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Cour fédérale

 

Federal Court

 

Date : 20101207

Dossier : T-823-08

Référence : 2010 CF 1234

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 7 décembre 2010

En présence de monsieur le juge Mosley

 

ENTRE :

 

DEREK PRUE

 

 

demandeur

 

 

 

et

 

 

 

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

 

 

 

défendeur

 

 

 

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Il s’agit d’une action simplifiée intentée en vertu de l’article 135 de la Loi sur les douanes, L.R., 1985, ch. 1 (2e suppl.) (la Loi sur les douanes), par laquelle Derek Prue (le demandeur) en appelle de la décision du ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile (le ministre) de confirmer un avis de confiscation compensatoire exigeant le versement d’une pénalité de 18 178,61 $, majorée des intérêts accumulés, en lien avec l’importation des États-Unis d’Amérique d’un véhicule Ford Expedition.

 

[2]               La Loi prévoit que la personne souhaitant interjeter appel d’une telle décision peut intenter une action devant la Cour fédérale. Les parties ont déposé un exposé conjoint des faits aux fins du procès. M. Prue a présenté une preuve par affidavit et il a été contre-interrogé à l’audience, conformément à la procédure prévue pour une action simplifiée aux articles 292 à 299 des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106, et modifications.

 

LE CONTEXTE

 

[3]               Le ou vers le 22 janvier 2001, le demandeur est entré au Canada au volant d’un véhicule automobile de marque Ford Expedition, qu’il avait loué de la Ford Motor Company auprès d’une concession d’automobiles au Texas. M. Prue n’a pas déclaré le véhicule aux agents canadiens des douanes lorsqu’il s’est présenté à la frontière.

 

[4]               Le ou vers le 22 octobre 2001, un membre de la Gendarmerie royale du Canada (la GRC) qui surveillait la circulation a fait s’arrêter le demandeur, alors que celui-ci conduisait son véhicule Expedition sur une route. Le véhicule portait une plaque d’immatriculation de l’Alberta destinée au véhicule du père de M. Prue. M. Prue a déclaré que la plaque du Texas délivrée pour son véhicule avait été volée et qu’il avait dû emprunter la plaque de son père. Le vol de la plaque du Texas n’avait toutefois pas été signalé à la police. La GRC a inculpé le demandeur pour conduite sur la route d’un véhicule à moteur non assuré, défaut de production sur demande d’un permis de conduire, conduite d’un véhicule à moteur non immatriculé et conduite d’un véhicule à moteur muni d’une plaque d’immatriculation non autorisée.

 

[5]               La GRC a saisi le véhicule Expedition et l’a fait enlever par une entreprise de remorquage. Sans y avoir été autorisée et par erreur, l’entreprise de remorquage a par la suite remis le véhicule au demandeur. M. Prue affirme avoir appris le mois suivant que la Ford Motor Credit Company tentait de retracer le véhicule pour le faire rapporter aux États-Unis. Il dit avoir conduit le camion jusqu’au concessionnaire Ford le plus près, à Edmonton en Alberta, pour le rendre volontairement. Le défendeur donne plutôt à entendre que la société de financement a saisi le véhicule, mais les parties sont d’accord pour dire que celui-ci a été renvoyé à l’entreprise de location dans l’État du Texas.

 

[6]               En février 2002, M. Prue a plaidé coupable, et il a été condamné pour conduite sur la route d’un véhicule à moteur non assuré et pour conduite d’un véhicule à moteur non immatriculé muni d’une plaque d’immatriculation non autorisée. On lui a infligé des amendes d’environ 2 600 $.

 

[7]               Le 8 mai 2002, le demandeur s’est vu signifier copie d’un avis de confiscation compensatoire (l’avis de confiscation) en application de l’article 124 de la Loi sur les douanes. On alléguait dans l’avis que [traduction] « les marchandises [c.-à-d. le Ford Expedition] ont été importées illégalement du Canada et les droits légalement exigibles n’ont pas été payés, en violation des articles 12, 17 et 32 de la Loi sur les douanes ».

 

[8]               Moins d’un mois plus tard, soit le 5 juin 2002, M. Prue a déposé un avis d’appel de l’avis de confiscation par lequel il demandait au ministre de rendre une décision, en application de l’alinéa 129d) et de l’article 131 de la Loi sur les douanes. Il a déclaré qu’il n’était pas entré avec le Ford Expedition au Canada dans l’intention de l’y garder au pays. Il a prétendu qu’à l’époque, il travaillait comme entraîneur de hockey aux États-Unis, avait une résidence dans l’État du Texas et n’avait alors aucune raison de croire qu’il ne retournerait pas aux États-Unis avec le véhicule. Celui-ci, a-t-il déclaré, n’est jamais resté au Canada pendant plus de six mois. Entre le moment de l’entrée du véhicule au Canada et de sa saisie, le demandeur est retourné aux États-Unis pendant un mois.

 

[9]               Quelques jours après la réception de l’avis d’appel de M. Prue par la Section des douanes et de l’accise de la GRC, une copie en a été télécopiée au bureau de recouvrement de droits de douane de Calgary. La télécopie a toutefois été égarée, et l’avis d’appel n’a été porté à l’attention de la Direction des recours de l’Agence des services frontaliers du Canada (ASFC) que le 9 décembre 2005, soit plus de trois ans plus tard.

 

[10]           Le 13 décembre 2005, la Direction des recours a envoyé par la poste au demandeur, à une adresse à Stony Plain en Alberta (l’adresse de signification), une lettre par laquelle elle accusait réception de son avis d’appel. Six jours plus tard, le 19 décembre 2005, l’ASFC a fait parvenir par courrier recommandé à l’adresse de signification une autre lettre dans laquelle elle exposait au demandeur les motifs de l’avis de confiscation compensatoire et lui accordait 30 jours pour transmettre tout renseignement ou document additionnel souhaité en lien avec son appel. Cette lettre a été retournée à l’expéditeur par Postes Canada avec la mention [traduction] « non réclamée ». Elle a été expédiée à nouveau à la même adresse, par courrier ordinaire, le 20 janvier 2006. M. Prue a vécu à l’adresse de signification par intervalles de 2005 à 2007. Il a été propriétaire de la maison portant cette adresse du moment de sa construction en 2005 jusqu’à la date de sa vente en 2007.

 

[11]           Le 24 janvier 2007, le représentant du ministre a envoyé à l’adresse de signification une lettre par laquelle il informait le demandeur du rejet de son appel. Les parties ont inclus dans l’exposé conjoint des faits les extraits suivants de cette lettre :

[traduction]

 

Après examen des circonstances de l’affaire, j’ai décidé, en vertu de l’article 131 de la Loi sur les douanes, que, en ce qui concerne l’avis signifié au titre de l’article 124, il y avait eu contravention à cette loi ou à ses règlements.

 

[…]

 

Selon la preuve soumise par le bureau d’immatriculation, le véhicule est d’origine étrangère et n’a pas été dûment déclaré aux autorités douanières, et les droits de douane exigibles n’ont pas été acquittés. Il y a par conséquent eu violation de l’article 12 de la Loi sur les douanes.

 

La preuve révèle aussi que, le 22 octobre 2001, un agent de la Gendarmerie royale du Canada (la GRC) vous a fait vous arrêter, alors que vous conduisiez un véhicule immatriculé au Texas, mais qui portait une plaque d’immatriculation de l’Alberta destinée à un autre véhicule. Vous n’avez pu convaincre l’agent de la GRC que le véhicule avait été importé en toute légalité. Un examen plus approfondi a en outre révélé que, quoique vous ayez prétendu utiliser une plaque d’immatriculation de l’Alberta en raison du vol de la plaque du Texas, ce vol n’avait jamais été signalé à la police. D’après la preuve, ainsi, vous avez importé illégalement le véhicule au Canada. En posant une plaque d’immatriculation de l’Alberta sur le véhicule, vous avez tenté d’en cacher la nature véritable. Bien que la GRC ait saisi le véhicule dans un premier temps, vous avez pu en reprendre possession, pour ensuite en disposer illégalement en le retournant à Ford. On a donc jugé indiqué de délivrer un avis de confiscation compensatoire, puisqu’il n’était plus possible de saisir le véhicule. On a jugé convenables, aux fins de l’établissement de la pénalité, l’évaluation du montant de pénalité de deuxième niveau par la GRC et l’évaluation en fonction de la valeur du contrat de location.

 

[12]           La lettre de décision a été retournée à l’ASFC, parce que M. Prue ne résidait pas à l’adresse de signification. Ce dernier affirme avoir appris vers janvier 2008 qu’on lui avait imposé des [traduction] « frais de douane » au regard du véhicule. Il ajoute avoir alors envoyé une lettre autorisant l’Agence du revenu du Canada à discuter de la question avec son avocat. Après que le représentant de M. Prue eut communiqué avec elle, le 29 février 2008, l’ASFC a envoyé à ce dernier une nouvelle copie de la lettre de décision à M. Prue, à une adresse à Alberta Beach, en Alberta. En mars 2008, l’avocat du demandeur a reçu copie des lettres postées en 2005 et en 2007.

 

[13]           Le demandeur affirme qu’entre le 5 juin 2002 et janvier 2008, l’époque où il a appris l’existence des frais de douane impayés, il n’a reçu aucune lettre ni aucun avis en lien avec le véhicule, avec l’avis de confiscation compensatoire ou avec son propre avis d’appel. Il déclare aussi n’avoir reçu aucun avis de la décision ministérielle entre le 6 juin 2002, la date de dépôt de son avis d’appel, et le 5 mars 2008, ni n’avoir jamais été informé avant cette dernière date de l’existence de cette décision.

 

[14]           Lors de son contre-interrogatoire au procès, M. Prue a reconnu que, dans ses déclarations canadiennes de revenus d’un particulier pour les années d’imposition 2000 à 2002, il n’avait pas déclaré avoir cessé d’être un résident du Canada et avait mentionné l’Alberta comme province de résidence. À titre d’explication, il a dit qu’il n’avait pas cessé de se rendre d’un côté à l’autre de la frontière, que c’était son comptable qui avait établi les déclarations et qu’il ne se rappelait pas avoir déjà abordé avec celui-ci la question de la résidence. Il a déclaré au Canada les revenus qu’il y avait tirés et déclaré aux États-Unis les revenus tirés dans ce pays.

 

[15]           Le montant que le ministre vise à recouvrer du demandeur au moyen de l’avis de confiscation compensatoire est la valeur estimative du véhicule à la date de l’avis, soit le 8 mai 2002, majorée des intérêts accumulés à compter de cette date.

 

LES QUESTIONS EN LITIGE

 

[16]           Les questions à trancher sont les suivantes :

(1)   Le défendeur a-t-il enfreint le paragraphe 131(1) de la Loi sur les douanes?

(2)   Le défendeur a-t-il enfreint les règles d’équité procédurale ou de justice naturelle en tardant à rendre sa décision relativement à l’appel porté à l’encontre de l’avis de confiscation compensatoire?

(3)   S’il est répondu par l’affirmative aux questions a) ou b), la décision rendue tardivement par le défendeur a-t-elle causé un préjudice réel au demandeur en l’empêchant d’opposer une défense à l’avis de confiscation compensatoire?

(4)   À titre subsidiaire, était-il raisonnable pour le défendeur de conclure que le demandeur avait violé l’article 12 de la Loi sur les douanes?

 

ARGUMENTATION ET ANALYSE

 

[17]           Comme l’a exposé le juge Morris Fish dans l’arrêt Martineau c. M.R.N., 2004 CSC 81, aux paragraphes 41 à 44, le processus administratif de confiscation compensatoire sous le régime de la Loi sur les douanes comporte quatre étapes :

41     En premier lieu, en vertu de l’art. 124 de la LD [Loi sur les douanes], l’agent des douanes doit avoir des motifs raisonnables de croire qu’une infraction à la LD a été commise.  Cette condition préliminaire remplie, et après avoir constaté la difficulté de saisir les marchandises et les moyens de transport liés à l’infraction douanière, l’agent peut exiger du contrevenant un montant égal à la valeur de ces biens.

 

42     En deuxième lieu, la personne visée par un avis de confiscation compensatoire peut, dans un délai de 90 jours, demander au ministre de réviser la décision de l’agent des douanes (al. 129(1)d) de la LD).  Le ministre communique alors les motifs qui appuient la sanction appliquée (par. 130(1) de la LD).  Dans les 30 jours suivant la communication des motifs, le présumé contrevenant peut faire valoir ses prétentions et présenter sa preuve, par écrit, au ministre (par. 130(2) et (3) de la LD).

 

43     En troisième lieu, le ministre rend sa décision sur la validité de la confiscation compensatoire (art. 131 de la LD).  Cette décision « n’est susceptible d’appel [. . .] ou de toute autre forme d’intervention que dans la mesure et selon les modalités prévues au paragraphe 135(1) » (par. 131(3) de la LD).

 

44     Enfin, en quatrième lieu, dans un délai de 90 jours suivant la communication de la décision du ministre, la personne qui l’a demandée peut porter l’affaire en appel, par voie d’action, devant la Cour fédérale (par. 135(1) de la LD).

 

[18]           Le demandeur soutient qu’était infondée en droit la décision du ministre selon laquelle le Ford Expedition avait été importé illégalement et en violation de l’article 12 de la Loi sur les douanes, parce qu’il n’avait jamais été propriétaire de ce véhicule, ni n’avait eu l’intention de l’importer au Canada. Le véhicule avait plutôt été loué de la Ford Motor Company aux États-Unis, et retourné en fin de compte à celle-ci. Le véhicule ne s’était trouvé que temporairement au Canada, à une époque où le demandeur avait une résidence aux États-Unis et y travaillait comme entraîneur de hockey.

 

[19]           Le demandeur soutient qu’après avoir demandé au ministre de rendre une décision en application de l’article 131 de la Loi sur les douanes, il ne s’était pas fait signifier, tel que requis par le paragraphe 130(1), un avis écrit des motifs de la saisie. Ainsi, fait-il valoir, il n’a pu bénéficier du droit conféré par la loi de présenter en temps opportun au défendeur des moyens de preuve additionnels pouvant contrer les prétentions énoncées dans l’avis de confiscation. Comme on a beaucoup tardé à donner suite à sa demande et que d’importants éléments de preuve ont ainsi été perdus, le demandeur n’a pu réfuter les allégations portées contre lui. Il en est résulté une violation par le défendeur de l’obligation d’équité procédurale envers le demandeur que la loi et la common law lui imposent.

 

[20]           Le défendeur soutient pour sa part que la question de la propriété du véhicule au moment de son importation est sans importance. Le paragraphe 12(1) de la Loi exige en effet que soient déclarées toutes les marchandises importées au Canada, et ce, même si la personne qui les importe n’en est pas elle-même propriétaire. Cette disposition est conforme à l’objectif général de la Loi sur les douanes, qui est d’assurer que les autorités douanières puissent contrôler l’entrée des marchandises au Canada et juger si elles sont assujetties aux droits de douane (Sarji c. Ministre du Revenu national (1999), 174 F.T.R. 1, paragraphe 40, qui cite R. c. Walker (1980), 51 C.C.C. (2d) 423, 4 W.C.B. 246, paragraphe 10).

 

[21]           Pour ce qui est de l’avis, soutient le défendeur, la signification requise par les articles 130 et 131 de la Loi sur les douanes est suffisante s’il est fait envoi de l’avis en recommandé, comme le prévoit l’article 137, à la dernière adresse connue du destinataire. En outre, selon le défendeur, un délai ne constitue pas un motif d’annulation de décision pour manquement à l’équité procédurale, à moins qu’il n’ait causé un préjudice important au demandeur lorsqu’il s’est agi d’opposer à l’action administrative une réponse et une défense complètes (Blencoe c. Colombie-Britannique, 2000 CSC 44, [2000] 2 R.C.S. 307, paragraphe 101 et 102; Côté c. Désormeaux (1990), 49 Admin. L.R. 226, [1990] R.J.Q. 2476, paragraphe 59; Marsh c. Commissaire de la Gendarmerie royale du Canada, 2006 CF 1466, 305 F.T.R. 303, paragraphe 27).

 

[22]           Le défendeur soutient également que les délais prescrits par une loi, comme la Loi sur les douanes, pour la prise d’une action ministérielle sont de nature directive plutôt qu’obligatoire. Si une réparation peut être accordée pour manquement à l’équité procédurale dans un tel contexte, elle consiste à enjoindre sous forme de mandamus la prise opportune d’une action. Or, le demandeur n’a jamais demandé à la Cour de l’aider à obtenir la décision du ministre pendant le délai prescrit, ce qu’il aurait pu faire en sollicitant la délivrance d’une ordonnance de mandamus. Le demandeur rétorque que, comme il n’avait plus eu de nouvelles, il n’avait pas été déraisonnable de sa part de présumer que le ministre avait tranché en sa faveur.

 

Le défendeur a-t-il enfreint le paragraphe 131(1) de la Loi sur les douanes?

 

[23]           Le paragraphe 131 (1) exige que le ministre étudie, dans les meilleurs délais possible en l’espèce, les circonstances de l’affaire et décide si, en ce qui concerne un moyen de transport à l’égard duquel un avis a été signifié en application de l’article 124, il y a eu infraction à la Loi ou à ses règlements. Cette obligation comporte deux éléments : a) il doit être décidé qu’il y a eu infraction; b) cette décision doit être rendue dans un délai raisonnable.

 

[24]           Il ressort clairement de la preuve que le ministre a bien rendu une décision. La lettre du 19 décembre 2005 renferme la décision ainsi que les motifs écrits de la mesure d’exécution du 8 mai 2002. Dans la lettre, on précise pour quelle raison cette mesure a été prise, on énonce la position de l’ASFC quant à la possession illégale du véhicule au Canada par le demandeur et on explique en langue courante les dispositions pertinentes de la Loi sur les douanes sur le fondement desquelles l’agent a signifié à l’origine l’avis de confiscation. On a également joint à la lettre copie du rapport narratif de l’organisme d’exécution pouvant aider M. Prue à répondre aux allégations portées contre lui.

 

[25]           Il sera nécessaire d’interpréter la loi pour juger de la question des délais. Il y a eu en l’espèce un délai de trois ans et demi entre la présentation de la demande de décision et la prise de la décision. Il est vrai toutefois que la décision a été rapidement rendue une fois qu’on a eu connaissance de la demande. La signification de la décision au demandeur a entraîné un nouveau délai, qui était cependant attribuable celui-là, du moins en partie, au nomadisme du demandeur et à son défaut d’informer le défendeur de ses changements d’adresse.

 

[26]           Le défendeur se fonde sur la décision Ha c. Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile, 2006 CF 594, 292 F.T.R. 287, paragraphes 18 à 21, pour faire valoir que le paragraphe 131(1) a un caractère simplement directif, et non pas obligatoire. La décision Ha avait trait au délai prévu au paragraphe 27(1) de la Loi sur le recyclage des produits de la criminalité et le financement des activités terroristes, L.C. 2000, ch. 17, pour qu’une décision ministérielle soit rendue. Dans Ha, le juge Barnes a fait une distinction entre les délais prévus par la loi qui s’appliquent au « démarrage d’un processus servant à protéger ou à promouvoir des droits et les autres délais qui s’appliquent au déroulement ou à la conclusion de ce processus ». Puis il a déclaré : « L’observation stricte des premiers a pour but d’apporter un certain degré de certitude et de finalité au processus, alors que le caractère directif des seconds vise simplement à faire en sorte que le processus, une fois commencé, se déroule avec une certaine rapidité ».

 

[27]           Le but et l’objet de la Loi sur le recyclage des produits de la criminalité et le financement des activités terroristes diffèrent de ceux de la Loi sur les douanes, ce qui rend difficile de s’appuyer sur Ha pour affirmer que le libellé de l’article 131 de la Loi sur les douanes est de caractère simplement directif. Mais, même si la décision Ha devait s’appliquer par analogie et si la Cour devait admettre que le paragraphe 131(1) n’a qu’un caractère directif, on ne saurait dire que le délai de trois ans et demi qu’il a fallu au ministre pour répondre à la demande de décision respectait la directive visant, dans la loi, à ce que le processus « se déroule avec une certaine rapidité ». Aucune action n’a été prise en l’espèce avant que ne soit découverte dans les bureaux du défendeur la copie transmise par télécopieur de l’avis d’appel de M. Prue qu’on avait égarée.

 

[28]           Lorsqu’on examine si un délai était ou non raisonnable, il peut être utile de s’inspirer de l’arrêt Blencoe, précité, de la Cour suprême du Canada. Le juge LeBel, dissident en partie, y a énoncé (au paragraphe 160) trois facteurs devant être pris en compte pour évaluer le caractère raisonnable d’un délai administratif :

(1)   le délai écoulé par rapport au délai inhérent à l’affaire dont est saisi l’organisme administratif en cause, ce qui comprendrait la complexité juridique (y compris l’existence de questions systémiques particulièrement complexes) et la complexité factuelle (y compris la nécessité de recueillir de grandes quantités de renseignements ou de données techniques), ainsi que les délais raisonnables pour que les parties ou le public bénéficient de garanties procédurales;

 

(2)   les causes de la prolongation du délai inhérent à l’affaire, ce qui comprendrait notamment l’examen de la question de savoir si la personne touchée a contribué ou renoncé à certaines parties du délai, et celle de savoir si l’organisme administratif a utilisé aussi efficacement que possible les ressources dont il disposait;

 

(3)   l’incidence du délai, considérée comme englobant le préjudice sur le plan de la preuve et les autres atteintes à l’existence des personnes touchées par le délai qui s’écoule.  Cela peut également comprendre l’examen des efforts que les différentes parties ont déployés pour réduire au minimum les effets négatifs en fournissant des renseignements ou en apportant des solutions provisoires.

 

[Souligné en partie dans l’original.]

 

 

[29]           La Cour a récemment recouru à ces facteurs dans les décisions Pacific Pants Co. c. (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2008 CF 1050, 335 F.T.R. 114, paragraphe 50; Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Parekh, 2010 CF 692, paragraphe 28 et suivants.

 

a) Le délai écoulé par rapport au délai inhérent à l’affaire dont est saisi l’organisme administratif en cause.

 

[30]           Lorsqu’on examine sous cette rubrique si la complexité juridique ou factuelle de l’affaire pouvait justifier un délai de trois ans et demi avant la communication de la décision officielle, on ne peut arguer de la nécessité de celui-ci en raison de délais inhérents. Il ressort bien clairement des faits de l’espèce, même si ceux-ci sont contestés, que le ministre était en mesure sur la foi des renseignements dont l’Agence disposait en 2002 de rendre la décision qui l’a en fin de compte été le 19 décembre 2005.

 

b) les causes de la prolongation du délai inhérent à l’affaire

 

[31]           Tel qu’il a été reconnu au paragraphe 2 de la lettre de décision, le motif du délai venait de ce que la [traduction] « lettre d’appel a[vait] été égarée ». Il incombait au ministre de répondre de façon opportune, et aucun élément de preuve ne donne à croire que le demandeur a contribué ou renoncé à une partie quelconque du délai.

 

c) l’incidence du délai, considérée comme englobant le préjudice sur le plan de la preuve et les autres atteintes à l’existence des personnes touches par le délai qui s’écoule

 

[32]           M. Prue n’a rien fait pour donner suite à sa demande initiale ou pour s’enquérir auprès du ministre de la décision rendue. Nous reviendrons plus loin sur la question du préjudice.

 

[33]           J’estime, au vu de la preuve, que le défendeur ne s’est pas conformé au paragraphe 131(1) de la Loi sur les douanes, puisqu’il n’a pas fourni de motifs « dans les meilleurs délais possible en l’espèce ».

 

Le défendeur a-t-il enfreint les règles d’équité procédurale ou de justice naturelle en tardant à rendre sa décision relativement à l’appel?

[34]           Le défendeur a raison de dire qu’un délai ne constitue pas en soi un motif d’annulation d’une décision administrative pour manquement à l’équité procédurale. Pour que la Cour accorde réparation, le délai doit avoir été déraisonnable ou excessif, ou « […] inacceptable au point d’être oppressif et de vicier les procédures en cause » (Blencoe, précité, paragraphe 121). Il a également été statué que, pour justifier l’octroi d’une mesure de réparation à une partie, le délai doit lui avoir causé préjudice lorsqu’il s’est agi de présenter une réponse ou une défense complète face aux allégations de la partie adverse (Marsh, précitée, paragraphe 27).

 

[35]           On ne peut ainsi établir si le défendeur a enfreint les règles d’équité procédurale ou de justice naturelle par son délai sans examiner si celui-ci a réellement causé préjudice au demandeur.

 

La décision rendue tardivement par le défendeur a-t-elle causé un préjudice réel au demandeur en l’empêchant d’opposer une défense à l’avis de confiscation compensatoire?

 

[36]           Le demandeur soutient n’avoir eu connaissance que le 5 mars 2008 de la décision du ministre. La période s’étendant du 5 juin 2002 au 5 mars 2008 est ainsi le délai déraisonnable qui, selon lui, équivaut à un manquement à la justice naturelle. La lettre de motifs a été envoyée par courrier recommandé au demandeur le 19 décembre 2005. Lorsque la lettre lui est revenue parce que non réclamée, le défendeur l’a de nouveau envoyée le 20 janvier 2006, cette fois par courrier ordinaire, à la même adresse de signification. Le demandeur a vécu par intervalles à cette adresse entre 2005 et 2007. Il a également été propriétaire de la maison portant cette adresse jusqu’au moment de sa vente en 2007. Ainsi, à l’époque où la lettre de motifs a été envoyée par courrier, le demandeur à la fois était propriétaire de la maison portant l’adresse de signification et y a vécu, pendant un certain temps tout au moins.

 

[37]           Selon l’article 137 de la Loi, il suffit, pour que l’avis de la décision du ministre visée à l’article 131 soit considéré signifié, qu’il en soit fait envoi en recommandé à la dernière adresse connue du destinataire (928412 Ontario Ltd. c. Canada (1997), 130 F.T.R. 168, [1997] 3 C.T.C. 53, paragraphe 22, appel rejeté 234 N.R. 99, 85 A.C.W.S. (3d) 332, demande d’autorisation d’appel rejetée, 2 décembre 1999, [1999] C.S.C.R., n° 83). En l’espèce, le demandeur soutient qu’aucune preuve ne démontre qu’il ait fourni l’adresse où les motifs ont été envoyés. C’était toutefois là son adresse pendant la période qui nous intéresse, et ce, même s’il n’y résidait pas toujours.

 

[38]           Dans la décision Sayers c. Canada (Ministre du Revenu national, Accise – M.R.N.) (1994), 87 F.T.R. 216, 50 A.C.W.S. (3d) 1119, l’une des questions en litige était de savoir si le ministre défendeur avait valablement signifié à la bonne adresse un avis aux demandeurs. Le protonotaire Hargrave a conclu (paragraphe 24) que le défendeur avait envoyé par erreur l’avis à une mauvaise adresse et qu’il relevait de ses attributions d’envoyer la décision du ministre à la bonne adresse. Inversement, en l’espèce, la lettre de motifs a été envoyée à la bonne adresse, mais à une époque où le demandeur n’y vivait que par intervalles. Le demandeur était en mesure de veiller à faire suivre son courrier.

 

[39]           Ainsi, la période où le délai aurait pu causer préjudice au demandeur s’étendait non pas du 5 juin 2002 au 5 mars 2008, comme celui-ci le prétend, mais bien du 5 juin 2002 au 20 janvier 2006, la date à laquelle la deuxième lettre de motifs lui a été envoyée par courrier.

 

[40]           Le demandeur soutient qu’en raison du délai, il n’a pu répondre valablement à l’avis de la décision du ministre en produisant des moyens de preuve, comme le prévoit le paragraphe 130(2). Il soutient qu’il lui aurait été plus facile en 2002 ou en 2003 de présenter une preuve par affidavit, relativement à son statut de résidence aux États-Unis, pour étayer sa prétention selon laquelle il n’avait pas l’intention d’importer le véhicule lorsqu’il lui a fait traverser la frontière. Il ne soutient guère plus ainsi qu’il se serait mieux souvenu de ses allées et venues d’un côté à l’autre de la frontière à l’époque et qu’il aurait éventuellement pu trouver des témoins ou des documents à l’appui de son appel. Comme il l’a toutefois reconnu lors de son contre-interrogatoire, M. Prue a déclaré être un résident du Canada dans ses déclarations canadiennes de revenus pour les années d’imposition 2001 et 2002. On peut ainsi considérer qu’il avait au Texas une résidence temporaire qui n’était pas le lieu de son domicile.

 

[41]           Si ce n’était de la difficulté alléguée pour M. Prue de reconstituer ses déplacements plusieurs années après le fait, j’aurais du mal à conclure que le délai du ministre a pu causer préjudice au demandeur. Le délai s’est cependant avéré fort désavantageux pour le demandeur du fait que les intérêts sur la valeur estimative du véhicule ont commencé à courir à compter de la date de la confiscation compensatoire, comme l’a concédé l’avocat du ministre à l’audience. L’avocat n’a pu me dire quel était le montant total impayé en date des présentes.

 

[42]           Il est vrai qu’aucune question de montant, comme le soutient le défendeur, n’a été soumise à la Cour, et que la réparation qu’aurait pu solliciter le demandeur à l’encontre de la pénalité imposée consistait à demander le contrôle judiciaire de cette décision – ce que le demandeur n’a pas fait. Même si je ne peux évaluer quel devrait être le montant de la pénalité et des intérêts, j’estime qu’il est loisible à la Cour de prendre ce facteur en considération lorsqu’il s’agit d’établir si le demandeur a subi ou non un préjudice. Je conclus par conséquent que le défaut du ministre d’étudier l’appel du demandeur de façon opportune, alors que courait l’intérêt sur la valeur estimative du véhicule, a causé préjudice au demandeur.

 

Était-il raisonnable pour le défendeur de conclure que le demandeur avait violé l’article 12 de la Loi sur les douanes?

 

[43]           L’article 12 de la Loi sur les douanes prévoit l’obligation de déclarer toutes les marchandises que l’on importe au Canada. Il existe des exceptions, mais c’est là la règle générale. L’obligation de déclarer les marchandises est une composante du cadre global établi par la loi pour permettre aux autorités douanières de contrôler l’entrée des marchandises au Canada et de juger si elles sont assujetties aux droits de douane. Le juge Russell a déclaré ce qui suit à cet égard dans la décision Leasak c. Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2006 CF 1397, 304 F.T.R. 78 (paragraphe 50) :

 

Il est de droit constant que l’importateur est responsable de tout manquement à son obligation de déclarer les marchandises qu’il importe et que le fait qu’il ait eu ou non l’intention d’éluder le paiement des droits ou taxes n’est pas pertinent en ce qui concerne les saisies et leur validité.

 

 

[44]           La preuve révèle que le demandeur avait deux résidences, l’une au Texas et l’autre en Alberta, lorsqu’il a fait entrer son véhicule au pays. Comme l’avocat du ministre l’a concédé à l’audience, il est probable que, si le demandeur avait déclaré son intention de ne faire entrer le véhicule que temporairement au Canada, on lui aurait fait signer de passer sans guère lui créer de difficultés. Le demandeur, toutefois, ne l’a pas fait. Il a gardé le véhicule au Canada pendant plusieurs mois, au cours desquels il n’a pas tenté de le déclarer et, lorsque la GRC a fait s’arrêter le véhicule, celui-ci portait une plaque d’immatriculation de l’Alberta. Le demandeur a alors déclaré que la plaque du Texas avait été volée; cette explication, quoique plausible, est sujette à caution. L’emprunt d’une plaque dénote plutôt l’intention de faire croire en l’immatriculation en bonne et due forme du véhicule au Canada. Cela étant, et malgré le projet du demandeur de retourner le véhicule au bailleur au Texas, il n’était pas déraisonnable pour le défendeur de conclure que le demandeur avait violé l’article 12 de la Loi sur les douanes.

 

Conclusion

 

[45]           Il est manifeste qu’en l’espèce, les deux parties ne se sont pas acquittées de leurs responsabilités avec diligence. M. Prue était tenu de déclarer le véhicule lorsqu’il l’a fait entrer au Canada, ce qu’il a omis de faire. En d’autres circonstances, je n’aurais eu aucun mal à conclure qu’était justifiée la saisie du véhicule ou la confiscation de sa valeur estimative.

 

[46]           M. Prue avait toutefois droit, en vertu du paragraphe 131(1) de la Loi sur les douanes, d’obtenir les motifs de la décision du ministre relativement à son appel à l’encontre de la confiscation « dans les meilleurs délais possible en l’espèce ». Cela ne s’est pas produit, parce que des fonctionnaires du ministre ont, par erreur, égaré la demande d’une décision présentée par le demandeur. Il en est résulté un délai de trois ans et demi avant que le demandeur n’obtienne les motifs de l’avis de confiscation compensatoire.

 

[47]           Rien en l’espèce ne justifiait le délai de trois ans et demi pour rendre une décision et communiquer les motifs à M. Prue. Je conclus que le paragraphe 131(1) n’a pas été observé, que cela a causé préjudice à M. Prue et qu’on a manqué à son endroit aux règles de justice naturelle. Je conclus par conséquent en sa faveur.

 

[48]           Vu les faits d’espèce, je n’attribuerai pas les dépens à M. Prue, malgré le fait qu’il a eu gain de cause. Tel que j’ai déjà conclu, la confiscation compensatoire était raisonnable. N’eût été le défaut du ministre, par suite d’une erreur, d’étudier de façon opportune la demande de révision de la confiscation, M. Prue aurait eu à acquitter la somme en cause.

 

 


JUGEMENT

 

LA COUR REND LE JUGEMENT SUIVANT :

1.      L’appel du demandeur est accueilli.

2.      La décision du ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile de confirmer un avis de confiscation compensatoire exigeant le versement d’une pénalité de 18 178,61 $, majorée des intérêts accumulés, est annulée.

3.      Chaque partie assumera ses propres frais.

 

 

 

« Richard G. Mosley »

Juge

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

 

Christian Laroche, LL.B.

Juriste-traducteur et traducteur-conseil


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        T-823-08

 

INTITULÉ :                                       DEREK PRUE

 

                                                            et

 

                                                            LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 EDMONTON (ALBERTA)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               LE 13 OCTOBRE 2010

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                              LE JUGE MOSLEY

 

DATE DES MOTIFS

ET DU JUGEMENT :                       LE 7 DÉCEMBRE 2010

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Vicky Giannacopoulas

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Kerry E.S. Boyd

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Vicky Giannacopoulas

Kennedy Agrios LLP

Edmonton (Alberta)

 

POUR LE DEMANDEUR

Myles J. Kirvan

Sous-procureur général du Canada

Edmonton (Alberta)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 

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