Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Cour fédérale

Federal Court

Date : 20101117

Dossier : IMM-997-10

Référence : 2010 CF 1115

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 17 novembre 2010

EN PRÉSENCE DE M. LE JUGE PINARD

ENTRE :

ROLANDO ANGEL SILVA FUENTES

ORLANDO SILVA FUENTES

 

demandeurs

et

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET

DE L’IMMIGRATION

 

défendeur

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               La Cour est saisie de la demande de contrôle judiciaire soumise par Rolando Angel Silva Fuentes et Orlando Silva Fuentes (les demandeurs) en application du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la Loi), visant la décision d’un membre de la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la Commission). La Commission a conclu sous le régime des articles 96 et 97 de la Loi que les demandeurs n’étaient ni des réfugiés au sens de la Convention ni des personnes à protéger.

* * * * * * * *

 

[2]               Les demandeurs sont des citoyens mexicains originaires d’une ville frontalière du nord du Mexique. Ils étaient tous deux policiers avant de quitter leur pays.

 

[3]               Le demandeur principal, Rolando, a commencé à travailler dans la police de la circulation en 2001. Pendant l’été 2001, dans le cadre d’une enquête en matière de stupéfiants, il a empêché un véhicule dans lequel prenaient place des membres d’une organisation criminelle connue, « Los Zetas », d’entrer dans la zone où se déroulait l’enquête, ce qui a provoqué la colère de l’un deux, un dénommé Balderas. Deux mois plus tard, ledit Balderas a téléphoné au poste de police pour exiger qu’une voiture appartenant aux Zetas, qui était retenue pour perquisition, leur soit rendue. Après avoir essuyé un refus, il s’est présenté au poste où, ayant reconnu le demandeur principal, il a menacé de le tuer.

 

[4]               Balderas a déménagé dans le sud du Mexique où il a demeuré plusieurs années. Le demandeur principal a été affecté à la police du tourisme. Au cours des ans, il a reçu plusieurs invitations à se joindre au cartel, qu’il a toutes refusées. Au milieu de l’année 2006, il a appris d’un ami que Balderas était revenu et qu’il avait progressé dans la hiérarchie des Zetas. Cet ami l’a informé que Balderas voulait sa mort.

 

[5]               Au mois d’octobre 2006, l’autre demandeur, Orlando, a été enlevé par des membres du cartel qui lui ont posé des questions au sujet de liens du demandeur principal avec le renseignement militaire et les autorités américaines, et il a été battu et menacé avant d’être relâché. Les deux demandeurs ont alors vécu cachés pendant plusieurs mois. La conjointe de fait et les enfants du demandeur principal sont allés vivre au Texas. Le demandeur principal déclare qu’il ne les a pas suivis parce qu’il savait que le cartel était également actif dans cet État. Les demandeurs sont arrivés au Canada le 1er juin 2007, et ils ont présenté une demande d’asile le 15 juin suivant.

 

[6]               La demande d’asile a été entendue le 11 décembre 2009. Le demandeur principal a témoigné, l’autre demandeur s’appuyant sur le témoignage de ce dernier. À la fin de l’audience, l’agent du tribunal a recommandé d’accueillir la demande. La Commission a rendu une décision défavorable le 12 janvier 2010. Les demandeurs l’ont reçue le 1er février 2010.

 

* * * * * * * *

 

[7]               Les motifs déterminants de la décision de la Commission sont l’existence d’une possibilité de refuge intérieur à Mexico et, subsidiairement, l’existence d’une protection suffisante de la part de l’État, au Mexique.

 

A.  La possibilité de refuge intérieur

[8]               Les demandeurs font valoir que la Commission n’a pas tenu compte d’éléments de preuve indiquant qu’ils seraient poursuivis par Balderas à Mexico. Se reportant au formulaire de renseignements personnels du demandeur principal mentionnant qu’avant 2006 Balderas ne jouissait pas d’une autorité suffisante au sein des Zetas pour ordonner l’exécution du demandeur, mais que depuis son retour dans le nord du Mexique, en 2006, il occupait un rang supérieur dans l’organisation et qu’il était suffisamment puissant pour le faire, ils soutiennent que la Commission n’a pas pris en compte cette partie du témoignage du demandeur principal pour dire que, puisque Balderas ne s’en était pas pris à eux avant, il était peu probable qu’il le fasse à présent. Ils affirment en outre que la Commission a rendu sa décision sans considérer l’étendue du pouvoir des Zetas, qui pouvaient les poursuivre jusqu’à Mexico et ils invoquent Cepeda‑Gutierrez c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (1998), 157 F.T.R. 35 (1re inst.), paragraphe 17, à l’appui de leur argument selon lequel la Commission commet une erreur lorsqu’elle omet d’expliquer pourquoi elle n’a pas tenu compte d’éléments de preuve pertinents contredisant ses conclusions. En l’espèce, la Commission n’a fait aucune mention de cette partie de la preuve. Les demandeurs soulignent qu’ils étaient clairement poursuivis en 2006, après le retour de Balderas dans le nord, puisque c’est à ce moment que le demandeur principal a appris la menace pesant sur lui et que le demandeur secondaire a été questionné et battu. Le demandeur principal ajoute que son refus de rejoindre les rangs des Zetas est un élément pertinent et que la Commission n’en a pas non plus tenu compte.

 

[9]               L’intimé prétend que la conclusion de la Commission relative à l’existence d’une possibilité de refuge intérieur à Mexico s’inscrit dans les « issues possibles acceptables », conformément à l’arrêt Dunsmuir c. Nouveau‑Brunswick, [2008] 1 R.C.S. 190. Il soutient que, suivant l’arrêt Ranganathan c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2001] 2 C.F 164 (C.A.), paragraphe 15, les demandeurs doivent fournir la « preuve réelle et concrète » de l’existence de conditions dangereuses à Mexico. Il avance aussi que la Commission est réputée avoir considéré la totalité de la preuve, qu’elle mentionne ou non l’avoir fait (Florea c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] A.C.F. no 598 (C.A.), paragraphe 1, et qu’il appert des motifs que c’est bien ce qu’elle a fait.

 

[10]           Les demandeurs reconnaissent l’existence de la présomption générale formulée dans Florea, précité, mais font valoir qu’elle ne remédie pas au défaut de faire état d’éléments de preuve revêtant une grande pertinence et contredisant directement les conclusions de la Commission, à savoir le témoignage et les documents concernant le pouvoir exercé par les Zetas.

 

[11]           Selon les demandeurs, la décision de la Commission sur la possibilité de refuge intérieur est également déraisonnable au vu de la preuve documentaire et testimoniale de la corruption et de l’infiltration des autorités mexicaines par les narcotrafiquants. Les demandeurs citent plusieurs éléments de la preuve documentaire qui décrivent le niveau de corruption et d’infiltration des cartels au sein des autorités policières fédérales, étatiques et locales. Ils signalent que la Commission n’a mentionné aucun de ces éléments de preuve, qui contredisent sa conclusion selon laquelle les demandeurs seraient en sécurité à Mexico. En se reportant non seulement à la preuve documentaire mais également au témoignage du demandeur principal selon lequel les demandeurs pouvaient être retracés au moyen de la base de données de la sécurité sociale, ils affirment que la Commission n’a pas pesé les éléments de preuve contradictoires ni expliqué pourquoi elle n’en a pas tenu compte. La Commission a mentionné le système d’inscription des électeurs mais non la base de données de la sécurité sociale, et les demandeurs ont souligné que, devant la preuve de l’étendue de la corruption, la présumée non‑accessibilité du système aux gens de l’extérieur dont fait état la Commission ne veut rien dire.

 

[12]           Selon moi, la conclusion de la Commission que les demandeurs disposaient d’une possibilité de refuge intérieur est déraisonnable compte tenu de son omission de faire état de la preuve relative à l’influence grandissante exercée par Balderas et par les Zetas. Je conviens avec les demandeurs que, compte tenu de la preuve soumise et du fait que Balderas s’en était manifestement pris à eux à son retour en 2006, il était déraisonnable de conclure que ce dernier ne les poursuivrait pas à Mexico parce qu’il ne l’avait pas fait entre 2001 et 2006. À mon avis, le fait que les demandeurs ont tenu tête au cartel et leur témoignage (dont la crédibilité n’a pas été mise en doute) au sujet de l’influence de Balderas et des Zetas constituent une « preuve réelle et concrète » dont la Commission aurait dû traiter dans ses motifs. Elle ne l’a pas fait et, pour cette raison, je conclus que sa décision est déraisonnable.

 

[13]           L’intimé avance également qu’étant donné l’absence de preuve que Balderas avait tenté de retrouver les demandeurs au moyen du registre des électeurs ou de retracer la famille du demandeur principal au Texas, la Commission avait rendu une décision raisonnable. Je partage l’avis des demandeurs que cet argument ne saurait être retenu puisqu’aucune conclusion à cet effet ne figure dans la décision. Suivant Xiao c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2009] 4 R.C.F. 510, paragraphe 35, « il est de droit constant que l’avocat du défendeur ne peut pas compléter les motifs donnés par le décideur ».

 

B.  La protection de l’État

[14]           Suivant les demandeurs, la conclusion de la Commission concernant la protection de l’État est elle aussi déraisonnable. Là encore, selon eux, la Commission a omis de faire état de la preuve contradictoire et d’expliquer pourquoi elle l’a rejetée. Ils citent la décision Bautista c. Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, 2010 CF 126, dans laquelle le juge Michel Beaudry a indiqué :

[10]     Selon moi, la Commission a commis une erreur à deux égards en arrivant à sa conclusion. D’abord, elle a apprécié la preuve concernant les critiques de l’efficacité de la loi au regard de la preuve concernant les mesures prises pour traiter les problèmes de violence conjugale. Cela ne suffit pas à justifier une conclusion d’existence de la protection de l’État; on doit tenir compte de la situation réelle et non de ce que l’État se propose de faire ou a entrepris de mettre en place [...]

 

[11]     Deuxièmement, bien que la Commission tienne compte de la preuve contradictoire, elle ne dit pas vraiment pourquoi elle estime que cette preuve n’est pas pertinente [...]

 

 

[15]           Les appelants soutiennent que la Commission a agi de la même façon en l’espèce. Ils signalent de nombreux passages de la preuve documentaire soumise à la Commission faisant mention de la corruption généralisée et affirmant que malgré les efforts du gouvernement dans la lutte aux cartels de narcotrafiquants, la violence s’accroît et la sécurité se détériore.

 

[16]           Les demandeurs contestent également le caractère raisonnable de la conclusion de la Commission selon laquelle la réfutation de la présomption de protection de l’État impose aux demandeurs un fardeau de preuve plus exigeant du fait que le Mexique est une démocratie, invoquant à cet égard la jurisprudence de la Cour statuant que le Mexique est une « démocratie en voie de développement » et qu’« il peut être plus facile de réfuter la présomption » (De Leon c. Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, 2007 CF 1307, paragraphe 28; voir aussi Gilvaja c. Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, 2009 CF 598, paragraphe 43, et Capitaine c. Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, 2008 CF 98, paragraphes 20 à 22).

 

[17]           Les demandeurs se reportent également au paragraphe 38 de la décision Gilvaja, précitée :

[...] la Commission avait l’obligation d’expliquer la raison pour laquelle elle s’était appuyée sur les éléments de preuve concernant les efforts faits par l’État plutôt que sur les éléments de preuve selon lesquels la corruption et l’impunité continuent d’être une réalité répandue et généralisée au Mexique. . . .

 

 

[18]           L’intimé admet qu’il ressort des extraits de la preuve documentaire cités par les demandeurs que la corruption existe et que la protection de l’État n’est pas toujours efficace ou parfaite, mais objecte que la Commission y a fait allusion dans ses motifs et que ces éléments de preuve ne contredisent pas nécessairement sa conclusion fondamentale selon laquelle les demandeurs pourraient bénéficier d’efforts sérieux déployés par l’État pour leur offrir une protection raisonnable. Il fait valoir que la Commission a mis en balance la preuve de la criminalité et de la corruption et les efforts sérieux déployés par le gouvernement mexicain pour lutter contre elles et, citant ma collègue Elizabeth Heneghan dans Palomares et al. c. Le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration (7 juin 2006, IMM-5447-05, paragraphe 12), il soutient qu’il ne suffit pas pour les demandeurs « de mentionner la preuve documentaire qui, à vrai dire, n’est pas claire en ce qui concerne la façon dont l’État répond ».

 

[19]           Selon les demandeurs, l’appréciation de la preuve était quand même déraisonnable puisque la Commission s’est appuyée exclusivement sur des rapports publiés en 2004 pour tirer sa conclusion au sujet des « sérieux efforts » de l’État, sans s’arrêter suffisamment aux documents plus récents faisant état de l’accroissement de la corruption et de l’échec des efforts du Mexique pour la réprimer. Ils citent plus particulièrement un rapport de 2008 du Département d’État des États-Unis indiquant ce qui suit :

[traduction] La corruption continue de sévir, et beaucoup de services de police, en particulier les services policiers d’États ou les services locaux, ont participé à des enlèvements et des manœuvres d’extorsion ou ont protégé le crime organisé et le trafic de stupéfiants, quand ils n’ont pas agi directement pour eux. L’impunité est répandue et contribue à entretenir la répugnance de beaucoup de victimes à porter plainte.

 

 

[20]           Les demandeurs font également remarquer que la Commission a énuméré des organisations non policières pouvant, selon elle, offrir des recours aux demandeurs. Ils soutiennent qu’aucun élément de preuve de l’efficacité de ces organisations ne permettait à la Commission de tabler sur elles, contrairement à la situation qui existait dans les affaires Avila c. Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, 2006 CF 359, paragraphe 33, et Mendoza c. Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, 2010 CF 119, paragraphe 33. Comme le signalent également les demandeurs, la juge Danièle Tremblay-Lamer a considéré, dans Zepeda c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2009] 1 R.C.F. 237, que les organismes mêmes nommés dans les motifs de la Commission ne constituaient pas une source de protection étatique suffisante :

[25]  Or, j’estime que ces autres institutions ne constituent pas, en soi, des voies de recours. Sauf preuve du contraire, la police est la seule institution chargée d’assurer la protection des citoyens d’un pays et disposant, pour ce faire, des pouvoirs de contrainte appropriés. Ainsi, par exemple, il est expressément mentionné dans la preuve documentaire que la loi ne confère à la Commission nationale des droits de la personne aucun pouvoir de contrainte . . .

 

 

Compte tenu de cette décision, l’existence de ces organismes ne pouvait fonder subsidiairement la conclusion de la Commission relative à la protection de l’État.

 

[21]           Tout bien pesé, j’estime que la décision de la Commission concernant la protection de l’État est déraisonnable du fait que le seul élément de preuve cité date de 2004. La Commission a certes déclaré avoir examiné la totalité de la preuve et reconnu que la corruption demeurait problématique mais, à mon avis, elle a imposé aux demandeurs un fardeau trop exigeant pour ce qui est de réfuter la présomption de protection de l’État, sans compter que les éléments de preuve émanant de rapports plus récents, cités par ces derniers, contredisaient ses conclusions à un point tel qu’il lui incombait d’en traiter. L’extrait précité de Gilvaja est tout à fait pertinent sur ce point.

 

* * * * * * * *

 

[22]           Pour ces motifs, la demande de contrôle judiciaire est accueillie, et l’affaire est renvoyée à un tribunal différemment constitué pour qu’il statue à nouveau. Aucune question n’est certifiée.

 

 

 

 

JUGEMENT

 

            La demande de contrôle judiciaire est accueillie. La décision de la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié en date du 12 janvier 2010 est annulée et l’affaire est renvoyée à un tribunal différemment constitué pour qu’il statue à nouveau.

 

 

 

« Yvon Pinard »

Judge

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Ghislaine Poitras, LL.L., Trad. a.


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                                    IMM-997-10

 

INTITULÉ :                                                   ROLANDO ANGEL SILVA FUENTES, ORLANDO SILVA FUENTES c.

                                                                        LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                             Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                           Le 14 octobre 2010

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                                          LE JUGE PINARD

 

EN DATE DU :                                              Le 17 novembre 2010

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Aviva Basman                                                              POUR LES DEMANDEURS

 

Prathima Prashad                                                          POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Bureau du droit des réfugiés                                          POUR LES DEMANDEURS

Toronto (Ontario)

 

Myles J. Kirvan                                                            POUR LE DÉFENDEUR

Sous‑procureur général du Canada

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.