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Cour fédérale

 

Federal Court


 

Date : 20101213

Dossier : IMM-1798-10

Référence : 2010 CF 1281

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Toronto (Ontario), le 13 décembre 2010

En présence de monsieur le juge Crampton

 

 

ENTRE :

IVANA CERVENAKOVA

SARKA CERVENAKOVA,

ANDREA CERVENAKOVA

 

demanderesses

et

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Les demanderesses sont des citoyennes de la République tchèque, d’origine ethnique rome. Elles sollicitent l’annulation d’une décision de la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié par laquelle leurs demandes d’asiles ont été rejetées.

 

[2]               Les raisons qu’elles invoquent à l’appui de leur demande d’annulation de la décision de la Commission sont les suivantes :

 

                                                               i.      Des propos tenus par le ministre de la Citoyenneté, de l’Immigration et du Multiculturalisme au cours de la période d’avril 2009 à août 2009 suscitent une crainte raisonnable que la Commission a fait preuve de partialité relativement à leurs demandes d’asile.

 

                                                             ii.      La Commission a commis une erreur en ne procédant pas à une analyse appropriée au regard de l’article 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la LIPR).

 

                                                            iii.      La Commission a commis une erreur en interprétant des éléments de preuve de manière erronée ou en n’en tenant pas compte, et en appréciant de manière déraisonnable la preuve dans son ensemble.

 

                                                           iv.      La Commission a commis une erreur en ne considérant pas la question de savoir si les divers incidents de discrimination que les demanderesses ou des personnes dans des situations similaires ont vécu étaient cumulativement assimilables à de la persécution.

 

[3]               Pour les motifs exposés ci-dessous, la demande sera rejetée.

 

I.          Le contexte

 

[4]               La demanderesse principale et ses filles, Andrea et Sarka, sont arrivées au Canada le 1er décembre 2007 et ont demandé l’asile environ deux semaines plus tard.

 

[5]               La demanderesse principale allègue qu’elle‑même et ses deux filles faisaient l’objet de persécutions en République tchèque en raison de leur origine ethnique rome. Elle soutient que, lorsqu’elle était enfant, les autres enfants et les enseignants la narguaient, qu’on l’avait mise dans une école de qualité inférieure et qu’une fois on l’avait été attachée à un arbre. Lorsqu’elle a eu des enfants et qu’elle a dû les amener chez le médecin, on l’a fait attendre dans le corridor plutôt que dans la salle d’attente. Sa fille la plus âgée, Andrea, a été envoyée à une école de qualité inférieure et a été contrainte de quitter son école secondaire à cause de mauvais traitements à caractère raciste.

 

[6]               La demanderesse principale allègue en outre que sa plus jeune fille, Sarka, a contracté à l’âge de deux ans une forme de méningite. La médecin chez qui elle l’a alors amenée ne l’a pas soignée convenablement et, en conséquence, Sarka est désormais sourde. La demanderesse principale déclare avoir voulu intenter une poursuite contre la médecin, mais que personne ne voulait la poursuivre.

 

[7]               La demanderesse principale allègue aussi que, à au moins deux occasions, Sarka a été battue par son professeur dans une école pour les personnes malentendantes. Elle déclare avoir rapporté ces incidents au directeur, mais que rien n’a été fait pour régler le problème.

 

[8]               La demanderesse principale allègue également avoir eu un voisin raciste qui donnait très souvent des coups de pied dans sa porte, la menaçait, battait ses filles et crachait sur elles. De plus, elle déclare que son gérant d’immeubles a exhibé ses organes génitaux à Andrea.

 

[9]               Elle soutient avoir déménagé avec ses filles dans une ville plus grande pour échapper à la persécution, mais avoir continué à faire face aux mêmes problèmes. Elle allègue également qu’on lui lançait souvent, ainsi qu’à ses voisins roms, des œufs, de la viande, des os ou des ballons d’eau.

 

II.        La décision faisant l’objet du contrôle

[10]           Après avoir résumé les allégations des demanderesses et accepté leurs identités, la Commission s’est penchée sur la crédibilité de la demanderesse principale. Elle a d’abord noté que « [p]endant toute la durée de l’audience, des divergences importantes entre les éléments de preuve présentés par la demandeure d’asile ressortaient manifestement lorsque son témoignage de vive voix était comparé au formulaire de renseignements personnels (FRP) et aux autres documents disponibles ». La Commission a par la suite donné des exemples.

 

[11]           La Commission a noté que la demanderesse principale avait déclaré, dans son témoignage de vive voix, que son ancien époux, également d’origine ethnique rome, avait été attaqué et blessé en sa présence dans le métro par des racistes en 1997. Cependant, cet incident, qui avait constitué l’une des principales raisons pour lesquelles elle et son ancien époux avaient demandé l’asile au Royaume‑Uni, n’était pas mentionné dans son FRP.

 

[12]           La Commission a ensuite observé que, dans son FRP et dans son témoignage de vive voix, la demanderesse principale avait déclaré que le docteur qui avait initialement traité Sarka pour la méningite était une femme dont le fils était un skinhead. Cependant, au moment de demander l’asile, elle a déclaré que le docteur était un homme dont le frère était un skinhead. Pour expliquer cette incohérence, la demanderesse principale a simplement déclaré avoir voulu dire que le docteur était une femme.

 

[13]           La Commission a également noté que la demanderesse principale avait déclaré dans son témoignage de vive voix que, après avoir appris que Sarka avait été battue par son professeur, elle avait averti le directeur de l’école et avait fait une plainte à ce sujet à la police, laquelle n’a rien fait parce qu’il n’y avait pas de témoin. Cependant, dans son FRP, la demanderesse n’a nullement mentionné avoir fait cette plainte à la police. La Commission n’a pas été convaincue par l’explication de la demanderesse selon laquelle « elle avait oublié de nombreuses choses au moment de remplir le FRP », particulièrement vu qu’elle avait modifié d’autres parties de son FRP.

 

[14]           En plus de ce qui précède, la Commission a souligné que la demanderesse principale, dans son témoignage de vive voix, avait parlé d’un voisin raciste qui donnait très souvent des coups de pied dans sa porte, faisait des menaces racistes, battait ses enfants et faisait d’autres mauvaises choses. La Commission a noté la déclaration de la demanderesse selon laquelle la police ne répondait pas à ses appels téléphoniques, sauf une fois où les agents de police ont finalement parlé et ri avec le voisin raciste et n’ont ensuite rien fait. Cependant, il n’en a pas non plus été fait mention dans son FRP.

 

[15]           La Commission a noté en outre la déclaration de la demanderesse principale selon laquelle son ancien époux ne versait pas la pension alimentaire pour enfant. La police a refusé d’intervenir lorsque la demanderesse a communiqué avec elle à ce sujet. Cependant, de même que pour les autres questions mentionnées ci‑dessus, il n’en a nullement été question dans son FRP.

 

[16]           Sur le fondement de ce qui précède, la Commission a conclu au manque général de crédibilité de la demanderesse principale. Elle a déclaré ne pas croire, selon la prépondérance de la preuve, que les faits importants qui, selon la demanderesse principale, seraient arrivés à elle ainsi qu’à ses enfants, s’étaient réellement produits.

 

[17]           Malgré cette conclusion, la Commission a procédé à l’examen quant à savoir si les demanderesses avaient réfuté la présomption de la protection de l’État. Après avoir examiné la preuve, elle a conclu qu’elles n’avaient pas réfuté cette présomption. Elle a en conséquence rejeté leurs allégations au regard de l’article 96 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (la LIPR). Après avoir noté qu’aucune autre preuve ne démontrait que les demanderesses seraient exposées aux risques de préjudice énoncés à l’article 97, elle a rejeté ces allégations également.

 

III.       Les questions préliminaires

[18]           Au début de l’audience que j’ai présidée en l’espèce, l’avocat des demanderesses a fait référence au livre intitulé Halsbury’s Laws of Canada – Civil Procedure et a déclaré que, par courtoisie, il devait me donner la possibilité de me récuser dans la présente affaire avant d’avoir entendu les observations orales des parties.

 

[19]           En résumé, il a fait valoir que les demanderesses avaient l’impression que j’étais prédisposé à rejeter la demande parce que (i) j’ai rejeté la demande de contrôle judiciaire dans Dunova c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 438, et que (ii) j’ai rejeté, le mois dernier, la demande d’autorisation et de contrôle judiciaire dans Cervanak c. Canada (Minister of Citizenship and Immigration), IMM‑4574‑10. Ces deux affaires portaient sur des allégations de partialité similaires à celles qui sont soulevées en l’espèce.

 

[20]           L’avocat des demanderesses a formulé une réserve particulière en ce qui a trait à mon rejet d’une demande d’autorisation et de contrôle judiciaire dans Cervanak, précitée. Il a affirmé que 51 des 54 paragraphes du mémoire soumis en l’espèce pour le compte des demanderesses sont presque identiques aux paragraphes correspondants du mémoire qu’il avait préparé pour le compte des demandeurs dans Cervanak, précitée. Il a déclaré ne pas croire qu’il avait [traduction] « une chance de gagner » dans la présente instance, étant donné ma conclusion dans Cervanak selon laquelle ses arguments ne satisfaisaient même pas au critère pour accorder l’autorisation. Il a ajouté que la question qu’il soulève relativement à la partialité de la Commission en l’espèce est le [traduction] « meilleur argument » des demanderesses.

 

[21]           Il y a une grande différence entre être partial et exercer, même de façon cohérente, ses responsabilités judiciaires en se fondant sur son interprétation de la loi.

 

[22]           La formulation classique du critère applicable en matière de partialité a été donnée par le juge de Grandpré dans Committee for Justice and Liberty c. L’Office national de l’énergie, [1978] 1 R.C.S. 369, à la page 394, lorsqu’il a remarqué que « la crainte de partialité doit être raisonnable et le fait d’une personne sensée et raisonnable qui se poserait elle-même la question et prendrait les renseignements nécessaires à ce sujet ». Il a ajouté que le « critère consiste à se demander “à quelle conclusion en arriverait une personne bien renseignée qui étudierait la question en profondeur, de façon réaliste et pratique […] ».

 

[23]           Dans Bande indienne Wewaykum c. Canada, [2003] 2 R.C.S. 259, au paragraphe 76, la Cour suprême a confirmé le critère rigoureux auquel il doit être satisfait en cas d’allégation de partialité, lorsqu’elle a noté que « la norme exige une crainte de partialité fondée sur des motifs sérieux, vu la forte présomption d’impartialité dont jouissent les tribunaux ». La Cour suprême a ensuite cité avec approbation l’observation du juge de Grandpré dans Committee for Justice and Liberty, précité, à la page 395, que « [l]es motifs de crainte doivent être sérieux et je […] refuse d’admettre que le critère doit être celui d’“une personne de nature scrupuleuse ou tatillonne” ».

 

[24]           Dans Geza c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CAF 124, aux paragraphes 52 et 53, il a été statué que l’approche décrite ci-dessus s’appliquait aux décisions de la Commission sur les demandes d’asile vu son indépendance, ses procédures et ses fonctions décisionnelles ainsi que le fait que ses décisions touchent les droits des demandeurs garantis par la Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R.-U.), 1982, ch. 11.

 

[25]           Comme l’avocat des demanderesses l’a concédé, les allégations de partialité qui ont été faites dans Dunova étaient fondées sur des faits et des éléments de preuve qui étaient très différents à divers égards de ceux présentés en l’espèce. D’autres avocats et un type différent de décideur, soit un agent d’examen des risques avant renvoi – plutôt que la Commission – ont participé à l’affaire Dunova. Dans ces circonstances, je ne crois pas qu’une personne bien renseignée qui étudierait la question en profondeur, de façon réaliste et pratique, arriverait à la conclusion que je suis prédisposé à parvenir en l’espèce à la même conclusion que celle à laquelle je suis parvenu dans Dunova et encore moins que je suis partial simplement du fait que j’ai rejeté l’allégation de partialité qui était soulevée dans Dunova et qui est de nouveau soulevée en l’espèce.

 

[26]           En ce qui concerne Cervanak, précitée, les similarités entre, d’une part, les faits et les allégations de cette affaire et, d’autre part, ceux qui ont été présentés en l’espèce sont plus importantes que ce n’était le cas entre Dunova et la présente affaire. Néanmoins, j’ai de nouveau conclu qu’une personne bien renseignée qui étudierait la question en profondeur, de façon réaliste et pratique, et qui prendrait connaissance de la façon dont j’ai traité les demandes dans Cervanak et Dunova, n’arriverait pas à la conclusion que je suis partial à l’encontre des demanderesses en l’espèce.

 

[27]           Je reconnais qu’une personne raisonnable et bien informée pourrait conclure qu’il est probable qu’un décideur qui doit rendre une décision dans une affaire qui est très similaire à une affaire qu’il a récemment considérée approcherait les questions en litige dans les deux affaires d’une façon semblable. En l’absence de tout fait, élément de preuve ou nouvel argument susceptible de constituer un fondement pour distinguer deux affaires, une telle personne pourrait raisonnablement croire qu’il serait probable que le décideur parvienne à des conclusions dans la deuxième affaire qui seraient semblables à celles auxquelles il était parvenu dans la première affaire. Cependant, croire qu’il est probable qu’un décideur approche des questions similaires d’une manière cohérente est très différent de craindre, pour des motifs sérieux, qu’un décideur est ou pourrait être partial.

 

[28]           Il serait entièrement raisonnable de la part du public de s’attendre à ce qu’un décideur approche et tranche de la même manière des faits, des éléments de preuve et des arguments très similaires. En effet, le principe de la courtoisie judiciaire favorise la cohérence entre juges dans de telles circonstances. Ce principe signifie « qu’une décision essentiellement semblable qui est rendue par un juge de notre Cour devrait être adoptée dans l’intérêt de favoriser la certitude du droit » (Almrei c. Canada (Citoyenneté Immigration), 2007 CF 1025, au paragraphe 61). Ce principe est pertinent en l’espèce non seulement à cause de mes décisions antérieures dans Dunova, précitée, et Cervanak, précitée, mais aussi à cause de la décision plus récente du juge Zinn dans Gabor c. Canada (Minister of Citizenship and Immigration), 2010 FC 1162, dans laquelle il a rejeté une allégation de partialité très similaire.

 

[29]           Cela dit, il existe des exceptions au principe de la courtoisie judiciaire, qui reconnaissent qu’il peut être opportun de ne pas suivre une décision antérieure (i) lorsque les faits, les éléments de preuve et les questions à trancher étaient différents dans la décision antérieure, (ii) lorsque la loi ou la jurisprudence pertinente n’a pas été examinée dans la décision antérieure ou bien (iii) si le fait de suivre la décision antérieure créerait une injustice (Almrei, au paragraphe 62). L’objet de mon analyse ci‑dessous portera sur la question de savoir s’il existe des éléments de preuve ou un fondement factuel ou juridique pour parvenir, dans la présente affaire, à une conclusion différente des conclusions que j’ai tirées relativement à la question de la partialité soulevée dans Dunova, précitée, et dans Cervanak, précitée, et de celle tirée par le juge Zinn dans Gabor, précitée.

 

[30]           Les affaires invoquées par les demanderesses se distinguent de l’espèce. En résumé, Mitsui & Co. (Point Aconi) Ltd. c. Jones Power Co., 2001 NSCA 112, et R. c. Bertram, [1989] O.J. No. 2123 (S. Ct.), concernaient des remarques antérieures inappropriées faites par le juge de première instance relativement à l’affaire même sur laquelle il devait statuer. Ces remarques donnaient à penser que le juge s’était déjà fait une idée sur une question litigieuse importante. L’affaire R. c. Yalahow, [1998] N.W.T.J. No. 67 (S. Ct.), concernait la contestation d’un mandat devant le même juge qui avait décerné le mandat. L’affaire Children’s Aid Society of Halifax c. M.B., [1988] N.S.J. No. 539 (Fam. Ct.), concernait une audience en matière de protection de l’enfance, qui portait sur le deuxième enfant d’un père au sujet duquel le juge avait auparavant tiré des conclusions de portée générale très défavorables relativement à sa crédibilité dans des procédures concernant son premier enfant. Dans R. c. Bird, [1997] O.J. No. 2074 (Gen. Div.), le juge McIsaac a décidé de prendre [traduction] « le grand chemin » et de se retirer comme juge du procès, après avoir rejeté la demande de récusation judiciaire. Cependant, le juge dans cette affaire avait fait des déclarations qui, alléguait-on, donnaient à penser qu’il avait tiré à l’avance des conclusions défavorables relativement au caractère de l’accusé et à la preuve préliminaire.

 

[31]           Les demanderesses ont invoqué également deux autres arrêts dans lesquels une allégation de partialité visant un juge a été rejetée. Dans Arsenault-Cameron c. Île-du-Prince Édouard, [1999] 3 R.C.S. 851, au paragraphe 5, le juge Bastarache a observé que « la partialité est un “un état d’esprit ou une attitude [. . .] vis-à-vis des points en litige et des parties dans une instance donnée”, une véritable prédisposition à privilégier un résultat particulier. Pour réussir, il faudrait que le requérant prouve que des déclarations fautives ou inappropriées permettent d’établir l’existence d’un état d’esprit qui influe sur le jugement. » [Non souligné dans l’original.] Il a ensuite conclu qu’aucun des éléments de preuve présentés n’établissait que les croyances ou les opinions qu’il avait exprimées, que ce soit comme avocat, professeur de droit ou à un autre titre, ne l’empêcheraient de rendre une décision fondée sur la preuve dans l’affaire dont il était saisi. À mon avis, ces remarques et ces conclusions s’appliquent en l’espèce, particulièrement du fait que la seule raison invoquée par les demanderesses pour étayer leur crainte de partialité est que je n’ai pas accepté des arguments similaires présentés dans d’autres affaires.

 

[32]           Cela m’amène au dernier arrêt invoqué par les demanderesses relativement à la présente question. Dans Ahani c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (2000), 7 Imm. L.R. (3d) 1, au paragraphe 7 (C.A.F.), la Cour d’appel fédérale a cité avec approbation le passage suivant de l’arrêt Arthur c. Canada, [1993] 1 C.F. 94, page 105 :

L’énoncé le plus juste de la règle de droit paraîtrait donc être le suivant : le seul fait qu’une seconde audience soit tenue devant le même arbitre, sans plus, ne suscite pas de crainte raisonnable de partialité; toutefois, d’autres facteurs qui témoignent d’un parti pris de l’arbitre à l’égard de la question à résoudre à la seconde audience pourront susciter une telle crainte.

 

[33]           Les demanderesses font valoir qu’il existe en l’espèce de tels « autres facteurs ». Je ne suis pas d’accord. Le simple fait que j’ai rendu des décisions défavorables relativement à une question similaire, dans deux affaires antérieures différentes, en me fondant sur les faits, les éléments de preuve et les arguments présentés dans ces affaires, ne suffit pas à justifier la conclusion que de tels « autres facteurs » existent. Je répète que le simple fait que j’ai rejeté des arguments similaires dans deux affaires antérieures qui concernaient des demandeurs différents ne permet pas de conclure qu’une personne bien renseignée qui étudierait la question en profondeur, de façon réaliste et pratique, estimerait que je suis partial en ce qui a trait à la question relative à la partialité de la Commission que les demanderesses ont soulevée en l’espèce.

 

[34]           Pour établir l’existence de [traduction] « motifs sérieux » relativement à une crainte raisonnable de partialité, il faut en faire davantage et démontrer qu’un juge « a été influencé par une considération extrinsèque ou injustifiée » (Geza, précité, au paragraphe 57), qu’il a fait « des déclarations […] inappropriées [qui] permettent d’établir l’existence d’un état d’esprit qui influe sur le jugement » (Arsenault-Cameron, précité) ou qu’il a préjugé d’une ou de plusieurs questions importantes.

 

IV.       La norme de contrôle

 

[35]           La question litigieuse soulevée par les demanderesses – soit la question de savoir si la décision de la Commission a été prise en violation de l’obligation d’équité, y compris en ce qui a trait à l’exigence d’impartialité – est susceptible de contrôle selon la norme de la décision correcte (Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190, aux paragraphes 55 et 90; Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Khosa, 2009 CSC 12, [2009] 1 R.C.S. 339, au paragraphe 42; Geza, précité, au paragraphe 44).

 

[36]            Les autres questions litigieuses soulevées par les demanderesses sont susceptibles de contrôle selon la norme de la raisonnabilité (Dunsmuir, précité, aux paragraphes 51 à 55; Khosa, précité, au paragraphe 45; Velez c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 923, au paragraphe 23).

 

[37]           Dans Khosa, au paragraphe 59, le juge Ian Binnie a expliqué la raisonnabilité dans les termes suivants :

 

Lorsque la norme de la raisonnabilité s’applique, elle commande la déférence. Les cours de révision ne peuvent substituer la solution qu’elles jugent elles‑mêmes appropriée à celle qui a été retenue, mais doivent plutôt déterminer si celle‑ci fait partie des « issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Dunsmuir, par. 47). Il peut exister plus d’une issue raisonnable. Néanmoins, si le processus et l’issue en cause cadrent bien avec les principes de justification, de transparence et d’intelligibilité, la cour de révision ne peut y substituer l’issue qui serait à son avis préférable. 

 

V.        Analyse

A. Les propos tenus par le ministre suscitent-ils une crainte raisonnable de partialité?

 

[38]           Les demanderesses font valoir qu’ils ont une crainte raisonnable que la Commission est partiale à l’égard des demandeurs d’asile provenant de la République tchèque qui sont d’origine ethnique rome. Ils fondent leur allégation sur :

 

                                                               i.      des propos qui auraient été tenus et des mesures qui auraient été prises par le ministre de la Citoyenneté, de l’Immigration et du Multiculturalisme;

 

                                                             ii.      leur avis selon lequel la Commission a récemment fait preuve de partialité à l’encontre des Roms et qu’il a été porté atteinte à son indépendance;

 

                                                            iii.      le fait que le nombre des demandes d’asile qui sont accordées aux personnes provenant de la République tchèque aurait diminué de plus de 90 % à 0 % après que le ministre a tenu les propos en question;

 

                                                           iv.      la corruption alléguée des commissaires.

 

[39]           Le défendeur a fait valoir que les demanderesses étaient tenues de soulever leurs allégations de partialité à la première occasion (Geza, précité, au paragraphe 66). Le défendeur a noté que, comme les propos du ministre sur lesquels reposent les allégations de partialité des demanderesses ont été rapportés entre avril 2009 et août 2009, les demanderesses auraient dû soulever leurs réserves touchant à la partialité lors de l’audience tenue par la Commission sur la présente affaire le 5 janvier 2010. En l’absence de toute preuve selon laquelle les demanderesses étaient au courant des propos en question, je ne suis pas convaincu que les demanderesses étaient en position de soulever leurs allégations de partialité au moment de leur audition par la Commission.

 

(1) Les propos qui auraient été tenus par le ministre et les mesures qu’il aurait prises

 

[40]           Les demanderesses soutiennent que plus d’une douzaine de remarques qui auraient été faites par le ministre entre avril et août 2009, ainsi que l’annonce, à la mi-juillet 2009, de l’obligation pour les ressortissants de la République tchèque d’obtenir un visa, démontrent que le ministre avait une stratégie pour réduire le nombre de décisions favorables à l’égard des demandeurs d’asile roms provenant de la République tchèque. Les demanderesses affirment que cette stratégie prétendue est similaire à la stratégie dont l’existence a été reconnue dans Geza, précité. Elles ajoutent que cette stratégie distingue la présente affaire de l’affaire Dunova, précitée, dans laquelle j’ai conclu que des remarques qui auraient été faites par le ministre et sur lesquelles reposait l’allégation de partialité dans cette affaire « semblent avoir été faites spontanément et non relativement à une stratégie quelconque ou dans le cadre d’une telle stratégie » (Dunova, précitée, au paragraphe 58).

 

[41]           Dans Geza, précité, le facteur clé qui a amené la Cour d’appel fédérale à accepter les allégations des demandeurs sur la question de la partialité était que M. Bubrin, l’un des deux commissaires de la formation de la Commission dans cette affaire, avait joué un rôle de premier plan dans la mise au point de la « stratégie relative aux causes types » de la Commission. Après avoir noté qu’il était « particulièrement malheureux » que M. Bubrin ait participé à la formation et que cela avait « créé un lien entre la résolution des demandes des appelants et les activités de la direction de la Commission », la Cour d’appel fédérale a conclu ce qui suit :

 

En résumé, compte tenu du degré élevé d’impartialité dont la Commission doit faire preuve lorsqu’elle rend une décision, une personne raisonnable aurait très bien pu conclure, sur la foi de ce qui précède, que la formation qui a entendu les demandes des appelants n’était pas impartiale, car l’un de ses deux membres aurait pu être prédisposé à rejeter la demande des appelants étant donné qu’il avait joué un rôle de premier plan dans un exercice qui peut sembler avoir été justifié en partie par le désir de CIC et de la Commission de produire un « précédent » juridique et factuel faisant autorité— sans avoir peut‑être de force obligatoire—, en particulier en ce qui concerne le caractère adéquat de la protection de l’État, qui serait utilisé pour réduire la proportion de décisions rendues en faveur de Roms hongrois demandant l’asile. On peut raisonnablement considérer que la formation n’était pas suffisamment indépendante de la direction de la Commission et était, de ce fait, influencée par les raisons pour lesquelles cette dernière avait élaboré la stratégie relative aux causes types. On peut penser que cette stratégie était motivée par le désir de dissuader les demandeurs éventuels compte tenu du fait que les décisions défavorables semblent avoir fait l’objet d’une fuite dans les médias hongrois avant qu’elles soient rendues et de la publicité visant à dissuader les Roms de venir au Canada pour y demander l’asile qui a suivi. (Geza, précité, aux paragraphes 59, 64 et 65.)

 

[42]           Outre la participation de M. Bubrin à la formation, deux autres éléments importants du contexte factuel ont amené la Cour d’appel fédérale dans Geza à accepter les allégations de partialité des demandeurs. Le premier était le fait que la stratégie relative aux causes types avait été mise au point par la haute direction de la Commission pour réduire, du moins en partie, le nombre de décisions favorables qui auraient pu autrement être rendues à l’égard des 15 000 Roms hongrois dont on prévoyait l’arrivée au Canada en 1998 (Geza, précité, aux paragraphes 61, 62 et 65). Le deuxième était la non-participation des avocats spécialisés en droit de l’immigration et des réfugiés ou des organisations non gouvernementales intéressées à l’étape de la planification de l’initiative liée aux causes types (Geza, précité, aux paragraphes 59 et 63).

 

[43]           Ce contexte factuel est très différent de celui en l’espèce. En résumé, rien ne démontre (i) l’existence d’une stratégie quelconque de la Commission pour réduire le nombre de décisions favorables qui auraient pu autrement être rendues à l’égard des demandeurs d’asile provenant de la République tchèque qui sont d’origine ethnique rome ou (ii) quelque participation que ce soit du commissaire qui a rendu la décision faisant l’objet du présent contrôle dans toute stratégie ou autre initiative visant de tels demandeurs d’asile. Par conséquent, même si les demanderesses pouvaient démontrer que le ministre avait une telle stratégie, elles n’ont pas établi le « lien » nécessaire avec soit la Commission dans son ensemble, soit le commissaire qui a rendu la décision relativement à leurs demandes. Cette question sera davantage approfondie plus loin.

 

[44]           À l’audience qui a eu lieu devant moi, l’avocat des demanderesses a concédé qu’il était tout à fait convenable que le ministre s’intéresse aux enjeux stratégiques pouvant résulter des tendances ou des fluctuations importantes de l’immigration provenant de régions particulières du monde et qu’il fasse des remarques à ce sujet. Cependant, il a soutenu que les remarques faites par le ministre en l’espèce visaient directement à influencer la Commission relativement à son approche envers les demandes d’asile des personnes provenant de la République tchèque.

 

[45]           Je ne suis pas d’accord. La preuve déposée par les demanderesses ne démontre pas l’existence de [traduction] « motifs sérieux » étayant cette allégation.

 

[46]           Les déclarations rapportées du ministre sur lesquelles les demanderesses font reposer leurs allégations sont les suivantes :

 

                                                               i.      En ce qui concerne le [traduction] « différend diplomatique entre la République tchèque et le Canada », qui a été rapporté, il a été dit que le ministre avait déclaré : [traduction] « Nous sommes évidemment préoccupés par le nombre de faux demandeurs d’asile » (« Canada rethinks Czech visa law – Minister blames fraud for influx of Roma asylum seekers », Prague Post, 23 avril 2009).

 

                                                             ii.      En ce qui concerne son avis rapporté selon lequel l’augmentation importante des demandes d’asile des demandeurs de la République tchèque pouvait être attribuable à des [traduction] « profiteurs », le ministre aurait fait la remarque suivante : [traduction] « Si, en vérité, il existe des entreprises commerciales, j’espère que les autorités tchèques sont capables de les identifier et de les réprimer. » [Non souligné dans l’original.] (Prague Post, précité). Ailleurs, on le cite comme ayant encouragé le gouvernement à [traduction] « réprimer les entrepreneurs peu scrupuleux soupçonnés d’être à l’origine de l’augmentation massive » du nombre des demandeurs d’asile roms (« Canada calls on Czech govt to stop Roma Refugees », Aktuálnĕ, 16 avril 2009). Divers articles de presse soumis par les demanderesses font état de propos presque identiques que le ministre aurait tenus.

 

                                                            iii.      En ce qui concerne la menace du ministre, qui a été rapportée, d’imposer de nouveau l’obligation pour les visiteurs en provenance de la République tchèque d’obtenir un visa, laquelle obligation avaient été levée vers la fin de 2007, la remarque suivante a été attribuée au ministre : [traduction] « L’augmentation des demandeurs d’asile en provenance de la République tchèque – dont on peut difficilement dire qu’il s’agit d’un foyer de persécution en Europe – est réellement préoccupante, et le Canada surveille la situation de près » (Canwest News Service, 2 juillet 2009). Divers articles de presse soumis par les demanderesses font état de propos presque identiques que le ministre aurait tenus.

 

                                                           iv.      En ce qui concerne l’un des deux exposés respectivement publiés en juin et juillet 2009, après que la Direction de la recherche de la Commission a envoyé une mission d’enquête en République tchèque, la remarque suivante a été attribuée au ministre : [traduction] « Le rapport, selon la lecture que j’en ai faite, dit que les Roms connaissent des difficultés en République tchèque. Nous savons tous cela, mais le gouvernement fait de son mieux pour améliorer le traitement juridique des membres de cette communauté, ainsi que leurs possibilités économiques » (« Czech Roma aren’t discriminated against: Kenney », Canwest News Service, sans date). Cette remarque a également été citée dans le Financial Post, lequel ajoute : [traduction] « Kenney a souligné mardi le fait que le processus de prise de décision à la Commission, un tribunal indépendant dont les membres sont nommés par le gouvernement fédéral, reposait sur les faits de chaque demande. » [Non souligné dans l’original.] (« Czech Roma aren’t discriminated against: Kenney », Financial Post, 24 juin 2009.)

 

                                                             v.      Également en ce qui concerne cet exposé, la remarque suivante a été attribuée au ministre : [traduction] « Si quelqu’un vient et dit que la police l’a terriblement battu, le commissaire de la Commission peut alors consulter le rapport et dire : “Eh bien, en fait, il n’y a aucune preuve de brutalité policière” ». La remarque suivante a été attribuée au ministre : [traduction] « La Commission ni n’accepte ni ne rejette les demandes en se basant sur le pays d’origine ou sur toute conclusion générale. Elle évalue chaque demande au fond, comme il se doit. » [Non souligné dans l’original.] (« Czech Roma aren’t discriminated against: Kenney », Canwest News Service, 25 juin 2009).

 

                                                           vi.      En ce qui concerne la nouvelle obligation pour les visiteurs en provenance du Mexique et de la République tchèque d’obtenir un visa, la remarque suivante est attribuée au ministre : [traduction] « Il n’est pas question des personnes qui vivent par millions dans des camps de réfugiés de l’ONU ou qui sont victimes de la guerre ou de persécution commanditée par l’État […] C’est une insulte à la notion fondamentale qu’est la protection des réfugiés que de permettre qu’elle soit systématiquement violée par des gens qui sont en grande majorité des immigrants économiques […] En plus d’entraîner des retards importants, le simple nombre de demandes nuit à notre capacité d’aider les gens qui fuient réellement la persécution. » (« ‛Don’t Fool Us’ – Canada Tells Mexicans and Czechs », Global Perspectives, 14 août 2009).

 

                                                          vii.      De même en ce qui concerne les nouvelles obligations d’obtenir un visa, la remarque suivante a été attribuée au ministre : [traduction] « Cela fait aussi ressortir la nécessité de réformer notre régime de protection des réfugiés de manière à ce que les véritables victimes de persécution obtiennent rapidement le soutien et la protection du Canada et que l’on montre rapidement la porte aux immigrants économiques qui cherchent à abuser de notre générosité. » Le ministre aurait ajouté : [traduction] « Lorsque nous soulevons auprès de nos partenaires dans les pays étrangers la question des fausses demandes d’asile ou des afflux importants d’immigrants comme ceux que nous avons vus provenant du Mexique et de la République tchèque, ils nous rétorquent : “Votre régime est propice à ce genre d’abus. Et il vous faut le corriger.” » Le ministre aurait apparemment fait la remarque suivante : [traduction] « Les immigrants économiques qui veulent que leur demande soit traitée en priorité savent bien qu’il est relativement facile d’abuser de notre régime. Et, lorsque ces gens peuvent s’établir au Canada, parfois pendant plusieurs années, avec une combinaison de permis de travail et d’aide sociale, et qu’ils en ont la volonté, ils peuvent se jouer de notre système et abuser de notre générosité. » (« Minister calls for overhaul of Canada’s refugee system », The Globe and Mail, 21 août 2009). Plusieurs autres articles de presse soumis par les demanderesses font état de propos similaires du ministre.

 

                                                        viii.      Dans le communiqué de presse publié par Citoyenneté et Immigration le 13 juillet 2009, qui annonçait l’obligation pour les immigrants de la République tchèque d’obtenir un visa, les propos suivants, parmi d’autres, sont attribués au ministre :

En plus des retards importants et de l’augmentation vertigineuse des coûts du système d’octroi de l’asile qu’il crée, le nombre considérable de demandes d’asile nuit à notre capacité de venir en aide aux personnes qui fuient la persécution.

[...]

Trop souvent, les personnes qui ont réellement besoin de la protection du Canada doivent attendre patiemment, des mois voire des années, avant l’audition de leur demande d’asile. C’est tout à fait inacceptable.

[...]

L’obligation de visa que j’annonce nous donnera la souplesse nécessaire pour gérer l’entrée au Canada et facilitera la vérification des demandes authentiques. En prenant cette mesure importante en vue de réduire le fardeau qui repose sur notre système d’octroi de l’asile, nous serons mieux en mesure de traiter plus rapidement les demandes d’asile authentiques.

 

[47]           À mon avis, les déclarations citées ci-dessus, que l’on attribue au ministre, ainsi que l’obligation d’obtenir un visa qui a été annoncée par le ministre, ne peuvent pas, prises une à une ou ensemble, donner des motifs sérieux à une personne sensée et raisonnable de craindre (i) que le ministre avait l’intention d’influencer la manière dont les commissaires font leur évaluation des demandes d’asile individuelles provenant de la République tchèque ou (ii) que les commissaires seraient en fait influencés par les déclarations du ministre et son annonce de l’obligation d’obtenir un visa. Comme il ressort des deux remarques que j’ai soulignées et qui sont extraites des articles cités ci-dessus datés du 24 juin 2009 et du 25 juin 2009, le ministre semble avoir pris bien soin de souligner que les décisions sont prises par la Commission – laquelle, a-t-il noté, est indépendante – sur le fondement des faits de chaque affaire.

 

[48]           Après avoir souligné que les décisions dans chaque affaire sont rendues par la Commission, qui est indépendante, sur le fondement des faits qui leur sont propres, il était loisible au ministre d’exprimer ses réserves relativement (i) à l’augmentation spectaculaire du nombre des demandeurs d’asile provenant de la République tchèque, qui a suivi immédiatement la levée, vers la fin de 2007, de l’obligation d’obtenir un visa et (ii) aux conséquences que l’augmentation avait sur les autres demandeurs d’asile, sur la capacité du Canada de traiter leurs demandes et sur la politique canadienne en matière de réfugiés. Il était également loisible au ministre d’exprimer son avis personnel sur le contenu de deux exposés publiés par la Commission en juin et juillet 2009.

 

[49]           Dans ce contexte particulier, les déclarations du ministre ne compromettaient pas l’indépendance de la Commission, même si le ministre aurait peut‑être mieux fait de s’abstenir de faire publiquement des observations sur le nombre de demandeurs d’asile provenant de la République tchèque qui, selon lui, pourraient ne pas être de véritables réfugiés.

 

[50]           Le ministre avait également le droit de faire des commentaires sur ce qu’il croyait être la cause sous‑jacente de l’augmentation du nombre de demandeurs d’asile provenant de la République tchèque. Comme il ressort de ses propos cités ci‑dessus, il semble avoir eu des raisons de croire que [traduction] « des entrepreneurs peu scrupuleux » en République tchèque étaient à l’origine de cette augmentation. Les demanderesses n’ont présenté aucun élément de preuve pour démontrer que cette croyance était déraisonnable. Il convient par conséquent de supposer qu’elle était raisonnable. Il était tout à fait loisible au ministre de faire connaître cette croyance au public et de la soulever dans des discussions diplomatiques avec des représentants de la République tchèque. Il était également entièrement loisible au ministre de tenter de régler d’importants enjeux politiques qu’il avait cernés en annonçant l’obligation pour les visiteurs provenant de la République tchèque d’obtenir un visa.

 

[51]           Incidemment, je dois noter que l’allégation des demanderesses – selon laquelle le ministre a annoncé l’obligation d’obtenir un visa, mentionnée ci‑dessus, parce que la Commission ne répondait pas aux tentatives du ministre visant à réduire le nombre de décisions favorables rendues à l’égard de demandes d’asile présentées par des citoyens de la République tchèque – ne concorde pas avec leur allégation selon laquelle la Commission était partiale.

 

 

(2) Les antécédents allégués de partialité et d’absence d’indépendance de la Commission

 

[52]           Cette allégation des demanderesses repose sur (i) les conclusions de la Cour d’appel fédérale dans Geza, dont il a été question ci-dessus, concernant la stratégie relative aux causes types mise au point par la Commission en 1998 et 1999, (ii) les allégations soulevées par l’ancien commissaire Lloyd Fournier selon lesquelles on avait tenté de l’influencer, vers la fin de 2003 et en 2004, afin qu’il rejette les demandes des demandeurs d’asile hongrois roms et (iii) l’affirmation des demanderesses selon laquelle les commissaires dépendent du ministre pour être nommés et renommés à la Commission.

 

[53]           Les allégations de M. Fournier, qui sont rapportées dans Walrus Magazine, constituent la seule preuve présentée par les demanderesses à l’appui de leur allégation selon laquelle la partialité de la Commission envers les demandeurs d’asile hongrois ou tchèques d’origine ethnique rome allait au‑delà de la stratégie relative aux causes types dont il était question dans Geza. Cependant, l’article dans Walrus Magazine notait également que M. Fournier faisait l’objet d’une enquête interne de la Commission à propos d’allégations de conduite inappropriées; il semble avoir reconnu certaines de ces allégations. On faisait également savoir dans cet article qu’un enquêteur indépendant qui avait été nommé relativement à ces allégations avait en fin de compte disculpé M. Fournier, mais qu’il avait aussi conclu que M. Fournier [traduction] « avait parfois fait preuve de conduite mal venue et inappropriée au travail ».

 

[54]           La preuve selon laquelle la Commission a des antécédents de partialité à l’encontre des demandeurs d’asile tchèques et hongrois est, au mieux, faible, particulièrement lorsque l’on considère (i) que les allégations de M. Fournier remontent à plus de six années, (ii) qu’il a été impliqué dans un différend sérieux avec la Commission à propos de sa propre conduite et (iii) qu’aucune autre preuve démontrant la partialité de la Commission à l’encontre des demandeurs hongrois et tchèques n’est ressortie entre temps ou n’a été présentée par les demanderesses.

 

[55]           En ce qui a trait à l’allégation des demanderesses selon laquelle les commissaires dépendent du ministre pour leur nomination ou le renouvellement de leur nomination à la Commission, il s’agit là d’une simple affirmation. À l’exception de ce dont il a été question ci‑dessus, les demanderesses n’ont présenté aucune autre preuve (i) de la partialité antérieure ou actuelle de la Commission ou de l’un de ses commissaires à l’encontre des demandeurs d’asile hongrois ou tchèques ou (ii) d’une atteinte à l’indépendance de la Commission ou de l’un de ses membres.

 

[56]           À dire vrai, l’un des articles présentés par les demanderesses contient une évaluation implicite très favorable par M. Abraham Abraham à l’égard de la Commission; M. Abraham est désigné comme étant le représentant en chef au Canada du Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés. Dans cet article, la remarque suivante est attribuée à M. Abraham : [traduction] « Le régime canadien de détermination du statut de réfugié est peut‑être le meilleur au monde en raison de son objectivité et du fait qu’il est soustrait à l’ingérence extérieure » (« UN Refugee Agency Cries Foul on Mexican, Czech Visas », Embassy Magazine, 19 août 2009).

 

[57]           Pendant qu’elle se penchait sur les allégations de partialité des demandeurs dans Zrig c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2001 CFPI 1043, conf. 2003 CAF 178, la juge Tremblay‑Lamer a traité de la décision du juge Joyal dans Van Rassel c. Canada (Surintendant de la GRC), [1987] 1 C.F. 473. Dans cette dernière affaire, le demandeur alléguait l’existence d’une crainte raisonnable de partialité au motif que les membres d’un tribunal disciplinaire avaient été nommés par le commissaire de la GRC et que le demandeur soupçonnait d’avoir fait des déclarations défavorables à son endroit. En rejetant la demande, le juge Joyal a observé ce qui suit (à la page 487) :

 

Le commissaire de la GRC n’est pas le tribunal. Il est vrai qu’il a désigné le tribunal mais, une fois désigné, celui-ci est aussi indépendant et apparemment aussi impartial que tout tribunal qui traiterait d’une infraction ressortissant au service. On ne peut pas raisonnablement conclure que les préventions du commissaire, le cas échéant, sont nécessairement partagées par le tribunal et que, par conséquent, le requérant n’obtiendrait pas un procès équitable.

 

[58]           La déclaration précédente s’applique de la même façon, sinon avec plus de force, aux commissaires de la Commission, qui sont nommés par le gouverneur en conseil (alinéa 153(1)a) de la LIPR).

 

[59]           Il est également pertinent de noter que les commissaires sont assujettis à un Code de déontologie, qui prévoit entre autres choses ce qui suit :

 

5.     Les normes de conduite énoncées dans le Code reconnaissent et s’appuient sur deux principes fondamentaux : i) la nécessité de préserver et d’accroître la confiance du public dans l’intégrité, l’objectivité et l’impartialité de la CISR, et ii) l’exigence d’indépendance dans le processus décisionnel.

 

[…]

 

29.    Les commissaires ne doivent pas se laisser influencer par des considérations externes ou indues lorsqu’ils statuent sur un cas. Ils doivent rendre leurs décisions libres de toute influence indue de la part de personnes, d’institutions, de groupes d’intérêt ou du processus politique. (Code de déontologie des commissaires de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada, 1er juin 2008.)

 

[60]           Le commissaire en l’espèce doit être présumé impartial, sauf s’il y a des motifs sérieux de conclure qu’une personne raisonnable et bien renseignée, qui étudierait la question de façon réaliste et pratique, croirait qu’il n’était pas impartial. Il ne peut pas être simplement inféré, sur le seul fondement de la nature politique des remarques du ministre, qu’elles suscitent une crainte raisonnable de partialité de la part du commissaire (Fehr c. Canada (Commission nationale des libérations conditionnelles) (1995), 93 F.T.R. 161, au paragraphe 22, citant avec approbation Bertillo c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1994] A.C.F. no 1617).

 

 

(3) La diminution du taux de succès des demandeurs d’asile provenant de la République tchèque

 

[61]           Les demanderesses affirment que la diminution du taux de succès des demandeurs d’asile tchèques, qui est passé de plus de 90 % à presque 0 %, étaye fortement leurs allégations de partialité de la part de la Commission. À l’appui de cette affirmation, elles ont présenté des données de la Commission qui, selon eux, révèlent que le taux de succès de telles demandes est passé de près de 97 % dans le dernier trimestre de 2008 à 80 % dans le premier trimestre de 2009, à 79 % dans le deuxième trimestre de 2009, à 30 % dans le troisième trimestre de 2009 et enfin à près de 0 % dans le dernier trimestre de 2009.

 

[62]           Lorsque l’on tient compte des désistements et des retraits – qui représentaient respectivement environ 54 % et 81 % de l’ensemble de telles demandes terminées en 2008 et 2009– le taux de succès ajusté pour ces années est environ de 30 % et de 10 %, respectivement. Pour les deux derniers trimestres de 2009, ces taux ajustés sont d’environ 4 % et 0 %. Cela dit, il faut noter qu’il n’y a eu que 13 demandes rejetées au total dans le quatrième trimestre de 2009.

 

[63]           Dans les deux premiers trimestres de 2010, le taux de succès ajusté était d’environ 2 %. Cependant, plus de 70 % des demandes terminées dans cette période ont fait l’objet d’un retrait ou d’un désistement.

 

[64]           Dans Zrig, précitée, le demandeur alléguait, entre autres choses, qu’une formation de ce qui était alors la Section du statut de réfugié était partiale et manquait d’indépendance. Cette allégation reposait sur le fait que les deux membres de cette formation avaient été choisis parce qu’ils acceptaient en moyenne moins souvent les demandes présentées par des demandeurs de la région du Maghreb, en Afrique du Nord. En rejetant cette allégation, la juge Tremblay‑Lamer a déclaré (au paragraphe 130) :

 

Chaque revendication est un cas d’espèce et les membres de la section du statut doivent apprécier chaque dossier à la lumière de la preuve et du droit applicable. Une telle assertion affecte directement l’intégrité des membres en cause et ne peut être retenue sans aucune preuve sérieuse. Un simple soupçon basé sur « des moyennes » ne rencontre pas le critère applicable de la personne bien renseignée qui étudierait la question en profondeur de façon réaliste et pratique.

 

 

[65]           Ce scepticisme à l’égard de la pertinence des statistiques est particulièrement justifié en l’espèce.

 

[66]           Il en est ainsi parce que, après avoir conduit une mission d’enquête sur la condition des Roms en République tchèque, la Commission a publié les deux exposés mentionnés ci‑dessus. Dans Dunova, précitée, ces deux exposés n’avaient pas été versés dans le dossier de la preuve. En fait, la décision faisant l’objet du présent contrôle judiciaire a été rendue avant la publication du deuxième exposé en juillet 2009. Cependant, au paragraphe 54 de ma décision, j’ai noté qu’« [i]l est tout à fait possible que ce rapport ait influé sur le nombre de demandes d’asile présentées par des Roms de la République tchèque qui ont été acceptées, rejetées, abandonnées ou retirées ».

 

[67]           Dans Gabor, précitée, dans lequel le demandeur s’appuyait sur les mêmes statistiques de 2008 et 2009 dont il est question ci‑dessus, le juge Zinn a déclaré au paragraphe 30 : [traduction] « En l’absence de preuve opposant [les deux exposés de la Commission] au taux de succès des demandes d’asile, l’observation du demandeur n’est que pure conjecture et ne suffit pas à justifier la conclusion qu’il exhorte la Cour à tirer. »

 

[68]           Maintenant que j’ai eu l’occasion de me pencher sur les deux exposés de la Commission, je suis convaincu que le contenu de ces documents explique de manière tout à fait plausible la diminution du taux de succès des demandeurs d’asile provenant de la République tchèque, du dernier trimestre de 2008 au deuxième trimestre de 2010.

 

(4) La corruption alléguée des commissaires

           

[69]           Dans leurs observations écrites, les demanderesses allèguent que [traduction] « l’inconduite criminelle et la corruption de certains commissaires » a contribué à saper l’intégrité et l’impartialité de la Commission. Dans ses observations orales, l’avocat de la demanderesse est allé plus loin et a fait la déclaration péremptoire que la Commission était une organisation [traduction] « corrompue » et « pourrie ».

 

[70]           La preuve présentée par les demanderesses à l’appui de cette très grave allégation consistait en neuf articles de presse couvrant la période de 1992 à 2010 ainsi qu’un article de 2007 qui a été affiché sur le site Web du Parti conservateur du Canada. Les articles de presse rapportaient (i) les condamnations ou les congédiements de quatre anciens commissaires pour conduite criminelle ou inappropriée; (ii) le renvoi d’une autre commissaire; (iii) les enquêtes sur la conduite de quatre autres commissaires; (iv) la mise en accusation et, en fin de compte, l’acquittement d’un autre commissaire; (v) la nomination d’un autre commissaire après qu’il eut plaidé de coupable à cinq chefs d’inconduite professionnelle à titre d’avocat; (vi) la nomination d’un commissaire qui était l’ancien chef de cabinet du président haïtien Bertrand Aristide; (vii) la nature politique des nominations à la Commission et le fait que certaines personnes nommées sont peu qualifiées pour exercer leur fonction et (viii) la pression qui, selon certains anciens commissaires, était exercée sur eux pour qu’ils approuvent les demandes d’asile. L’article affiché sur le site Web comportait une observation sur les nominations à la Commission effectuées par l’ancien gouvernement libéral et qui étaient attribuables à du favoritisme politique.

 

[71]           Si l’on garde à l’esprit qu’il y avait un très grand nombre de commissaires durant la période couverte par les articles de presse mentionnés ci‑dessus, je conclus que les allégations péremptoires des demanderesses selon lesquelles la Commission est une organisation [traduction] « corrompue » et « pourrie » sont complètement infondées et qu’elles ne sont guère professionnelles. De plus, absolument rien dans ces articles n’étaye les allégations de partialité qui ont été soulevées par les demanderesses à l’égard de la Commission.

 

Résumé

[72]           En résumé, je suis convaincu qu’une personne raisonnablement bien informée, qui étudierait la question d’une manière réaliste et pratique, n’aurait pas de crainte raisonnable de partialité de la part du commissaire à l’encontre des demandeurs d’asile roms provenant de la République tchèque, en raison (i) des propos du ministre qui ont été rapportés; (ii) de son annonce de l’obligation pour les visiteurs provenant de la République tchèque d’obtenir un visa ou (iii) des allégations que les demanderesses ont soulevées relativement aux antécédents de partialité de la Commission et des actes irréguliers de quelques commissaires. De plus, je ne crois pas que la preuve déposée relativement à la diminution du taux de succès des demandeurs d’asile de la République tchèque étaye les allégations des demanderesses.

 

B. La Commission a-t-elle commis une erreur en ne procédant pas à une analyse appropriée au regard de l’article 97 de la LIPR ?

[73]           Les demanderesses font valoir que la Commission, dès lors qu’elle avait accepté leurs identités comme citoyennes de la République tchèque d’origine ethnique rome, était obligée de procéder à une analyse au regard de l’article 97, mais qu’elle ne l’a pas fait.

 

[74]           Je ne suis pas d’accord.

 

[75]           Contrairement à l’affaire Bouaouni c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CF 1211, la Commission n’a pas omis d’analyser les allégations des demanderesses au regard de l’article 97. Elle les a plutôt analysées en même temps que leurs allégations fondées sur l’article 96, ce qui est autorisé (Sida c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 901, au paragraphe 15).

 

[76]           La question de savoir si le fait de ne pas avoir procédé à une analyse distincte au regard de l’article 97 équivaut à une erreur susceptible de contrôle dépend des circonstances particulières de chaque espèce (Kandiah c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 181, au paragraphe 16). Une telle analyse distincte n’est pas requise lorsqu’aucune allégation n’a été faite et qu’aucune preuve n’a été présentée (Brovina c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 635, aux paragraphes 17 et 18).

 

[77]           En l’espèce, l’analyse commune de la Commission était axée sur deux questions, lesquelles étaient toutes deux pertinentes relativement aux allégations soulevées par les demanderesses au regard des articles 96 et 97 de la LIPR. Ces questions portaient sur la crédibilité et la protection de l’État. Dans ce contexte, il n’était pas nécessaire que la Commission procède à une analyse distincte des allégations des demanderesses au regard des articles 96 et 97 de la LIPR, car ces allégations et la preuve présentée pouvaient très bien être analysées dans le cadre d’une seule et même analyse.

 

[78]           Il ressort clairement de la décision de la Commission que les allégations et la preuve à l’appui des demanderesses ont été analysées au regard des exigences distinctes de chacun des articles 96 et 97. Comme dans Nagaratnam c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 204, aux paragraphes 42 et 43, les conclusions de la Commission s’appliquent clairement aux deux articles de la LIPR. Il s’agissait d’une situation très différente de celle qui existait dans Kilic c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 84, dans lequel la Commission n’avait pas expliqué le fondement de sa décision relativement à l’article 97 et n’avait pas traité, dans son analyse commune, d’allégations qui étaient pertinentes au regard de cet article. En l’espèce, la Commission a expressément déclaré ce qui suit à la fin de son analyse : « Comme aucun autre élément de preuve n’a établi que les demandeures d’asile seraient exposées aux préjudices énoncés à l’article 97 de la LIPR, les demandes d’asile aux termes de cette disposition sont également rejetées. »

 

[79]           À mon avis, étant donné les faits particuliers de l’espèce, il était raisonnablement loisible à la Commission de procéder à une seule analyse commune des allégations des demanderesses au regard des articles 96 et 97 et de statuer sur les allégations des demanderesses au regard de l’article 97 de la façon citée immédiatement ci‑dessus. Je ne peux pas souscrire à l’observation des demanderesses selon laquelle la Commission a commis une erreur à cet égard.

 

 C.         La Commission a-t-elle commis une erreur en interprétant des éléments de preuve de manière erronée ou en n’en tenant pas compte ou bien en analysant de manière déraisonnable la preuve dans son ensemble?

[80]           Les demanderesses font valoir que la Commission a commis une erreur en ne tenant pas compte de nombreux éléments de preuve qui contredisaient sa conclusion selon laquelle elles n’avaient pas réfuté la présomption de la protection de l’État ou en se référant de manière trop sélective à ces éléments de preuve. Elles soutiennent en outre que la Commission (i) n’a nullement expliqué pourquoi ces éléments de preuve ont été rejetés; (ii) n’a pas expliqué de manière raisonnable le fondement probatoire sur lequel ses conclusions reposaient; (iii) n’a pas évalué dans quelle mesure les efforts faits par le gouvernement tchèque pour améliorer la situation des Roms et les protéger étaient efficaces et (iv) a fait une évaluation déraisonnable de la preuve dans son ensemble.

 

[81]           Je ne suis pas d’accord.

 

[82]           À l’appui de leurs observations, les demanderesses s’appuient sur la décision de la Cour dans Kaleja c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 252. Cependant, Kaleka se distingue de l’espèce parce que, dans cette affaire, (i) les allégations des demanderesses étaient « non contestée[s] » et (ii) la décision qui a été annulée « ne précise pas assez ce qui distingue la persécution de la situation des demandeurs ». De plus, il y avait seulement un paragraphe dans la décision contestée qui traitait de la situation régnant dans le pays, et la Cour a conclu que « [l]e commissaire ne s’est pas vraiment arrêté à la preuve relative à la situation dans le pays » (Kaleja, précitée, aux paragraphes 21, 23 et 24).

 

[83]           En l’espèce, comme il a été mentionné, la Commission a conclu que la demanderesse principale « de façon générale, […] n’est pas crédible ». La Commission a déclaré qu’elle ne croyait pas qu’« un seul des événements importants que les enfants de la demandeure d’asile ont prétendument vécus a réellement eu lieu ». La Commission a par la suite consacré quatre pages à son analyse de la question de la protection de l’État. Dans son analyse, elle a expressément reconnu que les Roms faisaient face à une certaine discrimination et que des Roms avaient été victimes de certaines agressions par des skinheads, des néo-nazis et d’autres extrémistes. Cependant, la Commission a expressément conclu que :

 

                                                               i.       la législation qui a été promulguée protège en fait les Roms;

 

                                                             ii.      le fait que « l’accession du pays à l’UE a donné lieu à l’établissement de normes sur les droits de la personne ainsi qu’à l’accès à la Cour européenne des droits de l’Homme et à des programmes multilatéraux comme la Décennie pour l’inclusion des Roms »;

 

                                                            iii.      des programmes connus tels que ceux des assistants de police Roms et les agents de liaison des minorités ont été mis en place, qu’ils « étaient utiles et qu’ils constituent un progrès au chapitre des relations entre les Roms et les autorités »;

 

                                                           iv.      d’autres programmes établis par le ministre de l’Intérieur pour combattre les extrémistes « montrent des signes de réussite »;

 

                                                             v.      des néo-nazis ont été arrêtés et poursuivis;

 

                                                           vi.      la police a également réussi à empêcher ou à réprimer des affrontements et des manifestations d’extrémistes;

 

                                                          vii.      les crimes haineux contre les Roms ont fait l’objet de poursuites judiciaires à plusieurs occasions;

 

                                                        viii.      l’ombudsman est intervenu avec succès dans des secteurs tels que le logement, mais n’a pas encore reçu de plaintes formelles contre la police;

 

                                                           ix.      de nombreux organismes gouvernementaux et organisations non gouvernementales (ONG) aident les Roms, y compris 400 ONG romes, le Bureau d’inspection du commerce tchèque et le Bureau de l’inclusion sociale;

 

                                                             x.      « le gouvernement tchèque a fait des progrès considérables au cours des dernières années pour éliminer cette discrimination ».

 

[84]           Étant donné ces conclusions et le fait que la Commission a expressément traité de chacune des allégations soulevées par les demanderesses dans les déclarations faites dans leurs FRP et dans leurs témoignages et qu’elle les a rejetées pour des motifs touchant à la crédibilité, je suis convaincu qu’il était raisonnablement loisible à la Commission de conclure que les demanderesses n’avaient pas réfuté la présomption de la protection de l’État. Contrairement aux observations des demanderesses, il ressort clairement des conclusions précédentes auxquelles la Commission est parvenue que la Commission a en fait (i) expliqué le fondement de sa conclusion sur la question de la protection de l’État et (ii) évalué dans quelle mesure les efforts faits par le gouvernement tchèque pour aider les Roms et pour leur offrir une protection de l’État adéquate, avaient été efficaces.

 

[85]           Il était également loisible à la Commission de privilégier les documents de 2008 sur le pays – auxquels elle a fait référence dans sa décision – aux documents plus anciens auxquels l’avocat des demanderesses a fait référence à l’audience devant la Commission et dans ses observations orales devant la Cour. De plus, il était loisible à la Commission de privilégier les diverses sources auxquelles elle a fait référence dans sa décision au rapport de 2009 d’Amnistie Internationale que la Commission, selon les demanderesses, aurait dû examiner expressément. L’agent n’était pas tenu de « détaill[er] chaque élément de preuve présenté et chaque argument avancé » (Rachewiski c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 244, au paragraphe 17).

 

[86]           La seule autre information que la Commission, selon les demanderesses, aurait dû examiner était certains passages se trouvant dans deux pages d’un rapport de 2008 rédigé par le Département d’État des États‑Unis intitulé Human Rights Reports: Czech Republic. Ces deux pages se trouvent aux pages 115 et 116 du dossier certifié du tribunal. Dans sa décision, la Commission a expressément cité un passage de l’une de ces deux pages. Comme il a été mentionné précédemment, la Commission a aussi expressément noté qu’il y avait eu des manifestations et même certaines agressions contre des Roms par des skinheads, des néo-nazis et d’autres extrémistes. Après avoir examiné dans son intégralité le rapport du Département d’État des États‑Unis ainsi que le reste du dossier certifié du tribunal, je suis convaincu que la Commission n’a pas omis de considérer des renseignements importants tirés de ce rapport qui contrediraient sa conclusion. La Commission n’était pas tenue de faire davantage que ce qu’elle a fait dans l’examen des renseignements contenus dans le rapport du Département d’État des États‑Unis (Zhou c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1994] A.C.F. no 1087 (C.A.); Hassan c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1992), 147 N.R. 317, au paragraphe 3 (C.A.F.); Ayala c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 1258, au paragraphe 10).

 

[87]           Comme la Commission l’a bien noté dans sa décision, « il ne suffit pas que le demandeur démontre que son gouvernement n’a pas toujours réussi à protéger des personnes dans sa situation » (Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) c. Villafranca, [1992] A.C.F. no 1189 (C.A.); Zhuravlvev c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2000] 4 C.F. 3, au paragraphe 19 (C.F. 1re inst.). Les demanderesses devaient en faire davantage et démontrer, par une preuve claire et convaincante, que le gouvernement de la République tchèque était si faible ou si corrompu qu’il y avait des lacunes importantes dans sa capacité ou volonté d’offrir une protection soit au public dans son ensemble, soit aux personnes dans une situation semblable à la leur, comme ce qui serait démontré par « une tendance plus générale de l’État à être incapable ou à refuser d’offrir une protection » (Zhuravlvev, au paragraphe 31; voir aussi Canada (Procureur général) c. Ward, [1993] 2 R.C.S. 689, aux pages 724 et 725; Villafranca, précité; Resulaj c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 269, au paragraphe 20, et Alfaro c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 92, aux paragraphes 43 à 45). En fin de compte, les demanderesses ne se sont pas acquittées de leur obligation à cet égard.

 

[88]           En plus de ne pas avoir présenté une preuve documentaire claire et convaincante sur cette question, les demanderesses n’ont pas démontré qu’elles avaient personnellement fait des tentatives infructueuses, malgré des efforts raisonnables, pour obtenir la protection de l’État (Ward, précité; Santiago c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 247, au paragraphe 23; Sanchez c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 66, aux paragraphes 11 à 13; Sanchez c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 134, aux paragraphes 9 à 10; Cruz c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 929, aux paragraphes 28 et 37).

 

[89]           Étant donné ce qui précède, je suis convaincu que l’appréciation de la preuve dans son ensemble effectuée par la Commission n’était pas déraisonnable. Cette appréciation appartenait tout à fait « aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Dunsmuir, précité).

[90]           Les demanderesses allèguent également que la Commission a commis une erreur en ne se penchant pas sur la question de savoir si elles seraient capables de gagner un revenu en République tchèque. Je ne suis pas d’accord. Ayant rejeté les allégations de persécution des demanderesses en se fondant sur la conclusion que la demanderesse principale manquait généralement de crédibilité, la Commission n’était pas obligée de considérer, au regard de l’article 96 de la LIPR, la question de savoir si les demanderesses seraient exposées à cet égard à une discrimination telle qu’elles craindraient avec raison d’être persécutées (Odetoyinbo c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 501, au paragraphe 7). Il ne s’agit pas là d’un type de risque prévu à l’article 97 de la LIPR. En outre, ce risque n’a pas été mentionné dans le FRP des demanderesses, dans leurs exposés circonstanciés respectifs ni dans leur témoignage devant la Commission.

 

[91]           De plus, les demanderesses allèguent que la Commission n’a pas considéré les diverses formes de discrimination et de persécution subies par d’autres Roms en République tchèque et n’a pas examiné la question de savoir si une telle discrimination justifiait de conclure au bien‑fondé de leur crainte de persécution. Pour les motifs énoncés dans le paragraphe précédent, je ne suis pas d’accord.

 

[92]           Les demanderesses allèguent en outre que la Commission n’a pas examiné la question de savoir si les Roms en République tchèque font face à de la discrimination en ce qui a trait aux services de soins de santé ni la question de savoir si cela exposerait les demanderesses, en particulier Sarka, qui est handicapée, aux risques visés à l’article 97 de la LIPR. Cependant, au paragraphe 20 de sa décision, la Commission a bien évalué ce risque, même si elle avait déjà déclaré qu’elle ne croyait pas qu’un seul des événements significatifs qui selon la demanderesse principale lui serait arrivé à elle ainsi qu’à ses enfants était réellement arrivé. Après avoir noté que cet argument n’a pas « été réellement invoqué à l’audience », la Commission a cité les déclarations suivantes tirées du rapport de 2008 du Département d’État des États‑Unis : [traduction] « La loi interdit la discrimination des personnes handicapées relativement à l’emploi, à l’éducation, à l’accès aux soins de santé et à la prestation d’autres services offerts par l’État. Le gouvernement a généralement appliqué ces dispositions législatives. » [Non souligné dans l’original.] Au paragraphe suivant de sa décision, la Commission ajoute ce qui suit : « Comme aucun autre élément de preuve n’a établi que les demandeures d’asile seraient exposées aux préjudices énoncés à l’article 97 de la LIPR, les demandes d’asile aux termes de cette disposition sont également rejetées. » De plus, au paragraphe 19 de sa décision, la Commission a conclu que le gouvernement tchèque avait fait des progrès considérables pour éliminer divers types de discrimination, y compris la discrimination touchant à la prestation des services sociaux. En conséquence, la Commission n’a pas, en fait, omis d’examiner cette question, comme le prétendent les demanderesses. À mon avis, eu égard aux faits particuliers de l’espèce, l’examen de cette question par la Commission n’était pas déraisonnable.

 

[93]           En résumé, je suis convaincu que la Commission n’a pas commis une erreur en interprétant des éléments de preuve de manière erronée ou en n’en tenant pas compte ou bien en analysant de manière déraisonnable la preuve dans son ensemble. À mon avis, l’appréciation de la preuve appartenait « aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Dunsmuir, précité). Elle était en outre transparente, intelligible et justifiée, comme il se devait.

 

D. La Commission a-t-elle commis une erreur en ne considérant pas la question de savoir si les divers incidents de discrimination que les demanderesses ou des personnes dans des situations similaires ont vécu étaient cumulativement assimilables à de la persécution?

[94]           En s’appuyant sur la décision de la Cour dans Tetik c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 1240, au paragraphe 26, les demanderesses font valoir que la Commission a commis une erreur en ne considérant pas la question de savoir si les divers incidents que les demanderesses ou des personnes dans des situations similaires ont vécu et continuent de vivre étaient cumulativement assimilables à de la persécution. Cependant, l’affaire Tetik se distingue de l’espèce. Dans cette affaire, il ne semble pas que la Commission a mis en doute la crédibilité les allégations des demandeurs. Elle a plutôt conclu que les divers types de discrimination qu’ils avaient subis n’étaient pas assimilables à de la persécution au regard de l’article 96 de la LIPR.

 

[95]           En comparaison, la Commission en l’espèce, comme je l’ai déjà noté, a conclu que la demanderesse principale manquait généralement de crédibilité. De plus, elle n’a cru aucune des allégations importantes de la demanderesse quant à ce qui était arrivé à elle et à ses enfants. Étant parvenue à ces conclusions, la Commission n’était pas tenue de poursuivre son appréciation des allégations des demanderesses au regard de l’article 96 (Odetoyinbo, précitée; Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Sellan, 2008 CAF 381, au paragraphe 5).

 

VI.       Conclusion

[96]           La demande de contrôle judiciaire sera rejetée.

 

[97]           La demanderesse a demandé à la Cour de déterminer si la question suivante devait être certifiée : « Le ministre devrait-il faire des commentaires sur le bien-fondé des demandes provenant d’un pays particulier? »

 

[98]           Il n’est nullement certain que la réponse à cette question permettrait de trancher la question soulevée par les demanderesses en ce qui concerne la partialité de la Commission (Varela c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CAF 145, au paragraphe 28). Même si l’on répondait par la négative à cette question, cela ne suffirait pas nécessairement pour permettre de trancher la question de la partialité qui a été soulevée en l’espèce (Varela, précitée, au paragraphe 37).

 

[99]           Les évaluations des allégations de partialité dépendent toujours énormément des faits particuliers et du contexte de chaque affaire. Dans la mesure où il est possible que de telles allégations reposent sur des remarques qui ont été attribuées au ministre, ces évaluations dépendent aussi énormément des remarques précises en question et du contexte dans lequel ces remarques ont été faites.

 

[100]       De plus, la question proposée aux fins de certification n’a pas été soulevée ni traitée dans la présente instance. La question qui a été soulevée en l’espèce est de savoir si les propos précis imputés au ministre relativement aux demandeurs d’asile Roms provenant de la République tchèque ont suscité une crainte raisonnable que la Commission s’était montrée partiale lorsqu’elle avait évalué et rejeté les demandes des demanderesses. Par conséquent, il ne convient pas de certifier la question proposée (Varela, précitée, au paragraphe 32).

 

[101]       En conséquence, je ne crois pas que la question proposée constitue une « question grave de portée générale », suivant ce qui est prévu à l’alinéa 74d) de la LIPR.

 

[102]       Par conséquent, il n’y a pas de question à certifier.


JUGEMENT

 

LA COUR ORDONNE que la demande de contrôle judiciaire soit rejetée.

 

                                                                                                « Paul S. Crampton »

Juge

 

 

 

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

 

Jean-François Martin, LL.B., M.A.Trad.jur.


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                        IMM-1798-10

 

INTITULÉ :                                       IVANA CERVENAKOVA, SARKA CERVENAKOVA,

                                                            ANDREA CERVENAKOVA

                                                            c.

                                                            MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 Toronto (Ontario)        

 

DATE DE L’AUDIENCE :               Le 29 novembre 2010 

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                              Le juge Crampton

 

DATE DES MOTIFS :                      Le 13 décembre 2010 

 

 

COMPARUTIONS :

 

 

George J. Kubes

 

POUR LES DEMANDERESSES

 

 

John Provart

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

 

George J. Kubes

Avocat

Toronto (Ontario)

 

POUR LES DEMANDERESSES

 

Myles J. Kirvan

Sous-procureur général du Canada

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

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