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Date : 20100917

Dossier : T‑1610‑08

Référence : 2010 CF 933

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 17 septembre 2010

En présence de monsieur le juge Phelan

 

 

Entre :

MERCK‑FROSST ‑ SCHERING PHARMA GP

et SCHERING CORPORATION

demanderesses

et

 

Le ministre de la santé

et TEVA CANADA LIMITÉE

défendeurs

 

Motifs du jugement et jugement

 

I.          INTRODUCTION

[1]               Il s’agit d’une demande en vertu du paragraphe 55.2(4) de la Loi sur les brevets et de l’article 6 du Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité) (DORS/93‑133) présentée par Merck‑Frosst – Schering Pharma GP et Schering Corporation (Merck) visant l’obtention d’une ordonnance interdisant au ministre de la Santé de délivrer un avis de conformité à Novopharm Limited pour sa version générique de la drogue ézétimibe.

 

[2]               Novopharm Limited est maintenant connue sous la raison sociale Teva Canada Limitée (Teva); une ordonnance modifiant l’intitulé a été prononcée.

 

[3]               L’ézétimibe, médicament utilisé dans le traitement de l’hypercholestérolémie, est visé par le brevet canadien 2,172,149 (le brevet 149). Il s’agit d’un composé de la famille des bêta‑lactames substitué par un groupe hydroxyle qui a été découvert après d’autres recherches sur un brevet antérieur, le brevet canadien 2,114,007 (le brevet 007) concernant des composés bêta‑lactame hypocholestérolémiants.

 

[4]               Teva allègue que le brevet 149 est évident dans le contexte du brevet 007. Son témoin principal, M. Sutherland, a décrit un procédé en [traduction] « dix étapes » que, selon lui, une « personne moyennement versée dans l’art » aurait su comment suivre et qui aurait mené facilement et sans difficulté au brevet 149.

 

[5]               La preuve de Teva contraste d’une façon frappante avec ce qui s’est réellement produit lors de la découverte de l’ézétimibe et avec le témoignage des experts de Merck concernant ce qu’une personne moyennement versée dans l’art connaîtrait à propos de la « facilité » avec laquelle l’ézétimibe pouvait être découvert.

 

[6]               La question centrale en l’espèce est un choix difficile entre experts sur la question de savoir si le brevet 007 faisait de ce qui est devenu le brevet 149 un « essai allant de soi » au regard de la réalité de ce que Merck a fait pour découvrir l’ézétimibe.

II.         Contexte

A.        Observations préliminaires

[7]               L’ézétimibe est utilisé dans la prévention et le traitement de l’athérosclérose, une maladie cardiovasculaire qui survient lorsque le cholestérol et d’autres substances s’accumulent dans les parois artérielles. Cette affection mène à la crise cardiaque, à l’accident vasculaire cérébral et à une mort possible. La clé du traitement et de la prévention consiste à abaisser le taux de cholestérol.

 

[8]               Comme il est souligné dans le brevet 149, les « esters de cholestérol » sont un composant majeur des lésions qui se forment dans les parois artérielles. Ils jouent un rôle dans l’absorption intestinale du cholestérol. Un des moyens d’inhiber la formation des lésions causées par l’accumulation du cholestérol est d’inhiber la formation de ces esters et de réduire le taux de cholestérol sérique.

 

[9]               Le foie constitue un déterminant essentiel du taux de cholestérol plasmatique au siège de la synthèse et de la sécrétion des lipoprotéines de très basse densité (VLDL) qui sont métabolisées en lipoprotéines de basse densité (LDL). Les LDL transportent le cholestérol dans le plasma et une augmentation de leur concentration est corrélée à un risque accru d’athérosclérose. Une diminution de l’absorption du cholestérol entraîne une réduction de la production de LDL, ce qui a pour effet net de réduire le taux de cholestérol plasmatique.

 

[10]           Les statines étaient et continuent d’être le médicament de choix pour traiter l’athérosclérose. Selon la preuve non contestée de la défenderesse, les statines continuent de dominer ce domaine, même si, comme l’ont mentionné les demanderesses, elles entraînent des effets secondaires qui rendent certains patients intolérants à leur égard.

Merck a mis au point l’ézétimibe dans le but d’offrir un produit complémentaire ou de rechange.

 

[11]           L’ézétimibe est un type de bêta‑lactame dérivé de l’azétidinone. Les bêta‑lactames sont des cycles sur lesquels il est possible de placer des substituants (parties de molécules) d’une manière caractéristique et définie dans l’espace.

 

[12]           La « biotransformation » et le « métabolisme » ont particulièrement été matière à controverse parmi les experts. La biotransformation est l’action chimique exercée par l’organisme sur un composé. Le métabolisme d’un médicament dans le corps en est un exemple. Le métabolisme produit des métabolites ou des métabolites présumés (métabolites dont on suppose l’existence, mais qui n’ont pas encore été mis à l’essai) qui constituent les composés transformés.

 

[13]           Le témoignage d’expert a montré qu’il y a deux phases de métabolisme. Le métabolisme de phase I crée des métabolites qui peuvent être biologiquement actifs, d’une activité moindre ou d’une activité différente de celle du composé d’origine.

Beaucoup de métabolites produits dans la phase I sont ensuite sensibles au métabolisme de phase II, qui élimine généralement les produits hors de l’organisme par excrétion – pas toujours dans le cas d’un médicament. Les métabolites produits dans la phase II sont généralement inactifs. La probabilité d’un métabolisme de phase II et la capacité des composés d’être de nouveau soumis au métabolisme de phase I ont été une grande source de désaccord entre les experts des deux parties.

 

[14]           Tout au long de leur témoignage, les experts ont fait référence au principe de « clé et serrure ». Pour avoir un effet, une molécule de médicament se lie à la cible à l’intérieur du corps. La forme de la molécule et ses propriétés électroniques auront une influence sur l’interaction. Comme il y a de nombreux points de contact entre la « clé » (la molécule) et la « serrure » (la cible), les modifications apportées à l’une ou à l’autre peuvent modifier la façon dont un médicament se fixe à la cible.

 

[15]           Un aspect clé du témoignage du seul expert de la société Teva, M. Sutherland, est le « métabolisme oxydatif » ou l’« oxydation », un type de biotransformation qui donne lieu au métabolisme de phase I. L’oxydation fait partie du processus par lequel des groupes hydroxyles (OH) peuvent être ajoutés à un composé.

 

[16]           Le fondement sur lequel Teva s’appuie pour  prétendre qu’une personne versée dans l’art pourrait facilement arriver à l’invention revendiquée à partir des antériorités reposait sur  « l’analyse de la relation structure‑activité » (analyse RSA). Ce genre d’analyse permet de prédire l’effet d’un médicament ou d’un composé d’après sa structure moléculaire.

 

[17]           Les scientifiques tentent de comprendre comment de petits changements apportés à la structure d’un composé en modifient l’activité. Par conséquent, un seul changement à la fois peut être effectué afin de pouvoir en vérifier l’effet. Des analogues (molécules possédant une structure similaire à des composés connus, mais avec de légères différences) sont créés pour voir comment de légères variations modifient l’activité biologique. Ce type de processus a été un élément clé de la découverte ayant donné lieu au brevet 007 et au brevet 149, de même que de la théorie de l’évidence de M. Sutherland.

 

B.         Découvertes antérieures

[18]           Les découvertes antérieures ne soulèvent aucune question sérieuse, qu’il s’agisse de savoir comment l’art antérieur s’est développé ou comment les chercheurs en sont arrivés au brevet 149. La seule question en litige est que l’art antérieur a rendu le brevet 149 évident en ce sens que la découverte de l’ézétimibe constituait un « essai allant de soi ».

 

[19]           La découverte de l’ézétimibe est le résultat d’un long processus de recherche et d’étude qui a débuté avec le projet ACAT en 1988. L’ACAT est une enzyme présente dans l’organisme. Comme on croyait qu’elle jouait un rôle dans le transport du cholestérol, son inhibition permettrait donc probablement d’inhiber l’absorption du cholestérol. Les premiers inhibiteurs de l’ACAT synthétisés n’étaient pas des bêta‑lactames ni des azétidinones. Toutefois, l’équipe que dirigeait M. Clader (témoin majeur dans le présent litige et inventeur des brevets 007 et 149) a orienté ses travaux vers les bêta‑lactames.

 

[20]           Les premières études in vivo et in vitro n’ont pas donné de résultats satisfaisants. Les études in vitro mesuraient l’inhibition de l’ACAT tandis que les études in vivo mesuraient l’activité hypocholestérolémiante chez des hamsters nourris au cholestérol. Le problème avec ces études était que l’activité in vitro de certains composés de l’ACAT ne ressemblait en rien à l’activité in vivo. Les scientifiques n’avaient par conséquent aucune idée du mécanisme d’action.

 

[21]           Ainsi, les scientifiques de Merck ont abandonné les études in vitro, se sont concentrés sur les études in vivo et, après de nombreux essais et tâtonnements, ont découvert le composé SCH 4846 en octobre 1990.

 

[22]           Cela constituait le fondement de ce qui est identifié comme le composé 9 dans le brevet 007. La date de priorité du brevet 007 était le 23 juin 1991.

 

[23]           Le brevet 007 s’intitule Composés bêta‑lactame substitués utilisés comme agents hypocholestérolémiants et procédés pour leur préparation. Il vise notamment une structure de base des composés bêta‑lactame avec des substituants aux positions N1, C3 et C4.

 

[24]           Un substituant est un atome ou un groupe d’atomes qui remplace un atome d’hydrogène sur une molécule mère. On considère que l’ézétimibe est différent des composés visés par le brevet 007 à cause d’une stéréochimie particulière fondée sur des substituants spécifiques et leur position.

 

[25]           En raison des substituants situés aux trois positions mentionnées, des millions de composés pouvaient être obtenus. Au total, 228 composés ont été mis à l’essai sur des hamsters afin d’en évaluer l’activité hypocholestérolémiante. Le brevet contient à la fois des données in vivo et in vitro. Ces données constituent pour l’essentiel le fondement de la thèse de M. Sutherland voulant l’ézétimibe était évident ou « allait de soi » à cause du brevet 007.

 

[26]           En 1995, malgré le succès des essais cliniques portant sur le SCH48461, l’équipe dirigée par M. Clader a tourné la page pour se concentrer sur la découverte de ce qui est devenu l’ézétimibe.

 

C.        Le brevet 149

[27]           Le projet est devenu le projet sur l’inhibition de l’absorption du cholestérol, qui visait à évaluer l’efficacité des composés en question. Quarante scientifiques employés à temps plein ont participé à ce projet, et il leur a fallu trois années de plus pour découvrir l’ézétimibe après avoir synthétisé plus de 1 000 composés et mené des milliers d’expériences longues et difficiles.

 

[28]           M. Clader, de la société Merck, a précisé que, puisque les études in vitro posaient un problème, tous les travaux ont dû être réalisés au moyen d’essais in vivo. L’analyse RSA s’est avérée plus difficile, compte tenu du grand nombre de variables qui pouvaient être réduites dans les études in vitro.

 

[29]           Un problème crucial, du moins du point de vue de Merck, était que personne ne connaissait le sort métabolique des composés. Une représentation graphique du problème de la « boîte noire » a été exposée lors du contre‑témoignage de M. Wentland :

 

[30]           Dans le cadre des efforts déployés pour déterminer la structure de l’ézétimibe, Merck devait mener une nouvelle expérience comportant l’examen de la bile de rats à qui on avait administré le composé SCH48461 (modèle de rat avec déviation des voies biliaires). L’expérience consistait à prélever la bile d’un rat donneur, à administrer une dose de cette bile et de cholestérol à un rat receveur, puis à procéder à l’examen du rat receveur après sa mort. Après avoir découvert de l’activité dans la bile, les scientifiques ont constaté que la fraction produisant le plus d’activité était formée principalement d’un métabolite, le glucuronide. Ce métabolite correspond au composé 8F du brevet 007.

 

[31]           Les scientifiques de Merck ont constaté que le composé 8F avait une activité encore plus importante lorsqu’on l’injectait dans les intestins du rat receveur. Cette observation a mené à la prise en compte du substituant CH de ce composé, qui avait déjà été rejeté des données du brevet 007 parce que celles‑ci avaient indiqué une activité plus faible. Les demanderesses soutiennent que certaines des données du brevet 007 incitaient les chercheurs à rejeter l’ézétimibe; voilà un exemple montrant que le brevet 007 éloignait de l’invention la personne versée dans l’art.

 

[32]           Merck a ensuite déterminé qu’un phénol en C4 (formé par para‑hydroxylation en position C4 du cycle phényle) était souhaitable. Selon le témoignage de M. Clader, son équipe était étonnée qu’un métabolite puisse avoir une aussi bonne activité, car elle croyait que l’organisme rend généralement les substances étrangères moins actives.

 

[33]           Grâce à d’autres travaux réalisés sur la relation structure‑activité (certains travaux effectués à l’interne ne sont pas rendus publics), l’équipe a découvert ce qui suit :

a)         en position para N1, un fluor était nécessaire;

b)         en position C3, le groupe hydroxyle s’est lié (OH) et la chaîne latérale avait une longueur de trois atomes de carbone, avec un phénol et un fluor en position para. Pour les demanderesses, ce fait n’était pas évident d’après les travaux réalisés pour le brevet 007.

 

[34]           Fait important, la preuve démontre qu’un changement dans un seul atome du composé à l’étude n’aboutirait pas à la formation de l’ézétimibe.

 

[35]           La défenderesse n’a pas contesté le témoignage de M. Clader sur la difficulté pour Merck, et en particulier son équipe, d’aboutir à l’ézétimibe.

 

[36]           Presque deux années se sont écoulées entre la date de dépôt du brevet 007 et la découverte de l’ézétimibe (de juillet 1992 à avril 1994).

Le brevet 007 a été publié en février 1993 et c’est 16 mois plus tard, en juin 1994, que le brevet 149 a été déposé. Rien n’explique pourquoi, malgré sa supposée « évidence », personne d’autre n’a découvert l’ézétimibe.

 

[37]           L’ézétimibe est une structure composée d’un cycle bêta‑lactame à quatre unités avec certains constituants spécifiques situés aux positions C4, C3 et N1. La revendication 21 du brevet 149 décrit l’ézétimibe. C’est la seule revendication en litige, et il n’y a aucun litige relativement à l’interprétation des revendications.

Ézétimibe

 

Figure 2 : Structure chimique de l’ézétimibe tirée du brevet 149 (revendication 21)

 

[38]           L’affidavit de M. Wentland contenait une illustration plus détaillée de l’ézétimibe.

Figure 1 : Structure chimique de l’ézétimibe illustrant ses caractéristiques structurales

 

Substituant en N1; pour l’ézétimibe, il s’agit d’un groupe p‑fluorophényle

 

 

Substituant en C4; pour l’ézétimibe, il s’agit d’un groupe p‑hydroxyphényle

 

Substituant en C3; pour l’ézétimibe, il s’agit d’un groupe 3(S)‑hydroxy‑3‑(4‑fluorophényl) propyle

 

Ézétimibe

 

[39]           Voici les principales caractéristiques du diagramme ci‑dessus et la description de l’ézétimibe :

Le composé est de configuration trans (les substituants en C3 et C4 pointent dans des directions opposées). Le substituant en C3 est orienté vers le haut (3R) et le substituant en C4, vers le bas (4S), tout comme le substituant hydroxyle benzylique (S). Le composé possède donc une stéréochimie absolue fixe, soit « 3R, 4S ».

 

Les substituants occupant les positions C3, C4 et N1 sont les suivants :

 

·        Le substituant en position C4 est un cycle phényle para‑substitué. Le substituant en position para est un groupe hydroxyle (appelé « phénol en C4 »).

 

·        Le substituant en position C3 est une chaîne latérale C3 substituée par un groupe hydroxyle, précisément en position benzylique. Le cycle phényle latéral en C3 de l’ézétimibe possède un substituant fluor en position para.

 

·        Enfin, il y a également substitution d’un fluor en position para sur le cycle phényle en N1.

 

 

D.        Personne moyennement versée dans l’art

[40]           Les parties s’entendent pour dire que la « personne moyennement versée dans l’art » mythique serait une personne possédant un diplôme d’études supérieures en chimie organique ou médicinale et quelques années d’expérience dans le domaine des analyses RSA.

Le diplôme d’études supérieures serait un doctorat ou, à défaut d’un tel diplôme, une maîtrise en sciences ou un baccalauréat en sciences, mais avec plus d’années d’expérience.

 

[41]           En pratique, les parties ont reconnu lors de la plaidoirie que le meilleur exemple d’une personne moyennement versée dans l’art serait un membre débutant de l’équipe de mise au point des médicaments chez Merck.

 

[42]           Il y a toutefois un point de désaccord majeur : pour M. Sutherland, une bonne connaissance des bêta‑lactames était importante, contrairement à M. Wentland, qui estimait que la majeure partie de l’expérience acquise relativement aux bêta‑lactames concerne les antibactériens.

 

[43]           En l’espèce, il est évident que les compétences liées à la mise au point de médicaments, à l’analyse RSA et à la transformation des médicaments par le corps – la pharmacocinétique – sont des domaines de connaissance importants.

 

E.         Témoignage de Teva

[44]           Les défendeurs ont présenté un témoin expert en la personne de John Sutherland, professeur à l’Université de Manchester. M. Sutherland a une formation en chimie biologique. Avant et après l’obtention de son doctorat à l’Université d’Oxford, il a travaillé avec les bêta‑lactames en tant qu’antibiotiques. Il enseigne la chimie, la biochimie et la biologie des actions médicamenteuses.

 

[45]           M. Sutherland a à son actif plus de 60 articles évalués par les pairs; 18 de ces articles traitent des bêta‑lactames, mais aucun du domaine des hypocholestérolémiants. Voici un résumé de ses conclusions :

·                    le brevet 149 constitue une variante non inventive des composés visés par le brevet 007. Le brevet 149 a été obtenu (et son obtention était prévue) grâce à l’hydroxylation benzylique et à la substitution d’un atome d’hydrogène par un atome de fluor en position para de groupes phényles;

·                    le brevet 149 revendique simplement un métabolite évident d’un composé antérieur sans divulguer d’avantages inattendus ni de propriétés non évidentes;

·                    comme les composés visés par le brevet 007 sont extrêmement non polaires, ils seraient sensibles au métabolisme oxydatif;

·                    une personne moyennement versée dans l’art aurait une connaissance du processus métabolique oxydatif et des techniques couramment utilisées en chimie médicinale pour augmenter ou diminuer la lipophilie (affinité pour les graisses) et augmenter ou réduire la probabilité d’un métabolisme oxydatif.

 

[46]           Par conséquent, compte tenu de ces connaissances, le brevet 149 était évident pour les raisons suivantes :

a)         l’idée originale est l’activité biologique, mais la nature des composés et son activité étaient connues;

b)         il n’y a donc aucune activité inventive, et ni essai ni expérimentation n’était nécessaire;

c)         le processus aboutissant à l’ézétimibe ressemblait à une addition en 10 étapes, à la portée de quiconque sait additionner. La somme cumulative est fondée sur les tendances observées dans les données du brevet 007, données qu’une personne moyennement versée dans l’art pourrait examiner en n’utilisant rien d’autre qu’un ordinateur et qui lui permettraient de parvenir à la découverte de l’ézétimibe.

 

[47]           Voici, en résumé, les 10 étapes de « l’addition » :

1.         le « squelette » des agents hypocholestérolémiants est divulgué;

2.         la probabilité d’un métabolisme oxydatif est manifeste parce que les composés visés par le brevet 007 sont non polaires et sensibles au métabolisme oxydatif. M. Sutherland s’est fortement appuyé sur un traité de Burger (la référence Burger) pour étayer ces conclusions concernant la biotransformation des médicaments;

3.         le brevet 007 a divulgué un énantiomère optimal;

4.         le brevet 007 a divulgué la stéréochimie absolue optimale de l’azétidinone/bêta‑lactame;

5.         le brevet 007 a divulgué la longueur de chaîne optimale de trois carbones par une comparaison de composés de configurations cis et trans;

6.         le brevet 007 a divulgué qu’un substituant en position para en C4 était nécessaire;

7.         le brevet 007 a divulgué qu’un substituant hydroxyle en position para en C4 en position para était nécessaire;

8.         le brevet 007 a divulgué la substitution d’un fluor sur le groupe aryle en N‑1 en position para par rapport au N1;

9.         le brevet 007 a divulgué la substitution d’un fluor en position para du substituant C3;

10.       une personne moyennement versée dans l’art aurait prédit l’hydroxylation benzylique de la chaîne de carbone C3.

 

[48]           Il a été reconnu qu’une erreur commise à l’une des 10 étapes ou une conclusion erronée relative à une de ces étapes n’aurait pas abouti à la production de l’ézétimibe. Chaque étape de l’addition devait être parfaite.

 

[49]           L’approche de M. Sutherland contraste grandement avec le témoignage des experts de Merck et les étapes réelles suivies pour découvrir l’ézétimibe.

 

F.         Témoignages de Merck

[50]           La Cour a déjà fait mention des témoignages des demanderesses concernant la façon dont l’ézétimibe a été découvert. Le principal témoignage était celui de M. John Clader, titulaire d’un doctorat en chimie organique et inventeur principal des brevets 007 et 149. Il est clair qu’il n’acceptait pas l’idée que le brevet 149 était évident. Dans son témoignage, il a expliqué en détail à quel point le processus visant à découvrir l’ézétimibe était incertain.

 

[51]           M. Mark Wentland est un expert en chimie médicinale. Il est professeur (titularisé) au Département de chimie et de biologie chimique du Rensselaer Polytechnic Institute, à Troy, dans l’État de New York. Pendant 40 ans, M. Wentland a donné des cours de premier et deuxième cycles dans les domaines de la chimie médicinale, de la découverte de médicaments et de la chimie organique. En outre, de 1970 à 1994, il a travaillé au département de chimie médicinale du Sterling‑Winthrop Research Institute (qui fait maintenant partie de Sanofi‑Aventis).

 

[52]           Les activités d’enseignement de la chimie médicinale et de recherche de M. Wentland ont porté sur l’optimisation, les relations structure‑activité (RSA) et les caractéristiques ADME (absorption, distribution, métabolisme, excrétion) de composés tête de série avec l’ultime but d’identifier un composé qui pourrait faire l’objet d’essais cliniques à titre de traitement éventuel des maladies humaines. À cette fin, il a contribué de manière importante sur le plan scientifique à la découverte et à la mise au point de sept composés qui ont franchi l’étape des essais cliniques (six composés de Sterling‑Winthrop/Sanofi et un composé de Rensselaer). Depuis 1998, plus de 50 sociétés pharmaceutiques et de biotechnologie l’ont invité à animer un atelier de deux jours sur divers sujets de chimie médicinale, notamment l’optimisation des têtes de série, les RSA et l’ADME.

 

[53]           Son témoignage contredisait dans une large mesure la thèse de M. Sutherland. Il possède des connaissances approfondies sur des aspects très importants de l’analyse RSA et de la transformation des composés dans l’organisme. Il souligne en particulier la structure unique de l’ézétimibe et conclut qu’elle ne serait pas évidente. Les substituants n’ont pas été envisagés dans le brevet 007 et beaucoup de composés mis à l’essai se sont avérés moins actifs que d’autres produits. Bien des résultats mentionnés dans le brevet 007 éloignaient de l’ézétimibe la personne versée dans l’art.

 

[54]           Après avoir contesté un certain nombre d’étapes décrites par M. Sutherland, M. Wentland est venu à la conclusion qu’il n’y avait aucune de raison de croire que la combinaison requise des éléments de la structure de l’ézétimibe mènerait à une meilleure activité que celle des composés du brevet 007. Il a précisé qu’un seul changement dans la structure pourrait être important et qu’un essai était nécessaire, une idée qu’a rejetée M. Sutherland.

 

[55]           M. Neal Castagnoli est un expert en chimie médicinale et en métabolisme des médicaments. Depuis 1988, il est professeur (maintenant émérite) de chimie (Peters Professor of Chemistry) au Virginia Polytechnic Institute and State University. Il a obtenu son doctorat en chimie à l’Université de Californie (Berkeley) en 1964, puis a commencé à enseigner en 1967. Depuis, ses activités d’enseignement et de recherche ont surtout porté sur la chimie médicinale et le métabolisme des médicaments. Il a publié plus de 250 articles sur ces domaines dans des revues de recherche réputées, en plus d’avoir été auteur collaborateur de plus de 50 exposés de synthèse et de livres, dont un grand nombre traitent directement du métabolisme oxydatif des médicaments et des composés organiques, de même que de la bioactivation métabolique, la détoxication des xénobiotiques et la relation structure‑activité (RSA).

 

[56]           M. Castagnoli a notamment contribué en tant qu’auteur au chapitre 3 de l’ouvrage intitulé Burger’s Medicinal Chemistry and Drug Discovery. Le fait qu’il soit l’auteur de ce chapitre, qui porte sur le métabolisme, est important, car M. Sutherland s’appuie notamment sur cet ouvrage et ce chapitre pour fonder sa conclusion sur les connaissances courantes d’une personne moyennement versée dans l’art. Pourtant, M. Castagnoli rejette avec vigueur les conclusions de M. Sutherland sur ce qu’une personne versée dans l’art saurait et à quel point le brevet 149 était prétendument évident.

 

[57]           M. Leslie Z. Benet possède une expertise en métabolisme des médicaments. Il est professeur et ex‑directeur du Département de sciences biopharmaceutiques de l’Université de la Californie, université où il a obtenu son doctorat en 1965. Il est le fondateur du Journal of Pharmacokinetics and Biopharmaceutics et a siégé (et siège actuellement) au comité de rédaction de nombreuses revues scientifiques. Il occupe et a occupé des postes auxquels il a été élu dans un grand nombre d’organisations scientifiques et il a été membre de divers comités du gouvernement des États‑Unis. M. Benet a reçu des récompenses et des distinctions de la part de nombreuses organisations scientifiques. Il a également reçu six doctorats honorifiques d’universités américaines et étrangères. M. Benet est l’un des pharmacologues le plus souvent cités dans le monde, ayant publié presque 500 articles et chapitres de livres scientifiques, tous dans les domaines de la pharmacocinétique, la biopharmaceutique, la libération des médicaments et la pharmacodynamique. Il est reconnu à l’échelle internationale comme un expert de premier plan en métabolisme des médicaments.

 

[58]           Le principal élément de son témoignage est qu’il y a énormément d’incertitude en ce qui a trait au comportement du métabolisme et, aujourd’hui encore, des essais sont absolument nécessaires. Il a fait observer que M. Sutherland n’a pas tenu compte de la possibilité d’un métabolisme de phase II et a fait ressortir un certain nombre d’incohérences dans la thèse de M. Sutherland.

 

[59]           Le Dr Antonio Gotto est un expert en cardiologie et en athérosclérose. Il est actuellement professeur de médecine, vice‑recteur principal aux affaires médicales à l’Université Cornell et doyen du Weill Cornell Medical College. Les compétences professionnelles qu’il possède dans son domaine étaient tout aussi impressionnantes que celles des autres experts. Son témoignage a porté sur l’utilité de l’ézétimibe.

 

[60]           Gary Thiessen, vice‑président des ventes et du marketing pour les soins primaires chez Schering‑Plough Canada, a présenté un témoignage sur le succès commercial de l’ézétimibe au Canada. Son témoignage a porté sur les motivations commerciales d’autres sociétés pharmaceutiques à découvrir l’ézétimibe entre le moment de la publication du brevet 007 et celui de la publication du brevet 149.

 

G.        Différences entre les documents de l’art antérieur et l’ézétimibe

[61]           Le document de l’art antérieur servant de fondement en l’espèce est le brevet 007 et, plus particulièrement, les données s’y rapportant qui montrent la performance des divers composés.

 

[62]           La différence entre la revendication 21 du brevet 149 et le brevet 007 est clairement énoncée dans le témoignage de M. Wentland.

[traduction] Le brevet 149, en particulier, la revendication 21, concerne des composés hypolipémiants possédant des caractéristiques structurales uniques qui ne sont pas pris en compte parmi les milliards de composés visés par les formules I et II du brevet 007. Les différences entre l’ézétimibe et ce que la personne versée dans l’art aurait compris du brevet 007 en 1993 sont que les substituants précis de l’ézétimibe en C4 et en C3 substitués par un groupe hydroxyle visés par la revendication 21 du brevet 149, lorsqu’ils sont combinés avec le substituant précis en N1 dans une configuration trans 3R,4S, constituent un composé hypocholestérolémiant qui dépasse la portée des formules I et II du brevet 007, composé qui est beaucoup plus actif que les composés les plus puissants mis à l’essai dans le brevet 007. Pour les motifs indiqués dans mon affidavit, aucune de ces caractéristiques structurales n’aurait été évidente pour la personne versée dans l’art.

 

[63]           Selon le témoignage des demanderesses, au moins quatre motifs expliquent pourquoi l’ézétimibe ne serait pas évident :

1.         Le substituant en C4 ne serait pas évident, car le brevet 007, en particulier le composé 8F, indiquait une activité faible (évaluée dans l’expérience sur les rats; le composé 8F éloignait la personne versée dans l’art du groupe OH, et les données l’éloignaient de la configuration trans). Le composé 8F comme solution était le fruit du hasard.

2.         Le substituant en N1 (fluor en position para) ne serait pas évident, car le composé 5D n’avait pas une bonne activité et son comportement était incertain.

3.         Le substituant en C3 n’aurait pas été évident, car il n’y avait pas de données dans le brevet 007.

4.         L’activité du nouveau composé n’était pas évidente en soi parce qu’un léger changement structural aurait un effet considérable. Ce n’est qu’après quatre changements structuraux par rapport au brevet 007 que l’ézétimibe a été obtenu.

 

[64]           Les demanderesses soutiennent qu’il y avait trop d’inconnues pour arriver à l’ézétimibe facilement. La découverte de l’ézétimibe comportait plus d’incertitude que le procédé simple en dix étapes de M. Sutherland ne l’indiquait. À ce moment‑là, les demanderesses ne connaissaient pas la structure qu’elles recherchaient.

 

III.       ANALYSE

A.        Question en litige

[65]           La seule question en litige est celle de savoir si le brevet 149 était évident dans le contexte du brevet 007. Les parties conviennent qu’il s’agit d’une affaire dans laquelle s’applique le critère de l’« essai allant de soi ». Elles ne s’entendent pas sur la nature de ce critère ni sur son application aux faits.

 

B.         Critère juridique

[66]           Le critère de base pour l’évidence a été énoncé comme suit : un travailleur versé dans l’art mais sans imagination serait‑il directement et facilement arrivé à la solution que préconise le brevet? (Beloit Canada Ltd. c. Valmet Oy, [1986] A.C.F. no 87, 8 C.P.R. (3d) 289).

 

[67]           Dans l’arrêt Beloit, précité, ce passage du juge Hugessen à la page 294 place le critère à un niveau élevé :

Pour établir si une invention est évidente, il ne s’agit pas de se demander ce que des inventeurs compétents ont ou auraient fait pour solutionner le problème. Un inventeur est par définition inventif. La pierre de touche classique de l’évidence de l’invention est le technicien versé dans son art mais qui ne possède aucune étincelle d’esprit inventif ou d’imagination; un parangon de déduction et de dextérité complètement dépourvu d’intuition; un triomphe de l’hémisphère gauche sur le droit. Il s’agit de se demander si, compte tenu de l’état de la technique et des connaissances générales courantes qui existaient au moment ou l’invention aurait été faite, cette créature mythique (monsieur tout‑le‑monde du domaine des brevets) serait directement et facilement arrivée à la solution que préconise le brevet. C’est un critère auquel il est très difficile de satisfaire.

 

[68]           La qualification de la personne moyennement versée dans l’art était colorée et n’était pas destinée à être une définition universelle. Elle a été utilisée pour souligner que le saut vers l’évidence devait être un saut court. Il existe cependant une tension entre une personne moyennement versée dans l’art telle que celle reconnue en l’espèce qui possède un doctorat et quelques années d’expérience et la créature mythique qui se rapproche quelque peu d’un imbécile.

 

[69]           Il faut se rappeler que la personne moyennement versée dans l’art est une personne versée dans l’art de sorte que le degré de séparation entre l’hémisphère droit et l’hémisphère gauche doit refléter les caractéristiques de la personne moyennement versée dans l’art fictive. La personne n’est ni la première ni la dernière de sa classe, mais quelque part dans le milieu.

 

[70]           En l’espèce, il est reconnu que la personne moyennement versée dans l’art s’apparente à un membre débutant de l’équipe de mise au point des médicaments. Cette personne serait‑elle directement et facilement arrivée à l’ézétimibe? Si oui, pourquoi n’a‑t‑elle pas fait économiser à Merck tout le temps, l’argent et toutes les dépenses consacrés à l’équipe de mise au point des médicaments?

 

[71]           Il s’agit de questions rhétoriques posées par souci de clarté, mais elles font ressortir une lacune fondamentale de la preuve de la défenderesse. Il n’y a pas d’explication concernant l’omission de cette scientifique débutante d’aviser ses supérieurs qu’il existait une façon plus facile (les dix étapes de M. Sutherland) ou, compte tenu de l’expertise des membres seniors de l’équipe, de la raison pour laquelle la scientifique débutante n’a pas été dirigée vers son ordinateur pour travailler avec les données du brevet 007 pour découvrir l’ézétimibe.

 

[72]           Le critère de l’évidence a été reformulé par le juge Rothstein dans l’arrêt Apotex c. Sanofi Synthelabo Canada Inc., 2008 CSC 61. Après avoir examiné le droit pertinent et le droit applicable aux États‑Unis et au Royaume‑Uni, le juge Rothstein a reconnu que l’arrêt Beloit, précité, pouvait être une exagération du droit et qu’un critère de l’« essai allant de soi » devrait être inclus dans le critère de l’évidence.

67     Lors de l’examen relatif à l’évidence, il y a lieu de suivre la démarche à quatre volets d’abord énoncée par le lord juge Oliver dans l’arrêt Windsurfing International Inc. c. Tabur Marine (Great Britain) Ltd., [1985] R.P.C. 59 (C.A.). La démarche devrait assurer davantage de rationalité, d’objectivité et de clarté. Le lord juge Jacob l’a récemment reformulée dans l’arrêt Pozzoli SPA c. BDMO SA, [2007] F.S.R. 37 (p. 872), [2007] EWCA Civ 588, par. 23 :

[traduction] Par conséquent, je reformulerais comme suit la démarche préconisée dans l’arrêt Windsurfing :

(1)        a)   Identifier la « personne versée dans l’art ».

            b)   Déterminer les connaissances générales courantes pertinentes de cette personne;

(2)        Définir l’idée originale de la revendication en cause, au besoin par voie d’interprétation;

(3)        Recenser les différences, s’il en est, entre ce qui ferait partie de « l’état de la technique » et l’idée originale qui sous‑tend la revendication ou son interprétation;

(4)        Abstraction faite de toute connaissance de l’invention revendiquée, ces différences constituent‑elles des étapes évidentes pour la personne versée dans l’art ou dénotent‑elles quelque inventivité?  [Je souligne.]

La question de l’« essai allant de soi » se pose à la quatrième étape de la démarche établie dans les arrêts Windsurfing et Pozzoli pour statuer sur l’évidence.

 

[73]           La composante de l’essai allant de soi s’applique donc à la quatrième étape, mais le juge Rothstein donne des orientations supplémentaires sur le fonctionnement du critère.

64     À mon avis, les facteurs énoncés par le juge Kitchin, puis repris par lord Hoffmann dans l’arrêt Lundbeck (par. 59), ne sont pas exhaustifs, mais offrent des repères pour déterminer si une étape donnée « allait de soi ». Cependant, la notion d’« essai allant de soi » commande la prudence. Ce n’est qu’un des éléments à considérer pour statuer sur l’évidence. Elle ne saurait permettre de réfuter toute allégation de contrefaçon. Le régime des brevets vise à favoriser le financement de la recherche et du développement, ce qui est assurément d’une importance capitale dans le domaine pharmaceutique et celui de la biotechnologie.

 

65     Dans l’arrêt Saint‑Gobain PAM SA c. Fusion Provida Ltd., [2005] EWCA Civ 177 (BAILII), le lord juge Jacob a dit ce qui suit au par. 35 :

[traduction] La seule inclusion possible de quelque chose dans un programme de recherche dans l’optique d’en apprendre davantage et de faire une découverte ne suffit pas. S’il en allait autrement, peu d’inventions seraient brevetables. L’éventualité d’une protection ne justifierait la recherche que dans des domaines n’offrant aucune chance de découverte. La notion d’« essai allant de soi » ne s’applique vraiment que lorsqu’il est plus ou moins évident que l’essai sera fructueux.

Dans l’arrêt General Tire, le lord juge Sachs dit à la p. 497 :

[traduction] Après tout, la locution « aller de soi » est très usitée et il ne nous paraît pas nécessaire d’étoffer la principale définition du dictionnaire, à savoir quelque chose de « très clair ».

Dans Intellectual Property Law, le professeur Vaver convient de ce sens (p. 136). J’estime que la notion d’« essai allant de soi » n’est applicable que lorsqu’il est très clair ou, pour reprendre les termes employés par le lord juge Jacob, qu’il est plus ou moins évident, que l’essai sera fructueux.

 

66     Pour conclure qu’une invention résulte d’un « essai allant de soi », le tribunal doit être convaincu selon la prépondérance des probabilités qu’il allait plus ou moins de soi de tenter d’arriver à l’invention. La seule possibilité d’obtenir quelque chose ne suffit pas.

 

[…]

 

68     Dans les domaines d’activité où les progrès sont souvent le fruit de l’expérimentation, le recours à la notion d’« essai allant de soi » pourrait être indiqué. Dans ces domaines, de nombreuses variables interdépendantes peuvent se prêter à l’expérimentation. Par exemple, certaines inventions du secteur pharmaceutique pourraient justifier son application étant donné l’existence possible de nombreuses compositions chimiques semblables pouvant donner lieu à des réponses biologiques différentes et être porteuses de progrès thérapeutiques notables.

 

69     Lorsque l’application du critère de l’« essai allant de soi » est justifiée, les éléments énumérés ci‑après doivent être pris en compte à la quatrième étape de l’examen de l’évidence. Tout comme ceux pertinents pour l’antériorité, ils ne sont pas exhaustifs et s’appliquent selon la preuve offerte dans le cas considéré.

 

1. Est‑il plus ou moins évident que l’essai sera fructueux? Existe‑t‑il un nombre déterminé de solutions prévisibles connues des personnes versées dans l’art?

 

2. Quels efforts — leur nature et leur ampleur — sont requis pour réaliser l’invention? Les essais sont‑ils courants ou l’expérimentation est‑elle longue et ardue de telle sorte que les essais ne peuvent être qualifiés de courants?

 

3. L’antériorité fournit‑elle un motif de rechercher la solution au problème qui sous‑tend le brevet?

 

70     Les mesures concrètes ayant mené à l’invention peuvent constituer un autre facteur important. Il est vrai que l’évidence tient en grande partie à la manière dont l’homme du métier aurait agi à la lumière de l’antériorité. Mais on ne saurait pour autant écarter l’historique de l’invention, spécialement lorsque les connaissances des personnes qui sont à l’origine de la découverte sont au moins égales à celles de la personne versée dans l’art.

 

[74]           L’arrêt Sanofi, précité, a confirmé qu’il n’y avait pas d’étape inventive, mais a reconnu qu’il pouvait y avoir des essais courants, mais qu’ils ne pouvaient pas présenter des difficultés excessives.

 

[75]           Le critère de l’« essai allant de soi » a été encore plus peaufiné dans l’arrêt Pfizer Canada Inc. c. Apotex Inc., 2009 CAF 8, où la Cour a rejeté le critère de quelque chose « valant d’être tenté » et a insisté sur « allant de soi » dans le sens de « très clair », « aller plus ou moins de soi ».

28     J’en déduis que le critère qu’adopte la Cour suprême n’est pas celui qu’on exprime par la formule approximative « quelque chose valant d’être tenté ». Après avoir noté l’argumentation d’Apotex faisant valoir que le critère de quelque chose « valant d’être tenté » devrait être accepté (au paragraphe 55), le juge Rothstein n’utilise plus jamais par la suite l’expression « valant d’être tenté » et l’erreur qu’il identifie dans la question dont il est saisi est le défaut d’appliquer le critère de l’« essai allant de soi » (au paragraphe 82).

29     Le critère reconnu est celui de l’« essai allant de soi », où l’expression « allant de soi » signifie « très clair ». Suivant ce critère, une invention n’est pas rendue évidente par le fait que l’état de la technique aurait éveillé la personne versée dans l’art à la possibilité que quelque chose valait d’être tenté. L’invention doit aller plus ou moins de soi. La question à trancher dans le présent appel est de savoir si le juge de la Cour fédérale a ou n’a pas appliqué ce critère.

 

[76]           Teva s’est appuyée de façon importante sur l’arrêt du Royaume‑Uni Genetech Inc.’s Patent, [1989] R.P.C. 147 (CA), à la page 276, dans lequel la cour d’appel du Royaume‑Uni, examinant une invention comportant plusieurs étapes, a reconnu que lorsqu’une solution était trouvée grâce à la persistance, la bonne technique ou par tâtonnements, l’invention en question était évidente.

 

[77]           Cependant, lorsque le juge Rothstein a examiné le droit des États‑Unis et du Royaume‑Uni dans l’arrêt Sanofi, il n’a pas mentionné cet élément du droit du Royaume‑Uni, et l’a encore moins adopté. Le Canada a mis au point son propre critère et il est malvenu que Teva s’appuie sur l’arrêt Genetech.

 

[78]           Le critère applicable est le critère énoncé dans l’arrêt Apotex, précité, et élaboré dans l’arrêt Pfizer, précité.

 

C.        Application du critère canadien

[79]           Merck soutient que M. Sutherland n’est pas qualifié pour témoigner à propos de ce qu’une personne moyennement versée dans l’art connaîtrait et de la manière dont elle arriverait à l’ézétimibe. Cela est en partie fondé sur son domaine d’expertise et d’expérience qui n’est pas directement lié aux bêta‑lactames anti‑cholestérol et le fait qu’il ne sait pas quelles sont les connaissances générales courantes d’une personne moyennement versée dans l’art.

 

[80]           Ce n’est pas tant que M. Sutherland soit sous‑qualifié dans ce domaine (il se peut qu’il soit surqualifié à propos de ce qu’une personne moyennement versée dans l’art serait en mesure de faire), mais son opinion n’est pas aussi importante que celle des experts de Merck, plus particulièrement M. Castagnoli.

 

[81]           En tentant de comprendre ce qu’une personne versée dans l’art connaîtrait, M. Sutherland s’est appuyé sur Burger’s Medicinal Chemistry and Drug Discovery, un texte reconnu et faisant partie de la base des connaissances générales courantes. L’auteur même du texte sur le métabolisme au chapitre 3 sur la biotransformation des médicaments, M. Castagnoli, n’est pas d’accord qu’une personne versée dans l’art connaîtrait le type de métabolites produits dans le corps.

 

[82]           M. Castagnoli est mieux placé pour parler des connaissances générales courantes dans le domaine critique du métabolisme. Il est un grand expert sur le sujet et il saurait vraisemblablement mieux que M. Sutherland ce qu’une personne versée dans l’art comprendrait du texte. En conséquence, la Cour préfère le témoignage de M. Castagnoli.

 

[83]           La question de savoir si une personne moyennement versée dans l’art connaîtrait les types de métabolites qui se produiraient dans le corps et si cela était important est essentielle à la thèse de M. Sutherland. Cependant, le poids de la preuve présentée par les experts possédant une expérience et une expertise plus directes que celles de M. Sutherland contredit sa thèse. La Cour accepte cette preuve d’opinion d’expert contraire comme étant plus fiable, moins conjecturale et mieux fondée.

 

[84]           Une autre difficulté que soulève l’opinion de M. Sutherland, et plus particulièrement son procédé en dix étapes, est que le procédé même est sujet à des erreurs, des conjectures et comporte en lui‑même des traces d’inventivité.

 

[85]           Il y a dans le procédé en dix étapes potentiellement trop d’erreurs pour le décrire comme étant évident ou facile. Ces erreurs potentielles sont décrites dans la preuve d’expert de Merck.

a)         L’étape 1 (squelette) concerne des milliers de composés.

b)         L’étape 2 (métabolisme d’oxydation) n’est pas conforme à l’opinion de M. Castagnoli. On ne peut prédire les véritables métabolites et il est rare que des métabolites manifestent une activité supérieure.

c)         L’étape 3 (énantiomère optimal) suppose qu’en stéréochimie, la configuration trans est meilleure que la configuration cis. Toutefois, deux composés majeurs, 8F et 1L, montrent que la configuration cis est meilleure. Étant donné que la marge favorisant la configuration trans n’est que de 2:1, la marge n’est pas assez importante pour ne pas essayer les deux.

d)         L’étape 4 (stéréochimie absolue) dépend d’une supposition de la part de M. Sutherland; pour M. Wentland, elle ne devrait pas être supposée, mais vérifiée.

e)         L’étape 5 (longueur optimale de la chaîne latérale) est également fondée sur des hypothèses qui, de l’avis de M. Wentland, doivent être vérifiées.

f)          L’étape 6 (substituant en C4) repose sur l’utilisation de deux exemples montrant une activité supérieure. Toutefois, il existe neuf autres exemples qui ne montrent aucune amélioration de l’activité en C4.

g)         L’étape 7 (groupe OH en C4) a particulièrement suscité la controverse. Les experts de Merck ont présenté neuf raisons expliquant pourquoi cette étape a un caractère hypothétique et pourquoi il serait impossible de prédire le résultat.

h)         L’étape 8 (fluor en N1) repose sur la conclusion que le fluor bloquera les effets métaboliques délétères grâce à la lipophilie. Toutefois, M. Sutherland a admis que, avec d’autres substances comme l’iode, l’effet souhaité est meilleur. Les éléments de preuve donnent à penser qu’une personne moyennement versée dans l’art irait vers ces autres substances.

i)          L’étape 9 (substitution d’un fluor en C3) fait l’objet des mêmes critiques que l’étape 8.

j)          L’étape 10 (hydroxylation benzylique en C3) est contraire aux connaissances qu’une personne moyennement versée dans l’art aurait, soit qu’un fluor en C3 pourrait empêcher l’hydroxylation benzylique. Dans ce contexte, il n’y a aucun moyen de prédire le comportement.

 

[86]           Outre la prévisibilité, il a été reconnu que si le procédé en dix étapes comportait une seule erreur, il ne serait pas possible de créer l’ézétimibe. Un exemple de ce risque d’erreur est la conclusion de M. Sutherland selon laquelle une personne saurait qu’une chaîne latérale formée exclusivement d’atomes de carbone serait le choix évident. Selon l’opinion de M. Sutherland, il était connu qu’un atome d’oxygène dans la chaîne latérale nuisait à l’activité. Toutefois, aux pages 70 et 71 du volume 1 du dossier de la défenderesse, se trouve un tableau de composés dans lequel plusieurs composés comportent un atome d’oxygène dans la chaîne latérale et présentent quand même une activité importante.

 

[87]           Selon cette preuve, un atome d’oxygène serait un choix évident, mais un atome d’oxygène dans la chaîne latérale ne donnerait jamais d’ézétimibe.

 

[88]           La Cour ne peut pas conclure que le procédé de M. Sutherland était lui‑même une façon évidente d’arriver à l’ézétimibe. Peut‑être qu’il « valait d’être tenté », mais cela n’est pas le critère juridique applicable. S’il pouvait potentiellement valoir la peine d’être tenté, l’essai n’allait pas de soi. En effet, le procédé en dix étapes de M. Sutherland possède toutes les caractéristiques de l’ingéniosité et de l’inventivité. Cependant, selon la prépondérance des probabilités, il n’était pas plus ou moins évident d’arriver à l’invention de cette manière en s’appuyant sur les réalisations antérieures.

 

[89]           D’autres facteurs rendent moins convaincante la thèse de M. Sutherland concernant la manière dont la drogue était évidente. À la quatrième étape de l’analyse du juge Rothstein, des facteurs comme les essais, le motif et la véritable ligne de conduite pour arriver à l’invention doivent être pris en compte.

 

[90]           Selon la thèse de M. Sutherland, une personne pourrait arriver à l’ézétimibe sans jamais vérifier les résultats des diverses étapes pour atteindre ce résultat et sans véritablement comprendre ce qui se produit réellement. Étant donné que la drogue mise au point est destinée à l’ingestion humaine, cette foi inébranlable dans les résultats est paradoxale.

 

[91]           Il semble plus vraisemblable que des scientifiques exerçant ce genre d’activité voudraient savoir ou devraient vouloir savoir ce qui se passe et pourquoi. C’est ce qui s’est produit en réalité en l’espèce.

 

[92]           La manière réelle dont une drogue a été découverte ne répond pas toujours complètement à la revendication de l’évidence. Il peut exister des raisons qui indiquent que le brevet, malgré un travail de développement important, était évident, mais la défenderesse n’en a présenté aucune. Il n’y a eu aucune contestation de l’efficience, de l’efficacité et de la motivation de Merck au cours du processus qui a mené à la découverte.

 

[93]           La réalité des efforts de Merck, le travail effectué par l’équipe pendant une longue période, le temps consacré et l’argent dépensé, les arrêts et les reprises, les succès et les échecs, les tâtonnements, vont tous à l’encontre de l’approche de M. Sutherland selon laquelle tout se trouvait sous les yeux de Merck et tout ce qu’elle avait à faire était la somme cumulative.

 

[94]           Pour accepter la prémisse de Teva, la Cour devrait conclure que M. Clader et son équipe « ont raté le bateau », que tous leurs efforts étaient inutiles.

 

[95]           Si la découverte était aussi simple, comme l’indique Teva, il n’existe pas de preuve ni d’explication à l’égard de l’omission d’autres concurrents d’avoir au moins commencé à s’engager sur la voie décrite par M. Sutherland. Il y a un profit et un motif concurrentiel pour mettre au point une drogue dont l’utilité est maintenant établie, particulièrement lorsque le faire est aussi simple que l’allèguent les défendeurs.

 

[96]           Outre la disparité entre la réalité et la thèse, aucun élément de preuve ne montre que la méthodologie de M. Sutherland a fonctionné dans le passé. Il peut très bien s’agir d’une situation où seule une personne possédant les compétences et l’expérience de M. Sutherland aurait pu mettre au point cette approche, mais cela indique que la personne versée dans l’art fictive ne le pouvait pas et ne l’a pas fait.

 

[97]           La Cour ne peut faire abstraction du fait que M. Sutherland savait ce que le résultat de sa thèse devait être. Il connaissait le résultat et il a ensuite élaboré la méthodologie pour l’obtenir. Dans un sens non technique, il a fait la rétro‑ingénierie du brevet.

 

[98]           Cela ne signifie pas un manque d’intégrité ou d’honnêteté dans l’opinion de M. Sutherland, sa croyance ou ses efforts sincères de se distancer de ces connaissances postérieures à la découverte. Il est cependant un simple fait de la vie que les choses sont toujours plus simples avec le recul. Toutefois, en travaillant avec les antériorités, non seulement Merck ne connaissait pas les étapes à suivre ou la voie à mettre au point, mais encore elle n’était même pas sûre de la destination. Comme M. Sutherland avait l’avantage de connaître la destination, il ne lui était pas si difficile d’en tracer la voie.

 

IV.       CONCLUSION

[99]           Pour tous ces motifs, la Cour ne peut pas conclure que le brevet 149 était évident ni même que l’« essai allait de soi » en vertu du brevet 007 constituant antériorité.

 

[100]       Par conséquent, la demande visant l’obtention d’une ordonnance interdisant au ministre de la Santé de délivrer un avis de conformité à Teva Canada Limitée pour sa version générique de la drogue ézétimibe sera accueillie avec dépens.

 

 


JUGEMENT

LA COUR STATUE QUE la demande visant l’obtention d’une ordonnance interdisant au ministre de la Santé de délivrer un avis de conformité à Teva Canada Limited pour sa version générique de la drogue ézétimibe est accueillie avec dépens.

 

 

 

« Michael L. Phelan »

Juge

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Sandra de Azevedo, LL.B.

 

 


cour fédérale

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                                    T‑1610‑08

 

Intitulé :                                                   MERCK‑FROSST – SCHERING PHARMA GP

                                                                        et SCHERING CORPORATION

 

                                                                        et

 

                                                                        Le ministre de la santé et

                                                                        TEVA CANADA LIMITÉE

 

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                             Toronto (Ontario)

 

DATES DE L’AUDIENCE :                         Les 17, 18, 19 et 20 mai 2010

 

Motifs du jugement

et jugement :                                          le juge Phelan

 

DATE DES MOTIFS :                                  Le 17 septembre 2010

 

 

Comparutions :

 

Steven Mason

 

Pour les demanderesses

 

Arthur B. Renaud

Dominique T. Hussey

 

Pour la défenderesse,

TEVA CANADA LIMITÉE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

McCarthy Tétrault LLP

Avocats

Toronto (Ontario)

 

Pour les demanderesses

 

Bennett Jones LLP

Avocats

Toronto (Ontario)

Pour la défenderesse,

TEVA CANADA LIMITÉE

 

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