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Cour fédérale

 

Federal Court

 

Date : 20101026

Dossier : T-531-03

Référence : 2010 CF 1053

 

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

 

Action réelle en matière d’amirauté

 

ENTRE :

 

JPMORGAN CHASE BANK

(anciennement The Chase Manhattan Bank), personne morale

et

J.P. MORGAN EUROPE LIMITED

(anciennement Chase Manhattan International Limited), personne morale

demanderesses

 

et

MYSTRAS MARITIME CORPORATION

personne morale

et

LES PROPRIÉTAIRES ET TOUS LES AUTRES

INTÉRESSÉS DANS LE NAVIRE « LANNER »

et

LE NAVIRE « LANNER »

défendeurs

et

BORDEN LADNER GERVAIS LLP

requérante

et

KENT TRADE & FINANCE INC.

et

GEORGE SAROGLOU

et

JOHN MICHAELIDES

intimés

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

LA JUGE TREMBLAY-LAMER

 

[1]               La Cour est saisie d’un appel d’une décision du protonotaire Richard Morneau, datée du 14 juin 2010, où la Cour s’est déclarée incompétente ratione materiae pour déterminer, en ce qui concerne les relations entre deux anciens actionnaires et administrateurs de la créancière du jugement, qui avait droit au produit de l’action in rem qui avait fait l’objet d’un jugement final dans Kent Trade and Finance Inc c JP Morgan Chase Bank, 2008 CAF 399, [2009] 4 RCF 109 (Kent Trade). Pour les motifs qui suivent, l’appel est rejeté.

 

1.         Les faits

 

[2]               En 2003, JP Morgan Chase Bank a pris possession du « LANNER » en raison d’une hypothèque impayée. La banque a procédé à la vente du « LANNER » pour 6,9 millions ($US) dont 2,7 millions ont fait l’objet d’un litige entre les nombreux créanciers. Kent Trade and Finance (Kent Trade), une société des îles Vierges britanniques, a réclamé une partie du produit de la vente, étant donné qu’elle avait vendu du mazout au « LANNER » pour lequel elle n’avait pas été payée. Les sommes en litige ont fait l’objet d’une action in rem contre le produit de la vente en justice devant la Cour fédérale.

 

[3]               Kent Trade s’est finalement vu accorder une partie du produit de la vente dans un arrêt de la Cour d’appel fédérale rendu le 12 décembre 2008 (Kent Trade, précité). En date du 19 décembre 2009, le montant accordé, y compris les intérêts accumulés, se chiffrait à environ 1,2 million de dollars. Ce montant fut versé aux procureurs de Kent Trade, Borden Ladner Gervais (BLG). Kent Trade, n’existait alors plus. Incertaine quant à la façon de disposer de ces sommes, BLG déposa le 21 décembre 2009 une requête pour demander des directives en vertu de l’article 108 des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106, pour commencer une procédure d’interplaidoirie.

 

[4]               Deux anciens actionnaires et administrateurs de Kent Trade, M. George Saroglou (l’appelant) et M. John Michaelides, ont tous deux indiqué à la Cour qu’ils avaient droit à cette somme. MM. Saroglou et Michaelides ont tous deux fait référence à une entente datée du 21 février 2007 (l’entente). Aux termes de l’entente, M. Saroglou consentait à transférer ses actions dans Kent Trade à M. Michaelides (en plus de consentir au paiement d’un prêt non remboursé de Kent Trade) en échange de la cession du droit d’obtenir une partie des sommes qui pourraient être versées au terme de la réclamation pour le mazout impayé du « LANNER ».

 

[5]               Le 2 février 2010, la Cour fédérale rendit une ordonnance en vertu de la Règle 108 et accepta la somme de 1,2 million de dollars détenue par BLG. La Cour ordonna aux parties de proposer la procédure à suivre pour décider des droits des réclamants. Toutefois, la Cour souleva en même temps la question de savoir si elle était compétente pour décider de l’affaire. Dans les dossiers de réclamations subséquents déposés par les deux parties, MM. Saroglou et Michaelides étaient en désaccord sur la question de la compétence. M. Saroglou soutenait que la Cour était bel et bien compétente, alors que M. Michaelides soutenait le contraire. M. Michaelides refusa de débattre du fond de sa réclamation portant sur une partie du prix de la vente en justice avant que la question de la compétence ne soit tranchée.

 

[6]               Le 14 juin 2010, le protonotaire Morneau rendit une ordonnance dans laquelle la Cour se déclarait incompétente ratione materiae pour entendre le litige. Le protonotaire décida que l’affaire était, de par son caractère véritable, un désaccord portant sur l’interprétation ou la mise en œuvre d’un contrat de transfert d’actions et de ses conséquences. Il s’en remit au jugement de la Cour suprême dans ITO - International Terminal Operators Ltd c Miida Electronics Inc, [1986] 1 RCS 752, 68 NR 241 (ITO), pour conclure que la question débattue n’était pas entièrement liée aux affaires maritimes au point de relever légitimement du droit maritime. Le protonotaire Morneau indiqua que la Cour conserverait la somme en litige jusqu’à ce qu’une autorité compétente donne des directives sur la façon de la distribuer.

 

[7]               Le 25 juin 2010, M. Saroglou déposa un avis d’appel de cette décision. La seule question en litige dans l’appel consiste à décider si la Cour est compétente pour entendre le litige entre MM. Saroglou et Michaelides quant à savoir lequel des deux a droit au produit de la vente accordé à Kent Trade par suite de l’action in rem contre le « LANNER ».

 

 

2.         Analyse

 

[8]               L’appelant souligne à juste titre le critère établi par la Cour suprême du Canada dans ITO, précité, pour déterminer si la Cour fédérale est compétente pour se saisir du présent litige. Au paragraphe 11 d’ITO, la Cour suprême du Canada a écrit que, pour conclure à la compétence de la Cour fédérale, les conditions essentielles suivantes doivent exister :

1. Il doit y avoir attribution de compétence par une loi du Parlement fédéral.

 

2. Il doit exister un ensemble de règles de droit fédérales qui soit essentiel à la solution du litige et constitue le fondement de l’attribution légale de compétence.

3. La loi invoquée dans l’affaire doit être « une loi du Canada » au sens où cette expression est employée à l’art. 101 de la Loi constitutionnelle de 1867.

 

[9]   L’appelant fait valoir que la première condition existe. Il indique que la vente en justice du « LANNER » relève de l’attribution légale de compétence de l’alinéa 22(2)a) de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F‑7 (la LCF). Il soutient de plus que le privilège maritime pour la fourniture de mazout trouve son fondement à l’alinéa 22(2)m) de la LCF. Finalement, il fait valoir que le litige portant sur l’attribution d’un droit in rem contre le produit de la vente du « LANNER » (qui est un bien maritime), relativement à une réclamation pour du mazout impayé, est visé par le paragraphe 22(1) de la LCF, étant donné qu’il s’agit d’une réclamation par laquelle « un recours est présenté en vertu du droit maritime canadien ».

 

[10]                       Dès lors que l’on conclut que le présent litige relève du droit maritime canadien, les deuxième et troisième conditions du critère ITO s’en trouvent remplies. Tel que le protonotaire Morneau l’a correctement indiqué dans ses motifs, l’enseignement tiré de l’arrêt ITO de la Cour suprême est qu’afin de décider si une affaire donnée soulève une question maritime ou d’amirauté, on doit démontrer que « la question examinée […] est entièrement liée aux affaires maritimes au point de constituer légitimement du droit maritime canadien » (ITO, précité, au paragraphe 20). [Non souligné dans l’original.] La Cour suprême a précisé que, bien que les mots « maritime » et « amirauté » doivent être interprétés dans le contexte moderne du commerce et des expéditions par eau, l’étendue du droit maritime canadien n’est limité que par le partage constitutionnel des compétences. La Cour fédérale doit « éviter d’empiéter sur ce qui constitue, de par son caractère véritable, une matière d’une nature locale mettant en cause la propriété et les droits civils ou toute autre question qui relève essentiellement de la compétence exclusive de la province » (ITO, précité, au paragraphe 20).

 

[11]           Le protonotaire Morneau a décidé que la question à l’étude n’était pas entièrement liée aux affaires maritimes. Il a plutôt conclu que la question examinée, de par son caractère véritable, est une matière d’une nature locale mettant en cause la propriété et les droits civils.

 

[12]           L’appelant fait toutefois valoir que la condition selon laquelle le litige doit être entièrement lié aux affaires maritimes a été interprétée largement par la jurisprudence subséquente, de sorte que cela vise la présente affaire. Il soutient que le protonotaire a commis une erreur en ne prenant pas en considération l’arrêt de la Cour suprême dans Monk Corp c Island Fertilizers Ltd, [1991] 1 RCS 779, 80 DLR (4th) 58 (Monk), dans lequel la Cour suprême a décidé que les contrats qui ne sont pas maritimes par nature peuvent quand même être considérés comme entièrement liés aux affaires maritimes et relever de ce fait de la compétence de la Cour fédérale. L’appelant soutient que le protonotaire a jugé, dans la conclusion de son analyse, que le contrat n’était pas maritime par nature. L’appelant laisse entendre que le protonotaire a omis de prendre en considération le fait que, bien que la réclamation ne constituait pas un contrat maritime, elle n’en était pas moins entièrement liée aux affaires maritimes.

 

[13]           Je ne vois pas en quoi cet arrêt peut être utile à l’appelant dans la présente affaire. Dans Monk, le nœud du problème portait directement sur les obligations maritimes des parties, plus particulièrement sur les obligations relatives au déchargement de cargaison. Toutefois, en l’espèce, le litige qui portait sur les obligations maritimes (à savoir la réclamation pour mazout impayé) a trouvé son issue. Il ne reste qu’un différend portant sur l’interprétation d’une entente intervenue entre des actionnaires quant à leurs droits respectifs sur les sommes provenant du jugement faisant droit à la réclamation. Bien que l’arrêt rendu dans Monk mentionne que des parties peuvent assumer des obligations, même si elles ne sont pas parties à un contrat maritime à proprement parler, il ne conforte en rien la position de l’appelant selon laquelle l’entente qui se trouve devant la Cour, et qui ne comporte aucune obligation maritime, n’en est pas moins entièrement liée aux affaires maritimes.

 

[14]           L’appelant prend également appui sur Global Cruises SA v Naftiko Apomahico Tameio (1991), 48 FTR 13, 28 ACWS (3d) 1020 (CF 1re inst) (Global Cruises). Il soutient que Global Cruises appuie la proposition que, lorsqu’une cause d’action résulte de la vente en justice d’un navire, et ne peut en être séparée, la cause d’action est entièrement liée à une affaire maritime pour les besoins du critère ITO.

 

[15]           Dans Global Cruises, la Cour fédérale a ordonné la vente d’un navire par voie d’encan public. La demanderesse avait présenté la soumission la plus élevée. Le défendeur détenait toutefois un privilège sur le navire. Afin de concrétiser la vente du navire à la demanderesse, la Cour a ordonné au défendeur de donner mainlevée de son privilège. Il indiqua qu’il obtempérerait pour finalement se soustraire à son engagement. La demanderesse prit action devant la Cour fédérale au motif que les assertions négligentes et inexactes du défendeur portaient atteinte aux droits lui résultant de la vente. Le défendeur remit en question la compétence de la Cour pour entendre l’affaire. La Cour conclut que la cause d’action de la demanderesse avait pris naissance, et ne pouvait en être séparée, dans la vente en justice du navire en question. Étant donné que les assertions inexactes du défendeur avaient été avancées au cours de la vente en justice, la Cour en vint à la conclusion que l’action trouvait son fondement dans le droit maritime.

 

[16]           Contrairement au litige dans Global Cruises, la présente affaire peut être séparée de l’aspect maritime fondamental. L’aspect maritime, dans la présente affaire, était la réclamation pour du mazout impayé. Cet aspect a été tranché en faveur de Kent Trade. Bien que l’on puisse dire que le présent litige entre MM. Saroglou et Michaelides « découle » de la décision favorable à Kent Trade, dans le sens où s’il n’y avait pas eu de décision favorable à Kent Trade, il n’y aurait pas de litige portant sur la question de savoir à qui la décision favorable doit profiter, le présent litige n’en est pas moins complètement dissociable de l’aspect maritime.

 

[17]           En dernier ressort, on ne saurait conclure que le litige en l’espèce est entièrement lié aux affaires maritimes. Il en résulte que les deuxième et troisième conditions du critère ITO ne sont pas remplies. Il n’est donc pas nécessaire d’examiner la première condition.

 

[18]           L’appelant soutient de plus que la Cour est compétente pour décider de l’attribution d’une somme accordée par l’un de ses jugements. Étant donné que Kent Trade n’existe plus, l’appelant soutient qu’il appartient à la Cour de s’assurer que le produit de la vente soit attribué à celui qui y a droit. À cet égard, l’appelant souligne deux décisions selon lesquelles la Cour est compétente pour exécuter ses jugements. Il cite Trans-Pacific Shipping Co c Atlantic & Orient Trust Co, 2005 CF 311, 137 ACWS (3d) 1083 (Trans-Pacific), et MacDonald c Swecan International Ltée (1990), 40 FTR 272, 25 ACWS (3d) 276 (MacDonald).

 

[19]           Ces deux décisions, Trans-Pacific et MacDonald, appuient la proposition que, lorsque la Cour fédérale a rendu un jugement, elle est compétente pour en assurer l’exécution à l’égard du débiteur qui y est désigné. Dans Trans-Pacific, la Cour a conclu qu’elle était compétente pour décider de certains aspects d’une affaire relative au droit des sociétés afin d’assurer l’exécution, à l’encontre de la société débitrice, d’une sentence arbitrale homologuée par la Cour fédérale. Dans MacDonald, le juge Pinard, se prononçant sur la compétence de la Cour fédérale pour exécuter un de ses jugements à l’encontre d’un débiteur désigné au jugement écrit :

[TRADUCTION]

 

Je conclus donc que, dans un cas où la Cour fédérale du Canada est jugée entièrement compétente, une telle compétence ne disparaît pas automatiquement lorsque le jugement est rendu sur l’action principale, mais qu’elle subsiste plutôt dans toute procédure relative à l’exécution de ce jugement.

 

 

[20]           La présente affaire diffère de Trans-Pacific et MacDonald. Aux présentes, le jugement de la Cour n’a pas à être « exécuté », étant donné que le produit de la vente du « LANNER » a déjà été perçu et versé à Kent Trade. Le fait que Kent Trade ne soit plus en exploitation soulève une nouvelle question quant à savoir qui, parmi ses actionnaires (voire possiblement ses créanciers), a droit au produit de la vente. Toutefois, cela ne saurait relever de l’exécution du jugement original.

 

[21]           Pour les motifs qui précèdent, il est clair et évident que la Cour n’est pas compétente pour entendre le litige qui oppose MM. Saroglou et Michaelides. Par conséquent, l’appel sera rejeté avec dépens.


JUGEMENT

 

LA COUR STATUE que l’appel est rejeté avec dépens.

 

 

 

«Danièle Tremblay-Lamer»

Juge

 

 

 

Traduction certifiée conforme

 

C. Laroche


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                        T-531-03

 

INTITULÉ :                                      JPMORGAN CHASE BANK ET AUTRE c

                                                            MYSTRAS MARITIME CORPORATION ET AUTRES

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :              Montréal (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :             Le 25 octobre 2010

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                            L’HONORABLE JUGE TREMBLAY-LAMER

 

DATE :                                              Le 26 octobre 2010

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Marco Cervantes

 

POUR L’INTIMÉ

GEORGE SAROGLOU

 

David F.H. Marler

 

POUR L’INTIMÉ

JOHN MICHAELIDES

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

De Man, Pilotte

Montréal (Québec)

 

POUR L’INTIMÉ

GEORGE SAROGLOU

 

David F.H. Marler

Knowlton (Québec)

 

POUR L’INTIMÉ

JOHN MICHAELIDES

 

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