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Cour fédérale

 

Federal Court

 


Date : 20101129

Dossiers : T-279-10

T-280-10

 

Référence : 2010 CF 1195

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 29 novembre 2010

En présence de monsieur le juge de Montigny

 

 

ENTRE :

 

PREMIÈRE NATION D’ESGENOÔPETITJ (BURNT CHURCH)

 

 

 

 

demanderesse

 

et

 

 

 

ALMA BOUCHER,

EN SA QUALITÉ D’INSPECTRICE,

RESSOURCES HUMAINES ET DÉVELOPPEMENT DES COMPÉTENCES CANADA,

PROGRAMME DU TRAVAIL,

ANDREW CURTIS BARTIBOGUE

ET E. THOMAS CHRISTIE, C.R.

 

 

 

 

défendeurs

 

 

 

 

           MOTIFS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNANCE

 

[1]               La demanderesse veut interjeter appel de l’ordonnance par laquelle le protonotaire Morneau a fait droit à la requête présentée par les défendeurs afin que la demande de contrôle judiciaire soit radiée et que la requête de la demanderesse fondée sur l’article 318 des Règles soit rejetée.

 

[2]               Pour les motifs qui suivent, je conviens avec les défendeurs que la présente requête devrait être rejetée pour cause d’abus de procédure. La demanderesse ne devrait pas être autorisée à maintenir plusieurs instances portant sur les mêmes questions devant la Cour, car il est possible que des décisions contraires soient rendues, ce qui pourrait seulement avoir pour effet de discréditer l’administration de la justice. Une copie des présents motifs et de l’ordonnance doit être versée dans les dossiers nos T‑279‑10 et T‑280‑10.

 

I. Le contexte

[3]               La demande de contrôle judiciaire sous‑jacente découle d’une plainte de congédiement injuste déposée par le défendeur Curtis Bartibogue contre la demanderesse, la Première Nation d’Esgenôpetitj (Burnt Church). L’affaire a été confiée à Alma Boucher, une inspectrice du Programme du travail (l’inspectrice).

 

[4]               Dans la section du formulaire de plainte de congédiement injuste où il devait inscrire les titres des postes qu’il avait occupés auprès de la demanderesse, le défendeur Bartibogue a écrit [traduction] « conseiller de la bande », un poste élu qui n’est pas assujetti aux dispositions relatives aux plaintes de congédiement injuste du Code canadien du travail, LR 1985, ch L‑2.

 

[5]               L’inspectrice a essayé de concilier les parties. Elle a transmis le formulaire de plainte à la demanderesse et a demandé les motifs du congédiement du défendeur Bartibogue. La demanderesse n’a pas répondu. L’inspectrice a déterminé que les parties ne seraient pas en mesure de régler l’affaire. Le défendeur Bartibogue a alors demandé la nomination d’un arbitre.

 

[6]               Conformément à la loi, l’inspectrice a rédigé un rapport à l’intention du ministre, à qui elle a aussi transmis une copie de la plainte afin qu’il nomme un arbitre. Sur la copie du formulaire de plainte qu’elle a transmise au ministre, l’inspectrice avait ajouté les titres de poste [traduction] « coordonnateur des jeunes » et [traduction] « gestionnaire des pêches » dans la section du formulaire portant sur cette question qui avait été remplie par le défendeur Bartibogue, afin de clarifier les postes occupés par ce dernier auprès de la demanderesse.

 

[7]               Le ministre a désigné l’arbitre pour entendre et trancher l’affaire. Lors de la première audience devant l’arbitre le 27 janvier 2010, la demanderesse a appris qu’une version [traduction] « modifiée » de la plainte du défendeur Bartibogue avait été remise à l’arbitre. Elle a appris également que le défendeur Bartibogue avait une copie de ce formulaire [traduction] « modifié ». Elle a demandé et obtenu un ajournement pour cette raison.

 

[8]               L’avocat de la demanderesse a ensuite communiqué avec l’inspectrice pour en savoir davantage au sujet de l’ajout des titres de poste sur le formulaire de plainte. L’inspectrice a expliqué que l’information avait été ajoutée afin de bien indiquer les emplois que le défendeur Bartibogue avait occupés auprès de la demanderesse. Elle a expliqué aussi que, après qu’elle a ajouté l’information, le défendeur Bartibogue a communiqué avec elle et a demandé une copie de son formulaire de plainte en vue de l’arbitrage. Elle lui a donc envoyé la version [traduction] « modifiée » du formulaire. Elle s’est excusée de ne pas avoir envoyé une copie du formulaire [traduction] « modifié » à la demanderesse également.

 

[9]               Le 26 février 2010, la demanderesse a présenté une demande de contrôle judiciaire contestant la [traduction] « décision » de l’inspectrice de transmettre le formulaire de plainte modifié au ministre (dossier no T‑279‑10). Elle a présenté aussi une demande de contrôle judiciaire contestant la [traduction] « décision » du ministre de désigner un arbitre pour entendre et trancher une version [traduction] « modifiée » de la plainte (dossier no T‑280‑10). Les deux demandes visaient notamment à obtenir une ordonnance de certiorari annulant les [traduction] « décisions » de l’inspectrice et du ministre de soumettre un formulaire modifié, un jugement déclarant que l’inspectrice et le ministre avaient commis une erreur de compétence et une ordonnance provisoire suspendant l’arbitrage.

 

[10]           La demanderesse n’a pas présenté une requête en sursis afin d’interrompre le processus d’arbitrage, et celui‑ci s’est terminé le 23 mars 2010.

 

[11]           Le 16 mars 2010, le dossier du tribunal, qui a été certifié par l’inspectrice, a été déposé auprès de la Cour dans le dossier no T‑279‑10. L’avocat de la demanderesse a contesté le contenu du dossier certifié du tribunal (le DCT) dans une lettre adressée à la Cour. En plus d’avoir essayé de régler l’affaire dès le début, la défenderesse « Alma Boucher, en sa qualité d’inspectrice » a examiné les préoccupations de la demanderesse concernant le contenu du DCT.

 

[12]           Dans des lettres datées des 14, 15 et 20 avril, les défendeurs ont fait part à la demanderesse des préoccupations que leur causait le fait que deux demandes de contrôle judiciaire étaient en instance avant qu’une décision finale sur le fond de l’affaire soit rendue par l’arbitre. Ils ont aussi indiqué que, si la demanderesse n’était pas disposée à se désister de ces demandes, des requêtes visant à les faire radier seraient présentées.

 

[13]           Le 22 avril 2010, l’avocat de la demanderesse a indiqué que sa cliente n’était pas disposée à se désister de ces demandes et qu’il présenterait une requête dans le but de contester le DCT dans le dossier no T‑279‑10.

 

[14]           Les défendeurs ont présenté les requêtes en radiation et ont répondu à la requête présentée par la demanderesse en vertu de l’article 318 des Règles. La demanderesse n’a pas déposé d’observations relativement aux requêtes en radiation.

 

[15]           Par une ordonnance datée du 18 mai 2010, le protonotaire Morneau a accueilli les requêtes en radiation dans les deux dossiers et a rejeté la requête de la demanderesse fondée sur l’article 318 des Règles. Il a essentiellement fait siennes toutes les prétentions écrites des défendeurs.

 

[16]           Le 28 mai 2010, la demanderesse a porté ces décisions en appel en vertu de l’article 51 des Règles des Cours fédérales.

 

[17]           Le même jour, l’arbitre a fait connaître sa décision sur le fond concernant la plainte de congédiement injuste. Dans sa décision, il traite du bien‑fondé des arguments de la demanderesse concernant l’effet de la décision de l’inspectrice d’ajouter de l’information sur le formulaire de plainte du défendeur Bartibogue.

 

[18]           Le 25 juin 2010, la demanderesse a demandé le contrôle judiciaire de la décision de l’arbitre.

 

[19]           L’avocate des défendeurs a alors communiqué avec l’avocat de la demanderesse afin de savoir s’il accepterait d’abandonner les requêtes visées à l’article 51 des Règles, étant donné qu’il demandait aussi le contrôle judiciaire de la décision de l’arbitre. Une offre selon laquelle les défendeurs ne réclameraient pas les dépens relatifs à ces requêtes si la demanderesse se désistait de celles‑ci avant le 8 juin 2010 a été faite. Il semble que cette offre soit restée sans réponse. Les dossiers de requête de la demanderesse concernant les appels ont été reçus le 9 juin 2010.

 

II. Les questions en litige

[20]           Les questions suivantes sont en litige dans l‘appel en l’espèce :

a)      Quelle norme de contrôle s’applique à l’appel relatif à l’ordonnance du protonotaire?

b)      La requête de la demanderesse portant en appel l’ordonnance du protonotaire devrait‑elle être rejetée au motif qu’il s’agit d’un abus de procédure?

c)      Le protonotaire a-t-il commis une erreur en accueillant les requêtes des défendeurs visant à faire radier les demandes de contrôle judiciaire présentées par la demanderesse?

d)     La demanderesse a-t-elle démontré que le protonotaire s’est appuyé sur un mauvais principe ou une mauvaise appréciation des faits, de sorte que la décision qu’il a rendue relativement à la requête fondée sur l’article 318 des Règles devrait faire l’objet d’un nouvel examen?

 

III. Analyse

A. Quelle norme de contrôle s’applique à l’appel relatif à l’ordonnance du protonotaire?

[21]           La norme de contrôle qui s’applique à l’appel visant une décision d’un protonotaire est bien établie. Le juge saisi d’un appel d’une décision discrétionnaire ne devrait pas intervenir, à moins : a) que les questions soulevées dans la requête aient une influence déterminante sur l’issue de l’affaire ou b) que le protonotaire ait commis une erreur, en ce sens que la décision contestée est fondée sur un mauvais principe ou une mauvaise appréciation des faits : voir Merck & Co. Inc. c. Apotex Inc., 2003 CAF 488.

 

[22]           Vu le contexte et la nature des questions soulevées dans l’appel, il ne fait aucun doute que la Cour doit exercer son propre pouvoir discrétionnaire à nouveau à l’égard de la décision du protonotaire relative à la requête en radiation.

 

[23]           La norme de contrôle applicable à la décision du protonotaire relative à la requête présentée par la demanderesse en vertu de l’article 318 des Règles est différente. Cette requête ne soulève pas une question qui a une influence déterminante sur l’issue de l’affaire. En conséquence, la décision du protonotaire devrait être modifiée seulement si la Cour conclut que le protonotaire a commis une erreur ou a fondé sa décision sur un mauvais principe de droit ou une mauvaise appréciation des faits. Si ce n’est pas le cas, sa décision devrait faire l’objet d’une grande déférence.

 

B.  La requête de la demanderesse portant en appel l’ordonnance du protonotaire devrait‑elle être rejetée au motif qu’il s’agit d’un abus de procédure?

 

[24]           L’avocate des défendeurs a soutenu que la demanderesse commettrait un abus de procédure si elle allait de l’avant avec le présent appel de la décision du protonotaire, car l’arbitre avait déjà tranché les questions de fond en cause et que cette décision faisait maintenant l’objet d’une autre demande de contrôle judiciaire. Je suis d’accord avec elle.

 

[25]           Les tribunaux ont le pouvoir inhérent d’empêcher que leur procédure soit utilisée abusivement d’une manière qui aurait pour effet de discréditer l’administration de la justice. Cette doctrine a été appliquée pour empêcher la réouverture de litiges dans des circonstances où la réouverture aurait porté atteinte à des principes comme l’économie, la cohérence, le caractère définitif des instances et l’intégrité de l’administration de la justice : voir Toronto (Ville) c. S.C.F.P., section locale 79, 2003 CSC 63.

 

[26]           En l’espèce, la demanderesse tente de maintenir devant la Cour plusieurs instances qui soulèvent les mêmes questions juridiques concernant la légalité et l’effet de l’ajout de renseignements sur le formulaire de plainte par l’inspectrice. La demanderesse cherche ainsi à obtenir une décision favorable, ce qui risque de discréditer l’administration de la justice vu que la Cour pourrait rendre des décisions contraires concernant la même question. Il s’agit aussi d’un gaspillage des ressources judiciaires qui entraîne une augmentation inutile des frais juridiques pour les parties forcées de répondre à plusieurs demandes.

 

[27]           L’avocat de la demanderesse a soutenu que l’arbitre ne peut pas contester le formulaire de plainte sur le fondement duquel il a été désigné. Aucun texte faisant autorité n’a été produit au soutien de cette proposition, laquelle semble être fondée sur une interprétation très stricte de l’article 242 du Code canadien du travail. Les pouvoirs conférés à l’arbitre par le paragraphe 242(2) sont très étendus et rien n’indique que cette disposition empêcherait l’arbitre d’étudier la plainte. Au contraire, les parties doivent avoir la possibilité de présenter une preuve et des observations sans aucune restriction. Je ne vois pas comment un arbitre pourrait ne pas tenir compte d’une preuve produite de manière appropriée qui aurait pour effet de le dépouiller de son pouvoir de trancher une plainte.

 

[28]           La demanderesse commet également un abus de procédure, dans les circonstances particulières de l’espèce, en présentant une requête en vertu de l’article 51 des Règles afin de contester l’ordonnance du protonotaire relative à la requête en radiation. Même si elle a été informée par l’avocate des défendeurs que des requêtes en radiation seraient présentées dans l’éventualité où elle ne serait pas disposée à se désister de ses demandes de contrôle judiciaire, la demanderesse n’a pas produit d’observations en réponse à ces requêtes. À l’audience, son avocat a fait valoir qu’il n’avait pas reçu d’instructions de sa cliente pour plaider devant le protonotaire, ce qui peut expliquer pourquoi il n’a pas présenté d’observations. Ce n’est toutefois pas une raison pour que la demanderesse ait attendu si longtemps avant de réagir à la requête en radiation des défendeurs.

 

[29]           Fermer les yeux sur le comportement de la demanderesse neutraliserait la tentative des défendeurs de régler rapidement et de manière économique la demande sous‑jacente en présentant la requête en radiation fondée sur l’article 369 des Règles. En outre, cela compromettrait le processus judiciaire et entraînerait un gaspillage des ressources judiciaires en portant atteinte au pouvoir discrétionnaire du protonotaire. En outre, cette approche force les défendeurs à répondre à un appel alors que rien n’a été fait pour établir le bien‑fondé de la demande à la première occasion.

 

[30]           Pour tous ces motifs, la présente requête devrait être rejetée parce qu’il s’agit d’un abus de procédure.

 

C.  Le protonotaire a-t-il commis une erreur en accueillant les requêtes des défendeurs visant à faire radier les demandes de contrôle judiciaire présentées par la demanderesse?

 

[31]           Quoi qu’il en soit, la requête de la demanderesse devrait être rejetée, car le protonotaire a eu raison d’accueillir la requête en radiation.

 

[32]           D’abord, la Cour a clairement le pouvoir de rejeter sommairement un avis de demande irrégulier, que ce soit dans le cadre de l’exercice de sa compétence inhérente ou en vertu de l’article 4 des Règles des Cours fédérales. Cela étant dit, la requête en radiation constitue un recours exceptionnel, surtout lorsqu’elle vise une demande de contrôle judiciaire. Puisque ce genre de demande est censé être traité de façon sommaire, il est habituellement préférable d’examiner toute opposition à la demande dans le cadre de l’audition au fond, ne serait-ce que parce qu’il est souvent nécessaire de bien comprendre les faits et le contexte pour statuer sur l’opposition. Par conséquent, je souscris à l’opinion de la demanderesse, qui soutient qu’une requête en radiation ne sera accueillie que dans les cas les plus évidents et exceptionnels, quand l’avis de demande est fondamentalement vicié au point de n’avoir aucune chance d’être accueilli : voir, entre autres, David Bull Laboratories (Canada) Inc. c Pharmacia Inc., [1995] 1 CF 588 (CA); Moses c R., 2002 CFPI 1088, au paragraphe 6.

 

[33]           L’avocate des défendeurs a soutenu que la demande de contrôle judiciaire était fondamentalement viciée parce qu’elle ne contestait pas une « décision » ou l’un de ses « objets » au sens de l’article 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales. Le fait que l’inspectrice a transmis le formulaire de plainte [traduction] « modifié » au ministre, plutôt que le formulaire de plainte original, comme les défendeurs l’ont fait valoir, n’a eu aucun effet sur les droits des parties. Par conséquent, il ne s’agissait pas d’un « objet » de la demande au sens de l’article 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales et la Cour n’aurait pas compétence pour intervenir.

 

[34]           Cet argument n’est pas convaincant. Je conviens que ce n’est pas le rôle de l’inspectrice, dans le contexte d’une plainte de congédiement injuste, de rendre des décisions de fond sur le bien‑fondé ou la portée d’une plainte. Dans Lemieux c. Canada, [1998] 4 CF 65, la Cour d’appel fédérale a déterminé que le rôle d’un inspecteur consiste à recevoir la plainte, à demander les motifs du congédiement et à essayer de régler la plainte. Lorsque ces efforts sont vains, il lui incombe, à la demande du plaignant, de transmettre la plainte au ministre, avec un rapport indiquant que les efforts déployés pour régler l’affaire ont échoué.

 

[35]           Conformément au régime légal, le défendeur Bartibogue avait le droit, après l’échec des efforts déployés par l’inspectrice pour régler la plainte, de demander la nomination d’un arbitre, peu importe qu’il ait inscrit ou non les titres de ses anciens postes sur le formulaire de plainte.

 

[36]           Il ne fait aucun doute que l’appréciation du bien‑fondé de la plainte relève de l’arbitre. L’inspectrice a toutefois une décision à prendre : elle doit décider si elle accueille ou rejette la plainte. Elle doit déterminer, conformément au paragraphe 240(1) du Code canadien du travail, si le plaignant a travaillé sans interruption depuis au moins douze mois pour le même employeur, s’il fait partie d’un groupe d’employés régis par une convention collective et, aux termes du paragraphe 240(2), si la plainte a été déposée dans les quatre‑vingt‑dix jours suivant la date du congédiement. Les conclusions auxquelles parvient l’inspectrice sur ces questions et la décision de transmettre ou non la plainte au ministre constituent clairement une « décision » aux fins de l’application de l’article 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales : voir Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada c Souchereau, 2009 CF 293, au paragraphe 9.

 

[37]           L’arbitre a conclu finalement que le fait que l’inspectrice n’aurait pas agi de manière illégale en ajoutant, aux antécédents professionnels du défendeur Bartibogue, de l’information tirée de la documentation produite au soutien de la plainte de celui‑ci et cette conclusion n’a aucune importance. Il pourrait bien arriver que des ajouts faits à un formulaire de plainte aient une plus grande importance. Le caractère approprié de la manière dont un arbitre traite un formulaire de plainte ne peut pas être déterminant quant à la question de savoir s’il s’agissait d’un « objet » de la demande au sens de l’article 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales, tout comme la justesse de ses conclusions concernant les exigences prévues à l’article 240 du Code canadien du travail ne peut pas être le critère servant à décider s’il s’agit d’une « décision » ouvrant droit à une demande de contrôle judiciaire : voir S.S. Steamships Co Ltd c Elvidge (1998), 146 FTR 219 (CF).

 

[38]           Or, même si les actes commis par l’inspectrice en transmettant la plainte [traduction] « modifiée » doivent être considérés comme une « décision » susceptible de contrôle, il reste que la demande était fondamentalement viciée parce que c’est devant l’arbitre que la demanderesse devait contester la portée de la plainte et le moment auquel elle avait été déposée, non devant la Cour fédérale. Il est bien établi que la Cour devrait refuser d’intervenir dans le cadre d’un contrôle judiciaire lorsque le demandeur n’a pas épuisé les recours administratifs à sa disposition : voir, par exemple, Air Canada c Lorenz, [2000] 1 CF 494, au paragraphe 14 (CF); Canadien Pacifique Ltée c Bande indienne de Matsqui, [1995] 1 RCS 3.

 

[39]           En l’espèce, la demanderesse disposait d’un autre recours : le processus d’arbitrage prévu par la partie III du Code canadien du travail. Ce processus permet à un demandeur de contester tous les aspects d’une plainte de congédiement injuste devant un arbitre indépendant. C’est à cet arbitre que la demanderesse pouvait soumettre toutes les questions de fond, y compris la prétention selon laquelle il était trop tard pour que le défendeur Bartibogue conteste son congédiement du poste de coordonnateur des jeunes, parce qu’il n’avait pas inscrit cet emploi sur le formulaire de plainte dans le délai imparti par la loi.

 

[40]           Selon l’avocat de la demanderesse, un arbitre n’a pas compétence pour décider si sa propre désignation (par suite d’une recommandation de l’inspecteur au ministre) est invalide, en particulier si cette invalidité découle d’un acte commis par l’inspecteur en outrepassant sa compétence. Comme il a été mentionné précédemment, aucun texte faisant autorité n’a été produit au soutien de cette proposition. Un arbitre chargé d’enquêter en vertu de l’article 242 du Code doit manifestement déterminer si les conditions auxquelles doit satisfaire une plainte pour être valablement déposée ont été remplies. Une plainte doit avoir été valablement déposée pour qu’un arbitre ait compétence : Seaspan International Ltd c Bauer, 2003 CFPI 560 (CF).

 

[41]           En fait, la demanderesse a participé au processus d’arbitrage et a présenté à l’arbitre, dont la décision a été rendue le 28 mai 2010, des arguments au regard de la légalité des actes commis par l’inspectrice. L’arbitre a rejeté les prétentions de la demanderesse concernant la légalité et l’effet des actes de l’inspectrice et a donné raison au défendeur Bartibogue sur le fond. La demanderesse a sollicité le contrôle judiciaire de cette décision. En conséquence, la requête en radiation était justifiée, car la demanderesse a déjà eu accès à un autre recours administratif, à savoir le processus d’arbitrage.

 

[42]           La requête en radiation était également justifiée parce qu’il était prématuré de permettre la présentation d’une demande de contrôle judiciaire qui contestait essentiellement la portée d’une plainte de congédiement injuste et le moment auquel elle avait été déposée, avant qu’une décision finale soit rendue par l’arbitre sur le bien‑fondé de cette plainte. Les cours fédérales appliquent depuis longtemps une règle selon laquelle, sauf dans des circonstances exceptionnelles, les décisions interlocutoires ne peuvent faire l’objet d’un contrôle judiciaire avant qu’une décision finale soit rendue par le décideur : voir, par exemple, Szczecja c Canada (1993), [1993] ACF no 934 (CAF), au paragraphe 4; CHC Global Operations c Global Helicopter Pilots Assn., 2008 CAF 344; Lundbeck Canada Inc. c Canada (Ministre de la Santé), 2008 CF 1379 (C.F.), aux paragraphes 27 et 28; Fairmount Hotels Inc c Directeur de Corporations Canada, 2007 CF 95 (CF), au paragraphe 9.

 

[43]           En l’espèce, les actes commis par l’inspectrice en ajoutant des renseignements concernant les antécédents sur le formulaire de plainte et en le transmettant avec son rapport étaient des mesures interlocutoires qui n’ont pas réglé les questions juridiques opposant les parties. Dans le cadre du régime légal, toutes les décisions de fond concernant le bien‑fondé de la plainte, y compris sa portée et le moment auquel elle a été déposée, doivent être prises par l’arbitre.

 

[44]           Permettre le contrôle judiciaire de décisions interlocutoires retarde inutilement la décision finale relative à la plainte et fragmente les questions, ce qui impose des frais juridiques additionnels aux parties qui sont forcées de répondre à plusieurs demandes interlocutoires. Cela est particulièrement évident en l’espèce, où ont été présentées deux demandes de contrôle judiciaire qui contestaient essentiellement la portée de la plainte et le moment auquel elle avait été déposée, avant même que l’arbitre rende une décision finale sur l’affaire. Cette façon de procéder ne doit certainement pas être encouragée. Le régime général des dispositions relatives au congédiement injuste du Code canadien du travail vise une résolution rapide des plaintes. Permettre le contrôle judiciaire des décisions interlocutoires ne peut qu’aller à l’encontre de l’intention du législateur.

 

[45]           Ce qu’il aurait fallu faire, c’est attendre la décision de l’arbitre, puis, si la demanderesse n’était pas satisfaite de celle‑ci, envisager d’en demander le contrôle judiciaire. Ainsi, toutes les questions de fond relatives à la plainte auraient été tranchées par une seule instance sur la foi du dossier de plainte. La décision de l’arbitre aurait même pu enlever toute raison d’être aux préoccupations de la demanderesse concernant la portée de la plainte et le moment auquel elle a été déposée.

 

[46]           Le prononcé de la décision de l’arbitre et la demande de contrôle judiciaire subséquente présentée par la demanderesse mettent davantage en évidence le fait que cette dernière disposait et dispose d’un recours dans l’éventualité où elle ne souscrirait pas aux conclusions de l’arbitre relativement à l’effet des actes commis par l’inspectrice.

 

[47]           En conséquence, la requête en radiation était également justifiée parce qu’il n’existait aucune circonstance spéciale justifiant que la Cour déroge au principe général qui empêche le contrôle judiciaire immédiat des décisions interlocutoires.

 

D.  La demanderesse a-t-elle démontré que le protonotaire s’est appuyé sur un mauvais principe ou une mauvaise appréciation des faits, de sorte que la décision qu’il a rendue relativement à la requête fondée sur l’article 318 des Règles devrait faire l’objet d’un nouvel examen?

 

[48]           L’avocat de la demanderesse a demandé, en vertu de l’article 318 des Règles des Cours fédérales, qu’un certain nombre de documents qui ne faisaient pas partie du dossier du tribunal certifié par l’inspectrice lui soient transmis, notamment les suivants :

1)   documents, dossiers ou éléments matériels contenant des conversations entre l’inspectrice et le défendeur Bartibogue au sujet de son présumé congédiement ou faisant référence à de telles conversations;

2)   documents, dossiers ou éléments matériels contenant des renseignements échangés entre le défendeur Bartibogue et Denis Haché, un employé du même bureau que l’inspectrice Boucher dont le nom figure sur la plainte du défendeur Bartibogue, au sujet en particulier de la question de savoir si un conseiller de bande indienne élu peut déposer une plainte de congédiement injuste en vertu de l’article 240 du Code canadien du travail, ou faisant référence à de tels renseignements;

3)   documents, dossiers ou éléments matériels concernant des communications entre Denis Haché et la défenderesse l’inspectrice Boucher au sujet de la plainte ou faisant référence à de telles communications. 

 

[49]           Dans des lettres envoyées à l’avocat de la demanderesse, l’avocate de l’inspectrice a indiqué que celle‑ci n’avait pas conservé de notes décrivant en détail ses discussions avec le plaignant, et elle a ajouté que l’inspectrice se rappelait avoir confirmé de vive voix avec M. Bartibogue qu’il avait travaillé en tant que gestionnaire des pêches et coordonnateur des jeunes. C’est d’ailleurs ce que l’inspectrice avait compris au sujet des emplois antérieurs de M. Bartibogue auprès de la demanderesse, lorsqu’elle avait pris connaissance de la preuve documentaire produite au soutien de la plainte.

 

[50]           Pour ce qui est des questions concernant Denis Haché, l’avocate des défendeurs a été en mesure de confirmer avec ses clients que M. Haché travaillait comme agent d’intervention préventive pour le Programme du travail et que son nom avait probablement été inscrit sur le formulaire de plainte au moment de la réception de celui‑ci afin qu’il lui soit transmis. De plus, l’avocate des défendeurs a dit à l’avocat de la demanderesse que l’inspectrice avait confirmé que l’intervention précoce de M. Haché dans le dossier n’avait pas influé sur sa décision d’inscrire l’information qu’elle avait ajoutée sur le formulaire.

 

[51]           Les défendeurs ont donc essayé de répondre à la demande de documents additionnels de la demanderesse en indiquant qu’une grande partie de ces documents n’existait pas. Ils ont aussi essayé de clarifier le fait que l’intervention préliminaire de Denis Haché dans le dossier en qualité d’agent d’intervention préventive n’avait aucun lien avec le rôle joué par l’inspectrice dans le dossier ou avec sa décision d’ajouter des renseignements sur le formulaire et de transmettre celui‑ci au ministre. Il ne fait aucun doute que la demande de la demanderesse excédait les paramètres d’une demande visée à l’article 317 des Règles : les documents demandés n’étaient pas en la possession de l’inspectrice lorsqu’elle a transmis le formulaire [traduction] « modifié » au ministre, certains de ces documents n’existaient même pas et bon nombre d’entre eux n’avaient aucun lien avec la décision faisant l’objet du contrôle.

 

[52]           Des décisions judiciaires semblent laisser entendre qu’il peut être nécessaire, dans certains cas, de produire aussi des éléments matériels dont ne disposait pas le décideur, lorsqu’il est allégué que ce dernier a violé les règles d’équité procédurale ou n’a pas été impartial : voir Deer Lake Regional Authority Inc c Canada (Attorney General), 2008 FC 1281 (CF), aux paragraphes 29 à 35; Gagliano c Canada (Commission d’enquête sur le programme de commandites et les activités publicitaires), 2006 CF 720, aux paragraphes 50 à 52, conf. par 2007 CAF 131.

 

[53]           Même si la demanderesse a soulevé des questions de compétence et d’équité procédurale en l’espèce, les éléments matériels additionnels n’auraient pas aidé la Cour à statuer sur le bien‑fondé de la demande. Il ne faisait aucun doute que l’inspectrice avait ajouté l’information sur le formulaire de plainte et avait transmis celui‑ci au ministre. De plus, il n’était pas contesté que les ajouts avaient été faits vers mai 2009 et que tous les éléments matériels pertinents au regard des actes commis par l’inspectrice à cet égard se trouvaient dans le DCT. Par conséquent, la Cour disposait des faits pertinents nécessaires pour déterminer le bien‑fondé de la plainte. Il ne s’agit pas d’un cas où l’information additionnelle aurait été utile à la Cour pour trancher les questions de compétence ou d’équité procédurale qui avaient été soulevées.

 

[54]           Il n’y a aucune raison apparente expliquant pourquoi les renseignements additionnels ont été demandés ou pourquoi la Cour serait tenue d’examiner le bien‑fondé de la demande. Comme la demanderesse n’a pas expliqué de manière convaincante pourquoi cette information était nécessaire pour déterminer le bien‑fondé de la demande de contrôle judiciaire, la demande visant à obtenir cette information ressemblait à une [traduction] « recherche à l’aveuglette » effectuée dans un but inconnu. Cette approche est inacceptable dans le cadre d’un contrôle judiciaire. Comme la Cour d’appel fédérale l’a dit dans Access Information Agency Inc c Canada (Procureur général), 2007 CAF 224 :

21. […] L’objet de la règle est de limiter la communication de la preuve aux documents qui étaient entre les mains du décideur lors de la prise de décision et qui n’étaient pas en la possession de la personne qui en fait la demande et d’exiger que les documents demandés soient décrits de façon précise. Il n’est pas question, lorsqu’il s’agit de contrôle judiciaire, de demander la transmission de tout document qui pourrait être pertinent dans l’espoir d’en établir la pertinence par la suite. Une telle démarche est tout à fait à l’encontre du caractère sommaire du contrôle judiciaire. Si les circonstances sont telles qu’il s’avère nécessaire d’élargir le cadre de la communication de la preuve, celui qui exige une divulgation plus complète a le fardeau de mettre de l’avant des éléments de preuve qui justifient sa demande.

 

 

[55]           Pour tous les motifs exposés ci‑dessus, je conclus donc que la demanderesse n’a pas démontré qu’il y a une raison valable de modifier la décision discrétionnaire du protonotaire Morneau rejetant la requête fondée sur l’article 318 des Règles.


ORDONNANCE

 

LA COUR ORDONNE que la requête présentée par la demanderesse en vertu de l’article 51 des Règles soit rejetée, les dépens étant adjugés aux défendeurs dans les deux dossiers.

 

« Yves de Montigny »

Juge

 

 

Traduction certifiée conforme

Evelyne Swenne, traductrice-conseil

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIERS :                                      T-279-10

                                                            T-280-10

 

INTITULÉ :                                      PREMIÈRE NATION D’ESGENOÔPETITJ (BURNT CHURCH)

                                                            c

                                                            ALMA BOUCHER, EN SA QUALITÉ D’INSPECTRICE, RESSOURCES HUMAINES ET DÉVELOPPEMENT DES COMPÉTENCES CANADA, PROGRAMME DU TRAVAIL, ANDREW CURTIS BARTIBOGUE ET E. THOMAS CHRISTIE, C.R.

 

LIEU DE L’AUDIENCE :              Fredericton (Nouveau‑Brunswick)

 

DATE DE L’AUDIENCE :             Le 13 juillet 2010

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE

ET ORDONNANCE :                      Le juge de Montigny

 

DATE DES MOTIFS :                     Le 29 novembre 2010

 

 

COMPARUTIONS :

 

Harold Doherty

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

Patricia MacPhee

POUR LES DÉFENDEURS

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Avocat

Fredericton (Nouveau-Brunswick)

 

POUR LA DEMANDERESSE

Myles J. Kirvan

Sous-procureur général du Canada

Fredericton (Nouveau-Brunswick)

POUR LES DÉFENDEURS

 

 

 

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