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Date : 20101018

Dossier : IMM-180-10

Référence : 2010 CF 1017

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Toronto (Ontario), le 18 octobre 2010

En présence de l’honorable juge Campbell

 

ENTRE :

SOONDEOK YOON

demanderesse

 

 

et

 

 

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

 

 

 

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNANCE

[1]               La présente demande concerne une citoyenne de la Corée du sud qui a présenté une demande d’asile fondée sur le sexe à la Section de la protection des réfugiés (SPR). Sa demande était fondée sur la preuve non contestée selon laquelle elle a subi des agressions physiques et psychologiques extrêmes perpétrées par son époux pendant de nombreuses années. Même si la SPR a admis la véracité du témoignage de la demanderesse, elle a rejeté la demande d’asile de cette dernière pour deux motifs, à savoir, d’une part, le défaut de la demanderesse de demander l’asile dans un délai raisonnable après son arrivée au Canada, et, d’autre part, le défaut de la demanderesse de demander la protection de l’État en Corée du Sud avant de s’enfuir au Canada.

 

[2]               La preuve qui étaye la demande d’asile de la demanderesse se trouve dans son Formulaire de renseignements personnels (FRP). Il importe de souligner la complexité de ces éléments de preuve avant de procéder à un examen des conclusions de droit et de fait que la SPR a tirées :

[traduction]

 

J’ai 51 ans et je suis citoyenne de la Corée du Sud et d’aucun autre pays. J’ai rencontré mon époux, JEONG, Deok Soo, en 1976, à l’époque où nous travaillions ensemble au bureau de la santé publique de Hampyung, en Corée. J’ai commencé à le fréquenter en mars 1977. J’étais une chrétienne dévote, et, au fil de nos fréquentations, je lui ai prêché la bonne nouvelle, et il a accepté de croire en Dieu. Sur la foi de cette promesse, le 1er janvier 1982, nous nous sommes épousés. Le 15 juin 1983, j’ai eu mon premier enfant. Mon époux voulait avoir d’autres enfants, mais j’ai évité d’en avoir d’autres parce que j’étudiais la théologie à l’époque. Cependant, en janvier 1994, je suis tombée enceinte de nouveau. En août 1994, mon mari a eu un accident de voiture, à la suite duquel il a été hospitalisé pendant trois ans. À cause de ses blessures graves, il a perdu son emploi et n’a plus été en mesure de pourvoir aux besoins de notre famille. J’ai eu mon deuxième enfant, mais je n’ai pas pu me reposer après l’accouchement parce que je devais travailler pour subvenir aux besoins de notre famille et je devais aussi prendre soin de mon époux. C’est dans ces circonstances que mon époux est devenu plus violent. Mon époux est costaud, et il pèse 105 kilos et mesure 180 centimètres. Chaque fois qu’il se mettait en colère, j’avais peur et j’étais effrayée, mais je tentais de surmonter ma peur grâce à ma croyance en Dieu. Cependant, je n’arrivais pas à endurer son comportement violent, et je voulais me séparer. Je suis donc allée à Séoul en octobre 1995 avec mes deux enfants, tandis que ma belle-mère a pris soin de mon époux. Cependant, de temps à autre, mon mari venait nous voir et demandait de l’argent et se plaignait de ma vie religieuse. En janvier 1996, je travaillais comme adjointe d’un pasteur et j’avais l’habitude de préparer les arrangements floraux pour la messe du dimanche à notre église. Mon époux m’a suivie, m’a agrippé le cou par derrière et m’a traînée dans la rue. En mai 1996, mon époux a crié mon nom à l’extérieur de l’église et il a fracassé une des fenêtres de l’église avec un gros bâton de bois. Lorsque j’ai été désignée adjointe du pasteur, mon époux est sorti de ses gonds parce qu’il n’approuvait pas mes activités religieuses. Pour cette raison, j’avais toujours peur de mon époux.

 

Puisque j’étais incapable d’endurer les menaces et le harcèlement de mon époux, j’ai emprunté de l’argent à des amis et des frères et sœurs et j’ai démarré une entreprise en octobre 1996 pour mon époux. Mon époux a exploité l’entreprise, et je n’y ai aucunement participé. Cependant, mon époux n’était pas du tout en mesure d’exploiter l’entreprise, et notre maison était visée par un pouvoir de vente. En conséquence, mes deux enfants et moi avons commencé à déménager fréquemment. En avril 1997, alors que nous vivions dans une petite résidence d’une pièce, mon époux est venu nous voir, et il a demandé de l’argent et a demandé d’emménager avec nous. Lorsque je lui ai dit que je n’avais aucun argent à lui donner et que je ne voulais pas vivre avec lui, il m’a jetée au sol et m’a frappée. En octobre 1997, alors que son entreprise était en déclin, il est revenu me voir et m’a menacée parce qu’il croyait que ma croyance en Dieu faisait en sorte que son entreprise déclinait et qu’il n’était pas chanceux. Lorsque je lui ai répondu qu’il devrait vendre l’entreprise et vivre calmement, il m’a frappée et poussée puis je suis tombée et j’ai perdu connaissance. J’ai eu une peur bleue, et je souffre de fortes migraines depuis cet incident.

 

En mai 1998, mon époux est revenu et il m’a frappée plusieurs fois au visage tout en jurant. Je suis tombée et j’ai saigné de la bouche en raison des graves blessures aux gencives et aux dents qu’il m’avait infligées. À la suite de cet incident, j’ai dû subir une intervention chirurgicale à cause des lésions que j’avais subies aux gencives et des infections qui s’en sont suivies. J’ai dû subir des traitements chaque semaine pendant trois ans.

 

En février 2000, je n’aimais plus époux et j’avais très peur de lui. Je le détestais grandement, et je me suis donc enfuie de lui, mais il nous a retrouvés et m’a forcée à avoir des relations sexuelles avec lui. J’avais tellement honte et je me sentais tellement humiliée à cause de ce qu’il m’a fait faire : il m’a demandé de faire ce qu’il avait vu dans un film porno. Je n’ai pas pu le dénoncer à la police parce que je suis une chrétienne dévote et pasteure dans une église et parce que la police coréenne ne faisait rien à l’égard de ce genre de violence familiale. Je craignais aussi la réaction qu’aurait mon époux si j’appelais la police.

 

En janvier 2004, par suite des actes de violence physique grave que j’avais subis, combinés à la peur que mon époux m’inspirait, je suis devenue incapable de bouger, et j’ai donc dû demeurer alitée. Avec l’aide de mes amis, j’ai été amenée à l’hôpital et examinée par des médecins. Une grande partie de mon corps était enflé et j’éprouvais de nombreux problèmes d’ordre physique. Par suite des mauvais traitements que mon époux m’avait infligés, combinés à un stress psychologique aigu, en décembre 2004, j’ai saigné pendant 40 jours et j’ai perdu connaissance. Pendant que j’étais inconsciente, j’ai dû recevoir une transfusion sanguine et subir une intervention médicale.

 

Après m’être remise de cet incident, j’ai étudié le counselling familial de mars 2004 à mai 2005 à l’Institut de recherche en counselling familial IRE. À la même époque, j’ai aussi fait un stage à temps partiel comme intervenante auprès de jeunes. En janvier 2006, j’ai invité un ministre du culte à dîner chez moi. Mon époux était présent. Au cours d’une conversation, alors que je riais, mon époux a soudainement frappé la table de la main et s’est levé et s’est mis à crier contre moi, en disant que je riais des blagues des autres hommes, mais pas des siennes. J’ai aussi rencontré un conseiller familial, mais la séparation entre mon époux et moi était trop marquée, et je ne pouvais pas éviter ses mauvais traitements. Je l’obsédais, et il était donc suspicieux à mon égard, parce que je l’avais évité pendant de nombreuses années. Les rapports sexuels qu’il m’a forcée à avoir avec lui constituaient aussi de la violence physique, de sorte que j’avais peur de mon époux et il m’effrayait.

 

J’ai suivi des cours à la maîtrise en théologie à l’École de théologie de Pyongyang de mars 2005 à décembre 2007, et j’ai été ordonnée pasteure en décembre 2007. Mon époux était en furieux que j’aie été ordonnée pasteure parce qu’il ne voulait pas que je participe à des activités religieuses.

 

En décembre 2007, mon époux a dû fermer son entreprise, et il n’avait nulle part où habiter. Il m’a retrouvée et il est venu chez moi à nouveau, et, lorsque j’ai refusé de le laisser entrer, il a immédiatement tenté de me frapper. Après avoir constaté que je ne pouvais pas me débarrasser de lui en Corée, j’ai quitté le pays afin de trouver un endroit sûr où je ne risquerais pas de subir la violence physique et psychologique de mon époux. J’estimais aussi que j’étais incapable d’exercer mes fonctions religieuses de pasteure à cause de mon époux. Pour ces motifs, je ne peux pas retourner en Corée du Sud.

 

(Dossier de la demanderesse aux pages 31 à 33)

 

[3]               La décision de la demanderesse de ne pas demander la protection de l’État en Corée du Sud constitue l’élément central de la décision de la SPR. Dans la décision contestée, la SPR tire la conclusion non contestée selon laquelle « [l]e demandeur d’asile peut réfuter cette présomption au moyen d’une preuve claire et convaincante de l’incapacité de l’État d’assurer la protection de ses citoyens » (décision de la SPR, paragraphe 10). L’arrêt Hinzman c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CAF 71, au paragraphe 56, précise la nature du fardeau qui incombe au demandeur d’asile; la Cour d’appel fédérale y a conclu que le demandeur d’asile ne respecte pas la définition de « réfugié au sens de la Convention » s’il était objectivement déraisonnable que le demandeur d’asile n’ait pas sollicité la protection des autorités de son pays. En l’espèce, la question principale est de savoir si la SPR a analysé de façon appropriée le caractère raisonnable, d’un point de vue objectif, de la décision de la demanderesse de ne pas demander la protection de l’État en Corée du Sud avant de s’enfuir au Canada.

 

[4]               La SPR a formulé comme suit sa conclusion déterminante concernant le caractère raisonnable de la décision de la demanderesse de ne pas demander la protection de l’État :

La demandeure d’asile doit démontrer qu’elle a pris toutes les mesures raisonnables pour obtenir la protection de l’État, ce qu’elle n’a pas fait, puisqu’elle affirme n’avoir jamais sollicité l’aide de la police ni de toute autre institution ou organisation, malgré les actes de violence qui, selon elle, se sont étalés sur une période d’environ 10 ans, soit de 1994 à 2005, l’année où s’est produit le dernier incident violent. Elle dit ne pas avoir communiqué avec les autorités parce que d’autres victimes de violence familiale lui avaient dit que la police n’offrait pas vraiment de solution. Elle a également affirmé que la violence familiale était considérée comme une honte, qu’elle craignait son époux et qu’elle s’inquiétait de ce que les gens penseraient d’elle parce qu’elle travaille dans une église. En dépit de son emploi de conseillère, dans le cadre duquel elle travaille auprès des femmes victimes de violence et conseille à ces femmes de solliciter l’aide de la police, la demandeure d’asile n’a pas elle‑même vérifié si l’État offrait une protection adéquate parce que, selon les dires des autres victimes de violence familiale, la police n’intervient pas vraiment.

 

(Décision de la SPR, paragraphe 13)

 

L’avocat de la demanderesse soutient que, lorsque la SPR a tiré cette conclusion, elle n’a pas appliqué convenablement les Directives données par la présidente en application du paragraphe 65(3) de la Loi sur l'immigration: Revendicatrices du statut de réfugié craignant d'être persécutées en raison de leur sexe (les Directives) et qu’elle n’a donc pas effectué une analyse convenable. L’argument est le suivant :

[traduction]

 

Dans les motifs de sa décision, la commissaire mentionne les Directives lorsqu’elle affirme qu’elle les a prises en compte dans l’examen des faits de la présente affaire. Elle affirme deux fois qu’elle a tenu compte des Directives à deux occasions; cependant, un examen des motifs ne révèle aucune analyse montrant comment la commissaire aurait tenu compte des Directives. Le défaut de la commissaire de procéder à une analyse des Directives et d’exposer cette analyse donne à penser à première vue qu’elle n’en a pas tenu compte.

 

La commissaire mentionne clairement les Directives, mais il n’y a aucune analyse des faits de l’espèce au regard des Directives. Par conséquent, il est manifeste que la commissaire n’a nullement tenu compte des Directives, et ce, malgré que la demanderesse ait demandé à ce que sa demande d’asile soit examinée au regard des Directives et malgré que la commissaire ait affirmé que les faits de la présente affaire ont été examinés au regard des Directives. L’élément le plus révélateur du défaut de prendre en compte les Directives tient à ce que la décision est remplie du genre de présomptions et de l’analyse microscopique contre lesquelles les Directives mettent précisément en garde.

 

(Dossier de la demanderesse à la page 45)

 

 

La demanderesse mentionne aussi ce qui suit plus loin dans ses observations :

 

[traduction]

 

En l’espèce, la demanderesse n’a pas demandé de protection de la police parce qu’elle a affirmé que, en qualité de conseillère professionnelle, elle avait conseillé à des femmes victimes de violence familiale de dénoncer les mauvais traitements à la police et de demander sa protection et que ces clientes lui étaient revenues en lui disant que la police n’avait pris aucune mesure et ne leur avait offert aucune protection. En raison de ces renseignements communiqués par ses clientes, de sa peur d’être humiliée et de sa crainte que son époux ne se mette en colère et ne lui cause un préjudice si jamais elle portait plainte auprès de la police, la demanderesse s’est abstenue de demander la protection de la police. En tant que conseillère professionnelle, la demanderesse savait comment étaient appliquées les lois censées protéger les gens contre la violence familiale et connaissait leur efficacité, et, de ce fait, elle n’était pas prête à courir le risque de porter plainte à la police. C’est dans ce contexte, où les Directives précisent quels types d’éléments de preuve la Commission doit prendre en compte dans le cadre des demandes d’asile fondées sur le sexe, que la Commission n’a pas tenu compte de ces éléments de preuve. L’effet cumulé du défaut de la Commission d’examiner les faits de l’espèce au regard des Directives, de prendre en compte le rapport psychologique et de tenir compte de tous les éléments de preuve a amené la Commission à tirer des conclusions de fait qui sont iniques et arbitraires vu le dossier.

 

(Dossier de la demanderesse à la page 49)

 

[5]               Je souscris à l’argument de l’avocat de la demanderesse. Pour que la décision de la SPR soit confirmée au terme d’un contrôle judiciaire, il ne suffit pas que la SPR se borne à dire qu’elle a appliqué les Directives tout en omettant de démontrer qu’elle les a appliquées. J’ai déjà souligné l’importance d’appliquer clairement les Directives dans Garcia c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 79, aux paragraphes 24, 25, 27 et 28 :

Les Directives concernant la persécution fondée sur le sexe indiquent aux membres de la SPR que, lorsqu’ils instruisent une demande d’asile fondée sur des violences sexistes, il importe de comprendre à quelles réactions on peut décemment s’attendre de la part d’une femme qui a été victime de violences :

 

Les décideurs doivent examiner la preuve démontrant l’absence de protection de l’État si l’État et ses mandataires dans le pays d’origine de la revendicatrice ne voulaient pas ou ne pouvaient pas assurer une protection appropriée contre la persécution fondée sur le sexe. Si la revendicatrice peut montrer clairement qu’il était objectivement déraisonnable pour elle de demander la protection de l’État, son omission de le faire ne fera pas échouer sa revendication. En outre, que la revendicatrice ait ou non cherché à obtenir la protection de groupes non gouvernementaux ne doit avoir aucune incidence sur l’évaluation de la protection qu’offre l’État. 

 

Au moment d’évaluer s’il est objectivement déraisonnable pour la revendicatrice de ne pas avoir sollicité la protection de l’État, le décideur doit tenir compte, parmi d’autres facteurs pertinents, du contexte social, culturel, religieux et économique dans lequel se trouve la revendicatrice. Par exemple, si une femme a été victime de persécution fondée sur le sexe parce qu’elle a été violée, elle pouvait ne pas demander la protection de l’État de peur d’être ostracisée dans sa collectivité. Les décideurs doivent tenir compte de ce type d’information au moment de déterminer si la revendicatrice aurait dû raisonnablement demander la protection de l’État.

 

(Directives concernant la persécution fondée sur le sexe, section C.2)  

 

Les Directives concernant la persécution fondée sur le sexe invitent le lecteur, à la note 31, à s’inspirer de l’arrêt Lavallee, rendu par la Cour suprême du Canada :

 

Une discussion sur le syndrome de la femme battue figure dans R. c. Lavallee, [1990] 1 R.C.S. 852. Dans Lavallee, le juge Wilson traite du mythe concernant la violence familiale : « Elle était certainement moins gravement battue qu’elle le prétend, sinon elle aurait quitté cet homme depuis longtemps. Ou, si elle était si sévèrement battue, elle devait rester par plaisir masochiste ». La Cour ajoute qu’une autre manifestation de cette forme d’oppression est « apparemment la réticence de la victime à révéler l’existence ou la gravité des mauvais traitements ». Dans Lavallee, la Cour a indiqué que la preuve d’expert peut aider en détruisant ces mythes et servir à expliquer pourquoi une femme reste dans sa situation de femme battue.

 

[…]

 

Dans l’arrêt Lavallee, la juge Wilson a expliqué clairement que la compréhension du contexte d’une réaction ou d’une absence de réaction est essentielle pour l’appréciation de cette réaction ou de cette absence de réaction. Dans cette cause, il s’agissait d’apprécier les réactions d’une femme qui avait tué son mari violent, mais les passages suivants, à savoir les pages 871 à 874, sont instructifs quant à l’approche qu’il convient d’adopter à l’égard de la demande d’asile fondée sur des violences sexistes, voire à l’égard d’autres cas exigeant de la part des décideurs un surcroît de connaissances et d’aptitude à interpréter les faits :

 

Une preuve d’expert relative à l’effet psychologique que peut avoir la violence sur les épouses et les conjointes de fait doit, me semble‑t‑il, être à la fois pertinente et nécessaire dans le contexte du présent litige. En effet, comment peut‑on juger de l’état mental de l’appelante sans cette preuve? On peut pardonner au citoyen (ou au juré) moyen s’il se demande : Pourquoi une femme supporterait‑elle ce genre de traitement? Pourquoi continuerait‑elle à vivre avec un tel homme? Comment pouvait‑elle aimer quelqu’un qui la battait tellement qu’elle devait être hospitalisée? On s’attendrait à ce que la femme plie bagage et s’en aille. N’a‑t‑elle aucun respect de soi? Pourquoi ne part‑elle pas refaire sa vie? Telle serait la réaction de la personne moyenne devant ce qu’il est convenu d’appeler le [traduction] « syndrome de la femme battue ». Nous avons besoin d’aide pour le comprendre et cette aide, nous pouvons l’obtenir d’experts compétents en la matière.

 

Il est difficile d’exagérer la gravité, voire la tragédie, de la violence domestique. L’attention accrue portée à ce phénomène par les médias au cours des dernières années a fait ressortir aussi bien son caractère généralisé que ses conséquences terribles pour des femmes de toutes les conditions sociales. Loin de les en protéger, le droit a dans le passé sanctionné la violence contre les femmes à l’intérieur du mariage en tant qu’aspect du droit de propriété du mari sur sa conjointe et de son « droit » de la châtier. Qu’on se rappelle simplement la loi, en vigueur il y a plusieurs siècles, autorisant un homme à battre sa femme avec un bâton [traduction] « d’une épaisseur ne dépassant pas celle de son pouce ».

 

Or, les lois ne naissent pas dans un vide social. La notion qu’un homme a le droit de « discipliner » sa femme est profondément enracinée dans l’histoire de notre société. L’obligation de la femme était de servir son mari, de rester mariée à tout prix « jusqu’à ce que la mort les sépare » et de subir toute « punition » pouvant lui être infligée pour défaut de plaire à son mari. Cette attitude a eu notamment pour conséquence que la « violence faite aux femmes » était rarement mentionnée, rarement rapportée, rarement poursuivie et encore plus rarement punie. Bien après que la société eut cessé d’approuver officiellement la violence conjugale, on continuait, et on continue encore aujourd’hui, à la tolérer dans certains milieux.

 

Heureusement, on constate depuis quelques années une conscience accrue qu’aucun homme n’a dans aucune circonstance le droit de brutaliser une femme. Des initiatives législatives destinées à sensibiliser les policiers, les officiers de justice et le public, ainsi que des politiques plus agressives en matière d’enquête et d’inculpation témoignent toutes d’un effort concerté dans le système de justice criminelle de prendre au sérieux la violence conjugale. Toutefois, une femme qui allègue devant un juge ou un jury avoir été battue, et qui fait valoir cela comme facteur pertinent à prendre en considération dans l’appréciation d’actes ultérieurs, risque toujours la condamnation en raison de la mythologie populaire relative à la violence domestique : Elle était certainement moins gravement battue qu’elle le prétend, sinon elle aurait quitté cet homme depuis longtemps. Ou, si elle était si sévèrement battue, elle devait rester par plaisir masochiste.

 

[. . .]

 

S’il est difficile d’imaginer ce qu’un « homme ordinaire » ferait à la place d’un conjoint battu, cela tient probablement au fait que, normalement, les hommes ne se trouvent pas dans cette situation. Cela arrive cependant à certaines femmes. La définition de ce qui est raisonnable doit donc être adaptée à des circonstances qui, somme toute, sont étrangères au monde habité par l’hypothétique « homme raisonnable ».

 

[6]               Je conclus que rien ne révèle que la décision de la SPR comporte une analyse soigneuse, éclairée et empreinte de compassion de la question du caractère raisonnable de la décision de la demanderesse de ne pas demander la protection de l’État avant de quitter la Corée du Sud comme le commandent les Directives. En conséquence, je conclus que la décision contestée est déraisonnable parce qu’elle est indéfendable au regard des faits.

 

[7]               La SPR expose l’analyse suivante de la question du retard de la demanderesse à demander l’asile :

La demandeure d’asile est arrivée au Canada le 24 décembre 2007 et elle a demandé l’asile le 29 avril 2008. Le tribunal tire une conclusion défavorable quant à la crainte subjective de la demandeure d’asile du fait qu’elle a attendu quatre mois avant de demander l’asile. À la question de savoir la raison pour laquelle elle n’avait pas demandé l’asile plus tôt, la demandeure d’asile a répondu qu’elle n’était pas au courant de cette possibilité. La demandeure d’asile a étudié pendant 19 ans et elle possède une maîtrise. Elle a travaillé comme conseillère dans un centre de counselling familial, et, dans le cadre de ce travail, elle a travaillé auprès des victimes de violence familiale. Dans l’exposé circonstancié contenu dans son formulaire de renseignements personnels (FRP), elle a indiqué, comme elle l’a déclaré dans son témoignage, qu’elle a quitté la Corée dans le but de trouver un endroit sûr à l’abri des mauvais traitements physiques et psychologiques de son époux. Cependant, elle affirme qu’elle ne s’est pas renseignée en arrivant au Canada au sujet de la possibilité de recevoir de l’aide afin de pouvoir rester ici; elle a entendu parler de cette possibilité à l’église, quelques mois après son arrivée. Le témoignage de la demandeure d’asile à cet égard est déraisonnable.

 

(Décision de la SPR au paragraphe 9)

 

[8]               En l’espèce, la SPR a conclu que le témoignage de la demanderesse était crédible. Compte tenu de cette conclusion, il n’était pas approprié que la SPR n’accepte pas l’explication de la demanderesse au sujet de son retard à déposer officiellement une demande d’asile. Même si la partie de son témoignage au sujet de la question du retard est considérée comme un élément distinct du reste de son témoignage, il ne suffit certainement pas de se borner à conclure que l’explication donnée est « déraisonnable » sans plus de précisions. La SPR était tenue, en droit, d’expliquer clairement « pourquoi » elle avait tiré une conclusion défavorable quant au témoignage relatif à la question du retard (Maldonado c. M.E.I, [1980] 2 C.F. 302 (C.A.) à la page 305), et elle ne s’est pas acquittée de cette obligation en l’espèce. Je conclus donc que la décision contestée est déraisonnable parce qu’elle est indéfendable au regard du droit.


ORDONNANCE

En conséquence, j’annule la décision de la SPR et je renvoie l’affaire à un tribunal différemment constitué pour qu’il rende une nouvelle décision.

 

Il n’y a aucune question à certifier.

 

« Douglas R. Campbell »

Juge

 

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

 

Jean-François Martine, LL.B., M.A.Trad.jur.


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                        IMM-180-10

 

INTITULÉ :                                      SOONDEOK YOON c. LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

 

 

LIEU DE L’AUDITION :                 TORONTO (ONTARIO)

 

DATE DE l’AUDITION :                 LE 30 SEPTEMBRE 2010

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE :  LE JUGE CAMPBELL

 

DATE DES MOTIFS :                      LE 18 OCTOBRE 2010

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Jegan N. Mohan

 

POUR LA DEMANDERESSE

Suranjana Bhattacharyya

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

MOHAN & MOHAN

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LA DEMANDERESSE

Myles J. Kirvan

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 

 

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