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Cour fédérale

 

Federal Court


Date : 20100929

Dossier : T-655-10

Référence : 2010 CF 975

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 29 septembre 2010

En présence de Monsieur le juge Harrington

 

ENTRE :

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

demandeur

et

MUHAMMAD SALIM

défendeur

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

[1]               En mars dernier, le juge de la citoyenneté Duguay a approuvé la demande de citoyenneté canadienne présentée par M. Salim. Le ministre a interjeté appel au motif que le juge de la citoyenneté devait lui transmettre cette décision motivée, conformément à la Loi sur la citoyenneté (la Loi). Le ministre soutient que les motifs énoncés étaient insuffisants parce qu’ils ne permettaient guère de discerner quel courant jurisprudentiel avait été suivi par le juge de la citoyenneté, et qu’en tout état de cause, la décision était déraisonnable. La question en litige est de savoir si M. Salim a satisfait à l’obligation de résidence prévue par la Loi. Selon une école de pensée, la résidence s’entend de la présence physique. Selon deux autres écoles, une personne peut satisfaire à l’obligation de résidence en certaines circonstances si, absente de corps, elle est présente d’esprit.

 

[2]               J’estime comme le ministre que les motifs énoncés ne respectaient pas les exigences prévues au paragraphe 14(2) de la Loi. Le défaut de motiver une décision, lorsque cela est requis par la loi, constitue un manquement à l’équité procédurale. La retenue n’est pas alors de mise, et la décision doit être annulée (R .c. Shepphard, 2002 CSC 26, [2002] 1 R.C.S. 869). Non seulement les parties ont-elles le droit de savoir pourquoi une décision a été rendue, mais il en est aussi de même pour la Cour qui siège en appel ou dans le cadre d’un contrôle judiciaire. Je ne peux en effet que faire des conjectures sur ce qu’avait en vue le juge de la citoyenneté.

 

[3]               L’alinéa 5(1)c) de la Loi requiert qu’un demandeur de citoyenneté soit un résident permanent qui « a, dans les quatre ans qui ont précédé la date de sa demande, résidé au Canada pendant au moins trois ans en tout ». Sur la foi des documents au dossier, il est possible qu’ait été fondée la conclusion du juge de la citoyenneté selon laquelle M. Salim satisfaisait au critère de la résidence. J’ai par conséquent décidé d’accueillir l’appel du ministre, mais de renvoyer l’affaire au juge de la citoyenneté Duguay pour qu’il rende une nouvelle décision.

 

I.          Les faits

[4]               M. Salim est devenu résident permanent du Canada le 28 décembre 2001. Le 8 septembre 2005, il a présenté une demande de citoyenneté. Il y avait 1 350 jours entre ces deux dates, selon ses calculs, alors que d’après les calculs de l’agent chargé de l’étude de la demande de citoyenneté il y en avait 1349. Dans son formulaire de demande, M. Salim a déclaré qu’il s’était trouvé, durant cette période, à l’extérieur du Canada pendant 251 jours. L’agent de citoyenneté a établi pour sa part qu’il s’était agi de 248 jours. Ainsi, M. Salim avait calculé avoir été physiquement présent au Canada pendant 1 099 jours, tandis que selon l’agent cette présence physique avait été de 1 101 jours. La différence entre ces deux nombres n’a pas été expliquée, mais elle semble découler du fait qu’on a pu prendre en compte ou non les dates de départ ou de retour. Or, 1 095 jours sont requis pour qu’il y ait résidence pendant au moins trois ans au sens de la Loi. Les nombres susmentionnés donnent à croire que M. Salim aurait satisfait aux exigences de la Loi en ayant été présent physiquement au Canada pendant au moins 1 095 jours.

 

[5]               Un agent de citoyenneté a toutefois signalé qu’il y avait eu, tel qu’en attestaient des timbres de passeport, six voyages à l’extérieur du Canada pendant la période en cause que M. Salim n’avait pas déclarés. Il ne s’agissait manifestement pas de voyages d’un jour depuis Montréal jusqu’à  Plattsburgh (New York) d’après les écritures sur le passeport. M. Salim admet avoir été au Canada pendant moins de 1 095 jours, mais il ajoute ne pas avoir représenté faussement sa situation de manière délibérée.

 

II.         Le jugement

[6]               Le jugement était sous forme d’« Avis au ministre de la décision du juge de la citoyenneté », soit un formulaire imprimé de Citoyenneté et Immigration Canada. Certains éléments du jugement étaient inscrits à la machine et d’autres écrits à la main par le juge de la citoyenneté. Dans la colonne des motifs, celui-ci a uniquement écrit à la main  ce qui suit :

[traduction]

Après examen attentif de l’ensemble de la preuve présentée et par suite d’une audition où le demandeur s’est montré crédible, il me semble, selon la prépondérance des probabilités, que le demandeur a établi et conservé sa résidence au Canada. J’approuve sa demande de citoyenneté canadienne.

 

[7]               On a toutefois inscrit à la machine, dans la colonne en haut à droite de la page, qu’il y avait eu un nombre total de 1 349 jours, un nombre total de 248 jours d’absence et 1 101 jours de présence physique. Cela était clairement erroné. Si ces renseignements ont été inscrits avant l’audience, ils auraient dû être corrigés.

 

[8]               On trouve dans les notes du juge, qui ont été versées au dossier, tant le nombre de 248 jours hors du Canada que le nombre de 251 jours susmentionné. Le juge y fait également état de la note de service qu’il avait reçue ainsi que des six voyages non déclarés de M. Salim. Il n’y a aucun moyen de discerner, toutefois, combien de temps ce dernier a passé hors du Canada pendant ces voyages.

 

[9]               Il nous faut aussi faire des conjectures, malheureusement, quant à savoir si le juge a conclu que M. Salim était crédible en regard du nombre de jours mentionné de présence physique au Canada ou encore, plus vraisemblablement, parce que celui-ci n’aurait pas été de mauvaise foi en passant sous silence ses voyages à l’étranger.

 

III.       Le droit

[10]           Un changement est récemment survenu dans la jurisprudence de la Cour lorsqu’ont été rendues la décision Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Takla, 2009 CF 1120, [2009] A.C.F. n° 1371, du juge Mainville, maintenant juge à la Cour d’appel fédérale, et la décision Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Elzubair, 2010 CF 298, [2010] A.C.F. n° 2330, du juge Zinn. Je souscris sans réserve à la décision Elzubair, où l’on a établi comme principe qu’il était satisfait au critère de la résidence lorsque le demandeur avait été physiquement présent au Canada pendant 1 095 jours au cours de la période pertinente. Faute d’une telle présence, le juge de la citoyenneté doit alors examiner si le Canada est le lieu où le demandeur « vit régulièrement, normalement ou habituellement » selon les facteurs non exhaustifs énoncés par la juge Reed dans la décision Koo (Re), [1993] 1 C.F. 286.

 

[11]           Pendant plus de 30 ans, nous avons eu l’infortune de disposer de trois critères de résidence, ou bien de deux diront certains, le second critère comportant lui-même deux volets. Avant les modifications apportées à la Loi dans les années 1970, la Cour assimilait la résidence à la présente physique. Une fois les modifications adoptées, le juge en chef adjoint Thurlow s’est inspiré, dans la décision Re Papadogiorgakis, [1978] 2 C.F. 208, [1978] A.C.F. n° 31, du droit de l’impôt sur le revenu. La question consistait à se demander, selon lui, si l’on devait qualifier de séjour ou de visite la présence au Canada d’un demandeur. Il a ainsi déclaré :

16     Une personne ayant son propre foyer établi, où elle habite, ne cesse pas d'y être résidente lorsqu'elle le quitte à des fins temporaires, soit pour traiter des affaires, passer des vacances ou même pour poursuivre des études. Le fait que sa famille continue à y habiter durant son absence peut appuyer la conclusion qu'elle n'a pas cessé d'y résider. On peut aboutir à cette conclusion même si l'absence a été plus ou moins longue. Cette conclusion est d'autant mieux établie si la personne y revient fréquemment lorsque l'occasion se présente.

 

[12]           M. Papadogiorgakis, qui s’était établi ici puis était parti étudier à l’étranger, n’avait été présent que 79 des 1 095 jours requis. On a statué, néanmoins, qu’il avait satisfait à l’obligation de résidence.

 

[13]           La juge Reed s’est exprimée de façon beaucoup plus nuancée, comme suit,  dans la décision Koo (Re), précitée :

La conclusion que je tire de la jurisprudence est la suivante: le critère est celui de savoir si l'on peut dire que le Canada est le lieu où le requérant « vit régulièrement, normalement ou habituellement ». Le critère peut être tourné autrement: le Canada est-il le pays où le requérant a centralisé son mode d'existence? Il y a plusieurs questions que l'on peut poser pour rendre une telle décision :

1)    la personne était-elle physiquement présente au Canada durant une période prolongée avant de s'absenter juste avant la date de sa demande de citoyenneté?

2)    où résident la famille proche et les personnes à charge (ainsi que la famille étendue) du requérant?

3)    la forme de présence physique de la personne au Canada dénote-t-elle que cette dernière revient dans son pays ou, alors, qu'elle n'est qu'en visite?

4)    quelle est l'étendue des absences physiques (lorsqu'il ne manque à un requérant que quelques jours pour atteindre le nombre total de 1 095 jours, il est plus facile de conclure à une résidence réputée que lorsque les absences en question sont considérables)?

5)    l'absence physique est-elle imputable à une situation manifestement temporaire (par exemple, avoir quitté le Canada pour travailler comme missionnaire, suivre des études, exécuter un emploi temporaire ou accompagner son conjoint, qui a accepté un emploi temporaire à l'étranger)?

6)    quelle est la qualité des attaches du requérant avec le Canada: sont-elles plus importantes que celles qui existent avec un autre pays?

 

[14]           Le juge Muldoon a suivi une démarche contraire dans la décision Pourghasemi (Re) (1993), 62 F.T.R. 122, 19 Imm. L.R. (2d) 259. Il y a déclaré que l’objectif visé par la Loi était de garantir que quiconque :

[...] se soit vu obliger d'acquérir, au préalable, la possibilité quotidienne de « se canadianiser » . Il le fait en côtoyant les Canadiens au centre commercial, au magasin d'alimentation du coin, à la bibliothèque, à la salle de concert, au garage de réparation d'automobiles, dans les buvettes, les cabarets, dans l'ascenseur, à l'église, à la synagogue, à la mosquée ou au temple - en un mot là où l'on peut rencontrer des Canadiens et parler avec eux - durant les trois années requises.

 

[15]           Le juge Muldoom a réitéré le critère de la présence physique dans la décision Harry (Re), 144 F.T.R. 141, [1998] A.C.F. n° 189, et il s’y est dit en profond désaccord avec la décision Re Papadogiorgakis, précitée. Il a déclaré ce qui suit :

8     Les mots « résidence » ou « résident » ont été interprétés avec une certaine fantaisie par certains juges au fil des ans, mais ils sont eux aussi fort clairs. Ils ne signifient pas absence, mais présence. Ces deux mots ont le même sens en français et en anglais. Il n'y a aucune différence de concept d'une langue à l'autre.

 

[16]           Le juge Lutfy, maintenant juge en chef de la Cour, a souligné l’existence de ces divergences dans la jurisprudence dans la décision Lam c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 164 F.T.R. 177, 1999 A.C.F. n° 418. Il a dit qu’il était regrettable qu’en la matière, la Loi ne prévoyait pas l’appel auprès de la Cour d’appel fédérale des décisions de la Section de première instance de la Cour fédérale, et les divergences de vues étaient cause d’incertitude dans l’administration de la justice. Il s’est dit d’avis que le problème allait peut-être bientôt être réglé par le projet de loi C-63, qui avait franchi l’étape de la deuxième lecture en mars 1999. Le juge Lutfy a statué comme suit :

16     La question qui doit être tranchée pendant cette période d'incertitude est celle de savoir si l'étendue du contrôle exercé par la Section de première instance est différente maintenant que l'appel est interjeté au moyen d'une demande au lieu d'être entendu comme un procès de novo.

 

[17]           Le juge Lutfy a conclu que si, dans l’intervalle, un juge de la citoyenneté devait souscrire à l’un des trois courants jurisprudentiels contradictoires, et si les faits d’espèce étaient correctement appliqués aux principes alors applicables, la décision de ce juge de la citoyenneté ne devrait pas être annulée.

 

[18]           Le juge Nadon, maintenant juge à la Cour d’appel fédérale, a déclaré dans la décision Chen c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2001 CFPI 1229, 213 F.T.R. 137, qu’il ne pouvait y avoir deux interprétations correctes d’une loi. Et, quoiqu’il privilégiait lui-même l’interprétation du juge Muldoon plutôt que celle retenue dans la décision Papadogiorgakis telle qu’elle a été modifiée dans la décision Koo, il ne lui était pas nécessaire au vu des faits d’espèce d’en arriver à une conclusion.

 

[19]           Le législateur n’a malheureusement pas réglé le problème, ni en précisant l’obligation de résidence dans la Loi, ni en prévoyant le droit d’en appeler devant la Cour d’appel fédérale.

 

[20]           Cela a conduit le juge Mainville, maintenant juge à la Cour d’appel fédérale, à conclure dans la décision Takla, précitée, qu’il fallait en finir avec cette période du provisoire. Il a choisi l’interprétation donnée dans Koo (Re).

 

[21]           Je fais mienne l’analyse du juge Zinn dans la décision Elzubair, précitée, paragraphes 12, 13 et 14, et je suis d’avis que

a)    la norme de contrôle applicable aux questions de compétence, d’équité procédurale et de justice naturelle est celle de la décision correcte;

b)    quant à la conformité aux exigences de résidence, c’est la norme de la raisonnabilité qui est alors applicable;

c)    si le demandeur était physiquement présent au Canada pendant au moins 1 095 jours, la résidence a été prouvée;

d)    s’il n’était pas physiquement présent le nombre de jours requis, le juge de la citoyenneté doit alors évaluer à titre préliminaire si la résidence a bel et bien été établie, puis, dans l’affirmative, procéder à une évaluation conforme au critère de Koo (Re), précitée

 

[22]           Il y a assurément des circonstances où recourir purement et simplement au critère de la présence physique n’est pas approprié. Je renvoie à cet égard à la décision que j’ai moi-même rendue dans l’affaire Mann c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CF 1479, 33 Imm. L.R. (3d) 282.

 

IV.       Conclusion

[23]           Il se peut bien que le juge de la citoyenneté ait tenté de suivre la décision Koo (Re) plutôt que les deux autres écoles de pensée qui n’ont maintenant plus cours dans la jurisprudence de la Cour. Les motifs du juge de la citoyenneté, toutefois, étaient loin d’être clairs. Le ministre, qui conteste en tout état de cause l’importance de certains des documents présentés, est assurément en droit de connaître le fondement de la décision rendue.


JUGEMENT

1.                  L’appel du ministre est accueilli.

2.                  L’affaire est renvoyée au juge de la citoyenneté Duguay, ou à un autre juge si le juge Duguay ne veut pas ou ne peut pas agir, pour qu’il rende une nouvelle décision tenant compte des présents motifs.

3.                  Aucuns dépens ne sont adjugés.

 

 

 

« Sean Harrington »

Juge

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Evelyne Swenne, traductrice


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                        T-655-10

 

INTITULÉ :                                       M.C.I.  c. MUHAMMAD SALIM

 

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 MONTRÉAL (QUÉBEC)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               LE 27 SEPTEMBRE 2010

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                              LE JUGE HARRINGTON

 

DATE DES MOTIFS

ET DU JUGEMENT :                       LE 29 SEPTEMBRE 2010

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Simone Truong

 

POUR LE DEMANDEUR

Harry Blank

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Myles J. Kirvan

Sous-procureur général du Canada

Montréal (Québec)

 

POUR LE DEMANDEUR

Harry Blank

Montréal (Québec)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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