture de la décision, que la preuve a été examinée. Rien dans la présente décision ne démontre que le commissaire a apprécié la preuve – il aurait pu simplement expliquer en une seule phrase qu’il n’y accorde aucun poids (Mladenov c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), 74 FTR 161, 46 ACWS (3d) 302, par. 10). Cela est regrettable.

 

[18]           La Commission a tiré la conclusion portant que le demandeur n’avait pas fait l’objet d’une arrestation ou d’une détention. Cette conclusion est contredite expressément par la preuve qui n’a pas été mentionnée. Cette preuve est pertinente, est directement liée à la requête du demandeur et corrobore son témoignage. À mon avis, la preuve qui n’a pas été mentionnée est d’une telle importance que le défaut par la Commission d’en tenir compte dans ses motifs justifie l’intervention de la Cour. La décision de la Commission doit donc être annulée.

 

B.         Absence de manquement à l’équité procédurale

 

[19]           Le commissaire s’est exprimé comme suit au paragraphe 9 de ses motifs :

À la reprise de l’audience après la pause du matin, le conseil a interrogé le demandeur d’asile. Durant cet interrogatoire, le demandeur d’asile a fourni des détails au sujet de l’arrestation. Compte tenu des préoccupations soulevées et du moment où cet élément de preuve a été présenté, soit après une pause de quinze minutes, au cours de laquelle la teneur des conversations que le demandeur d’asile a pu avoir ne m’a pas été dévoilée, j’estime que cela n’atténue pas mes préoccupations.

 

[20]           Le demandeur soutient que dans cet extrait, la Commission accuse de manière voilée l’avocat d’avoir conseillé le demandeur durant la pause, contrevenant ainsi au Code de déontologie du Barreau.

 

[21]           Puisque j’ai conclu que la décision doit être annulée en raison d’éléments de preuve dont il n’a pas été tenu compte, il n’est pas nécessaire que je me prononce sur cette question. Je dirais, cependant, que les mots employés par le commissaire sont décevants. L’extrait pertinent aurait été inoffensif en l’absence du commentaire en incise : « au cours de laquelle la teneur des conversations que le demandeur d’asile a pu avoir ne m’a pas été dévoilée ». Bien que le commissaire n’ait pas visé directement l’avocat, il s’agit d’une inférence logique, ce qui constitue un commentaire inapproprié. Les avocats inscrits au Barreau de l’Ontario sont tenus de respecter le Code de déontologie du Barreau et rien ne permet de suggérer de manière anodine et inoffensive qu’ils prennent cette obligation à la légère.

 

V.        Conclusion

 

[22]           Aucune question à certifier n’a été proposée et l’affaire n’en soulève aucune.

 

[23]           La demande présentée par le demandeur ne porte sur aucune autre question que nous n’avons pas abordée en l’espèce, mais compte tenu des conclusions qui précèdent, la présente demande de contrôle judiciaire est accueillie. L’affaire est renvoyée à un tribunal différemment constitué pour nouvel examen.


JUGEMENT

 

LA COUR ORDONNE que la présente demande de contrôle judiciaire soit accueillie.

 

 

« D. G. Near »

Juge

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Mélanie Lefebvre, LL.B.

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                                    IMM-1695-10

 

INTITULÉ :                                                   KARAYEL c. MCI

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                             Toronto

 

DATE DE L’AUDIENCE :                           Le 9 novembre 2010

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                                          LE JUGE NEAR

 

DATE DES MOTIFS :                                  Le 17 décembre 2010

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Douglas Lehrer

 

 

POUR LE DEMANDEUR

Veronica Cham

 

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Douglas Lehrer

VanderVennen Lehrer

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

Myles J. Kirvan

Sous-procureur général du Canada

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.