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Date : 20101116

Dossier : T-1853-09

Référence : 2010 CF 1148

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Toronto (Ontario), le 16 novembre 2010

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE HUGHES

 

 

ENTRE :

ROGER LADOUCEUR

demandeur

 

 

et

 

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

défendeur

 

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Le demandeur, Roger Ladouceur, est un ancien combattant des Forces armées canadiennes. Pendant qu’il servait dans les Forces à Chypres au début des années 1980, le demandeur a subi plusieurs blessures à la cheville, qui ont entraîné une invalidité permanente. Depuis 1998, le demandeur cherche à obtenir une indemnité de pension appropriée en raison de son invalidité. La présente instance a été précédée d’une longue série de démarches. Le demandeur sollicite maintenant le contrôle judiciaire de la décision du Tribunal des anciens combattants (révision et appel) (le Tribunal) datée du 9 juillet 2009 en vertu de laquelle le demandeur sollicitait l’augmentation de son évaluation et la modification de la date de prise d’effet de son admissibilité à la pension. Pour les motifs qui suivent, j’ai accueilli la demande de contrôle judiciaire et j’ai ordonné que l’affaire soit renvoyée à un tribunal différemment constitué afin qu’il rende une nouvelle décision en tenant compte des présents motifs. Le demandeur a droit à des dépens fixés à 3 500 $.

 

[2]               Je résumerai l’historique des démarches judiciaires intentées par le demandeur en vue d’obtenir une pension qu’il juge appropriée à titre d’indemnisation pour les blessures qu’il a subies :

 

a.       Le 30 janvier 2004, le ministre des Anciens combattants a déterminé que le demandeur avait droit à une pension évaluée à 3 %, avec prise d’effet le 6 octobre 2003.

b.      Par une décision du 14 janvier 2005, le comité de révision a changé la date d’entrée en vigueur de l’admissibilité à la pension au 30 janvier 2001.

c.       Par une décision datée du 14 janvier 2005, le Tribunal a augmenté le taux de pension à 5 % et a confirmé la date de prise d’effet de l’admissibilité à la pension au 30 janvier 2001.

d.      Le demandeur a interjeté appel de cette évaluation, demandant que sa pension soit fixée à 15 %. Cet appel a été rejeté. Cette décision a fait l’objet d’un contrôle judiciaire par notre Cour. Le 28 novembre 2006, la juge Mactavish a annulé cette décision (2006 CF 1438) et a renvoyé l’affaire à une autre formation du Tribunal pour qu’il statue à nouveau sur celle-ci.

e.       Le 7 février 2007, une différente formation du Tribunal a maintenu l’évaluation à 5 %.

f.        Le 23 août 2007, le demandeur a sollicité une nouvelle évaluation médicale de sa condition à la suite de laquelle sa pension a été augmentée à 10 %, avec prise d’effet le 23 août 2007.

g.       Le 13 février 2008, le demandeur a demandé au Tribunal une révision du montant de la pension accordée et de la date d’entrée en vigueur.

h.       Le 9 janvier 2009, le Tribunal des anciens combattants (révision et appel) a statué que la pension devait être haussée à 11 %, mais que la date d’entrée en vigueur de l’augmentation devait rester le 23 août 2007, date à laquelle le nouvel examen médical a été demandé.

i.         Le 9 juillet 2009, toujours concernant le règlement de cette affaire, le Tribunal a maintenu sa décision du 9 janvier 2009. C’est cette dernière décision qui fait l’objet du présent contrôle judiciaire.

 

QUESTIONS EN LITIGE

[3]               Le demandeur a soulevé deux questions en litige devant être tranchées dans la présente affaire :

                                                               i.      Le Tribunal a-t-il commis une erreur de droit dans l’application de la catégorie de tables des invalidités applicable en l’espèce?

                                                             ii.      Le Tribunal a-t-il commis une erreur de droit, outrepassé sa compétence ou contrevenu aux règles de justice naturelle en consultant un conseiller médical du ministère des Anciens combattants? J’ai reformulé cette question comme suit : le Tribunal a-t-il délégué de manière irrégulière ses fonctions sur le plan décisionnel?

Il est inextricablement nécessaire de déterminer d’abord la norme de contrôle applicable à ces questions en litige.

 

NORME DE CONTRÔLE

[4]               Il ne fait aucun doute que notre Cour doit examiner les questions de droit, d’équité procédurale et de justice naturelle selon la norme de la décision correcte.

 

[5]               En ce qui concerne les questions liées à la compétence, les cours, en général, doivent appliquer la norme de la décision correcte. Or, s’il s’agit d’une question d’interprétation de loi à l’égard de laquelle le Tribunal a une expertise considérable, la Cour doit prendre connaissance de la décision du Tribunal sur ce point.

 

[6]               S’agissant de l’examen de l’application, par le Tribunal, de ses pouvoirs délégués par les lois et les règlements appropriés, la Cour doit faire preuve de déférence à l’égard des décisions qui entrent dans l’éventail des issues raisonnables, comme l’a affirmé la Cour suprême du Canada dans Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, [2008] 1 RCS 190. La décision de la juge Simpson dans Goldsworthy c. Canada (Procureur général), 2008 CF 380, aux paragraphes 10 à 14, est éloquente sur ce point.

 

[7]               Il y a un aspect des critères de l’arrêt Dunsmuir qui doit être abordé différemment lorsque la Loi sur le Tribunal des anciens combattants (révision et appel), L.C. 1995, ch. 18 (la Loi), est en cause. En effet, l’article 3 de la Loi et de toute autre loi ou tout autre règlement portant sur la compétence, les pouvoirs et les fonctions du Tribunal doivent être interprétés d’une façon large et libérale et d’une manière favorable aux vétérans comme le demandeur :

 

Les dispositions de la présente loi et de toute autre loi fédérale, ainsi que de leurs règlements, qui établissent la compétence du Tribunal ou lui confèrent des pouvoirs et fonctions doivent s’interpréter de façon large, compte tenu des obligations que le peuple et le gouvernement du Canada reconnaissent avoir à l’égard de ceux qui ont si bien servi leur pays et des personnes à leur charge.

The provisions of this Act and of any other Act of Parliament or of any regulations made under this or any other Act of Parliament conferring or imposing jurisdiction, powers, duties or functions on the Board shall be liberally construed and interpreted to the end that the recognized obligation of the people and Government of Canada to those who have served their country so well and to their dependants may be fulfilled.

 

 

[8]               Il convient maintenant d’examiner ces questions.

 

QUESTION No 1 : Le Tribunal des anciens combattants (révision et appel) a-t-il commis une erreur de droit dans l’application de la catégorie de tables des invalidités applicable en l’espèce?

 

[9]               L’article 35(2) de la Loi sur les pensions, L.R. 1985, ch. P-6, prévoit que les estimations du degré d’invalidité sont basées sur des « instructions » et « sur une table des invalidités » qui aident à déterminer le pourcentage de l’indemnité de pension applicable à un vétéran :

Les estimations du degré d’invalidité sont basées sur les instructions du ministre et sur une table des invalidités qu’il établit pour aider quiconque les effectue.

The assessment of the extent of a disability shall be based on the instructions and a table of disabilities to be made by the Minister for the guidance of persons making those assessments.

 

Conformément à cette disposition, une table des invalidités avec instructions a été fournie. Cette table commence avec l’introduction suivante :

La Table des invalidités est l’instrument utilisé par Anciens Combattants Canada pour évaluer le degré de déficience médicale découlant d’une invalidité ouvrant droit à des indemnités d’invalidité. Elle a été révisée selon le concept de la déficience médicale découlant d’une affection particulière. L’importance relative du système/appareil ou de la partie du système/appareil en cause a été prise en compte dans l’élaboration des critères d’évaluation de la déficience résultant d’une invalidité ouvrant droit à des indemnités d’invalidité. L’évaluation de l’invalidité ouvrant droit à des indemnités d’invalidité est établie en fonction de la cote de déficience médicale, conjointement avec les indicateurs de la qualité de vie qui permettent d’évaluer les effets de la déficience sur le mode de vie du pensionné.

 

Les principes d’évaluation, présentés ci-après, comprennent une exigence selon laquelle les renseignements médicaux (déficience) et les renseignements concernant la qualité de vie doivent être examinés pour déterminer la décision finale :

La Table des invalidités doit être utilisée pour évaluer les invalidités liées au service aux fins des indemnités d’invalidité.

Dans la Loi sur les pensions et la Loi sur les mesures de réinsertion et d’indemnisation des militaires et vétérans des Forces canadiennes, l’invalidité est définie comme étant « la perte ou l’amoindrissement de la faculté de vouloir et de faire normalement des actes d’ordre physique ou mental ». La déficience correspond à la perte fonctionnelle qui peut être mesurée et documentée de façon objective, tandis que l’invalidité, telle qu’elle est définie dans la Loi sur les pensions et la Loi sur les mesures de réinsertion et d’indemnisation des militaires et vétérans des Forces canadiennes, dépasse les limitations physiques de la déficience. Par conséquent, il faudra des renseignements médicaux (déficience) et non médicaux (qualité de vie) pour déterminer l’évaluation finale d’une invalidité. (Je souligne.)

 

Les tableaux individuels ont été fournis et les instructions suivantes ont été données :

(II) - Choix du tableau

Il faut toujours utiliser un tableau correspondant aux affections à coter, à moins d’indication contraire dans le chapitre. Afin de choisir le tableau approprié, il faut cerner la perte fonctionnelle, se reporter au tableau portant sur le système organique approprié et trouver le critère de cotation.

 

La question est de savoir lequel des deux tableaux est applicable en l’espèce : le tableau 17.9 ou le tableau 17.12. Voici les tableaux en question :

Section 2

 

Évaluer les affections musculosquelettiques des membres inférieurs

 

Tableaux pouvant servir à évaluer la déficience liée aux affections musculosquelettiques des membres inférieurs :

[...]

 

Tableau 17.9

 

Perte fonctionnelle – Membres inférieurs

Ce tableau permet de coter la déficience liée aux affections musculosquelettiques influant sur la fonction des membres inférieurs en général.

 

...

 

Tableau 17.12

Perte fonctionnelle – Membres inférieurs – Cheville

Ce tableau permet de coter la déficience liée aux affections musculosquelettiques influant sur l’amplitude active des mouvements de la cheville.

 

En ce qui concerne le tableau 17.9, les instructions ont été fournies, y compris ce qui suit :

 

Tableau 17.9 – Perte fonctionnelle – Membres inférieurs

 

On ne peut donner qu’une cote pour les membres inférieurs en tant qu’unité fonctionnelle à l’aide du tableau 17.9. Lorsque plusieurs cotes s’appliquent, elles sont comparées, et la plus élevée est retenue.

 

Le tableau 17.9 prévoit des cotes allant de zéro à quatre-vingt-un pour cent. La cote suivante correspond à dix-huit pour cent :

 

Cote

Critères

Dix-huit

-          Marche lentement sur terrain plat et a besoin normalement d’une canne ou de béquilles et ne peut pas monter des escaliers ou des rampes sans main courante; ou

-          La douleur limite la marche à 250 m ou moins.

 

 

[10]           Dans sa décision datée du 9 janvier 2009, le Tribunal des anciens combattants (révision et appel) a tiré plusieurs conclusions portant sur l’état du demandeur, lesquelles n’ont pas été contestées par le Tribunal dans la décision du 9 juillet 2009, mais qui font maintenant l’objet du présent contrôle judiciaire. Voici certaines de ces conclusions :

a.       Le demandeur doit marcher à l’aide d’un appareil orthopédique sur mesure et un bâton de ski. Il ne peut pas marcher plus de 250 mètres ou moins en raison de la douleur.

b.      Le demandeur tombe fréquemment, entraînant ainsi des blessures.

c.       Le demandeur ne peut vaquer à ses occupations habituelles, et ses relations personnelles et sociales sont difficiles à entretenir.

d.      Le demandeur prend des médicaments très puissants pour la douleur, y compris de la morphine, ce qui lui cause des troubles d’humeur et du sommeil.

 

[11]           Il semble que le demandeur répond d’emblée au critère correspondant à la cote de dix‑huit pour cent énoncé dans le tableau 17.9 lorsque l’on tient compte de son incapacité sur le plan médical et sur le plan de la qualité de vie.

 

[12]           Toutefois, le défendeur prétend que le tableau 17.12 est le tableau approprié. Ce tableau traite de la « Perte fonctionnelle – Cheville » et prévoit, par exemple, ce qui suit à la cote de neuf pour cent :

Tableau 17.12 – Perte fonctionnelle – Membres inférieurs – Cheville

 

On ne peut donner qu’une cote pour chaque cheville à l’aide du tableau 17.12. Si plusieurs s’appliquent, elles sont comparées, et la plus élevée est retenue.

[...]

 

Cote

Critère

Neuf

-       Dorsiflexion d’au plus 10°; ou

-       Flexion plantaire d’au plus 15°; ou

-       Cheville instable* à l’examen clinique

 

 

[13]           Une cote a été établie en vertu de la décision du 9 janvier 2009, telle qu’elle a été confirmée par la décision du 9 juillet 2009. Voici un extrait de la décision du 9 janvier 2009 :

[traduction] Le Tribunal éprouve beaucoup de compassion à l’égard des difficultés que vit le demandeur, mais ne peut changer la table des invalidités applicable en utilisant le tableau 17.9 plutôt que le tableau 17.12 étant donné que le tableau 17.9 ne s’applique pas précisément à l’état du demandeur. Par conséquent, le Tribunal utilisera le tableau 17.12 – Perte fonctionnelle – Membres inférieurs – Cheville – et conclut que selon le critère en l’espèce, l’état de la cheville du demandeur ne démontre par une instabilité clinique et une flexion plantaire d’au plus 15 degrés, ce qui n’est pas contesté par l’avocate.

 

 

[14]           Il semble que la présente affaire soulève une question importante, soit celle de savoir si le tableau 17.12 est le tableau approprié à appliquer. Ce tableau réfère directement au degré de flexibilité de la cheville blessée, tandis que le tableau 17.9 est plus large, et traite entre autres de la capacité de marcher, de l’aide nécessaire, du niveau de douleur. Le tableau 17.9 est le tableau le plus approprié lorsqu’il s’agit d’examiner une incapacité sur le plan médical et sur le plan de la qualité de vie, comme les instructions le requièrent.

 

[15]           Malheureusement, la décision du 9 juillet 2009 ne visait pas directement à déterminer quel était le tableau applicable entre le tableau 17.9 et le tableau 17.12. Le Tribunal s’en est plutôt simplement remis à l’opinion d’un « conseiller médical » non désigné. Ce qui nous amène à la deuxième question en litige.

 

QUESTION No 2 : Le Tribunal a-t-il commis une erreur de droit, outrepassé sa compétence ou contrevenu aux règles de justice naturelle en consultant un conseiller médical du ministère des Anciens combattants? J’ai reformulé cette question comme suit : le Tribunal a-t-il délégué de manière irrégulière ses fonctions sur le plan décisionnel?

 

[16]           Voici un extrait de la décision du Tribunal rendue le 9 juillet 2009 (j’ai souligné certains passages) :

[traduction]

Le Tribunal a été informé par le conseiller médical que le tableau 17.12 – Perte fonctionnelle – Membres inférieurs – Cheville, est la table appropriée à utiliser pour l’affection arthrite post-traumatique de la cheville gauche donnant droit à une indemnisation. Les données de ce tableau se fondent sur une conclusion objective à la suite d’un examen physique, portant plus particulièrement sur l’amplitude des mouvements (ADM), pour arriver à l’évaluation adéquate. La perte d’ADM n’est pas une invalidité en soi, mais sert d’indicateur pour déterminer quel degré de perte d’ADM toucherait l’articulation de la cheville et le fonctionnement du membre dans son ensemble. La cote/l’évaluation prévue au tableau 17.12, Perte fonctionnelle – Membres inférieurs – Cheville, ne traite pas du fonctionnement du membre dans son ensemble et ne requiert pas une cote distincte ou additionnelle provenant du tableau 17.9, Perte fonctionnelle – Membres inférieurs. Le tableau 17.9 est conçu pour l’évaluation de conditions qui ne se prêtent pas bien à un examen physique objectif qui permettrait de tirer des conclusions sur la perte d’ADM entre autres.

 

Nulle part dans ce tableau n’est-il mentionné qu’il faille choisir entre le tableau 17.12 ou 17.9 ou quel est le tableau le plus pertinent à appliquer. Le tableau correspond à un objectif précis. En l’espèce, il s’agit d’évaluer l’état de la cheville. C’est donc le tableau 17.12 qui est approprié. En restant juste envers les autres demandeurs avec la même invalidité, le Tribunal estime que le même tableau doit être utilisé afin d’assurer l’équité des évaluations. En l’espèce, l’arthrite à la cheville gauche doit être évaluée en fonction du tableau 17.12. Lorsqu’une évaluation se fonde sur ce tableau, l’évaluation actuelle à 11 % représente l’invalidité découlant de l’affection ouvrant droit à pension.

 

 

[17]           Le Tribunal a commis deux erreurs, tel qu’il est exposé dans les présents motifs. D’abord, le Tribunal a affirmé s’en être remis à l’opinion d’un « conseiller médical » non désigné et que le tableau 17.12 était le tableau approprié. Ensuite, le Tribunal a statué qu’il voulait être conforme à d’autres évaluations, qui n’ont pas été communiquées, faites à l’égard d’autres demandeurs ayant les mêmes invalidités, mais dont l’identité n’a pas été révélée.

 

[18]           S’agissant de la première erreur, l’article 18 de la Loi établit clairement que le Tribunal a compétence exclusive pour instruire toute demande de révision en matière de pension :

18. Le Tribunal a compétence exclusive pour réviser toute décision rendue en vertu de la Loi sur les pensions ou prise en vertu de la Loi sur les mesures de réinsertion et d’indemnisation des militaires et vétérans des Forces canadiennes et pour statuer sur toute question liée à la demande de révision.

1995, ch. 18, art. 18; 2005, ch. 21, art. 110.

 

18. The Board has full and exclusive juris­diction to hear, determine and deal with all applications for review that may be made to the Board under the Pension Act or the Canadian Forces Members and Veterans Re-establishment and Compensation Act, and all matters related to those applications.

1995, c. 18, s. 18; 2005, c. 21, s. 110.

 

 

 

[19]           Je ne suis pas d’accord avec l’avocat du défendeur qui prétend que les articles 14 et 15 autorisent le Tribunal à s’en remettre à l’opinion de personnes comme le « conseiller médical ».

14. Le Tribunal et chacun de ses membres ont, pour l’exercice des fonctions que leur confie la présente loi, les pouvoirs d’un commissaire nommé au titre de la partie I de la Loi sur les enquêtes.

14. The Board and each member have, with respect to the carrying out of the Board’s duties and functions under this Act, all the powers of a commissioner appointed under Part I of the Inquiries Act.

 

 

15. Sous réserve de toute autre loi fédérale et de ses règlements, le Tribunal peut consulter les dossiers du ministère des Anciens Combattants ainsi que tous autres documents relatifs aux affaires dont il est saisi.

1995, ch. 18, art. 15; 2000, ch. 34, art. 94(F).

 

15. Subject to any other Act of Parliament and any regulations made under any other Act of Parliament, the Board may inspect the records of the Department of Veterans Affairs and all material relating to any proceeding before the Board.

1995, c. 18, s. 15; 2000, c. 34, s. 94(F).

 

 

 

[20]           L’article 14 permet simplement au Tribunal d’agir comme une commission d’enquête et l’article 15 autorise le Tribunal a réviser certains dossiers. Rien ne laisse croire que le Tribunal peut renoncer à son pouvoir exclusif en vertu de l’article 18 et le confier à un « conseiller médical ».

 

[21]           L’avocate du défendeur a cité l’arrêt Ocean Port Hotel Ltd. c. Colombie-Britannique (General Manager, Liquor Control and Licensing Branch), [2001] 2 R.C.S. 781 de la Cour suprême du Canada au soutien de sa prétention portant que le Tribunal peut demander l’avis ou solliciter l’aide de tiers. Je n’interprète pas cette décision de cette façon. Selon moi, cette décision laisse savoir que le Parlement peut écarter les règles de justice naturelle de la common law en s’appuyant sur libellé de la loi ou par déduction nécessaire. Le juge en chef de la Cour suprême s’est exprimé comme suit au paragraphe 22 :

22     Toutefois, comme pour tous les principes de justice naturelle, le degré d’indépendance requis des membres du tribunal administratif peut être écarté par les termes exprès de la loi ou par déduction nécessaire. Voir de façon générale : Innisfil (Municipalité du canton d’) c. Municipalité du canton de Vespra, [1981] 2 R.C.S. 145; Brosseau c. Alberta Securities Commission, [1989] 1 R.C.S. 301; Ringrose c. College of Physicians and Surgeons (Alberta), [1977] 1 R.C.S. 814; Kane c. Conseil d’administration de l’Université de la Colombie-Britannique, [1980] 1 R.C.S. 1105. En dernier ressort, c’est le Parlement ou la législature qui détermine la nature des relations entre le tribunal administratif et l’exécutif. Il n’est pas loisible à un tribunal judiciaire d’appliquer une règle de common law alors qu’il est en présence d’une directive législative claire. Les tribunaux judiciaires siégeant en révision de décisions administratives doivent se reporter à l’intention du législateur pour apprécier le degré d’indépendance requis du tribunal administratif en cause.

 

 

[22]           En l’espèce, il n’y a pas de termes exprès ni de déduction nécessaire dans aucune des dispositions législatives pertinentes.

 

[23]           J’estime que la décision du juge Nadon dans King c. Canada (Tribunal des anciens combattants, révision et appel), 2001 CFPI 535, est utile à l’égard de la présente question. Voici ce que le juge Nadon a écrit aux paragraphes 59 à 63 :

59    À mon avis, le TAC n’a pas appliqué le critère approprié et la décision ne peut donc pas être maintenue. En outre, je suis entièrement d’accord avec le demandeur pour dire que le TAC a commis une erreur en demandant au JAG d’exprimer son avis et en tenant compte de pareil avis. À mon avis, contrairement à ce que croyait le TAC, l’article 14 de la Loi sur le Tribunal des anciens combattants [révision et appel] ne permet pas au Tribunal de rassembler des éléments de preuve et de demander des avis au sujet de la preuve et des questions dont il est saisi dans un cas donné. Cette position aurait pour effet d’annuler un certain nombre de dispositions de cette loi et plus particulièrement l’article 39 de la Loi, qui prévoit que le Tribunal tire des éléments de preuve qui lui sont présentés les conclusions les plus favorables possible au demandeur et que le Tribunal doit accepter tout élément de preuve non contredit que lui présente celui-ci et qui lui semble vraisemblable en l’occurrence.

60     Si la position prise par le TAC était adoptée, l’article 38 de la Loi sur le Tribunal des anciens combattants [révision et appel], qui autorise le Tribunal à requérir l’avis d’un expert médical indépendant à l’égard des questions dont il est saisi, n’aurait aucun sens. La disposition en question permet également au Tribunal de soumettre le demandeur à des examens médicaux spécifiques. Lorsque le Tribunal a l’intention d’exercer le pouvoir qui lui est conféré par l’article 38, il doit informer le demandeur de son intention et lui accorder la possibilité de faire valoir ses arguments. Si la position que le Tribunal a prise en l’espèce était correcte, l’article 38 de la Loi sur le Tribunal des anciens combattants [révision et appel] devrait uniquement être considéré comme un exemple des larges pouvoirs conférés au Tribunal par l’article 14 de cette loi. À mon avis, cela ne peut pas être la position correcte. Le Tribunal a donc eu tort de demander au JAG d’exprimer un avis et il a eu tort de tenir compte de cet avis pour arriver à sa conclusion.

61     Au paragraphe 10 des présents motifs, j’ai reproduit en partie la lettre que le TAC avait envoyée au JAG pour que celui-ci réponde à un certain nombre de questions. Plus précisément, le TAC demandait quels étaient le sens et l’origine de l’expression « service temporaire officiel », si les Forces armées considéraient que le membre qui était en « service temporaire officiel » était en service 24 heures sur 24 à compter du moment où il avait quitté sa base jusqu’au moment où il la réintégrait, si un membre qui était en « service temporaire officiel » avait droit aux avantages prévus au paragraphe 21(2) de la Loi sur les pensions à l’égard d’une invalidité ou d’une affection entraînant [une] incapacité résultant d’un événement survenu pendant qu’il n’était pas en service et, enfin, quelle était la « protection » fournie à un membre des Forces armées pendant qu’il était en « service temporaire officiel » et si cette protection comprenait les avantages prévus au paragraphe 21(2) de la Loi sur les pensions.

62     De toute évidence, le TAC demandait au JAG de l’aider à l’égard des questions dont il était saisi et sur lesquelles il devait statuer. Il ressort également clairement de la décision du Tribunal, en particulier à la page 10 de la décision, que l’avis que le JAG a exprimé était déterminant en ce qui concerne la première question. À la page 10 de sa décision, le TAC dit ce qui suit :

[traduction]

Le brigadier-général Christie croyait peut-être que le fait d’être en service temporaire officiel ailleurs qu’à la base principale permettait pleinement à M. King de se mêler à la population civile (de la Sardaigne) pour ses repas et ses loisirs et que pareille autorisation lui fournissait une protection 24 heures sur 24 conformément aux « règlements de l’ARC », mais il ressort clairement de l’avis exprimé par le bureau du juge-avocat que cette interprétation était inexacte, non fondée ou erronée. Dans sa décision, la Cour fédérale a conclu que le témoignage du brigadier-général Christie était « [...] éloquent, non équivoque et, au vu du dossier, inattaquable », mais, compte tenu de l’avis exprimé par le juge-avocat, le Tribunal doit conclure, en se fondant sur la preuve dont il dispose, à savoir que même si M. King a contracté l’hépatite pendant qu’il était en service en Sardaigne en 1968, qu’on ne saurait dire que la maladie était « consécutive ou rattachée directement au service militaire en temps de paix » au sens de la Loi sur les pensions.

63     Le TAC devait trancher les questions pertinentes en se fondant sur le dossier dont il disposait. À mon avis, ce dossier ne comprenait pas l’avis du JAG. Étant donné que le TAC n’était pas autorisé, en vertu de sa législation habilitante, à demander des avis à son gré, la décision qu’il a prise de demander l’avis du JAG et de tenir compte de cet avis constitue une erreur susceptible de révision.

 

 

[24]           S’agissant de la deuxième erreur, le Tribunal a rendu une décision par souci d’équité, en affirmant vouloir respecter d’autres décisions, non citées, à l’égard d’autres demandeurs, dont l’identité n’a pas été révélée, qui, selon le Tribunal, avaient des invalidités semblables. Ces décisions ne figurent pas dans le dossier. Il n’est donc pas possible de déterminer si les circonstances dans ces affaires sont réellement similaires à celles du demandeur. Quoi qu’il en soit, le simple fait que le Tribunal affirme vouloir être équitable n’est pas suffisant pour rendre une décision adéquate.

 

CONCLUSION

[25]           Le Tribunal a délégué de manière irrégulière ses fonctions à un « conseiller médical » et a fondé de façon non appropriée sa décision sur des circonstances soi-disant similaires qui n’ont pas été communiquées. La décision doit donc être annulée.

 

[26]           Une formation du Tribunal différemment constituée doit réexaminer l’affaire étant donné que l’atteinte sur le plan médical et sur le plan de la qualité de vie dont il est question au tableau 17.9 est plus appropriée dans les circonstances de la présente affaire.

 

DÉPENS

[27]           Le demandeur obtient gain de cause et a droit aux dépens. Après avoir examiné les observations des deux avocats, je fixe ces dépens à 3 500 $.


JUGEMENT

 

Pour les motifs qui précèdent,

LA COUR STATUE que:

1.                  la demande est accueillie;

2.                  la décision du Tribunal des anciens combattants (révision et appel) Canada datée du 9 juillet 2009 est annulée et renvoyée pour nouvel examen à une formation du Tribunal différemment constituée, qui devra tenir compte des présents motifs;

3.                  le demandeur a droit à des dépens fixés à 3 500 $.

 

 

« Roger T. Hughes »

Juge

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Mélanie Lefebvre, LL.B.

 


 

 

COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                                    T-1853-09

 

INTITULÉ :                                                   ROGER LADOUCEUR c.

                                                                        PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                             Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                           Le 15 novembre 2010

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                                          LE JUGE HUGHES

 

DATE DES MOTIFS :                                  Le 16 novembre 2010

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Yehuda Levinson

 

POUR LE DEMANDEUR

Melanie Toolsie

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Levinson & Associates

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

Myles J. Kirvan

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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