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Cour fédérale

 

Federal Court


 

Date : 20101108

Dossier : IMM-646-10

Référence : 2010 CF 1103

[TRADUCTION CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario) le 8 novembre 2010

En présence de monsieur le juge Near

 

 

ENTRE:

ASHA RANI

demanderesse

et

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire de la décision, en date du 13 janvier 2010, par laquelle la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la Commission) a conclu que la demanderesse n’est, au regard des articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (LIPR), ni une réfugiée au sens de la Convention ni une personne à protéger.

 

[2]               Pour les motifs exposés ci-dessous, la demande est rejetée.

 

I.          Contexte

 

A.        Les faits

 

[3]               Mme Rani, la demanderesse, citoyenne de l’Inde, demande l’asile en invoquant son appartenance à un groupe particulier, en l’occurrence les femmes. Elle dit craindre d’être persécutée par son frère, la police et la société en général du fait qu’elle aurait déshonoré sa famille en vivant pendant huit ans avec Pawan Kumar, un homme à qui elle n’était pas mariée. Dans un autre affidavit, la demanderesse affirme également craindre d’être persécutée par ce même M. Kumar, son ancien compagnon, qui lui en veut de l’avoir, sans son consentement, quitté pour un autre.

 

[4]               Après avoir divorcé de son premier mari, la demanderesse a rencontré M. Kumar, dont elle est tombée amoureuse. Selon la demanderesse, celui-ci avait promis de l’épouser et contre la volonté de sa famille et sans sa permission, elle a quitté Ludhiana, au Panjab (Inde), pour aller avec lui à Patiala, également au Panjab, où ils vécurent ensemble pendant huit ans, de 1999 à 2007. La promesse de mariage n’a pas été tenue et M. Kumar a commencé à s’adonner à l’alcool et à maltraiter la demanderesse, tentant même, pour se procurer de l’argent, de la contraindre à coucher avec ses amis.

 

[5]               Selon la demanderesse, sa famille n’a, pendant toute cette période, rien eu à faire avec elle, et ses frères ont même refusé de la laisser rendre visite à sa mère qui était alors mourante. Son frère a proféré des menaces de mort contre elle.

 

[6]               En 2007, la demanderesse a rencontré M. Amarjit Singh, un ami de M. Kumar. Elle décida de quitter M. Kumar, mais, ne pouvant pas retourner vivre dans sa famille, elle a décidé de s’enfuir au Canada avec l’aide de M. Singh.

 

[7]               La demanderesse est arrivée au Canada le 13 avril 2007, déposant, le 1er mai 2007, une demande d’asile. Elle n’a pas fait savoir à sa famille qu’elle se trouvait au Canada.

 

[8]               Elle a contacté, en vue de la première audition de sa cause, M. Gurdeep Singh, un ami de la famille. C’est à ce moment-là que la demanderesse a appris qu’après son départ, M. Kumar avait contacté son frère pour lui dire qu’elle était [traduction] « une femme de mauvaises mœurs », car elle avait vécu avec M. Kumar pendant huit ans sans être mariée, puis qu’elle l’avait quitté pour un autre. En juin 2007, son frère est allé à la police remettre un avis à publier dans le journal local. Selon cet avis, la demanderesse était recherchée par la police qui offrait une récompense de 50 000 roupies à toute personne pouvant indiquer où elle se trouvait.

 

B.         La décision contestée

 

[9]               La Commission a jugé qu’une possibilité de refuge intérieur (PRI) s’offrait à la demanderesse, estimant en outre, que celle-ci n’avait fourni, à l’appui de sa demande, aucune preuve digne de foi. La Commission a, par conséquent, estimé que la demanderesse n’était pas une réfugiée au sens de la Convention, ni une personne à protéger.

 

II.         Les questions en litige

 

[10]           Voici comment se résument les questions qui se posent en l’espèce :

a)         Était-il, de la part de la Commission, raisonnable de conclure comme elle l’a fait au sujet de la PRI?

b)         Les conclusions de la Commission quant à la crédibilité de la demanderesse étaient‑elles raisonnables?

c)         La Commission a-t-elle bien tenu compte des preuves produites?

 

III.       La norme de contrôle

 

[11]           Les questions dont est saisie la Cour appellent l’application d’une norme de contrôle fondée sur la retenue.

 

[12]           La jurisprudence récente confirme que, s’agissant de dire si une PRI s’offrait effectivement à un demandeur d’asile, la norme de contrôle à appliquer est celle de la décision raisonnable : Arechiga Pierres c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration); 2010 CF 539, (C.F.), au paragraphe 5. Les décisions de la Commission concernant la crédibilité d’un demandeur, le poids accorder aux divers éléments de preuve et aux témoignages livrés, l’interprétation et l’appréciation des preuves produites sont, elles aussi, toutes sujettes à révision selon la norme de la décision raisonnable : Aguebor c. (Canada) Ministre de l’Emploi et de l’Immigration (1993), 160 N.R. 315, 42 A.C.W.S. (3d) 886 (C.A.F.) au paragraphe 4; N.O.O. c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 1045, [2009] A.C.F. no 1286, au paragraphe 38.

 

[13]           Ainsi que la Cour suprême en a décidé dans les arrêts Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190, et Khosa c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CSC 12; [2009] 1 R.C.S. 339, la raisonnabilité exige que l’on s’interroge sur la justification, la transparence et l’intelligibilité du processus décisionnel. Il y a en outre lieu de se demander si la décision en cause figure parmi les issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit.

 

IV.       Arguments et analyse

 

A.        La conclusion de la Commission au sujet d’une possibilité de refuge intérieur était raisonnable

 

[14]           La demanderesse soutient qu’il n’était pas raisonnable, de la part de la Commission, de conclure que Mumbai et Delhi lui offraient une PRI valable. Selon la demanderesse, en tant que femme dont on avait dénoncé [traduction] « les mauvaises mœurs », il n’y avait nulle part en Inde où elle pourrait vivre sans être exposée au risque de persécution, soit de la part de la police, soit de la part de la société en général. Elle affirme en outre que son frère se rend parfois à Mumbai pour des réunions, alors qu’à Delhi vivent de proches parents qu’elle a par la suite décrits comme appartenant à la belle-famille de son frère. Elle fait valoir que pour cela, ces deux villes ne peuvent pas être considérées comme lui offrant une possibilité raisonnable de refuge intérieur.

 

[15]           Le défendeur fait pour sa part valoir que la décision de la Commission n’est entachée d’aucune erreur appelant révision puisqu’elle s’est livrée, comme il lui appartenait de le faire, à une analyse des PRI, et que la décision en cause se fonde sur les faits tels qu’ils ressortent des preuves présentées à l’audience.

 

[16]           Selon le critère énoncé dans le jugement Rasaratnam c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1991), [1992] 1 C.F. 706, 140 N.R. 138 (C.A.), pour conclure à l’existence d’une possibilité de refuge intérieur valable, la Commission est tenue à une triple démarche :

(1)        la Commission doit indiquer, où se situe au juste cette possibilité de refuge intérieur;

(2)        la Commission doit être convaincue, selon la prépondérance des probabilités, qu’il n’existe aucune possibilité sérieuse que le demandeur soit persécuté dans le lieu qui lui offre, selon la Commission, une possibilité de refuge intérieur;

(3)        la situation dans cette partie du pays censée offrir une possibilité de refuge intérieur doit être telle qu'il ne serait pas déraisonnable, compte tenu de toutes les circonstances, que le demandeur s'y réfugie.

 

[17]           Il appartient au demandeur de démontrer que, dans la région censée lui offrir une possibilité de refuge intérieur, le risque auquel il serait exposé dépasse la simple possibilité d’être persécuté. Si c’est non, la Commission doit décider si cette possibilité de refuge intérieur est effectivement raisonnable. Le critère permettant d’en décider est un critère objectif et, là encore, il appartient au demandeur de démontrer que sa réinstallation dans son pays d’origine l’exposerait à des difficultés excessives (Thirunavukkarasu c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1994] 1 C.F. 589, 109 D.L.R. (4th) 682 (C.A.)). La barre est placée très haut, lorsqu’il s’agit de déterminer ce qui est déraisonnable. Dans l’arrêt Ranganathan c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2001] 2 C.F. 164, 266 N.R. 380 (C.A.), la Cour d’appel a jugé que pour conclure que la demanderesse sera effectivement soumise à des épreuves indues « il ne faut rien de moins que l’existence de conditions qui mettraient en péril [sa] vie et [sa] sécurité […] De plus, il faut une preuve réelle et concrète de l’existence de telles conditions ». (paragraphe 14)

 

[18]           En l’espèce, la Commission a jugé que Mumbai et Delhi offrent deux possibilités de refuge intérieur. La Commission a estimé, selon la prépondérance des probabilités, que les chances que la demanderesse tombe par hasard sur son frère ou sur des membres de la belle-famille de celui-ci, ou qu’elle soit retrouvée par la police en raison de l’avis publié au Panjab dans un journal local, sont faibles au point d’être peu vraisemblables, et que ces chances ne constituent certainement pas un risque sérieux de persécution. Avant de décider que la réinstallation de la demanderesse ne l’exposerait pas à des difficultés excessives, la Commission s’est également penchée sur les preuves documentaires qui lui étaient soumises. La Commission a dit être consciente des difficultés auxquelles la demanderesse aura peut-être à faire face, mais le fait qu’elle fasse valoir qu’en Inde les gens [traduction] « ne me laisseront pas vivre ma vie » est loin de démontrer par des preuves concrètes ce qui pourrait effectivement mettre en péril sa vie et sa sécurité.

 

[19]           Le fait que la demanderesse soit en désaccord avec la conclusion à laquelle a abouti l’analyse de la Commission, et qu’elle demande à la Cour d’évaluer à nouveau les preuves dûment présentées à la Commission n’a aucune incidence au niveau du contrôle judiciaire, et ne justifie guère que la Cour revienne sur la décision de la Commission. Selon celle-ci, la demanderesse a une possibilité valable de refuge intérieur et cette décision de la Commission est raisonnable.

 

[20]           Dans la mesure où elle dispose d’une possibilité de refuge intérieur, la demanderesse n’est ni une réfugiée ni une personne à protéger. La décision de la Commission concernant l’existence d’une possibilité de refuge intérieur, est, en ce qui concerne la présente demande de contrôle judiciaire, concluante et il n’est par conséquent pas nécessaire de se pencher sur les autres arguments invoqués par la demanderesse. Mais, même si ma conclusion quant à l’existence d’une possibilité de refuge intérieur n’est pas exacte, je considère qu’il y a néanmoins lieu de rejeter la présente demande car, comme nous le verrons ci-dessous, la Commission est parvenue, quant à la crédibilité de la demanderesse, à des conclusions raisonnables qui à elles seules permettaient de se prononcer sur la demande.

 

B.         Les conclusions de la Commission quant à la crédibilité de la demanderesse sont raisonnables

 

[21]           La Commission a jugé que la crainte que la demanderesse disait éprouver à l’égard de son frère n’était ni fondée ni, selon la prépondérance des probabilités, vraie. La Commission n’a pas non plus été convaincue que la crainte de la police, qu’invoquait la demanderesse, était fondée, celle-ci n’ayant produit aucune preuve que le fait d’avoir vécu pendant huit ans avec un homme à qui elle n’était pas mariée l’exposait à des poursuites pénales.

 

[22]           Selon un principe bien établi, « l’évaluation de la crédibilité d’un demandeur constitue l’essentiel de la compétence de la Commission » (Lubana c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CFPI 116, 228 F.T.R. 43 (C.F. 1re inst.), aux paragraphes 7 et 8). Les tribunaux ont confirmé que la Commission possède l’expertise nécessaire pour se prononcer sur une question de fait et, plus particulièrement, sur la crédibilité, en l’occurrence celle de la demanderesse. À moins que celle-ci ne parvienne à démontrer que la Commission a commis une erreur en fondant sa décision sur une conclusion de fait erronée, tirée de façon abusive ou arbitraire ou sans tenir compte des éléments dont elle disposait, la Cour ne saurait intervenir pour substituer sa décision à celle de la Commission.

 

[23]           En l’espèce, la demanderesse n’a, encore une fois, présenté aucun argument de nature à convaincre la Cour de modifier la décision de la Commission. La demanderesse n’a pas démontré que le Code pénal de l’Inde érige effectivement en délit le fait pour une femme de vivre avec un homme à qui elle n’est pas mariée. Ajoutons qu’il existe une certaine confusion quant à l’origine et à l’objet de l’avis qui aurait été publié dans la presse, confusion que la demanderesse n’a pas pu dissiper à l’audience. Compte tenu des déclarations contradictoires de la demanderesse à ce sujet, il était loisible à la Commission de n’accorder que peu de poids à cette partie de son témoignage.

 

[24]           Encore une fois, les observations écrites de la demanderesse ne font guère qu’exprimer son désaccord avec la conclusion à laquelle a abouti la démarche de la Commission. La demanderesse n’a pas établi qu’elle s’expose à plus qu’une simple possibilité d’être persécutée. La décision de la Commission se justifie au regard des preuves qui lui étaient soumises.

 

C.        On n’a fait fi d’aucun élément de preuve

 

[25]           Une grande partie des observations écrites de la demanderesse est consacrée à la jurisprudence et aux preuves documentaires concernant les violences familiales en Inde et le degré de protection offert par l’État. La désolation que lui inspire la décision de la Commission semble être due au fait que celle-ci n’a pas retenu ces aspects-là de la persécution à laquelle elle affirme être exposée en raison de son sexe et de la possibilité d’obtenir la protection de l’État.

 

[26]           La demanderesse ne semble cependant pas se souvenir d’avoir dit à la Commission que les craintes qu’elle éprouve n’ont rien à voir avec M. Kumar, son ancien compagnon. Le commissaire, à plusieurs reprises, lui a posé sur ce point des questions très précises. La demanderesse a répondu sans la moindre ambiguïté, que non, elle ne craignait pas M. Kumar. Ses craintes ne lui étaient inspirées que par son frère, la police et la société en général.

 

[27]           La demanderesse n’a pas, depuis plus de 10 ans, partagé un domicile avec son frère. La crainte dont elle a fait état ne saurait donc être liée à la regrettable fréquence des violences familiales en Inde. Les preuves documentaires concernant ces violences familiales n’ont donc aucun rapport avec les persécutions auxquelles la demanderesse affirme qu’elle serait exposée pour avoir déshonoré sa famille. Je relève que, dans sa décision, la Commission a tenu compte des Directives de la présidente concernant les revendicatrices du statut de réfugié craignant d’être persécutées en raison de leur sexe.

 

[28]           Il est à présumer que la Commission a examiné l’ensemble de la preuve dont elle était saisie et elle n’a pas à faire référence à chaque élément de preuve de nature générale (Cepeda-Gutierrez c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 157 F.T.R. 35, [1998] A.C.F. no 1425). En l’espèce, la Commission n’a manqué de mentionner aucun élément de preuve crucial quant à la question en litige et tendant à une conclusion différente de la sienne.

 

[29]           Aucune question à certifier n’a été proposée et aucune ne se pose en l’espèce.

 

[30]           Au vu des conclusions exposées ci-dessus, la demande de contrôle judiciaire est rejetée.

 


 

JUGEMENT

 

LA COUR ORDONNE que la présente demande de contrôle judiciaire soit rejetée.

 

 

« D. G. Near »

Juge

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

 

Claude Leclerc, LL.B.


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                        IMM-646-10

 

INTITULÉ :                                       ASHA RANI c. LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 TORONTO

 

DATE DE L’AUDIENCE :               LE 25 OCTOBRE 2010

 

MOTIFS DU JUGEMENT

  ET JUGEMENT :                            LE JUGE NEAR

 

DATE DES MOTIFS

ET DU JUGEMENT :                       LE 8 NOVEMBRE 2010

 

 

COMPARUTIONS :

 

Mak Sultan

 

 

POUR LA DEMANDERESSE

Jelena Urosevic

 

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Mak Sultan

Toronto (Ontario)

 

POUR LA DEMANDERESSE

Myles J. Kirvan

Sous-procureur général du Canada

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

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