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Cour fédérale

 

Federal Court

 

Date : 20100924

Dossiers : T‑156‑05

T‑787‑05

 

Référence : 2010 CF 952

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 24 septembre 2010

En présence de madame la juge Johanne Gauthier

 

ENTRE :

ELI LILLY CANADA INC.

demanderesse

et

APOTEX INC. et

LE MINISTRE DE LA SANTÉ

défendeurs

et

ELI LILLY AND COMPANY LIMITED

défenderesse (brevetée)

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNANCE

 

[1]               Dans sa requête présentée en vertu de l’article 399 des Règles des Cours fédérales, DORS 98‑106, Apotex Inc. (Apotex) demande à la Cour d’annuler son ordonnance en date du 27 avril 2007, par laquelle elle a accueilli les demandes d’Eli Lilly Inc. (Eli) visant à obtenir une ordonnance interdisant au ministre de la Santé de délivrer un avis de conformité (AC) à Apotex pour ses produits d’olanzapine jusqu’à l’expiration du brevet canadien no 2041113 (le brevet 113). Apotex demande également une ordonnance rejetant ces demandes dans les dossiers mentionnés ci‑dessus.

 

[2]               L’ordonnance de 2007 a été confirmée par la Cour d’appel fédérale le 4 février 2008, et cette décision est devenue définitive le 4 mars 2008.

 

[3]               Toutefois, le juge James O’Reilly, dans le cadre d’une action en contrefaçon et d’une demande reconventionnelle visant à faire déclarer le brevet 113 invalide (T‑1048‑07)[1], a déclaré toutes les revendications de ce brevet invalides (déclaration in rem), ce qui constituerait de l’avis d’Apotex un fait nouveau justifiant le réexamen de l’ordonnance de 2007[2]. Eli affirme pour sa part que la requête est sans objet étant donné qu’Apotex a obtenu un avis de conformité pour ses produits d’olanzapine le ou vers le 9 octobre 2009.

 

[4]               Après l’audience, il a été convenu qu’il y avait lieu que la Cour attende le résultat de l’appel de la décision du juge O’Reilly, parce que si celle‑ci est infirmée dans son intégralité, la requête d’Apotex deviendra sans objet (Apotex exprima son accord sur ce point).

 

[5]               De fait, la Cour d’appel fédérale a accueilli l’appel et a déclaré que le brevet ne se heurtait à aucune antériorité, et n’était pas évident. Cependant, la Cour a renvoyé l’affaire au juge de première instance pour qu’il statue à nouveau sur « l’invalidité alléguée du brevet 113 en raison des exigences d’utilité et de suffisance de la divulgation » (paragraphe 124). Apotex prétend que cette décision n’a pas rendu sa requête sans objet puisque le juge O’Reilly pouvait encore conclure que le brevet 113 était invalide sur la base des arguments n’ayant pas encore été tranchés. Selon Apotex, il serait prématuré de rejeter la requête et la Cour devrait attendre qu’une décision définitive soit rendue avant de se prononcer de façon à éviter le dépôt d’une nouvelle requête et une audience, après que la décision sur la présente requête aura été rendue et qu’il y aura eu appel de celle‑ci. Eli n’est pas d’accord.

 

[6]               Pour les raisons exposées ci‑dessous, quelle que soit la décision du juge O’Reilly et malgré les arguments habiles de l’avocat d’Apotex, la Cour est d’avis que la présente requête peut être rejetée maintenant.

 

Analyse

[7]               Initialement, entre autres choses, la requête a soulevé la question complexe de la mise en balance de principe fondamental de la chose jugée et des exceptions prévues à l’article 399.

 

[8]               Dans la décision Jhajj c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1995] 2 CF 369 (1re inst.), [1995] FCJ no 499 (1re inst.) (paragraphes 22‑23), le juge Marshall Rothstein note qu’il est facile de concilier le principe de la chose jugée avec le pouvoir de la Cour de corriger des erreurs matérielles ou commises par inadvertance. Il en est ainsi parce que de telles corrections et l’« intérêt du public à ce que le litige prenne fin, l’objectif de la certitude et la protection des droits des plaideurs » n’entrent pas en conflit. Il dit aussi qu’il est « également évident que l’objectif du caractère définitif des jugements ne peut pas tenir devant la fraude » (l’un des motifs de réexamen conformément à l’article 399)[3].

 

[9]               Toutefois, tel que mentionné par le juge dans ladite décision (voir paragraphes 23 et 29), les exceptions qui sont les plus difficiles à concilier avec le principe de la chose jugée sont les deux autres motifs prévus à l’article 399, en particulier le cas suivant : « des faits nouveaux sont survenus ou ont été découverts après que l’ordonnance a été rendue » (alinéa 399(2)a) des Règles). C’est pour ce motif que la présente requête est présentée.

 

[10]           Au moment de l’audience, il n’y avait que quelques décisions de la Cour ou de la Cour d’appel fédérale portant sur des questions similaires ou connexes. Eli s’appuie plus particulièrement sur la décision du juge Russell Zinn dans l’affaire Sanofi‑Aventis c Pharmascience, 2009 CF 915 (Pharmascience), ainsi que sur deux décisions du juge Roger Hughes rendues dans les affaires Apotex Inc. c Syntex Pharmaceutical International, 2009 CF 494 (Syntex), et Pfizer Canada Inc. c Ratiopharm, 2009 CF 1165 (Pfizer)[4], tandis qu’Apotex s’appuie sur la décision de la juge Barbara Reed dans l’affaire Hoffmann‑la Roche Ltd c Canada (Ministre de la Santé nationale et du Bien‑être social), [1999] ACF no 662 (1re inst) (Hoffmann‑La Roche), et sur l’arrêt de la Cour d’appel dans l’affaire Mayne Pharma (Canada) Inc. c Aventis‑Pharma Inc., 2008 CAF 21, [2008] ACF no 67 (CA) (Mayne Pharma).

 

[11]           Bien qu’à proprement parler, comme mentionné par Apotex, aucune de ces décisions n’est contraignante pour la Cour ni ne commande directement la courtoisie judiciaire, elles contiennent des énoncés utiles et déterminants compte tenu notamment que tant la décision Pharmascience que la décision Syntex ont, depuis l’audience, été confirmées par la Cour d’appel fédérale (Pharmascience (CA) 2010 CAF 153, Syntex (CA) 2010 CAF 155). Il ne fait donc pas de doute que ces décisions doivent être prises en compte en l’espèce.

 

[12]           Mais avant d’examiner cette jurisprudence, il est important de comprendre pourquoi les parties débattent de cette question maintenant qu’Apotex a reçu son avis de conformité. De toute évidence, ce n’est pas la demande d’annulation des ordonnances d’interdiction qui importe, car cette question est clairement sans objet. Apotex insiste plutôt sur le fait que la Cour doit rejeter les demandes, étant donné que pour entraîner l’application de l’article 8 du Règlement AC et donner naissance au droit de réclamer des dommages‑intérêts, la demande de l’innovateur doit être « retirée ou faire l’objet d’un désistement […] ou être rejetée par le tribunal qui en est saisi […] ou lors d’un appel ». Par conséquent, à ce stade, le fabricant du médicament générique n’est pas en mesure de réclamer des dommages‑intérêts.

 

[13]           Dans l’affaire Hoffman‑La Roche, la juge Reed traite de la compétence de la Cour d’annuler ou de réexaminer une ordonnance d’interdiction après un changement de circonstances, en particulier après une déclaration de nullité du brevet en cause dans la procédure antérieure d’interdiction. Le ministre de la Santé avait fait valoir que, à la lumière de l’ordonnance d’interdiction, il avait besoin de quelques éclaircissements de la part de la Cour avant de délivrer un avis de conformité pour le produit générique. La juge Reed a jugé qu’il régnait de l’incertitude quant à savoir si l’article 399 des règles s’appliquait dans de telles circonstances. Elle a par conséquent mis l’accent sur la compétence inhérente de la Cour d’annuler une injonction ainsi qu’une ordonnance d’interdiction. Bien que la Cour, en accueillant la requête d’Apotex, ait rejeté la demande, elle passe sous silence ce point particulier dans ses motifs. Il se pourrait bien que cette question n’ait pas été débattue devant la Cour, sachant qu’il n’était pas encore clair à ce moment‑là quelle version de l’article 8 s’appliquait.

 

[14]           En fait, ce n’est seulement que quelques années plus tard, dans l’affaire Syntex, que le juge Hughes a été appelé à traiter de la question de savoir quelle version de l’article 8 pouvait s’appliquer dans le cas de la demande rejetée dans la décision Hoffman‑La Roche, précitée. Il a conclu que la version de 1993 s’appliquait puisque la demande n’était pas pendante à l’époque pertinente, au sens du paragraphe 9(6) du Règlement AC (dispositions transitoires). La Cour d’appel fédérale a souscrit à son opinion à cet égard. Le juge Hughes traite ensuite de la question de savoir si Apotex avait ou non le droit de présenter une demande en vertu de cette version de l’article 8, ainsi qu’en vertu de la version actuelle de l’article 8 du Règlement AC. C’est en relation avec ce dernier point qu’il a noté qu’à son avis, il n’aurait sans doute pas été nécessaire de conclure au rejet en l’espèce.

 

[15]           Bien que la Cour d’appel n’ait pas estimé nécessaire d’examiner la partie de la décision du juge Hughes qui traitait de la version de 1998 de l’article 8 vu son caractère superflu dans les circonstances, la juge Eleanor Dawson, s’exprimant au nom de la Cour, mentionne au paragraphe 8 que c’est pour plus de certitude que la juge Reed a rejeté la procédure relative à l’AC.

 

[16]           Comme indiqué dans les motifs de la Cour d’appel, la signification du terme « expiré », défini à l’article 2 du Règlement AC comme voulant dire « qui est expiré, qui est périmé ou qui a pris fin par l’effet d’une loi » était essentielle à l’analyse du juge Hughes. De l’avis du juge, était notamment visé un brevet déclaré invalide (au paragraphe 16).

 

[17]           La Cour d’appel a ainsi confirmé une fois de plus la position retenue dans des décisions antérieures selon laquelle il n’y a pas lieu d’annuler une ordonnance d’interdiction quand celle‑ci expire naturellement en même temps que le brevet, et notamment lorsque le brevet est invalidé.

 

[18]           À propos de l’interprétation proposée par Apotex du terme « pendante », la Cour d’appel a noté au paragraphe 29 qu’il n’était pas possible que le législateur ait voulu que la compétence inhérente de la Cour de modifier ou d’annuler une ordonnance en fonction de nouvelles circonstances rende « les procédures d’interdiction pendantes de façon permanente [...] de sorte qu’un innovateur risquerait d’être exposé à une responsabilité imprévue des années après avoir eu gain de cause dans des procédures d’interdiction ». Selon la Cour d’appel « [i]l faudrait que le libellé soit plus clair pour en arriver à ce résultat ».

 

[19]           Au paragraphe 36, la Cour d’appel a confirmé l’analogie entre la version de 1993 du Règlement AC et l’injonction interlocutoire interdisant la délivrance d’un avis de conformité pour un maximum de trente mois. La version de 1993 de l’article 8 a été conçue pour fournir un redressement au fabricant de médicaments génériques équivalant à un engagement de payer des dommages‑intérêts dans le cadre d’une injonction interlocutoire. Les parties ont convenu devant moi que c’était exactement le but visé par l’article 8 du Règlement AC actuel. Par conséquent, il est particulièrement révélateur que le juge Dawson ait dit :

 

À mon avis, l’article 8 ne visait pas à fournir un recours lorsque l’innovateur avait gain de cause dans la procédure d’interdiction, même si le fabricant de médicaments génériques avait ultérieurement gain de cause dans un litige en matière de brevets. Par conséquent, je suis d’accord avec le juge pour dire qu’Apotex ne peut « revenir en arrière et demander que le brevet 671 soit déclaré invalide dans le cadre de l’action au motif qu’il était expiré au sens de l’article 8 » de la version du Règlement de 1993.

 

[20]           Bien que la Cour d’appel ne se base pas expressément sur les autorités anglaises mentionnées dans la décision du juge Hughes, celle‑ci note que la conclusion du juge était fondée entre autres sur ces autorités. Je trouve qu’il est utile de reproduire un passage citant la décision de la Cour d’appel anglaise dans l’affaire Unilin Beheer BV c Berry Floor NV, [2007] EWCA Civ. 364 (CA), étant donné qu’Eli se fonde sur ce passage qu’Apotex cherche à écarter.

 

[traduction]

44. Un puriste pourrait cependant dire : c’est absurde et, de surcroît, injuste qu’un homme ait à payer pour faire ce que nous savons, avec du recul, avoir été légitime. Je suppose que le puriste pourrait dire également qu’un titulaire de licence qui a versé des redevances en vertu d’un brevet qui est ensuite annulé rétroactivement devrait ravoir son argent. Il pourrait même dire qu’un homme qui a perdu des profits en s’abstenant de mener une activité commerciale par crainte de contrefaire le brevet – une crainte que l’on sait maintenant être sans fondement – devrait avoir droit à une forme de réparation.

 

45. Je pense cependant qu’il existe des raisons valables et pragmatiques pour lesquelles l’approche puriste traduit un mauvais sens des affaires. Vous ne pouvez pas tout réduire à néant sans créer de l’incertitude. Et lorsqu’une décision finale a été rendue dans une affaire opposant équitablement les parties, elle devrait être considérée comme la réponse finale à leur litige.

 

46. Un brevet est toujours potentiellement menacé. Une personne peut se présenter avec une antériorité tout à fait pertinente, mais qui est peu connue (mon exemple favori est une antériorité écrite en sanskrit se trouvant par erreur dans la section pour enfants de la bibliothèque publique d’Alice Springs) ou simplement avec une meilleure preuve concernant des antériorités connues. Il n’y a aucune raison de défaire ce qui a été fait ou de considérer une décision finale comme une décision simplement provisoire. Une fois qu’une décision finale est rendue, les gens d’affaires devraient être en mesure de poursuivre leurs activités, sachant quelle est la position[5].

 

[21]           Dans l’affaire Pfizer, le juge Hughes a eu une autre occasion de traiter de cette question, mais cette fois seulement de façon incidence étant donné que dans la requête dont il était saisi, le fabricant de médicaments génériques cherchait réellement à faire modifier une ordonnance d’interdiction rendue par la Cour d’appel fédérale (après l’annulation de la décision de première instance). Il était clair que la Cour n’avait pas compétence à cet égard, mais le juge Hughes, par souci de prudence, a commenté les questions sous‑jacentes. Une fois de plus, il a noté qu’il n’y avait aucune raison de modifier l’ordonnance d’interdiction étant donné que celle‑ci avait expiré lorsque le brevet a été déclaré invalide. Pour ce qui est de la demande de Ratiopharm visant à ce que la requête soit rejetée, il a conclu qu’il n’existait plus de controverse dans le cadre de la procédure relative à l’article 8, et il a établi une distinction à cet égard entre l’affaire dont il était saisi et la décision de la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Apotex Inc. c Bayer AG, 2004 CAF 242. De la même façon que dans la présente instance, la déclaration d’invalidité avait été faite dans le cadre d’une action visant à invalider le brevet en cause dans la procédure (brevet canadien no 1 321 393) fondée sur le Règlement AC, mais il s’agissait d’une action entre les mêmes parties que celles en cause dans la procédure fondée sur ledit Règlement. Ce jugement n’a pas été porté en appel.

 

[22]           Au paragraphe 30 de ses motifs, le juge Hughes déclare:

 

Le jugement rendu dans le cadre de l’action en invalidation, qui est une instance différente, a entraîné l’« expiration » du brevet, mais il ne « rejette » pas l’instance relative à un AC.

 

Il note toutefois qu’il aurait pu avoir exercé son pouvoir discrétionnaire différemment si le brevet avait été obtenu par fraude et, que ce motif avait été soulevé dans la procédure d’interdiction. En effet, il indique que « chaque procédure doit être examinée en fonction de son “propre” bien‑fondé[6], sans égard à ce qui aurait pu se produire dans, par exemple, une action débattue et tranchée concernant le même brevet » (paragraphe 46).

 

[23]           La situation qu’avait à examiner le juge Zinn dans l’affaire Pharmascience, précitée, était quelque peu différente. Dans cette affaire, le fait nouveau invoqué par le fabricant de médicaments génériques en vue de faire annuler les ordonnances d’interdiction et d’obtenir le rejet de deux demandes connexes était simplement que les allégations invoquées dans les deux demandes avaient entre temps été invalidées dans le cadre d’une action en contrefaçon entre le titulaire du brevet et deux autres fabricants de médicaments génériques.

 

[24]           Selon Apotex, il s’agit d’une distinction cruciale, étant donné que lorsqu’une déclaration d’invalidité est faite en matière réelle, il n’y a pas d’assise sur laquelle fonder la décision relative à la procédure d’interdiction. Le juge a conclu que, contrairement à la situation dans les affaires Hoffman‑La Roche et Syntex, par exemple, les ordonnances d’interdiction n’étaient pas devenues sans objet étant donné que le brevet n’avait pas expiré. Il a donc annulé les ordonnances d’interdiction pour l’avenir. Toutefois, il a noté qu’il serait inapproprié d’annuler les conclusions de la Cour en ce qui concerne les demandes et d’ordonner le rejet des deux demandes d’interdiction. À cet égard, il mentionne qu’il partage le point de vue du juge Hughes selon lequel la juge Reed n’avait pas besoin de rejeter la requête dans l’affaire Hoffman‑La Roche et que, dans les affaires dont il était saisi, les constatations faites par la Cour n’avaient pas été ébranlées par les conclusions du juge de première instance dans l’action en contrefaçon qui était fondée sur un motif d’invalidité différent.

 

[25]           La Cour d’appel fédérale a rejeté l’appel formé contre la décision ayant annulé les ordonnances d’interdiction parce qu’il était sans objet. Elle a noté, cependant, que l’appel concernant le refus du juge Zinn de rejeter les demandes d’interdiction, qui donnait sans doute lieu à une réclamation en dommages‑intérêts en vertu de l’article 8 du Règlement AC, n’était pas sans objet. Non seulement la Cour a estimé qu’elle ne pouvait conclure qu’une erreur avait été commise dans l’exercice du pouvoir discrétionnaire du juge, mais la juge Karen Sharlow, s’exprimant pour la Cour, a expressément déclaré : « nous sommes d’accord avec sa décision […] de ne pas rejeter les demandes d’interdiction, essentiellement pour les mêmes motifs » (paragraphe 6).

 

[26]           Enfin, l’arrêt de la Cour d’appel fédérale dans l’affaire Mayne‑Pharma n’est pas particulièrement utile en ce que les motifs sont très brefs et les circonstances tout à fait différentes de celles à l’examen. Dans cette affaire, l’ordonnance d’interdiction n’était pas définitive, la Cour d’appel n’ayant pas encore statué sur l’appel. En fait, c’est au cours de l’audience que la Cour d’appel a appris que le brevet en cause avait été retiré du registre à la suite d’une décision dans une autre instance. Comme on pouvait s’y attendre, la Cour d’appel a rejeté la demande et, dans ce contexte, elle a noté que la « demande d’ordonnance d’interdiction est un recours que les titulaires de brevet ne peuvent exercer que dans le contexte du [Règlement AC]. Si la Cour maintenait l’ordonnance d’interdiction en l’espèce, elle permettrait à l’intimée de tirer profit d’un recours que cette dernière ne peut exercer hors du contexte du [Règlement AC], dans des circonstances qui, aux termes du Règlement, n’y donnent pas ouverture » (paragraphe 3). Il est clair que dans ce cas il n’y avait pas de problème lié à la chose jugée et que les questions dont la Cour était saisie étaient directement liées à la procédure d’interdiction en soi.

 

[27]           Apotex soutient fermement que tout ce qui précède peut être écarté dans les circonstances de l’espèce[7] et que la Cour doit suivre Hoffman‑La Roche en raison principalement des points suivants :

a.       le principe de la chose jugée ou des contestations indirectes n’est pas en jeu étant donné que l’article 399 des Règles s’applique;

b.      les autorités anglaises, telles que la décision Unilin, ne sont donc pas pertinentes, car elles sont fondées sur des principes de certitude commerciale non pertinents en ce qui concerne l’exercice du pouvoir discrétionnaire en vertu de l’article 399;

c.       il serait injuste que l’innovateur ait bénéficié d’une injonction interlocutoire sur la base d’un brevet invalide;

d.      contrairement à la situation dans l’affaire Pharmascience, la décision du juge O’Reilly est fondée sur des motifs invoqués par Apotex dans son avis d’allégation et examinés par la Cour dans les motifs de l’ordonnance de 2007;

e.       la Cour ne devrait pas se préoccuper de savoir si Apotex est par ailleurs en droit de réclamer des dommages‑intérêts en vertu de l’article 8. Il importe seulement que son pouvoir discrétionnaire soit exercé d’une manière qui n’empêche pas l’exercice de ce droit, le cas échéant;

f.       comme l’a noté le juge Gibson, bien que dans un contexte différent dans l’affaire Smith c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 712, [2008] 1 RCF 694 (1re inst) (paragraphe 41), une fois l’ordonnance d’interdiction annulée, la requête renaît et il doit être statué sur celle‑ci. Comme elle est maintenant sans objet, elle doit être rejetée. L’ordonnance de 2007 ne peut d’aucune façon servir d’assise à la demande.

 

[28]           Ayant examiné la décision Smith dans le contexte de la jurisprudence plus récente, et, notamment, en tenant compte des récents commentaires de la Cour d’appel fédérale mentionnés ci‑dessus, la Cour n’est pas disposée à exercer son pouvoir discrétionnaire, pour annuler sa décision de 2007 d’accorder les demandes en cause compte tenu du fait que les motifs spécifiques énoncés dans l’avis d’allégation d’Apotex étaient injustifiés.

 

[29]           Dans sa décision, la Cour d’appel fédérale a effectivement confirmé les constatations faites dans l’ordonnance de 2007 en ce qui concerne l’évidence et l’anticipation. Les motifs sur lesquels le juge O’Reilly doit se pencher à nouveau n’avaient pas été soulevés dans l’avis d’allégation d’Apotex. La décision de 2007 traite expressément de ces points et a été confirmée par la Cour d’appel fédérale. Il n’y a donc pas de raison valable de distinguer les opinions exprimées dans l’affaire Pharmascience.

 

[30]           Il est maintenant tout à fait clair à partir de la décision de la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Syntex qu’il n’est pas nécessaire d’annuler l’ordonnance d’interdiction lorsque le brevet expire par suite d’une déclaration d’invalidité.

 

[31]           En ce qui concerne l’équité, les déclarations de la Cour d’appel fédérale dans l’affaire Syntex, bien que faites à l’égard de la version de 1993 de l’article 8, sont tout à fait applicables en l’espèce. En effet, dans la présente affaire, il est tout à fait évident, lorsqu’on considère l’analogie sur laquelle s’appuie Apotex, à savoir que le dépôt d’une demande s’apparente à une requête en injonction provisoire, et que l’article 8 tient lieu d’engagement à payer des dommages‑intérêts, que cela n’aurait guère de sens qu’une telle garantie contre des dommages‑intérêts s’applique à l’égard d’une autre action ou procédure, et encore moins lorsque les parties ne sont pas les mêmes. La Cour n’a pas connaissance qu’un engagement à payer des dommages‑intérêts ait été donné comme garantie contre des dommages‑intérêts résultant d’une injonction si le brevet est invalidé plus tard dans le cadre d’une action en radiation entre d’autres parties.

 

[32]           Il est incontestable que la version actuelle de l’article 8 a été conçue pour clarifier l’intention du législateur. Quand l’article 8 a été adopté après de vastes consultations, il aurait été facile de préciser, si cela avait été l’intention du législateur, que le fabricant de médicaments génériques devait être indemnisé si le brevet inscrit venait à être déclaré invalide. Au lieu de cela, le législateur a choisi de se concentrer sur toutes les possibilités qui pourraient se produire dans le cours normal d’une procédure d’interdiction (à savoir être rejetée, abandonnée, annulée en appel, etc.)

 

[33]           La Cour conclut qu’il n’y a aucune raison valable de changer le statu quo en offrant à Apotex une possibilité qui avait cessé d’exister lorsque la Cour d’appel fédérale a confirmé l’ordonnance de 2007. Apotex a eu pleinement l’occasion de soulever toutes les allégations possibles concernant l’invalidité du brevet 113 dans son avis d’allégation. De plus, dès le début, Apotex avait le droit de demander la radiation. Ayant mis en balance la question de l’équité, je n’estime pas que l’exercice favorise Apotex en l’espèce.

 

[34]           Enfin, comme indiqué par le juge Rothstein dans l’affaire Jhajj, l’intérêt public dans le caractère définitif des litiges (y compris dans l’intérêt public, dans les intérêts commerciaux ) est l’un, mais non le seul, des ingrédients ou principes que la Cour doit mettre en balance lorsqu’elle exerce son pouvoir discrétionnaire en ce qui concerne les exceptions au principe de la chose jugée énoncées à l’article 399. En outre, comme indiqué par Eli dans ses observations supplémentaires, il ne fait aucun doute que la Cour d’appel d’Angleterre tout comme la Cour fédérale a compétence pour modifier ses propres jugements.

 

[35]           Comme l’a souligné le juge Rothstein (voir la décision Jhajj au paragraphe 21), le pouvoir discrétionnaire conféré à la Cour au paragraphe 399(2) est exceptionnel. La Cour devrait donc faire preuve d’une grande prudence lorsqu’elle l’exerce. En l’espèce, c’est encore plus vrai lorsqu’on considère, comme indiqué dans l’affaire Unilin, que la validité d’un brevet peut en tout temps être attaquée pendant la période de validité du brevet.

 

[36]           Ayant examiné toutes les circonstances, la Cour conclut que la requête doit être rejetée avec dépens.


 

ORDONNANCE

 

LA COUR ORDONNE :

La demande est rejetée avec dépens.

 

 

« Johanne Gauthier »

Juge

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Chantal DesRochers, LL.B., D.E.S.S. en trad.

 


ANNEXE A

 

Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité), DORS/93‑13 :

6 (5) Sous réserve du paragraphe (5.1), lors de l’instance relative à la demande visée au paragraphe (1), le tribunal peut, sur requête de la seconde personne, rejeter tout ou partie de la demande si, selon le cas :

a) les brevets en cause ne sont pas admissibles à l’inscription au registre;

b) il conclut qu’elle est inutile, scandaleuse, frivole ou vexatoire ou constitue autrement, à l’égard d’un ou plusieurs brevets, un abus de procédure

6(5) Subject to subsection (5.1), in a proceeding in respect of an application under subsection (1), the court may, on the motion of a second person, dismiss the application in whole or in part

 

(a) in respect of those patents that are not eligible for inclusion on the register; or

(b) on the ground that it is redundant, scandalous, frivolous or vexatious or is otherwise an abuse of process in respect of one or more patents

 

 

Règles des Cours fédérales, DORS 98‑106

399 (1) La Cour peut, sur requête, annuler ou modifier l’une des ordonnances suivantes, si la partie contre laquelle elle a été rendue présente une preuve prima facie démontrant pourquoi elle n’aurait pas dû être rendue :

a) toute ordonnance rendue sur requête ex parte;

b) toute ordonnance rendue en l’absence d’une partie qui n’a pas comparu par suite d’un événement fortuit ou d’une erreur ou à cause d’un avis insuffisant de l’instance.

Annulation

 

(2) La Cour peut, sur requête, annuler ou modifier une ordonnance dans l’un ou l’autre des cas suivants :

a) des faits nouveaux sont survenus ou ont été découverts après que l’ordonnance a été rendue;

b) l’ordonnance a été obtenue par fraude.

Effet de l’ordonnance

 

(3) Sauf ordonnance contraire de la Cour, l’annulation ou la modification d’une ordonnance en vertu des paragraphes (1) ou (2) ne porte pas atteinte à la validité ou à la nature des actes ou omissions antérieurs à cette annulation ou modification

399 (1) On motion, the Court may set aside or vary an order that was made

(a) ex parte; or

(b) in the absence of a party who failed to appear by accident or mistake or by reason of insufficient notice of the proceeding,

if the party against whom the order is made discloses a prima facie case why the order should not have been made.

Setting aside or variance

 

 

 

 

(2) On motion, the Court may set aside or vary an order

(a) by reason of a matter that arose or was discovered subsequent to the making of the order; or

(b) where the order was obtained by fraud.

Effect of order

 

 

 

(3) Unless the Court orders otherwise, the setting aside or variance of an order under subsection (1) or (2) does not affect the validity or character of anything done or not done before the order was set aside or varied.

 

 

 


COUR FÉDÉRALE DU CANADA

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                        T‑156‑05

 

INTITULÉ :                                      ELI LILLY CANADA INC. c APOTEX INC. et LE MINISTRE DE LA SANTÉ, et ELI LILLY et COMPANY LIMITED

 

LIEU DE L’AUDIENCE :              Ottawa (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :             Le 16 octobre 2009

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE : LA JUGE GAUTHIER

 

DATE DES MOTIFS :                     Le 24 septembre 2010

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Anthony Creber

Scott Robertson

 

POUR LA DEMANDERESSE

Andrew Brodkin

 

POUR LA DÉFENDERESSE APOTEX

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

GOWLING LAFLEUR HENDERSON SRL

 

POUR LA DEMANDERESSE

GOODMANS SRL

 

POUR LA DÉFENDERESSE APOTEX

 



[1] La décision de la Cour d’appel a été prononcée le 21 juillet 2010 : 2010 CAF 197, [2010] ACF no 951 (QL).

[2] Apotex affirme que, subsidiairement, les demandes devraient être rejetées en vertu du paragraphe 6(5) du Règlement sur les médicaments brevetés (Avis de Conformité) (le Règlement AC). Cet argument ne sera pas davantage examiné étant donné qu’il est clair qu’il ne s’applique pas à des demandes qui ont déjà fait l’objet d’un jugement sur le fond.

 

[3] Anciennement l’article 1733 des Règles.

[4] Décision n’ayant pas fait l’objet d’un appel.

 

[5] Dans l’arrêt Unilin, la Cour d’appel anglaise appliquait une ligne de jurisprudence uniforme, dont les arrêts Coflexip SA c Stolt offshore MS Ltd. no 2, [2004] FSR 708 (CA) et Poulton c Adjustable Cover et Boiler Block Company (1908), 24 RPC 661 (CA).

[6] Pour arriver à cette conclusion, il s’est référé aux décisions la Cour d’appel fédérale dans l’affaire Apotex Inc. c Janssen Ortho Inc. 2009 CAF 212, et Sanofi‑Aventis Canada Inc. c Novopharm 2007 CAF 163, ainsi qu’à la jurisprudence générale traitant de l’interprétation stricte que doivent recevoir le Règlement AC et les procédures fondées sur ce Règlement.

 

[7] Pendant l’audience, Apotex a également affirmé que la décision du juge Hughes dans l’affaire Syntex était erronée. C’était évidemment avant que la décision de la Cour d’appel fédérale soit rendue.

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