Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

 

Date : 20101108

Dossier : T‑90‑09

Référence : 2010 CF 1110

[TRADUCTION FRANÇAISE OFFICIELLE, NON RÉVISÉE]

ENTRE :

ALLAN ARTHUR CRAWSHAW

demandeur

 

et

 

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

 

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE

LA JUGE HENEGHAN

 

Introduction

[1]               Par une ordonnance en date du 10 juin 2010, la présente demande de contrôle judiciaire a été accueillie, avec motifs à suivre. Voici, donc, l’exposé des motifs.

 

[2]               M. Allan Arthur Crawshaw (le demandeur) a déposé une demande de contrôle judiciaire visant l’annulation de la décision rendue au troisième palier de la procédure de grief (la décision) par M. Marc‑Arthur Hyppolite, sous‑commissaire principal, du Service correctionnel du Canada (le SCC), le 5 décembre 2008. La demande a été déposée en vertu de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F‑7, la Loi sur le Système correctionnel et la mise en liberté sous condition, LC 1992, c 20 (la Loi), et le Règlement sur le Système correctionnel et la mise en liberté sous condition, DORS/92‑620 (le Règlement).

 

FAITS ET PROCÉDURES

[3]               Le demandeur est incarcéré à l’Établissement de Mission, prison fédérale située à Mission (Colombie‑Britannique). Il y a été transféré en février 2008, de l’Établissement de Ferndale situé lui aussi à Mission. Peu après ce transfèrement, vers le 29 février 2008, un agent d’admission et d’élargissement (agent d’A et E) lui a dit qu’on ne pourrait pas lui rendre son ordinateur, car celui‑ci renfermait un programme non autorisé, en l’occurrence Trips & Maps 2004 de Microsoft. Ce logiciel avait été acheté le 9 août 2004 chez Future Shop par le SCC. C’est le demandeur qui en avait acquitté le prix avec l’argent de son compte en fiducie. SCC avait en sa possession les relevés de ce compte.

 

[4]               Le logiciel en question figurait au Relevé des effets personnels du détenu, aussi bien à l’Établissement William Head qu’à l’Établissement Ferndale. Selon ce document, le logiciel en question est dans la cellule du détenu depuis le 21 septembre 2004. Le Relevé des effets personnels du détenu est un dossier du SCC, dans lequel sont censés être consignés tous les biens autorisés appartenant au détenu, que ces biens se trouvent dans sa cellule ou soient entreposés ailleurs. Le Relevé des effets personnels du détenu comporte une description de tous les logiciels et équipements périphériques du demandeur. Il n’y a, dans le Relevé des effets personnels du détenu, aucune mention d’un module GPS avec câble USB.

 

[5]               Le 3 mars 2008, le demandeur a présenté une Plainte du délinquant, concernant la confiscation de son ordinateur, dans laquelle il alléguait que cet ordinateur ne renfermait aucun programme non autorisé. Le demandeur portait également à l’attention des autorités de l’établissement les problèmes qu’il avait rencontrés par le passé lorsque son ordinateur avait cette fois aussi été confisqué; ces événements avaient mené au dépôt d’un grief, puis à une procédure devant la Cour dans le dossier T‑964‑04. Dans sa plainte, le demandeur alléguait de nombreuses violations de la Loi, du Règlement et de la Charte canadienne des droits et libertés, partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, constituant l’annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R.‑U.), 1982, c 11. Il demandait par ailleurs la restitution de son ordinateur.

 

[6]               La réponse à la plainte du délinquant lui est parvenue le 27 mars 2008. La plainte en question, portant le numéro V80A00022469, a fait l’objet d’une enquête, menée par M. Mark Thibault, chef des Services à la clientèle de TI, Établissement de Mission. M. Thibault est celui qui avait autorisé la confiscation faisant l’objet de la plainte déposée par le demandeur en mars 2008.

 

[7]               La demande de restitution de l’ordinateur présentée par le demandeur a été rejetée au motif que le programme Trips & Maps 2004 de Microsoft 2004 comportait des données du genre de celles que l’on retrouve dans les bottins téléphoniques, ce type de programme étant interdit à l’annexe C, alinéa 14f), de la Directive du commissaire 566‑12 (DC 566‑12). Il était en outre précisé dans cette réponse que le demandeur devait faire enlever, à ses frais, le programme par un réparateur approuvé.

 

[8]               Le 16 avril 2008, le demandeur a déposé un grief au premier palier. Il affirmait que le programme Trips & Maps 2004 de Microsoft n’était pas un logiciel de type « bottin téléphonique » et qu’il n’était par conséquent pas interdit aux termes de la Directive du commissaire 566‑12. Il affirmait par ailleurs que ce programme était, depuis plusieurs années déjà, autorisé par le SCC. D’après lui, il s’agit d’un programme comparable aux autres programmes éducatifs autorisés qu’il avait et qui avaient, eux aussi, été autorisés. Il soutenait que ce programme avait été acheté, avec l’argent de son compte en fiducie, dans le respect des procédures du SCC. Il affirmait en outre que M. Thibault avait déjà, dans le passé, confisqué à tort son ordinateur en invoquant un motif analogue. Il demandait que lui soit rendu son ordinateur et le logiciel. Il demandait en outre à s’entretenir avec le directeur de l’établissement.

 

[9]               Une note de service concernant le « grief au deuxième palier – Allan Crawshaw » a été rédigée le 30 juillet 2008 par la sous‑commissaire adjointe Heather Bergen. Dans le cadre du grief au deuxième palier, rien n’avait permis lors de l’examen de la plainte de conclure à l’existence d’un document confirmant que le demandeur était effectivement propriétaire du programme Trips & Maps 2004 de Microsoft 2004, mais si le demandeur était en mesure de fournir la preuve que ce logiciel lui appartenait, l’Établissement de Mission envisagerait de lui rendre son ordinateur pour autant, toutefois, qu’aucun motif de sécurité ne s’y oppose. S’il n’était pas en mesure de fournir la documentation demandée, le demandeur serait tenu de payer pour faire enlever le logiciel en question.

 

[10]           Le 12 août 2008, à la suite de son grief au deuxième palier, le demandeur a sollicité de l’agent d’A et E la restitution de son ordinateur. Sa demande a été rejetée, l’agent d’A et E n’étant pas en mesure de confirmer que le demandeur était effectivement autorisé à avoir en sa possession cet ordinateur qui renfermait un logiciel « non autorisé ».

 

[11]           Selon le résumé transmis au directeur de l’Établissement de Mission, le logiciel en question n’est pas un logiciel de type « bottin téléphonique ». Selon ce résumé, ce n’est pas le logiciel en soi qui posait problème, mais bien le fait qu’il en existe une version accompagnée d’un récepteur GPS avec câble USB, et une autre version qui ne comporte pas cet équipement. Le gestionnaire régional chargé de la sécurité de la TI précisait qu’il y avait lieu de vérifier quelle version possédait le demandeur. Selon le gestionnaire chargé de la Sécurité de la TI, le logiciel n’était pas interdit par la Directive du commissaire 566‑12, annexe C, alinéa 14f). Toutefois, l’agent de projet subalterne chargé de la sécurité au bureau régional n’a pas estimé que le Relevé des effets personnels du détenu constituait une preuve de propriété.

 

[12]           Le 20 août 2008, le demandeur a déposé un grief au troisième palier, reprenant les plaintes qu’il avait formulées précédemment. En réplique à la réponse à son grief au deuxième palier, il relevait que toute la documentation interne du SCC, et les autres documents détenus par le Service correctionnel confirmaient à la fois qu’il était bien propriétaire du logiciel en question, et que ce logiciel avait effectivement été autorisé.

 

[13]           Le 29 août 2008, l’ordinateur et les effets personnels du demandeur lui ont été rendus. Il a remarqué, cependant, que son imprimante avait été endommagée, et que le SCC ne lui avait pas rendu les cordons d’alimentation de l’ordinateur ou du moniteur. Manquaient également le câble de l’imprimante et les écouteurs. En réponse à sa demande de restitution des articles en question, l’agent d’A et E lui a demandé de s’adresser à l’Établissement Ferndale étant donné que les articles en question n’étaient pas parvenus à l’Établissement de Mission.

 

[14]           Le 14 septembre 2008, le demandeur a déposé un addenda à son grief au troisième palier concernant les articles manquants et l’endommagement de son imprimante. Le coordonnateur des griefs a accusé réception de cet addenda le 15 septembre 2008, et l’a fait suivre pour qu’il soit examiné dans le cadre du grief au troisième palier.

 

[15]           Le 23 septembre 2008, le demandeur, par l’intermédiaire du SCC, a acheté pour 33,58 $ de nouveaux cordons d’alimentation. Le 16 décembre 2008, il a demandé qu’on lui achète une nouvelle imprimante avec câble. L’imprimante a coûté 163 $.

 

[16]           La réponse au grief du délinquant (troisième palier) a été délivrée le 5 décembre 2008 par le sous‑commissaire principal. Le grief était rejeté. Selon cette réponse, l’ordinateur avait effectivement été confisqué, avait été rendu au demandeur lorsqu’il avait fourni la preuve qu’il en était propriétaire. Le sous‑commissaire principal a estimé que ce volet du grief ne nécessitait aucune autre mesure. Il a précisé que l’ordinateur avait été confisqué parce qu’on avait initialement estimé que le programme Trips & Maps 2004 de Microsoft 2004 était un logiciel de type « bottin téléphonique », donc non autorisé.

 

[17]           Selon la réponse au grief, il existe plusieurs versions de ce logiciel et le demandeur n’avait pas, avant le 13 août 2008, démontré que la version qu’il possédait n’était pas une version interdite. Il était en outre précisé dans la réponse que l’ordinateur avait été confisqué pour des motifs raisonnables de sécurité.

 

[18]           La réponse ne disait rien des préoccupations dont le demandeur faisait état dans son addenda quant au fait que les cordons d’alimentation et les écouteurs ne lui avaient pas été rendus. Selon le sous‑commissaire principal, il n’y avait pas lieu de se pencher sur ces questions étant donné qu’avant de déposer un addenda au troisième palier, le demandeur avait déposé deux nouvelles plaintes distinctes. Ces plaintes étant en cours d’examen au deuxième palier, le Manuel sur le règlement des plaintes et des griefs des délinquants autorise le comité d’examen des griefs à rejeter un grief auquel il a été répondu dans le cadre d’une autre plainte ou d’un autre grief.

 

[19]           Dans la présente demande de contrôle judiciaire, le demandeur sollicite les mesures de redressement suivantes :

(1)      une ordonnance de certiorari annulant la décision du sous‑commissaire principal, et renvoyant la question au SCC pour nouvel examen;

(2)      une ordonnance de mandamus enjoignant au SCC de cesser de confisquer son matériel informatique, et exigeant du SCC qu’il enquête sur le vol de son ordinateur et son endommagement;

(3)      des dommages‑intérêts punitifs et exemplaires;

(4)      les dépens de la présente demande; et

(5)      toute autre mesure que la Cour estimera indiquée.

 

LES ARGUMENTS DES PARTIES

i)          Les arguments du demandeur

[20]           Dans ses observations écrites, le demandeur fait valoir que, en contravention des principes de justice naturelle et d’équité procédurale, une sanction lui a été imposée sans qu’il y ait eu procès. Il affirme qu’on ne l’a reconnu coupable d’aucune infraction, mais qu’on l’a néanmoins puni en lui confisquant son ordinateur.

 

[21]           Dans ses observations présentées de vive voix, le demandeur fait valoir l’existence, entre lui et le SCC, d’un contrat en vertu duquel il est autorisé à posséder un ordinateur et s’engage, en contrepartie, à respecter des règles et règlements qui viennent s’ajouter à ceux qui sont inscrits dans la Loi.

 

[22]           Le demandeur fait ensuite valoir que la décision sur le grief au troisième palier n’est pas raisonnable. Selon lui, il n’était en effet pas raisonnable de considérer comme « non autorisé » un programme acheté et autorisé par le SCC. Selon lui, le fait que M. Thibault, après avoir refusé de lui rendre son ordinateur, ait été chargé de répondre à la plainte initiale, est contraire à l’équité procédurale.

 

[23]           Le demandeur estime qu’il était également déraisonnable d’exiger qu’il prouve qu’il était bien propriétaire de l’ordinateur en question avant qu’on accepte de lui rendre un bien lui appartenant. Selon lui, le SCC avait en main tous les documents nécessaires pour démontrer qu’il en était effectivement propriétaire.

 

[24]           Selon le demandeur, la réponse du directeur d’établissement au grief au premier palier montre qu’aucun effort n’a été fait pour enquêter de façon indépendante sur la situation. Selon le demandeur, le directeur n’a fait que répéter les prétentions non fondées de M. Thibault. Il estime avoir été, de façon continue, victime de harcèlement de la part de M. Thibault. Le demandeur affirme avoir déposé un grief au deuxième palier afin d’obliger le SCC à respecter les prescriptions de la loi concernant les effets personnels des détenus.

 

[25]           Le demandeur estime que, bien qu’il ait obtenu en partie gain de cause sur le grief au deuxième palier, le personnel correctionnel insistait pour dire que le logiciel en question était « non autorisé », et refusait toujours de lui rendre son ordinateur.

 

[26]           Lorsqu’on a fini par lui rendre son ordinateur, un certain nombre d’éléments manquaient, soit les cordons d’alimentation de l’ordinateur ou du moniteur, le câble reliant l’ordinateur à l’imprimante ainsi que les écouteurs de l’ordinateur. Si, au sens strict du terme, son ordinateur lui avait été rendu, il n’était pas en état de fonctionner. Étant donné que l’ordinateur ne pouvait pas fonctionner sans les pièces qui manquaient, le demandeur estime qu’en fait son grief initial n’avait pas été réglé.

 

ii)         Les arguments du défendeur

[27]           Dans le cadre de cette demande, le procureur général du Canada (le défendeur) représente le Service correctionnel du Canada.

 

[28]           Selon le défendeur, la décision en cause implique des questions relevant d’un pouvoir discrétionnaire, ainsi que des questions de politique générale et des questions mixtes de fait et de droit. Cela étant, la norme de contrôle applicable en l’espèce est celle de la décision raisonnable.

 

[29]           Selon le défendeur, la Cour ne peut se prononcer que sur la décision relative au grief au troisième palier. Il invoque à l’appui de cet argument la décision Johnson c Canada (Procureur général) (2008), 337 FTR 306 (CF).

 

[30]           Le défendeur fait valoir que la procédure s’est en l’occurrence déroulée équitablement. Le demandeur n’a fait l’objet d’aucune sanction disciplinaire ou pénale, simplement d’une mesure à caractère administratif. La politique du SCC prévoit la confiscation d’équipements informatiques lorsqu’il y a des raisons de croire qu’ils comportent des programmes non autorisés.

 

[31]           Le demandeur a manifesté son mécontentement à la suite de la confiscation de son ordinateur. Comme son ordinateur ne lui avait pas été rendu par suite de sa plainte, il a entamé une procédure de grief. À chaque étape de la procédure, le demandeur a eu la possibilité de présenter des observations détaillées, et on lui a exposé les motifs de la décision. Après avoir obtenu en partie gain de cause dans le cadre du grief au deuxième palier, le demandeur a pu récupérer son ordinateur.

 

[32]           Le demandeur n’avait pas droit à une audience. Le contenu exact du devoir d’équité dépend du contexte de l’affaire, voir Canada (Procureur général) c Flynn, [2008] 3 RCF 18 (CAF). Dans Gallant c Canada (Sous‑commissaire, Service correctionnel du Canada), [1989] 3 CF 329 (CAF), la Cour d’appel a jugé que, dans le contexte d’un transfèrement involontaire, l’équité n’exige pas la tenue d’une audience. On ne saurait conclure, dans le contexte de la présente affaire, que l’équité en exige davantage.

 

[33]           En ce qui concerne le caractère raisonnable de la décision du sous‑commissaire principal, le défendeur rappelle que le décideur au troisième palier est parvenu à trois conclusions déterminantes. D’abord, que la demande de restitution de l’ordinateur ne nécessitait pas que de nouvelles mesures soient prises; deuxièmement, qu’il n’y avait pas lieu d’enquêter sur la confiscation de l’ordinateur, ou de sanctionner les membres du personnel concernés; et troisièmement, que les nouvelles plaintes concernant les câbles, le cordon d’alimentation et les écouteurs devraient être réglées dans le cadre des deux autres griefs déposés par le demandeur.

 

[34]           Le défendeur estime que ces trois conclusions sont raisonnables compte tenu de la preuve. En ce qui concerne la première conclusion, voulant que la demande de restitution de l’ordinateur ne nécessite la prise d’aucune autre mesure, le défendeur estime que la décision est manifestement raisonnable étant donné que l’ordinateur a effectivement été rendu.

 

[35]           Selon le défendeur, la deuxième conclusion voulant qu’il n’y ait pas lieu d’enquêter sur la confiscation de l’ordinateur, ou de sanctionner les membres du personnel concernés, repose sur des considérations raisonnables, dont diverses considérations de politique générale. Il fait valoir que la confiscation d’ordinateurs comportant des logiciels non autorisés est expressément prévue par la politique en vigueur, et que le demandeur a consenti à ces conditions en échange du droit d’avoir un ordinateur. Les politiques applicables interdisent expressément les logiciels de type « bottin téléphonique ». L’ordinateur a été confisqué parce qu’on pensait qu’il renfermait un logiciel de ce type. Lorsqu’on s’est aperçu, après enquête, que cette version du logiciel n’était pas interdite, l’ordinateur a été restitué.

 

[36]           Selon le défendeur, la conclusion du sous‑commissaire principal sur la nécessité de tenir une enquête ou d’infliger des sanctions fait partie des issues possibles acceptables et qu’elle est, par conséquent, raisonnable.

 

[37]           Et enfin, le défendeur fait valoir que les nouvelles plaintes touchant les câbles de l’ordinateur, le cordon d’alimentation et les écouteurs devraient être réglées dans le cadre des deux autres griefs déposés par le demandeur. Les plaintes au sujet de ces divers articles ont été déposées par le demandeur avant le dépôt de son grief au troisième palier. Selon le défendeur, il était raisonnable d’estimer que ces questions seraient réglées au deuxième palier.

 

ANALYSE ET DÉCISION

[38]           La première question à trancher est celle de la norme de contrôle applicable en l’espèce. Selon l’arrêt de la Cour suprême du Canada Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, [2008] 1 R.C.S. 190, les décisions de tribunaux administratifs relèvent de l’une de deux normes de contrôle, celle de la décision correcte ou celle de la décision raisonnable. La question de savoir laquelle s’applique dans un cas donné dépend de la nature de la question en cause.

 

[39]           Dans la mesure où le demandeur parvient à établir qu’il y a eu un manquement aux principes de justice naturelle et d’équité procédurale, la question relève de la norme de la décision correcte. Par contre, dans la mesure où l’issue de la présente demande de contrôle judiciaire dépend du bien‑fondé de la décision en cause, c’est la norme de la décision raisonnable qui s’applique. Je me reporte, à cet égard, aux paragraphes 102 et 103 de la décision Johnson reproduits ci‑dessous :

 

[102]      M. Johnson a présenté le grief au premier palier parce que SCC, en contravention du paragraphe 18 de la Directive du commissaire no 566‑9, ne lui avait pas fourni de copie du rapport de fouille faisant état de la saisie de la machine à écrire ayant eu lieu le 22 février 2006. Les griefs suivants ont été déposés en raison des retards et des problèmes de gestion de SCC. M. Johnson a informé la Cour lors de l’audience qu’il avait reçu le rapport de fouille environ un mois après avoir déposé le grief au deuxième palier. Le grief au troisième palier porte presque uniquement sur les plaintes quant à la façon dont Mme McGee exerce ses fonctions.

 

 

[103]      Dans le cadre d’un contrôle judiciaire découlant d’une procédure de règlement de griefs engagée au sein de SCC, le rôle de la Cour n’est pas d’imposer des sanctions aux employés de SCC pour leur mauvaise gestion, mais plutôt de déterminer s’il y a une erreur susceptible de contrôle dans la réponse au grief au dernier palier ou des manquements à l’équité procédurale. Je peux, cependant, souligner certaines faiblesses et les problèmes récurrents. En l’espèce, SCC a omis de fournir à M. Johnson un rapport de fouille en temps opportun, en contravention à la politique, et a tardé avant de répondre à la demande présentée par M. Johnson pour obtenir le rapport en question. Cependant, ces erreurs ont été corrigées lors de la procédure de règlement de griefs, et je ne peux trouver d’erreur susceptible de contrôle ou de manquement à la justice naturelle qui justifierait l’intervention de la Cour.

 

 

[40]           Je suis d’accord avec le défendeur que la décision en cause comportait trois principaux volets. Cela dit, la décision doit être considérée dans son ensemble et non pas en fonction de chacun des volets, pris isolément.

 

[41]           Dans la réponse au grief au troisième palier, le sous‑commissaire principal a estimé qu’aucune autre mesure n’était nécessaire parce que l’ordinateur avait été rendu au demandeur. Compte tenu des éléments de preuve au dossier, cette conclusion était déraisonnable.

 

[42]           On a restitué au demandeur les principaux éléments de son ordinateur, mais on ne lui a pas rendu toutes les pièces nécessaires à son bon fonctionnement. Il était en effet impossible d’utiliser l’ordinateur sans les cordons d’alimentation de l’ordinateur et du moniteur. Ne serait‑ce que pour cette raison, j’estime déraisonnable d’affirmer que l’ordinateur a été « restitué ». Cette conclusion ne prend en effet pas en compte de la nature des effets personnels qui avaient été confisqués.

 

[43]           Il manquait également d’autres pièces d’équipement nécessaires pour que le demandeur puisse utiliser l’ordinateur comme on lui avait permis de le faire, en l’occurrence les écouteurs.

 

[44]           Étant donné qu’on ne lui avait pas rendu les cordons d’alimentation, l’ordinateur du demandeur n’était pas en état de fonctionner. Je ne crois pas que le sous‑commissaire principal devait déterminer les circonstances dans lesquelles les cordons d’alimentation et les écouteurs avaient disparu, mais le fait qu’il n’ait rien dit de ces éléments manquants mine la conclusion voulant que l’ordinateur ait été « restitué » au demandeur.

 

[45]           Dans sa décision, le sous‑commissaire principal relève que ce que le demandeur allègue, dans l’addenda à son grief au troisième palier au sujet du prétendu vol de ses cordons d’alimentation et de ses écouteurs, fait l’objet de griefs distincts, déposés en même temps au deuxième palier. Il était peut‑être raisonnable de la part du sous‑commissaire principal de s’en remettre au décideur au deuxième palier en ce qui a trait à l’allégation de vol, mais sa conclusion concernant la restitution de l’ordinateur demeure déraisonnable.

 

[46]           Le troisième important volet de la réponse au grief au troisième palier est le rejet de la demande présentée par le demandeur visant la tenue d’une enquête et pour que des sanctions soient prises à l’encontre de membres du personnel du SCC. J’estime que cette question est indépendante de la plainte à l’origine de la présente demande de contrôle judiciaire, dans le cadre de laquelle le sous‑commissaire principal a conclu que l’ordinateur en question avait été restitué au demandeur. Un détenu ne peut pas demander, dans le cadre de la procédure de grief, que l’on enquête sur des membres du personnel et qu’on leur inflige des sanctions. Cela relève, en effet, de décisions administratives à caractère discrétionnaire qui ne sont pas du domaine de la présente demande de contrôle judiciaire.

 

[47]           J’aborde maintenant la question de l’équité procédurale. Cette question, je le rappelle, est contrôlable selon la norme de la décision correcte.

 

[48]           Il ressort du dossier que l’ordinateur du demandeur a été confisqué par M. Thibault, le même membre du personnel du SCC qui a répondu à la plainte déposée par le demandeur au sujet de la restitution de son ordinateur. Le demandeur affirme par ailleurs qu’en 2004 M. Thibault avait déjà confisqué son ordinateur, là encore au motif que le même programme s’y trouvait. Le demandeur avait à l’époque déposé une demande de contrôle judiciaire pour s’opposer à cette confiscation, et les parties étaient parvenues à un règlement donnant satisfaction au demandeur.

 

[49]           Le fait que ce soit celui qui a confisqué l’ordinateur qui décide ensuite que cette confiscation se justifiait n’est pas sans poser de problème, car cela suppose que l’employé en question était à la fois enquêteur et décideur. Cela engendre, à première vue, une crainte raisonnable de partialité.

 

[50]           Le critère en vertu duquel on peut conclure à l’existence d’une crainte raisonnable de partialité a été dégagé par la Cour suprême du Canada dans Committee for Justice & Liberty c L’Office national de l’énergie, [1978] 1 R.C.S. 369 (CSC) :

Cette Cour en définissant ainsi le critère de la crainte raisonnable de partialité, comme dans l’arrêt Ghirardosi c. Le Ministre de la Voirie de la Colombie‑Britannique, et aussi dans l’arrêt Blanchette c. C.I.S. Ltd., (où le juge Pigeon dit aux pp. 842‑843 qu’« une crainte raisonnable que le juge pourrait ne pas agir d’une façon complètement impartiale est un motif de récusation ») reprenait simplement ce que le juge Rand disait dans l’arrêt Szilard c. Szasz, aux pp. 6‑7, en parlant de [traduction] « la probabilité ou la crainte raisonnable de partialité dans l’appréciation ou le jugement, quelque involontaire qu’elle soit ». Ce critère se fonde sur la préoccupation constante qu’il ne faut pas que le public puisse douter de l’impartialité des organismes ayant un pouvoir décisionnel…

 

[51]           J’estime qu’en l’espèce il a été satisfait au critère juridique permettant de conclure à une crainte raisonnable de partialité.

 

[52]           Compte tenu des circonstances de l’affaire, il n’était pas approprié que M. Thibault confisque l’ordinateur du demandeur et qu’il réponde à titre de décideur à la plainte du délinquant. Étant donné que les décisions prises par la suite, y compris la décision du sous‑commissaire principal, dépendaient en définitive de l’analyse de M. Thibault, j’estime que les actes en question ont engendré une crainte raisonnable de partialité dans le déroulement du processus de règlement des plaintes et griefs auquel participait le demandeur.

 

[53]           Outre la conclusion déraisonnable du sous‑commissaire principal, il y a eu violation des droits du demandeur en matière d’équité procédurale.

 

[54]           Cela étant, la décision du sous‑commissaire principal est annulée. Le demandeur a aussi sollicité de la Cour une ordonnance de mandamus, mais cette mesure lui est refusée.

 

[55]           Le demandeur sollicite également des dommages‑intérêts punitifs et exemplaires. Des dommages‑intérêts ne peuvent, cependant, pas être accordés dans le cadre d’une demande de contrôle judiciaire; voir Hinton c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2009] 1 RCF 476.

 

 

« E. Heneghan »

Juge

 

 

Winnipeg (Manitoba)

Le 8 novembre 2010

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Chantal DesRochers, LL.B., D.E.S.S. en trad.

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        T‑90‑09

 

INTITULÉ :                                      ALLAN ARTHUR CRAWSHAW c

                                                            PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :              Vancouver (C.‑B.)

 

DATE DE L’AUDIENCE :             Le 10 décembre 2009

 

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE : LA JUGE HENEGHAN

 

DATE DES MOTIFS :                     Le 8 novembre 2010

 

 

COMPARUTIONS :

 

Allan Arthur Crawshaw

 

POUR LE DEMANDEUR

(pour son propre compte)

 

Charmaine de los Reyes

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

S/O

 

POUR LE DEMANDEUR

(pour son propre compte)

 

Myles J. Kirvan, c.r.

Sous‑procureur général du Canada

Vancouver (C.‑B.)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.