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Cour fédérale

 

Federal Court

Date : 20101203

Dossier : IMM-6485-09

Référence : 2010 CF 1168

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 3 décembre 2010

En présence de monsieur le juge Pinard

ENTRE :

FAUSTIN RUTAYISIRE

 

demandeur

et

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

 

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

 

[1]               Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire présentée aux termes du paragraphe 72(1) de Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la Loi), à l’égard d’une décision de la Section de l’immigration de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada (la Commission). La Commission a jugé que le demandeur était interdit de territoire au Canada aux termes de l’alinéa 35(1)a) de la Loi à titre de personne ayant commis, hors du Canada, des infractions visées aux articles 4 à 7 de la Loi sur les crimes contre l’humanité et les crimes de guerre, L.C. 2000, ch. 24. Pour les motifs qui suivent, il y a lieu de rejeter la présente demande.

 

[2]               À mon avis, la préfecture de Butare au Rwanda, dont le demandeur était sous-préfet, n’était pas une organisation visant des fins limitées et brutales. Le demandeur a toutefois été complice de crimes contre l’humanité en raison du poste qu’il occupait et il est donc interdit de territoire au Canada.

 

* * * * * * * *

 

[3]               Le demandeur, Faustin Rutayisire, est un citoyen rwandais de 54 ans d’origine hutue. Avant le génocide commis au Rwanda, il a travaillé comme professeur de mathématiques et a été un membre fondateur du Parti social démocrate (PSD), parti d’opposition au Mouvement républicain national pour la démocratie et le développement, le parti dominant.

 

[4]               Le 6 avril 1994, l’avion qui transportait le Président rwandais Juvénal Habyarimana a été abattu, ce qui déclenché le génocide commis par la majorité rwandaise des Hutus comme la minorité tutsie. Le génocide a duré environ 100 jours, et a pris fin lorsque le régime hutu a été renversé par le Front patriotique rwandais (FPR) dirigé par les Tutsis, en juillet 1994. Le FPR avait envahi le pays par la région nord au cours du génocide. Le demandeur vivait dans la province la plus au sud, le Butare.

 

[5]               Au début du mois de mai 1994, le demandeur a été nommé sous-préfet de Butare. Il a appris sa nomination en écoutant un bulletin de nouvelles à la radio. Il affirme avoir accepté le poste contre son gré parce qu’il avait peur des conséquences d'un refus. Le précédent préfet de Butare, Jean-Baptiste Habyalimana, un Tutsi, avait été tué avec sa famille. Le demandeur était au courant de ce meurtre, puisqu’il avait vu les corps de la femme et des filles de l’ancien préfet; il savait également que des Tutsis avaient été massacrés en grand nombre au Butare, parce qu’il avait vu des cadavres à l’université et qu’il avait assisté à des meurtres dans les collines.

 

[6]               Ses attributions de sous-préfet ne l’obligeaient pas à participer activement au génocide. Il était chargé des affaires techniques et économiques et il décrit ses fonctions comme étant de nature purement administrative. Il affirme que les sous-préfets ont continué à exercer leurs fonctions habituelles malgré le climat de violence. Dans son affidavit et dans son témoignage, le demandeur a fourni les renseignements suivants au sujet de ses fonctions :

·        Il a été nommé par le préfet signataire autorisé pour le compte bancaire de la défense civile et ne pouvait refuser ce pouvoir sans risque. Il affirme qu’à sa connaissance le compte est demeuré inactif après avoir été approvisionné et dit qu’il n’a jamais signé de chèque concernant ce compte;

·        Les employés de la préfecture veillaient à ce que la population continue d’avoir accès à des soins médicaux et à l’éducation;

·        Il était responsable d’un certain nombre de projets de développement agricole;

·        Les sous-préfets essayaient d’assurer la poursuite des activités économiques en encourageant les gens à reprendre le travail, en ouvrant les marchés publics, en veillant à ce que les banques fonctionnent et en aidant une usine à continuer à fonctionner;

·        Il était chargé du rationnement et de la distribution de marchandises comme l’essence et la nourriture;

·        Il était chargé de fournir des laissez-passer et des escortes militaires;

·        La préfecture récupérait les biens laissés par les personnes qui s’étaient enfuies ou avaient été tuées, soi-disant pour éviter le pillage;

·        La préfecture fournissait des services sociaux aux dizaines de milliers de personnes déplacées;

·        La préfecture veillait à assurer le fonctionnement des services de communications, ainsi que l’approvisionnement en électricité et en eau pendant cette période de violence.

 

 

 

[7]               Le demandeur s’est enfui du Rwanda le 3 juillet 1994, et est finalement arrivé en Afrique du Sud, où il a demandé l’asile au Haut-commissariat du Canada en 2002. Il a mentionné dans sa demande qu’il avait été sous-préfet; il n’y a donc pas eu de fausses déclarations dans ce dossier. Le 13 novembre 2003, le demandeur a obtenu la résidence permanente au Canada. Le 21 janvier 2005, un rapport a été préparé en application du paragraphe 44(1) de la Loi, dans lequel il était allégué que le demandeur était interdit de territoire au Canada à titre de personne ayant commis hors du Canada des infractions énumérées aux articles 4 à 7 de la Loi sur les crimes contre l’humanité et les crimes de guerre ou à titre de personne ayant occupé un poste de rang supérieur – au sens du règlement – au sein d’un gouvernement qui a commis un génocide ou des crimes contre l’humanité.

 

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[8]               Le paragraphe 35(1) de la Loi contient les dispositions pertinentes en matière d’interdiction de territoire :

  35. (1) Emportent interdiction de territoire pour atteinte aux droits humains ou internationaux les faits suivants :

a)  commettre, hors du Canada, une des infractions visées aux articles 4 à 7 de la Loi sur les crimes contre l’humanité et les crimes de guerre;

b)  occuper un poste de rang supérieur – au sens du règlement – au sein d’un gouvernement qui, de l’avis du ministre, se livre ou s’est livré au terrorisme, à des violations graves ou répétées des droits de la personne ou commet ou a commis un génocide, un crime contre l’humanité ou un crime de guerre au sens des paragraphes 6(3) à (5) de la Loi sur les crimes contre l’humanité et les crimes de guerre;

[. . .]

 

  35. (1) A permanent resident or a foreign national is inadmissible on grounds of violating human or international rights for

(a)  committing an act outside Canada that constitutes an offence referred to in sections 4 to 7 of the Crimes Against Humanity and War Crimes Act;

(b)  being a prescribed senior official in the service of a government that, in the opinion of the Minister, engages or has engaged in terrorism, systematic or gross human rights violations, or genocide, a war crime or a crime against humanity within the meaning of subsections 6(3) to (5) of the Crimes Against Humanity and War Crimes Act; or

 

 

[. . .]

 

 

[9]               Le paragraphe 6(1) de Loi sur les crimes contre l’humanité et les crimes de guerre prévoit que les infractions pertinentes sont le génocide, le crime contre l’humanité, le crime de guerre, qui sont définis au paragraphe 6(3). Le fait qu’un génocide et des crimes contre l’humanité aient été commis n’est pas en litige dans la présente affaire.

 

[10]           Deux décisions jouent un rôle fondamental dans l’issue de la présente demande de contrôle judiciaire. Dans Ramirez c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] 2 C.F. 306 (C.A.), le juge Mark MacGuigan, parlant au nom de la Cour d’appel fédérale, a déclaré à la page 317 :

[…] lorsqu’une organisation vise principalement des fins limitées brutales, comme celles d’une police secrète, la simple appartenance à une telle organisation peut impliquer nécessairement la participation personnelle et consciente à des actes de persécution.

 

 

 

[11]           Dans Ali c. Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, 2005 CF 1306, le juge Michel Shore a énuméré, au paragraphe 10, six facteurs que la Cour doit apprécier pour décider si une personne est complice de crimes contre l’humanité :

(1)    La nature de l’organisation;

(2)    La méthode de recrutement;

(3)    Le poste ou le grade au sein de l’organisation;

(4)    La connaissance des atrocités commises par l’organisation;

(5)    La période de temps passé dans l’organisation; et

(6)    La possibilité de quitter l’organisation.

 

 

 

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[12]           La Commission a rendu sa décision le 4 décembre 2009, après 11 jours d’audiences. La Commission a examiné les dispositions législatives relatives aux crimes contre l’humanité ainsi que la jurisprudence en matière de complicité. Elle a ensuite effectué une analyse à partir des six facteurs exposés dans Ali, précité.

 

[13]           Voici un résumé de l’analyse des six facteurs à laquelle la Commission a procédé.

 

1.  La nature de l’organisation / organisation ayant des fins limitées et brutales

[14]           La Commission a conclu qu’après l’assassinat du Président Habyarimana, un petit groupe de dirigeants s’étaient emparés du gouvernement et avaient lancé, au cours des 100 journées suivantes, une campagne de génocide contre la population tutsie du pays.

 

[15]           La Commission a examiné le cadre administratif ayant facilité le génocide, en notant en particulier que les préfets, les sous-préfets et les bourgmestres servaient de lien entre l’armée et la population civile. D’après la preuve, ces différents paliers de gouvernement collaboraient pour contrôler le déplacement des Tutsis et d’autres personnes, l’accès à la nourriture et à l’eau, les patrouilles, l’attribution de véhicules et les distributions d’essence, la redistribution des biens pris à ceux qui avaient été déplacés ou assassinés et le nettoyage des preuves des massacres. Ces politiciens et ces bureaucrates n’étaient pas nécessairement ceux qui brandissaient les machettes, mais la Commission cite des éléments de preuve selon lesquels « [l]a différence entre la vie ou la mort tenait parfois, pour les Tutsis, à une simple décision bureaucratique ».

 

[16]           La Commission a également considéré le fait que le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration avait qualifié de régime ayant commis un génocide le régime qui était au pouvoir entre avril et juillet 1994. La Commission cite en particulier la décision Imeri c. Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, 2009 CF 542, dans laquelle le juge Luc Martineau a infirmé la décision de la Commission portant que l’Armée de libération nationale, un groupe pro-albanais opérant en Macédonie, n’était pas une organisation aux fins limitées et brutales.

 

[17]           En fin de compte, la Commission a conclu que le petit groupe de dirigeants qui s’est emparé du pouvoir était principalement motivé par la volonté d’exterminer les Tutsis, et que le gouvernement provisoire du Rwanda, y compris la préfecture de Butare, était une organisation aux fins limitées et brutales.

 

2.  La méthode de recrutement

[18]           La Commission a estimé que la nomination de Sylvain Nsabimana au poste de préfet de Butare était un choix stratégique du gouvernement central et de la milice Interahamwe parce qu’en tant que membre du PSD, le parti politique dominant au Butare, le nouveau préfet allait occuper un poste dans lequel il pourrait faciliter le génocide dans cette province. La Commission a jugé que la nomination du demandeur au poste de sous-préfet était également une décision stratégique visant à faciliter le génocide au Butare, compte tenu de la nécessité d’obtenir l’appui de la population de la province et du statut qu'avait le demandeur, un fondateur du PSD. La Commission a jugé que le gouvernement provisoire n’avait pas voulu nommer un Hutu modéré comme sous-préfet, mais plutôt quelqu’un qui suivrait les ordres du gouvernement central : le demandeur.

 

[19]           La Commission a examiné le témoignage du demandeur selon lequel il avait été obligé d’accepter le poste offert parce qu’il aurait été en danger s’il l'avait refusé. La Commission a jugé que le demandeur n’avait pas établi qu’il avait subi une contrainte au niveau exigé par la jurisprudence, soit que la personne « était exposée à un péril corporel imminent ne résultant pas de son fait délibéré et que le tort causé n’excède pas celui auquel elle était exposée » (Oberlander c. Le procureur général du Canada, 2009 CAF 330, au paragraphe 25). La Commission a noté que beaucoup de gens, y compris un ancien sous-préfet, s’étaient enfuis, et s’étaient rendus au Burundi en passant la frontière. La Commission a jugé que le demandeur n’avait pas tenté de refuser le poste et qu’il avait ainsi décidé de s’associer aux extrémistes hutus qui ont perpétré le génocide.

 

3.  Le poste ou le grade au sein de l’organisation

[20]           La Commission a conclu que le sous-préfet détenait un poste élevé au niveau local et qu’il s'était vu confier une mission importante. La Commission a examiné ses attributions, décrites ci-dessus, et a jugé que contrairement aux déclarations du demandeur, il existait de bonnes raisons de croire que celui-ci faisait partie du « Conseil de sécurité de la préfecture », étant donné que son nom apparaît sur plusieurs documents pertinents.

 

[21]           La Commission a également conclu que les tâches administratives exécutées par la préfecture facilitaient la mise en œuvre du plan du gouvernement central qui consistait à exterminer les Tutsis et qu'elles étaient directement reliées au génocide perpétré au Butare.

 

4.  La connaissance des atrocités commises par l’organisation

[22]           La Commission a jugé que le demandeur savait que des massacres avaient été commis quand il a été nommé sous-préfet. En fait, il avait été témoin de massacres et avait également vu des cadavres à diverses occasions. Il savait que les personnes qui venaient se réfugier à la préfecture disparaissaient la nuit.

 

5.  La période de temps passée dans l’organisation

[23]           La Commission a noté que la période pendant laquelle le demandeur a occupé le poste de sous-préfet, à savoir de mai à juillet 1994, se situait à l’intérieur des 100 jours au cours desquels le génocide a été commis.

 

6.  La possibilité de quitter l’organisation

[24]           La Commission a noté que le demandeur n’avait quitté le Butare que lorsque le FPR avait pris le contrôle du pays, de sorte qu'elle n’a pas été convaincue qu’il avait essayé de se dissocier du gouvernement ou qu’il avait recherché des façons de s’enfuir, même si son neveu et d’autres membres de sa famille avaient quitté le pays en juin, en même temps que d’autres.

 

[25]           Par conséquent, après avoir effectué cette analyse, la Commission a conclu qu’étant donné son association étroite avec son gouvernement et sa connaissance des atrocités, le demandeur était complice par association du gouvernement et qu’il possédait la mens rea requise. La Commission a également jugé, en se basant sur une appréciation du premier des six facteurs (la nature de l’organisation) que le demandeur était complice en raison de son appartenance à une organisation aux fins limitées et brutales. La Commission a donc jugé que le demandeur était interdit de territoire par l’effet de l’alinéa 35(1)a) de la Loi.

 

[26]           Cependant, pour ce qui est de l’alinéa 35(1)b) de la Loi, la Commission a conclu que le demandeur n’occupait pas un poste de rang supérieur au sens du règlement.

 

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[27]           Il est possible de formuler de la façon suivante les questions en litige en l’espèce :

  1. La Commission a-t-elle commis une erreur en jugeant que le gouvernement provisoire du Rwanda, et par conséquent la préfecture de Butare, était une organisation aux fins limitées et brutales?

 

  1. Le tribunal administratif a-t-il commis une erreur en concluant que le demandeur était complice de génocide et de crimes contre l’humanité?

 

 

 

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  1. La Commission a-t-elle commis une erreur en jugeant que le gouvernement provisoire du Rwanda, et par conséquent la préfecture de Butare, était une organisation aux fins limitées et brutales?

 

[28]           Le demandeur soutient que la préfecture de Butare n’était pas une organisation aux fins limitées et brutales. D’après le demandeur, seule l’organisation qui a pour unique objectif la perpétration de crimes contre l’humanité peut être qualifiée d’organisation aux fins limitées et brutales.

 

[29]           Le demandeur soutient qu’en l’espèce la préfecture de Butare assumait des responsabilités multiples et que ses attributions personnelles l’amenaient à exercer diverses activités. Le demandeur soutient que c’étaient les autorités militaires et non pas civiles qui contrôlaient le génocide et que, si l’on pouvait relier au génocide certaines activités qu’il exerçait, ces tâches étaient nécessaires pour que la préfecture continue à fonctionner. Le demandeur soutient que le but principal de la préfecture n’était pas de commettre des crimes de guerre ni des crimes contre l’humanité, mais que la préfecture était une « organisation complexe qui assumait diverses responsabilités et recherchait diverses fins », dont bon nombre étaient différentes des fonctions du gouvernement central.

 

[30]           De son côté, le défendeur soutient que le facteur déterminant est de savoir si l’organisation réalise son objectif principal en commettant des crimes contre l’humanité. D’après le défendeur, l’objectif unique limité et brutal du gouvernement provisoire du Rwanda était de massacrer les Tutsis et les Hutus modérés. Le défendeur affirme que les preuves démontrent que le gouvernement provisoire a utilisé l’appareil et les pouvoirs de l’État rwandais pour atteindre son objectif, à savoir tuer les Tutsis, et que le fait que la préfecture de Butare a continué à offrir des services à la population n’est pas pertinent et ne modifie pas le but de l’organisation, à savoir le génocide. Par conséquent, le gouvernement provisoire, y compris la préfecture de Butare, était [traduction] « une organisation dont l’existence reposait sur la volonté de faire disparaître les Tutsis et les Hutus modérés par tous les moyens ».

 

[31]           La question de savoir si le demandeur était membre d’une organisation aux fins limitées et brutales soulève un aspect préliminaire; il s’agit de savoir si l’analyse doit porter sur le gouvernement national provisoire ou sur la préfecture de Butare. Les arguments du demandeur portent principalement sur la préfecture de Butare, tandis que ceux du défendeur visent l’ensemble du gouvernement provisoire. À mon avis, il convient d’axer l’analyse sur la préfecture de Butare. C’est l’organisation à laquelle le demandeur était associé. Il n’existe aucune preuve indiquant qu’il ait eu des liens avec les principaux chefs du gouvernement national provisoire.

 

[32]           La préfecture de Butare ne rentre pas très bien dans les catégories d’organisation aux fins limitées et brutales définies par la jurisprudence. Les décisions dans lesquelles les tribunaux ont examiné ce statut concernaient habituellement des groupes précis et distincts, et non pas des bureaucraties ou des gouvernements entiers. En voici des exemples : les milices (Balta c. Canada (MCI), [1995] A.C.F. no 146 (1re inst.) (QL)), les services de police (Loordu c. Canada (MCI), [2001] A.C.F. no 141 (1re inst.) (QL)), les escadrons de la mort (Oberlander, précité), les armées (Antonio c. Solliciteur général, 2005 CF 1700), et les groupes de terroristes ou de rebelles (Rai c. Canada (MCI), [2001] A.C.F. no 1163 (1re inst.) (QL)); Mendez-Leyva c. Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, 2001 CFPI 523). Toutefois, dans Thomas c. Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, 2007 CF 838, le juge Richard Mosley a jugé que le Conseil révolutionnaire des forces armées, le groupe militaire qui composait le gouvernement de la Sierra Leone, était une organisation aux fins limitées et brutales, mais il n’a pas été jusqu’à dire que les niveaux inférieurs du gouvernement possédaient tous ce même statut.

 

[33]           En outre, les termes utilisés dans la jurisprudence semblent s’appliquer à un groupe beaucoup plus étroit, et non pas à un groupe qui engloberait des bureaucraties tout entières. Dans l’arrêt de principe Ramirez, le juge MacGuigan a défini l’objectif « limité » de façon beaucoup plus stricte que l’interprétation proposée par le défendeur :

Cependant, lorsqu’une organisation vise principalement des fins limitées et brutales, comme celles d’une police secrète, la simple appartenance à une telle organisation peut impliquer nécessairement la participation personnelle et consciente à des actes de persécution. (Non souligné dans l’original.)

 

 

 

[34]           Plus récemment, dans Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration c. Seifert, 2007 CF 1165, le juge James O’Reilly donne, au paragraphe 20, un escadron de la mort comme exemple d’organisation aux fins limitées et brutales. Dans le contexte du Rwanda, il a été jugé que pendant le génocide, l’armée rwandaise était une organisation aux fins limitées et brutales : Seyoboka c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2010] 2 F.C.R. 3 (C.F.).

 

[35]           L’interprétation que propose le défendeur revient à demander à la Cour d’accepter que l’on puisse qualifier un État tout entier d’organisation aux fins limitées et brutales. Je ne pense pas que la jurisprudence aille aussi loin. La Commission a jugé, avec raison me semble-t-il, que les dirigeants qui ont pris le pouvoir après l’assassinat du Président ont usurpé le pouvoir de l’État et l’ont utilisé pour commettre un génocide. Ils ont dans ce but utilisé les pouvoirs administratifs de l’État, y compris ceux de la préfecture de Butare, pour faciliter la perpétration de crimes contre l’humanité. La plupart des bureaucrates, des administrateurs et des dirigeants civils locaux ont soit participé activement à ces actes ou accepté la violence et ont exécuté des tâches sectorielles qui ont contribué au génocide. C’est pourquoi ils sont complices du génocide et doivent être appelés à rendre des comptes. Ces personnes doivent cependant rendre des comptes pour le motif qu’elles ont été complices de ces actes en raison de leur participation, mais non du fait de leur appartenance à une institution aussi diverse et variée qu’un gouvernement.

 

[36]           L’argument du défendeur selon lequel la préfecture de Butare était [traduction] « une organisation dont l’existence même reposait sur la volonté de faire disparaître les Tutsis et les Hutus modérés par tous les moyens » est illogique. La préfecture de Butare existait avant le génocide et a continué d’exister après le génocide. Il est évident qu’elle avait des objectifs autres que la perpétration de crimes contre l’humanité avant avril 1994, objectifs qui comprenaient la promotion de la santé, de l’éducation, de l’agriculture et du commerce. Ces objectifs n’ont pas disparu pendant le génocide. La Commission a estimé, et le défendeur soutient, qu’entre avril et juillet 1994 les attributions de la préfecture ont été exercées dans un cadre génocidaire plus large. Il ressort clairement des faits qu’un certain nombre des activités apparemment administratives de la préfecture ont eu pour effet d’aider le génocide, par exemple, les attributions reliées aux déplacements et au financement. Il est toutefois également clair que d’autres activités n’ont pas appuyé le génocide, par exemple, le fait de sauver des vaches ou de faire la promotion du commerce du café. Les objectifs de la préfecture étaient divers et non pas limités.

 

  1. Le tribunal administratif a-t-il commis une erreur en concluant que le demandeur était complice de génocide et de crimes contre l’humanité?

 

[37]           Le demandeur note qu’en l’absence de participation directe à des crimes contre l’humanité, le fait d’être étroitement associé à une organisation responsable de ces crimes ne peut constituer de la complicité que dans le seul cas où la participation au crime est « personnelle et consciente ». Le demandeur affirme que la façon dont la Commission a apprécié les six facteurs de complicité était déraisonnable et qu’elle n’a pas tenu compte des éléments contenus dans le témoignage du demandeur qui montraient qu’il n’avait pas participé au génocide de façon « personnelle et consciente ».

 

[38]           Le demandeur soutient que, selon la jurisprudence, la participation « personnelle et consciente » a été reconnue dans des affaires où l’association avec les organisations qui avaient commis des crimes contre l’humanité était volontaire et durait depuis longtemps et que tel n’est pas le cas ici. Le demandeur invoque les décisions Bazargan c. Canada (MCI), [1996] A.C.F. No. 1209 (C.A.) (QL), Ryivuze c. Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, 2007 CF 134, et Loayza c. Le Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, 2006 CF 304. Le demandeur affirme qu’il aurait craint pour sa vie s’il avait refusé la nomination, qu’il a quitté l’organisation lorsqu’il a estimé pouvoir le faire en sécurité et que son association avec l’organisation a duré moins de deux mois.

 

[39]           Le demandeur soutient également que le seul fait d’avoir connaissance des crimes commis par l’organisation ne permet pas de conclure à la complicité en l’absence d’autres preuves indiquant que le demandeur a participé à l’infraction. De la même façon, le demandeur soutient que le seul fait d’être membre d’une organisation n'est pas assimilable à de la complicité, à moins qu’il s’agisse d’une organisation aux fins limitées et brutales.

 

[40]           Après examen de l’analyse des six facteurs à laquelle la Commission a procédé pour décider si le demandeur était complice de crimes contre l’humanité, le défendeur soutient de son côté qu’il est impossible d’affirmer que les conclusions auxquelles est arrivée la Commission sur ce point étaient déraisonnables. Je souscris à cette affirmation. À mon avis, les conclusions de la Commission au sujet de la complicité du demandeur faisaient partie des « issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » : Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, [2008] 1 R.C.S. 190.

 

[41]           Au paragraphe 11 de l'arrêt Bazargan, précité, la Cour d’appel fédérale, se fondant sur la décision du juge MacGuigan dans Ramirez, a déclaré ce qui suit :

[…] La complicité, nous disait le juge MacGuigan à la page 318 « dépend essentiellement de l'existence d'une intention commune et de la connaissance que toutes les parties en cause en ont. » Celui qui met sa propre roue dans l’engrenage d’une opération qui n’est pas la sienne, mais dont il sait qu’elle mènera vraisemblablement à la commission d’un crime international, s’expose à l’application de la clause d’exclusion au même titre que celui qui participe directement à l’opération. »

 

 

 

[42]           Comme nous l’avons fait observer ci-dessus, la préfecture de Butare n’était pas une organisation aux fins limitées et brutales, mais lorsque les âmes dirigeantes du génocide ont pris le contrôle de la préfecture, celle-ci et ses employés ont partagé un objectif commun avec le gouvernement provisoire. Le demandeur était au courant du génocide, il savait qu’il était commis sur le territoire de la préfecture, et sa participation était donc « personnelle et consciente ».

 

[43]           Le demandeur affirme qu’il aurait craint pour sa vie s’il avait refusé la nomination, mais il n’a pas démontré qu’il se trouvait « exposé à un péril corporel imminent ne résultant pas de son fait délibéré et que le tort causé n’excède pas celui auquel [il] était exposé […] » (Oberlander, précité, au paragraphe 25). Il a déclaré que les opposants au gouvernement étaient en danger, mais il n’a pas présenté de preuve démontrant que ce danger était imminent.

 

[44]           Le demandeur soutient que la Commission n’a pas tenu compte de sa déclaration selon laquelle sa décision de signer des laissez-passer pour les Tutsis pour qu’ils soient amenés dans un camp de réfugiés reflétait sa volonté de les protéger. La Commission n’a toutefois jamais conclu que le demandeur savait que les Tutsis seraient tués dans le camp de réfugiés; la Commission a conclu que le fait d’accomplir diverses tâches administratives, notamment l’octroi de laissez-passer, a facilité le génocide.

 

[45]           La Commission n’a pas écarté le fait que le demandeur avait tenté de protester contre les crimes; la Commission a plutôt jugé que son intervention n’était pas suffisamment vigoureuse. La Commission n’a pas non plus assimilé connaissance générale et connaissance particulière; la Commission a considéré que le demandeur était au courant des massacres commis et qu’il avait été témoin de meurtres et avait vu des cadavres.

 

[46]           L’argument du demandeur selon laquelle la Commission a commis une erreur lorsqu’elle a jugé que le demandeur aurait pu s’enfuir parce qu’elle n’a pas tenu compte du fait que c’était un gouvernement militaire dirigé par les Tutsis qui était au pouvoir au Burundi n’est pas convaincant. Le caractère raisonnable de la conclusion de la Commission est confirmé par le propre affidavit du demandeur, où il écrit au paragraphe 18, [traduction] « des dizaines de milliers de Hutus essayaient de s’enfuir au Burundi. […] ».

 

[47]           L’argument du demandeur selon laquelle la jurisprudence concernant la notion de participation « personnelle et consciente » exige une participation volontaire et durable n’est d’aucun secours au demandeur en l’espèce. La prise en compte de la durée de sa participation ne peut lui être d’aucun secours d’après les faits de l’espèce, étant donné que le régime provisoire n’a été que de courte durée. En outre, le demandeur est demeuré à son poste jusqu’à la toute fin du régime, au moment de l’invasion du FPR. La Commission a examiné la question du caractère volontaire de la participation lorsqu’elle a effectué une analyse raisonnable de l’allégation selon laquelle il avait agi sous la contrainte et la coercition.

 

[48]           L’argument du demandeur selon lequel la seule connaissance des crimes contre l’humanité ne permet pas de conclure à la complicité en l’absence d’autres éléments démontrant sa participation ne peut l'aider ici, parce qu’il existe d’autres preuves qui montrent que le demandeur a participé à la perpétration de l’infraction. La Commission a jugé que le demandeur, un sous-préfet, avait facilité le génocide à la fois en exerçant des attributions précises et des pouvoirs délégués, mais aussi d’une façon plus générale, en veillant au bon fonctionnement de la préfecture, l’appareil utilisé pour perpétrer le génocide. Cette dernière conclusion reflète un des aspects du génocide particulièrement épouvantable : la compartimentalisation des responsabilités en tâches distinctes, de sorte que chaque auteur de ces actes pouvait dire qu’il n’était pas lui-même coupable. À la page 11 de sa décision, la Commission cite une description d’Alison Des Forges de cette tendance troublante (Rapport du témoin expert Alison Des Forges dans le procès dit de Butare, affaire no ICTR-98-42-T, 1er juin 2001, à la page 77) :

[traduction] […] En exerçant normalement et de façon apparemment respectable leurs fonctions publiques, ils ont condamné à mort des Tutsis du seul fait qu’ils étaient des Tutsis. Silencieux devant l’horreur quotidienne, ils se sont cachés derrière la routine bureaucratique qui compartimentait le génocide en une série de tâches distinctes, chacune étant de nature ordinaire. Mais, en fin de compte, le semblant d’administration n’a pas réussi à dissimuler le fait que l’objectif ultime était l’extermination des Tutsis.

 

 

 

[49]           La Commission elle-même a écrit, au paragraphe 81, de sa décision :

     Un dernier mot sur la situation à Butare par rapport aux activités de M. Rutayissire comme fonctionnaire exécutant. L’administration locale à Butare fonctionnait remarquablement bien en dépit des massacres. Or, selon la preuve documentaire, l’accomplissement de tâches administratives par la préfecture facilitait la mise en place du plan national pour exterminer les Tutsis. […] Cependant, le tribunal ne peut que constater que la plupart des tâches que M. Rutuyisire accomplissait avaient un lien direct avec les effets du génocide qui faisaient rage à Butare pendant son mandat à titre de sous-préfet.

 

 

 

[50]           Un examen réaliste des crimes contre l’humanité et des génocides sanctionnés par l’État doit prendre en compte un cercle de complicité beaucoup plus large que le cercle comprenant simplement ceux qui ont directement ordonné ou commis des actes de violence. Il convient d’englober ceux qui, ayant connaissance des crimes perpétrés, ont agi ou accepté la situation lorsqu’ils occupaient des postes administratifs qui facilitaient la violence et normalisaient la brutalité. C’est l’approche qu’a adoptée la Commission. Elle est arrivée à une conclusion raisonnable au sujet de la complicité du demandeur, en se fondant sur une appréciation complète et raisonnée des éléments de preuve présentés, y compris le propre témoignage du demandeur.

 

[51]           À l’audience, l’avocat du demandeur a soutenu qu’après avoir conclu que la préfecture était un régime aux fins limitées et brutales, la Commission a examiné la question de la complicité dans le cadre de la réfutation de la présomption de complicité, au lieu d’effectuer une analyse indépendante pour savoir si les facteurs pertinents établissaient la complicité. Ainsi, le demandeur soutient que, la Commission ayant commis une erreur lorsqu’elle a décidé que la préfecture constituait une organisation aux fins limitées et brutales, la décision doit être écartée entièrement parce que cette conclusion déraisonnable a influé sur son analyse des facteurs relatifs à la complicité.

 

[52]           La lecture attentive des motifs de la Commission montre que tel n’est pas le cas. Bien que la Commission ait recherché si la préfecture de Butare était un régime aux fins limitées et brutales en se fondant sur le premier des six facteurs de complicité, la nature de l’organisation, il est clair que la conclusion à laquelle elle est arrivée sur ce point n’a pas influencé son analyse plus générale de la complicité, qui est demeurée conceptuellement et concrètement distincte et que l’on retrouve dans l’ensemble de ses motifs. Par exemple, au début de son analyse de la notion de complicité, au paragraphe 59 de ses motifs, la Commission a clairement démontré qu’elle comprenait qu'on pouvait arriver à une conclusion de complicité par deux chemins distincts :

[…] Selon la jurisprudence, il y a deux façons qu’une personne puisse être considérée « complice » : soit par une association étroite et volontaire avec les acteurs principaux qui ont commis les actes de persécution, soit par simple appartenance à une organisation qui vise principalement des fins limitées et brutales.

 

 

 

[53]           La Commission poursuit en citant un certain nombre de décisions, dont Ali, précité. Dans Ali, la Cour a examiné les six facteurs de la complicité et, d’après mon interprétation, elle ne s'est pas prononcée sur la réfutation de la présomption de complicité découlant de l’appartenance à une organisation aux fins limitées et brutales. De la même façon, dans Teganya c. Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, 2006 CF 590, le juge Pierre Blais a émis des commentaires concernant la question de la complicité, mais n’a pas abordé celle des fins limitées et brutales. À mon avis, le fait que la Commission a cité ces décisions sur la question de la complexité est une preuve supplémentaire qu'elle n’a pas confondu la présomption relative aux fins limitées et brutales avec l’analyse de la complicité basée sur les six facteurs pertinents.

 

[54]           Le paragraphe 64 de la décision de la Commission démontre également que la question de savoir si la préfecture était un régime aux fins limitées et brutales a été considérée en elle-même, même si c’est dans le cadre de l’analyse du premier facteur de complicité, savoir la nature de l’organisation :

     Les critères soutirés de la jurisprudence se résument surtout en six facteurs à appliquer. Cependant, étant donné que le conseil du ministre allègue que le gouvernement intérimaire au Rwanda entre les mois d’avril et juillet 1994 constitue une organisation ayant principalement des fins limitées et brutales, nous allons aussi traiter de cette prétention dans le cadre du premier facteur.

 

 

 

[55]           Cette distinction ressort également de l’intertitre sous lequel figure l’analyse du premier facteur, juste avant le paragraphe 65 des motifs de la Commission :

1.  La nature de l’organisation / organisation ayant des fins limitées et brutales

 

[56]           Ce choix structurel ne compromet pas l’intégrité de l’analyse de la Commission concernant la complicité. La Commission a clairement indiqué, au paragraphe 87 de ses motifs, que son analyse des six facteurs de la complicité l’a amenée à conclure que le demandeur avait été complice de crimes contre l’humanité :

     Après avoir analysé les faits en fonction des six critères précités, le tribunal conclut que M. Rutayisire est complice en raison de son association avec les auteurs principaux qui ont commis des crimes contre l’humanité, à savoir, le gouvernement intérimaire du Rwanda, perpétrés entre les mois de mai et juillet 1994. […]

 

 

 

[57]           Cette conclusion n’était pas fondée sur une présomption. Elle découlait des conclusions qu’avait tirées la Commission au sujet de la complicité, en se fondant sur une analyse des éléments de preuve présentés. Dans les paragraphes qui suivent, la Commission a résumé la connaissance et l’intention communes que le demandeur partageait avec les auteurs du génocide. La Commission est ensuite arrivée, au paragraphe 91, à une décision indépendante sur la question de la complicité en se fondant sur l’appartenance du demandeur à une organisation aux fins limitées et brutales :

     De plus, le tribunal arrive à la conclusion que M. Rutayisire est complice par son appartenance à une organisation visant principalement des fins limitées et brutales, à savoir son gouvernement. (Non souligné dans l’original.)

 

 

 

[58]           À mon avis, le fait que la Commission a utilisé les mots « de plus » indique clairement que sa conclusion visait uniquement ce point précis.

 

[59]           Le demandeur cite Yogo c. Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, 2001 CFPI 390, une décision dans laquelle la juge Dolores Hansen a conclu, au paragraphe 21, qu’il y avait lieu d'apprécier les facteurs de complicité dans le contexte du premier facteur, la nature de l’organisation. En l’espèce, il est évident que la Commission a examiné les cinq autres facteurs de complicité dans le contexte de la nature de l’organisation, qu’elle avait qualifié d’organisation aux fins limitées et brutales. Je ne pense toutefois pas que, dans cette affaire, il y ait lieu d’intervenir dans l’analyse de la Commission parce que celle-ci a conclu que la préfecture de Butare était une organisation aux fins limitées et brutales, étant donné que la Commission a clairement déclaré que le demandeur était coupable de complicité « en raison de son association avec les auteurs principaux qui ont commis des crimes contre l’humanité ». Dans Yogo, la Commission n’avait pas utilisé des termes aussi clairs et la juge Hansen a même conclu, au paragraphe 22, qu’après avoir examiné les motifs de la Commission :

[traduction] […] il n’est pas clair que la complicité du demandeur était fondée sur le jeu de la présomption et le fait qu’il n’ait pas réfuté la présomption parce que son témoignage n’a pas été cru ou que sa participation personnelle et consciente se déduisait de l’analyse, effectuée par la CISR, des facteurs [de complicité] […]
(Non souligné dans l’original.)

 

 

 

[60]           Il est aussi possible d’établir une distinction entre la présente espèce et l’affaire Yogo parce que dans cette dernière affaire, la Commission avait commis une erreur lorsqu’elle avait conclu que le demandeur avait adhéré volontairement à une organisation qui avait commis des crimes contre l’humanité et avait continué d’y être associé. Dans Yogo, la Cour n’a pas été en mesure de découvrir si, en l’absence de cette erreur, la Commission serait arrivée à la même conclusion. Il n’en est pas de même ici. La Commission n’a pas commis d’erreur lorsqu’elle a conclu que le gouvernement provisoire et la préfecture de Butare avaient commis des crimes contre l’humanité; elle n’a pas non plus commis d’erreur dans son analyse de la complicité du demandeur avec la préfecture, qui s’appuie sur ses conclusions concernant son recrutement, le fait qu’il n’avait pas essayé de se dissocier du gouvernement et sa connaissance des crimes contre l’humanité qui étaient commis. La Commission a ensuite conclu « de plus » que le demandeur était complice en se fondant sur son appartenance à une organisation aux fins limitées et brutales.

 

[61]           En l’espèce, à la différence de l’affaire Yogo, il n’y a pas de doute quant à la conclusion à laquelle la Commission serait arrivée si elle n’avait pas estimé que la préfecture était un régime aux fins limitées et brutales. La Commission s’est fondée sur l’association directe du demandeur avec son gouvernement, sur son intention commune avec celui-ci, sur sa connaissance des atrocités commises, pour conclure que le demandeur était un complice. Il est évident que cette décision n’était pas fondée sur une présomption, étant donné que la Commission a expressément conclu que le demandeur possédait la mens rea requise (paragraphe 90). La Commission a ensuite tiré une conclusion indépendante, à savoir qu’il était complice en raison de son appartenance à une organisation aux fins limitées et brutales.

 

[62]           Pour les motifs ci-dessus, la demande de contrôle judiciaire est rejetée.

 

[63]           Le demandeur a proposé que la question suivante soit certifiée :

Le critère approprié pour qualifier une organisation d’organisation aux fins limitées et brutales consiste-t-il à établir que toutes les activités de ladite organisation visaient la perpétration de crimes contre l’humanité et qu’elles avaient un lien si étroit avec la perpétration de ces crimes qu’elles en étaient inséparables?

 

 

[64]           Compte tenu de ma conclusion ci-dessus, à savoir que le demandeur a été complice de génocide, de crimes contre l’humanité et de crimes de guerre et qu'il est donc interdit de territoire aux termes de l’alinéa 35(1)a) de la Loi, je ne me prononcerai pas sur la question de savoir si l’organisation dont il était membre visait des fins limitées et brutales. J'estime que la question proposée ne joue pas un rôle déterminant dans l’issue de la présente demande de contrôle judiciaire, et elle ne sera donc pas certifiée (voir Liyanagamage c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (1994), 176 N.R. 4 (C.A.F.)).


 

 

 

JUGEMENT

 

            La demande de contrôle judiciaire de la décision rendue le 4 décembre 2009 par la Section de l’immigration de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada est rejetée.

 

 

« Yvon Pinard »

Juge

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

 

Christiane Bélanger, LL.L.


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        IMM-6485-09

 

INTITULÉ :                                       Faustin RUTAYISIRE c. LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 MONTRÉAL (QUÉBEC)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               LE 21 OCTOBRE 2010

 

MOTIFS DU JUGEMENT

  ET JUGEMENT :                            LE JUGE PINARD

 

DATE DES MOTIFS :                      LE 3 DÉCEMBRE 2010

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Me Lorne Waldman                              POUR LE DEMANDEUR

 

Me Daniel Latulippe                              POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Waldman & Associates                        POUR LE DEMANDEUR

Toronto (Ontario)

 

Myles J. Kirvan                                    POUR LE DÉFENDEUR

Sous-procureur général du Canada

 

 

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