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Date : 20100914

Dossier : IMM-286-10

Référence : 2010 CF 909

TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE

Ottawa (Ontario), le 14 septembre 2010

En présence de Madame la juge Snider

 

 

ENTRE :

KHAKIM KHAKIMOV

DILOVAR KADIROVA

AMIRBEK SOBIROV

demandeurs

 

et

 

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

 

défendeur

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

I.          Contexte

 

[1]               Le demandeur principal, son épouse et leur jeune fils sont des Ouzbeks qui demandent l’asile au Canada en application de l’article 96 et du paragraphe 97(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la LIPR). Les demandeurs affirment avoir été victimes d’une extorsion machinée par des fonctionnaires en Ouzbékistan.

 

[2]               Par décision en date du 8 décembre 2009, la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la Commission) a jugé que les demandeurs n’étaient pas des réfugiés au sens de la Convention ni des personnes à protéger. Dans sa brève décision, la Commission n’a pas semblé mettre en doute le témoignage du demandeur principal sur le dispositif d’extorsion mis en place en Ouzbékistan par des « agents de la police fiscale ». Cependant, elle a conclu que :

 

·                    Même si les demandeurs craignent les agissements criminels de la police fiscale, cette crainte ne présente aucun lien avec les motifs prévus par la Convention. La demande d’asile présentée au titre de l’article 96 n’est donc pas recevable.

 

·                    Les demandeurs n’ont pas réfuté la présomption d’existence d’une protection de l’État. La demande d’asile présentée au titre de l’article 96 et du paragraphe 97(1) n’est donc pas recevable.

 

[3]               Les demandeurs ont demandé le contrôle judiciaire de cette décision.

 

II.        Points litigieux

 

[4]               Le principal point soulevé dans cette demande est de savoir si la Commission a commis une erreur en concluant que les demandeurs pouvaient obtenir de l’État une protection, et cela parce qu’elle n’a pas tenu compte :

 

1.                  du témoignage des demandeurs, qui affirmaient avoir tenté d’obtenir de l’État en Ouzbékistan une protection;

 

2.                  de la preuve documentaire qui traitait explicitement de la corruption en Ouzbékistan, ainsi que des lacunes de la protection offerte par l’État dans ce pays.

 

III.       Norme de contrôle

 

[5]               Globalement, la décision de la Commission doit être revue d’après la norme de la décision raisonnable. Selon cette norme, la Cour s’abstiendra d’intervenir si la décision appartient aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit (arrêt Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190, au paragraphe 47). En revanche, la Cour pourra intervenir si elle est d’avis que la Commission a rendu sa décision sans tenir compte des éléments dont elle disposait (Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. 1985, ch. F-7, alinéa 18.1(4)d)).

 

IV.       Analyse

 

A.        Tentative des demandeurs d’obtenir de l’État une protection

 

[6]               Dans son Formulaire de renseignements personnels (FRP), le demandeur principal décrivait la prétendue extorsion machinée par deux agents de la police fiscale, et il résumait les événements suivants qui s’étaient produits après le début des faits d’extorsion :

 

·                    Le 1er septembre 2007, les demandeurs ont sollicité l’aide d’un ami de la famille (l’ami), qui travaillait pour le service fiscal.

 

·                    Le 4 septembre 2007, l’ami a découvert que les deux agents travaillaient pour un haut fonctionnaire de la police fiscale, et il a dit au demandeur principal qu’il parlerait à leur chef.

 

·                    Le 9 septembre 2007, l’ami a dit au demandeur principal qu’il avait parlé au chef des deux agents, et le chef lui aurait répondu qu’il [traduction] « était très en colère et ne souhaitait pas négocier quoi que ce soit ».

 

·                    Le 15 septembre 2007, les deux agents de la police fiscale, très irrités des plaintes faites à leur chef, sont retournés voir le demandeur, sur les lieux de son entreprise. Le demandeur principal a dit que l’un des agents lui a donné un coup à l’estomac et a frappé son beau-frère au visage avec une carabine. Ils ont dit au demandeur principal et à son beau-frère que leur châtiment serait l’obligation pour eux de payer dorénavant 1 000 $ par mois, et ils les ont menacés en affirmant que [traduction] « si vous ne payez pas, nous vous tuerons ».

 

[7]               Selon les demandeurs, cette preuve montre qu’ils ont bien essayé d’obtenir de l’État une protection, contrairement à la conclusion suivante de la Commission :

Les demandeurs d’asile n’ont pas cherché à obtenir la protection offerte par l’État afin d’atténuer leurs problèmes. Le demandeur d’asile a seulement consulté un ami de son père pour lui demander s’il pouvait l’aider. Le fait qu’il avait communiqué, directement ou indirectement, avec leur supérieur a eu pour effet d’irriter les agents.

 

[8]               La Commission semble avoir passé outre à l’argument des demandeurs selon lequel ils avaient tenté d’obtenir de l’État une protection, en s’adressant à l’ami, qui à son tour avait parlé à un cadre supérieur de la police fiscale. Il était loisible à la Commission de rejeter, après l’avoir examinée, l’affirmation selon laquelle la police fiscale faisait partie de l’appareil d’État. Cependant, elle n’a nullement abordé cet aspect dans ses motifs.

 

[9]               Les demandeurs ont produit une preuve qui, d’après eux, montrait qu’ils avaient tenté d’obtenir de l’État une protection; il incombait à la Commission d’examiner cette preuve. Sans doute la Commission pouvait-elle, après analyse, dire que d’autres démarches auraient dû être faites. Puisqu’elle n’a pas examiné cet aspect, je suis d’avis que la Commission a commis une erreur pour avoir laissé de côté la preuve selon laquelle les demandeurs avaient tenté d’obtenir de l’État une protection.

 

B.         Preuve documentaire de la corruption

 

[10]           La preuve documentaire faisait abondamment référence au climat de corruption qui règne en Ouzbékistan. Dans sa décision, la Commission a fait une affirmation générale, en disant reconnaître l’existence de la corruption, et elle ajoute, preuve documentaire à l’appui, que la protection offerte par l’État est suffisante. Hormis cela, sa décision peine à me convaincre qu’elle a tenu compte de la preuve dont elle disposait. La manière dont elle a évalué la preuve documentaire me cause deux difficultés de taille.

 

[11]           D’abord, il est largement admis que la Commission ne peut se fonder sur un document pour confirmer une conclusion que le document contredit sans que, dans son analyse, elle n’examine la contradiction. Voir par exemple la décision Cepeda-Gutierrez c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (1998), 157 F.T.R. 35, [1998] A.C.F. n° 1425 (QL). Tout en citant le rapport du Département d’État des États-Unis où il est fait état de la conduite de la police, la Commission en a ôté les phrases qui contredisaient directement sa conclusion, au lieu d’examiner la question. La Commission a commis une erreur en enlevant les phrases de leur contexte.

 

[12]           Deuxièmement, la Commission a vu dans l’arrestation et la condamnation de Sandjar Umarov la preuve que l’État s’attaque à la corruption. La lecture du document invoqué montre que des sources indépendantes et dignes de foi ont la conviction que l’arrestation et la condamnation de M. Umarov répondaient à un mobile politique. Dans sa décision, la Commission néglige d’évoquer l’opposition internationale à l’arrestation, considérée comme étant de nature politique : par exemple, [traduction] « l’administration Bush et les organisations internationales de défense des droits de l’homme ont critiqué l’arrestation, qu’elles qualifient d’arrestation politique » [Dossier du demandeur, page 29]. La Commission est arrivée sur ce point à une conclusion abusive qui ne tient pas compte de la preuve dont elle disposait.

 

[13]           Le défendeur fait observer que la preuve documentaire qui fait état d’arrestations arbitraires montre que ces personnes étaient des activistes politiques ou des défenseurs des droits de l’homme, et non des personnes se trouvant dans la même situation que le demandeur principal. La difficulté que me cause cet argument est que la Commission ne dit rien de cette distinction dans ses motifs. Sans doute la Commission pouvait-elle conclure, après examen de la preuve documentaire, qu’il n’était pas établi que des personnes dans la même situation que le demandeur étaient souvent les cibles d’arrestations arbitraires. Cependant, cette analyse, si elle l’a faite, n’apparaît pas dans ses motifs, et le défendeur ne peut l’invoquer maintenant.

 

[14]           En résumé, les demandeurs ont produit une preuve montrant qu’ils ne pouvaient obtenir de l’État en Ouzbékistan une protection. La Commission n’a pas examiné suffisamment la preuve documentaire dont elle disposait, ce qui me conduit à conclure que la Cour devrait intervenir.

 

V.        Conclusion

 

[15]           Pour ces motifs, je ferai droit à la présente demande de contrôle judiciaire, et je renverrai la décision à la Commission afin qu’elle soit à nouveau examinée.

 

[16]           Aucune des parties n’a proposé que soit certifiée une question.


JUGEMENT

 

LA COUR ORDONNE :

 

1.                  La demande de contrôle judiciaire est accueillie, la décision de la Commission est annulée et l’affaire est renvoyée à la Commission afin qu’elle soit à nouveau examinée par un tribunal composé de membres différents;

 

2.                  Aucune question de portée générale n’est certifiée.

 

 

« Judith A. Snider »

Juge

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Édith Malo, LL.B.

 

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                                    IMM-286-10

 

 

INTITULÉ :                                                   KHAKIM KHAKIMOV c. LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                             TORONTO (Ontario)

 

 

DATE DE L’AUDIENCE :                           LE 9 SEPTEMBRE 2010

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                                          LA JUGE SNIDER

 

 

DATE DES MOTIFS :                                  LE 14 SEPTEMBRE 2010

 

 

COMPARUTIONS :

 

David P. Yerzy

 

POUR LES DEMANDEURS

Khatidja Moloo

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

David P. Yerzy

Avocat

Toronto (Ontario)

 

POUR LES DEMANDEURS

Myles J. Kirvan

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

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