Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

 

Cour fédérale

 

Federal Court


 


Date : 20101117

Dossier : IMM-1504-10

Référence : 2010 CF 1153

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

ENTRE :

 

IBRAHIM HASAN ALBARAHMEH

BASIMA AHMAD AHMAD

(alias
BASIMA AHMAD AB AHMAD)

OMAR ALBARAHMEH

AEH ALBARAHMEH

(alias
AEH IBRAHIM HAS AL-BRAHMEH)

 

 

 

demandeurs

 

et

 

 

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION ET

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

 

 

 

 

défendeurs

 

 

 

 

            MOTIFS DU JUGEMENT

LE JUGE PHELAN

 

I.          INTRODUCTION

[1]               La Commission de l'immigration et du statut de réfugié (la Commission) s'est prononcée sur le fond de l'affaire avant même que celle-ci soit conclue. Il s'agit, fort heureusement, d'une situation tout à fait inhabituelle. La Cour et les parties n'ont pu citer aucune affaire analogue survenue dans le cadre d'une audience administrative.

 

II.        CONTEXTE

[2]               Les demandeurs sont les quatre membres d'une même famille; le demandeur, la demanderesse, son épouse et leurs enfants, tous citoyens de Jordanie. Par décision en date du 3 mars 2010, la Commission a rejeté les quatre demandes d'asile présentées par ces demandeurs.

 

[3]               Le demandeur, en ce qui le concerne, a été écarté en vertu de l'alinéa a) de la section F de l’article premier de la Convention parce qu’il est un ancien membre de la Direction générale de la sécurité publique de Jordanie, organisation qui a eu systématiquement recours à la torture, aux sévices, aux arrestations et mises en détention arbitraires, ainsi qu’au meurtre.

1F.       Les dispositions de cette Convention ne seront pas applicables aux personnes dont on aura des raisons sérieuses de penser :

 

a)    Qu'elles ont commis un crime contre la paix, un crime de guerre ou un crime contre l'humanité, au sens des instruments internationaux élaborés pour prévoir des dispositions relatives à ces crimes;

 

La demanderesse, dont la demande d’asile était la demande principale sur laquelle reposaient les demandes d'asile des autres membres de la famille, n'a pas réfuté la présomption de la protection de l'État applicable aux quatre demandeurs. Voici la conclusion définitive de la Commission :

Ayant conclu que les demandeurs d'asile n’étaient pas crédibles et qu'ils n'avaient pas réfuté la présomption selon laquelle les États pouvaient protéger leurs citoyens, je conclus que leur demande d'asile n’est fondée sur aucune base crédible.

 

[4]               Cette décision soulève un grave problème, car elle a été prise avant même que la preuve soit close et avant la présentation des arguments. Une nouvelle audience avait été prévue mais, sans que personne n'en soit avisé, la Commission a rendu sa décision avant la fin du processus.

 

[5]               Les quatre demandes (une pour chacun des demandeurs) ont été réunies aux fins de la preuve et des arguments.

 

[6]               Les quatre demandes d'asile réunies ont été instruites le 25 juin et 23 octobre 2009. Une nouvelle date d'audience devait être fixée et, selon l'avis de comparution transmis aux parties, une troisième audience était prévue pour 13 h, le 23 décembre 2009.

 

[7]               Après la deuxième audience, la preuve et les observations écrites sur la question de l'exclusion avaient été produites. La demanderesse était en train de témoigner sur l'inclusion des quatre demandeurs en qualité de réfugiés.

 

[8]               Le 23 décembre 2009, les parties ont été informées qu'en raison de l'indisposition du commissaire, l'audience prévue ce jour-là devait être annulée et une nouvelle date d'audience fixée.

 

[9]               Les parties n'ont rien reçu d'autre de la Commission, avant de se voir signifier une décision défavorable en date du 3 mars 2010.

 

III.       ANALYSE

[10]           La seule question qui se pose est celle de savoir si les demandeurs ont été privés de leur droit à l'équité procédurale. Le défendeur reconnaît que la demanderesse et les deux enfants en ont été privés. Il fait par contre valoir que la décision de ne pas reconnaître la qualité de réfugié au demandeur doit être maintenue étant donné qu'il est raisonnable de l'exclure de la catégorie des réfugiés et qu’aucun élément sur ce point n’a été traité de manière inéquitable à l'audience. Le défendeur estime par conséquent que la Cour devrait scinder la décision et conclure que la conclusion relative à l'exclusion doit être maintenue, mais que la conclusion sur la question de l'inclusion peut être annulée.

 

[11]           Puisqu’il s'agit d'une question touchant la justice naturelle et l'équité procédurale, la norme de contrôle est celle de la décision correcte (Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9). Il ne fait aucun doute que la Cour peut scinder la décision à l’examen et, en vertu de son pouvoir discrétionnaire, confirmer la décision en partie. Ce principe ressort clairement de la Loi sur les Cours fédérales et de jugements tels que Xie c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2004 CAF 250, et Alvarez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2007 CF 321.

 

[12]           Les demandes d'asile des quatre demandeurs ont été jointes en vertu du paragraphe 49(1) des Règles de la Section de la protection des réfugiés DORS/2002-228. En ce qui concerne la question de l'inclusion, la Commission elle-même a jugé que la demande d'asile de la famille devait être examinée dans son ensemble sur ce point. C'est pourquoi le fait de s'être prononcée avant que les audiences soient terminées invalide l'ensemble de la conclusion sur la question de l'inclusion. Le défendeur reconnaît qu'il en est ainsi en ce qui concerne certains des demandeurs. Or, l'erreur sur la question de l'inclusion invalide également la décision à l’égard du demandeur.

 

[13]           La véritable question qui se pose est celle de savoir si la Cour devrait permettre que l'on sépare la question de l'exclusion afin que puisse être maintenue la décision à cet égard. J'estime, avec une certaine réticence, qu'il n'y a pas lieu de séparer les deux.

 

[14]           La preuve et les observations sur la question de l'exclusion étaient en grande partie terminées, mais la Commission demeurait saisie de l'affaire. Le dossier certifié du tribunal ne contient rien qui permette d'affirmer que l’affaire en était arrivée à son terme.

 

[15]           Le demandeur fait valoir qu'il ne pensait pas à l'époque que l'affaire était close ‑ ce qui n'a rien de surprenant. Fait plus important encore, l'avocat du ministre ne pensait pas, lui non plus, que la question de l'exclusion était nécessairement réglée.

 

[16]           L'avocat du ministre, présent à l'audience pour faire valoir ses arguments sur la question de l'exclusion, s'est absenté lorsqu'a été abordée la question de l'inclusion, demandant à la Commission de le rappeler au cas où seraient soulevées des questions ayant trait à l'exclusion.

 

[17]           Il ne fait aucun doute qu'après l'annulation de l'audience prévue pour le 23 décembre, les parties s'attendaient légitimement à ce que soit fixée une nouvelle date d'audience. L'argument invoqué quant à l'équité procédurale repose sur l'« attente légitime », dont les principes ont été exposés en ces termes :

19     On peut décider d’entrée de jeu le point soulevé par la première question. L’article 190 de la LIPR est clair et sans équivoque. Il dispose que, si une demande a été présentée et qu’aucune décision n’a été prise au 28 juin 2002, alors la LIPR s’applique sans condition. La doctrine de l’attente légitime est un principe procédural qui a pour source la common law. Il ne produit donc pas de droits formels et ne peut pas servir à contredire l’intention clairement exprimée du législateur (Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) c. Lidder, [1992] 2 C.F. 621 (C.A.), aux pages 624, 625 et 632).

 

dela Fuente c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) (C.A.F.), 2006 CAF 186

 

[…]

 

26     Quatrièmement, les attentes légitimes de la personne qui conteste la décision peuvent également servir à déterminer quelles procédures l’obligation d’équité exige dans des circonstances données. Notre Cour a dit que, au Canada, l’attente légitime fait partie de la doctrine de l’équité ou de la justice naturelle, et qu’elle ne crée pas de droits matériels :  Vieux St-Boniface, précité, à la p. 1204; Renvoi relatif au Régime d’assistance publique du Canada (C.‑B.), [1991] 2 R.C.S. 525, à la p. 557. Au Canada, la reconnaissance qu’une attente légitime existe aura une incidence sur la nature de l’obligation d’équité envers les personnes visées par la décision. Si le demandeur s’attend légitimement à ce qu’une certaine procédure soit suivie, l’obligation d’équité exigera cette procédure : Qi c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (1995), 33 Imm. L.R. (2d) 57 (C.F. 1re inst.); Mercier-Néron c. Canada (Ministre de la Santé nationale et du Bien‑être social) (1995), 98 F.T.R. 36; Bendahmane c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1989] 3 C.F. 16 (C.A.). De même, si un demandeur s’attend légitimement à un certain résultat, l’équité peut exiger des droits procéduraux plus étendus que ceux qui seraient autrement accordés :  D. J. Mullan, Administrative Law (3e éd. 1996), aux pp. 214 et 215; D. Shapiro, « Legitimate Expectation and its Application to Canadian Immigration Law » (1992), 8 J.L. & Social Pol’y 282, à la p. 297; Canada (Procureur général) c. Comité du tribunal des droits de la personne (Canada) (1994), 76 F.T.R. 1. Néanmoins, la doctrine de l’attente légitime ne peut pas donner naissance à des droits matériels en dehors du domaine de la procédure. Cette doctrine, appliquée au Canada, est fondée sur le principe que les « circonstances » touchant l’équité procédurale comprennent les promesses ou pratiques habituelles des décideurs administratifs, et qu’il serait généralement injuste de leur part d’agir en contravention d’assurances données en matière de procédures, ou de revenir sur des promesses matérielles sans accorder de droits procéduraux importants.

 

Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817

 

 

123     Les droits sous-tendant la théorie de l'expectative légitime se rapportent à l'application non discriminatoire, au sein de l'administration publique, des normes procédurales établies par la pratique passée ou par des lignes directrices publiées, et à la protection de l'individu contre l'abus de pouvoir résultant de la violation d'un engagement. Telles sont les préoccupations traditionnelles fondamentales qui existent en droit public. Ce sont également les éléments essentiels d'une administration publique saine. Dans ces conditions, la consultation cesse d'être uniquement une question de processus politique ne relevant donc pas du droit, et entre dans la sphère du contrôle judiciaire.

 

Apotex Inc. c Canada (Procureur général), [2000] 4 C.F. 264

 

[18]           Le demandeur s'attendait légitimement à ce qu'aucune décision ne soit prise avant que toute la preuve ait été produite, relativement à toutes les questions.

 

[19]           Le droit à l'équité procédurale n'est pas un droit en vertu duquel la forme doit l'emporter sur le fond, et il se peut qu'un tribunal excuse un manquement à l'équité procédurale (Mobil Oil Canada Ltd. c Office Canada-Terre-Neuve des hydrocarbures extracôtiers, [1994] 1 R.C.S. 202). Ce n'est pas le cas en l'espèce.

 

[20]           Auraient pu être soulevées, à la troisième audience, des questions ayant une incidence sur l'analyse de la question de l'exclusion. L'avocat du ministre en a envisagé la possibilité, mais la démarche de la Commission a empêché que cela se produise. Par conséquent, cet aspect du manquement à l'équité procédurale est bien fondé.

 

[21]           La Cour ne peut d'ailleurs pas admettre que le commissaire entendait trancher l'affaire au vu d'un dossier incomplet. Il a dû s'agir d'une erreur et, dans la mesure où le résultat ne correspondait pas à l'intention véritable de la Commission (même dans l'hypothèse où la Commission entendait effectivement conclure à l'exclusion), la décision ne peut être maintenue. L'administration de la justice exige que les décisions rendues soient complètes et qu'elles expriment intégralement la véritable intention du décideur.

 

[22]           Enfin, un plus grand tort serait fait aux parties, à l'administration et au public si l'on maintenait une décision entachée de telles irrégularités, que si l'affaire était renvoyée pour être tranchée à nouveau par un autre commissaire. Les faits ne changeront pas : les actes commis par la Direction générale de la sécurité publique de Jordanie et le rôle joué par le demandeur sont largement avérés. Les points de vue et les arguments pourraient changer, mais dans l'intérêt de la justice il est préférable de voir la vérité exposée dans son intégralité plutôt que de confirmer une décision entachée d'irrégularités.

 


IV.       CONCLUSION

[23]           En conséquence, la présente demande de contrôle judiciaire sera accueillie, la décision de la Commission sera intégralement annulée et l'affaire renvoyée pour être tranchée à nouveau par une autre formation qui pourra admettre, en tant qu'éléments portant sur l'exclusion, la preuve produite dans le cadre des audiences antérieures, mais qui pourra également, si la formation l’estime opportun, admettre de nouvelles preuves et de nouveaux arguments.

 

[24]           Les parties auront, à partir de la date des présents motifs, sept (7) jours pour présenter leurs observations concernant une question à certifier.

 

 

 

 

« Michael L. Phelan »

Juge

 

Ottawa (Ontario)

17 novembre 2010

 

 

Traduction certifiée conforme

Linda Brisebois, LL.B.


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        IMM-1504-10

 

INTITULÉ :                                      IBRAHIM HASAN ALBARAHMEH

                                                            BASIMA AHMAD AHMAD

                                                            (alias BASIMA AHMAD AB AHMAD)

                                                            OMAR ALBARAHMEH

                                                            AEH ALBARAHMEH

                                                            (alias AEH IBRAHIM HAS AL-BRAHMEH)

 

                                                            et

 

                                                            LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION ET LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

 

 

LIEU DE L'AUDIENCE :              Toronto (Ontario)

 

DATE DE L'AUDIENCE :             le 16 novembre 2010

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT :           le juge Phelan

 

DATE :                                              le 17 novembre 2010

 

 

COMPARUTIONS :

 

Randal Montgomery

 

POUR LES DEMANDEURS

Prathima Prashad

 

POUR LES DÉFENDEURS

 


AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

RANDAL MONTGOMERY

Avocat

Toronto (Ontario)

 

représentant :

Aaron Weinstock

Avocat

Toronto (Ontario)

 

POUR LES DEMANDEURS

MYLES J. KIRVAN

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LES DÉFENDEURS

 

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.