Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

 

Date : 20100910

Dossier : T-1636-09

Référence : 2010 CF 903

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Calgary (Alberta), le 10 septembre 2010

En présence de monsieur le juge Hughes

 

ENTRE :

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

demandeur

 

 

et

 

 

JAVIER ALONSO COBOS

défendeur

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire présentée par le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration à l’encontre de la décision par laquelle un juge de la citoyenneté a approuvé la demande de citoyenneté canadienne du défendeur, Javier Alonso Cobos. À l’audience, l’avocat du ministre a demandé que la décision soit annulée et que l’affaire ne soit pas renvoyée pour qu’il soit de nouveau statué à cet égard. L’avocat du ministre a soutenu que, même si la décision était annulée, le défendeur ne serait nullement privé du droit de présenter une nouvelle demande de citoyenneté ultérieurement.

 

Pour les motifs exposés ci‑dessous, la décision sera annulée.

 

[1]               Les faits ne sont pas contestés. Le défendeur, son épouse et ses enfants sont arrivés au Canada le 28 février 2004. Ils étaient alors tous citoyens colombiens. Le défendeur a obtenu le statut d’immigrant admis au Canada. Son épouse et ses enfants sont aujourd’hui citoyens canadiens.

 

[2]               À leur arrivée au Canada, le défendeur et sa famille ont acheté une maison à Calgary, où la famille du défendeur a toujours vécu depuis. Après avoir travaillé brièvement comme commis de magasin, le défendeur a obtenu un emploi dans une entreprise mexicaine comme électricien sur des plateformes de forage pétrolier situées dans le golfe du Mexique. Pour cette raison, il était souvent à l’étranger pendant de longues périodes. Il revenait au Canada brièvement et repartait ensuite au Mexique ou au Venezuela. De plus, le défendeur, parfois accompagné des membres de sa famille, retournait en Colombie pour y passer des vacances. Au total, pendant les quatre ans qui ont précédé sa demande de citoyenneté canadienne, le défendeur a passé 688 jours au Canada et a été absent du pays pendant 722 jours, dont 51 jours de vacances.

 

[3]               Le défendeur a conservé une maison en Colombie et, bien que le dossier ne l’indique pas clairement, cette maison semble avoir été louée. Le défendeur a produit les déclarations de revenus qu’il a faites au Canada et les paiements y afférents, dont la plupart ont été remboursés parce qu’il payait également des impôts à l’étranger, qui étaient déduits de ses impôts canadiens.

 

[4]               Le défendeur a demandé la citoyenneté canadienne le 17 mars 2008. Sa demande a été approuvée par un juge de la citoyenneté le 5 août 2009. Les « motifs » de cette décision ont été inscrits à la main sur un document imprimé intitulé [traduction] « Motifs de décision concernant la résidence », qui reprend essentiellement ce qu’il est convenu d’appeler les questions « Koo », Koo (Re), [1993] 1 C.F. 286 (C.F. 1re inst.), et prévoit après chaque question quelques lignes pour qu’on puisse inscrire à la main la réponse et quelques lignes supplémentaires sous le titre [traduction] « Décision ». C’est cette décision que le ministre veut faire annuler.

 

[5]               La question à laquelle le juge de la citoyenneté devait répondre était celle de savoir si le défendeur satisfaisait aux conditions de l’alinéa 5(1)c) de la Loi sur la citoyenneté, L.R.C. 1985, ch. C-29. Étant donné qu’il est convenu que le défendeur est un immigrant admis, il faut se demander s’il :

c) est un résident permanent au sens du paragraphe 2(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés et a, dans les quatre ans qui ont précédé la date de sa demande, résidé au Canada pendant au moins trois ans en tout, la durée de sa résidence étant calculée de la manière suivante :

 

[6]               Malheureusement, la jurisprudence de notre Cour sur la démarche à adopter pour répondre à cette question est divergente. Récemment, le juge Mainville, qui était alors juge de la Cour fédérale, s’est employé à examiner la jurisprudence pertinente et à établir une démarche claire et cohérente pour cette question dans Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Takla, 2 novembre 2009, 2009 CF 1120. Le juge Mainville s’est exprimé en ces termes au paragraphe 39 de la décision à propos de la norme de contrôle applicable :

[39]      Dans ce contexte, je suis d’avis que la norme de contrôle de la décision raisonnable doit s’appliquer avec flexibilité et s’adapter au contexte particulier en cause. La cour doit ainsi faire preuve de déférence, mais d’une déférence restreinte, lorsqu’elle est saisie d’un appel de la décision d’un juge de la citoyenneté en vertu du paragraphe 14(5) de la Loi sur la citoyenneté concernant la détermination du respect de l’obligation de résidence. Les questions de compétence, d’équité procédurale et de justice naturelle que posent de tels appels demeurent néanmoins soumises à la norme de la décision correcte, selon les principes exposés dans Dunsmuir. Il s’agit là d’une approche qui concorde à la fois avec la volonté expresse du législateur d’assujettir ces décisions à un droit d’appel et avec les enseignements de la Cour suprême du Canada concernant le devoir de réserve des tribunaux judiciaires siégeant en appel des décisions des tribunaux administratifs.

 

[7]               En ce qui a trait à l’interprétation de l’alinéa 5(1)c) de la Loi sur la citoyenneté, précitée, le juge Mainville a affirmé ceci au paragraphe 46 de la décision Takla :

Dans le présent contexte, puisque cette situation alors perçue comme transitoire est devenue permanente, il m’apparaît approprié de fixer une interprétation unique de l’alinéa 5(1)c) de la Loi sur la citoyenneté. Compte tenu de la jurisprudence nettement majoritaire de cette Cour, le critère de la centralisation du mode de vie au Canada établi dans Koo, précité, et les six questions qui y sont rattachées aux fins d’analyse devraient devenir l’unique critère et l’unique analyse applicables.

 

[8]               Et il a ajouté ce qui suit au paragraphe 50 :

Finalement, comme dernier point, il est utile de souligner que l’application du critère de la décision Koo et l’analyse en six questions qui y est rattachée ne sont utiles que dans la mesure où la résidence au Canada a été effectivement établie à une date préalable à la demande de citoyenneté afin de permettre effectivement le calcul d’une période de résidence en vertu de la Loi sur la citoyenneté. En effet, si la résidence n’a pas été établie au préalable, il n’y a pas lieu de procéder à une analyse plus poussée. Les propos du juge Layden‑Stevenson à cet égard dans Goudimenko c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 A.C.F. no. 581 (Q.L.), au par. 13, sont pertinents :

 

Le problème que pose le raisonnement de l’appelant est qu’il ne tient pas compte de la question préliminaire, soit l’établissement de sa résidence au Canada. Si le critère préliminaire n’est pas respecté, les absences du Canada ne sont pas pertinentes. […] Autrement dit, à l’égard des exigences de résidence de l’alinéa 5(1)c) de la Loi, l’enquête se déroule en deux étapes. À la première étape, il faut décider au préalable si la résidence au Canada a été établie et à quel moment. Si la résidence n’a pas été établie, l’enquête s’arrête là. Si le critère est respecté, la deuxième étape de l’enquête consiste à décider si le demandeur en cause a été résident pendant le nombre total de jours de résidence requis. C’est à l’égard de la deuxième étape de l’enquête, et particulièrement à l’égard de la question de savoir si les périodes d’absence peuvent être considérées comme des périodes de résidence, qu’il y a divergence d’opinion au sein de la Cour fédérale.

 

Voir aussi à cet égard : Ahmed c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 A.C.F. no. 1415 (Q.L.), au par. 4, et Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Farag, 2009 CF 299, 2009 A.C.F. no. 674 (Q.L.), au par. 21.

 

[9]               Cette démarche a depuis été adoptée par nombre de juges de la Cour. Je cite, par exemple, les propos du juge Zinn dans Canada (MCI) c. Elzubair, 2010 CF 298, au paragraphe 13 :

Aux paragraphes 46 à 49 de la décision Takla, le juge Mainville a étayé de manière convaincante sa conclusion selon laquelle il ne devrait y avoir qu’un seul critère de résidence, même si la jurisprudence de la Cour dénote le contraire. Je souscris à son opinion. C’est donc dire que la démarche que les juges de la citoyenneté doivent suivre consiste à évaluer à titre préliminaire si la résidence a bel et bien été établie : Goudimenko c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CFPI 447, et ensuite, s’il y a eu établissement de la résidence, à évaluer, conformément au critère décrit dans la décision Koo (Re), [1993] 1 C.F. 286 (1re inst.), si cette résidence est suffisante pour satisfaire aux obligations décrites à l’alinéa 5(1)c) de la Loi sur la citoyenneté.

 

[10]           Sous cette toile de fond, je vais examiner la décision en cause en l’espèce dans laquelle le juge de la citoyenneté a répondu aux questions énoncées dans la décision Koo, précitée. Je prends acte que, dans la présente affaire, l’avocat du ministre a fait valoir qu’il y avait lieu d’appliquer la norme de la décision correcte étant donné la fausse route complète de certaines réponses données par le juge la citoyenneté ou les erreurs de droit persistantes, mais après avoir établi que les questions Koo sont celles auxquelles il fallait répondre, je suis d’avis que la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable, comme l’a indiqué le juge Mainville dans la décision Takla, précitée.

 

[11]           Question  1

La personne était‑elle physiquement présente au Canada durant une période prolongée avant de s’absenter juste avant la date de sa demande de citoyenneté?

 

[12]           Le juge de la citoyenneté a écrit ce qui suit :

[traduction] Demandeur arrivé par avion le 28 février 2004; présent au Canada jusqu’au 28 mars; avec sa famille en Colombie jusqu’au 30 avril (34 jours); de retour au Canada (Calgary) avec sa famille le 30 avril 2004.SEP

 

[13]           Le juge de la citoyenneté ne répond pas à la question. La question concerne la résidence à la date de la présentation de la demande, le 17 mars 2008, et les périodes d’absence avant cette date. La réponse semble se rapporter seulement à la date d’arrivée au Canada et à 2009.

 

[14]           Question 2

Où résident la famille proche et les personnes à charge (ainsi que la famille étendue) du requérant?

 

[15]           Le juge de la citoyenneté a conclu ce qui suit :

[traduction] Épouse (Sonia) et enfants (Laura, Diana, David) résident tous ici et sont citoyens canadiens depuis le 12-5-2008

 

[16]           Le juge de la citoyenneté n’a pas tenu compte de la famille étendue du défendeur, notamment ses parents, ses frères et sœurs, etc.

 

[17]           Question 3

La forme de présente physique de la personne au Canada dénote‑t‑elle que cette dernière revient dans son pays ou, alors, qu’elle n’est qu’en visite?

 

[18]           Le juge de la citoyenneté a conclu ce qui suit :

[traduction] Exigence 108; demandeur pour ainsi dire 30 jours absent 30 jours présent. Travaille comme électricien sur une plateforme pétrolière pour Weatherford (Precision Drilling); absent pour travail au Venezuela et au Mexique, sauf trois périodes de vacances passées en Colombie (13, 25, 13 jours). Revient toujours au Canada pour chaque période de repos.

 

[19]           Le juge de la citoyenneté n’a pas tenu compte du fait que le défendeur travaillait toujours à l’étranger, jamais au Canada, et qu’il prenait toujours ses vacances à l’étranger, jamais au Canada.

 

[20]           Question 4

Quelle est l’étendue des absences physiques (nombre de jours passés à l’étranger par rapport au nombre de jours de présence au Canada)?

 

[21]           Le juge de la citoyenneté a conclu ce qui suit :

[traduction] Durant la période de 4 ans (1460 jours), demandeur présent 688 jours et absent 722 jours.

 

[22]           Le juge n’a pas souligné que, dans les jours d’absence, on compte 51 jours de vacances passés en Colombie.

 

[23]           Question 5

L’absence physique est-elle imputable à une situation manifestement temporaire (par exemple, avoir quitté le Canada pour travailler comme missionnaire, suivre des études, exécuter un emploi temporaire ou accompagner son conjoint, qui a accepté un emploi temporaire à l’étranger)?

 

[24]           Le juge de la citoyenneté a conclu ce qui suit :

[traduction] Demandeur continue de chercher un emploi d’électricien de sa spécialité sur des plateformes de forage. Les plateformes de forage au Canada n’exigent pas la présence d’électriciens sur les lieux, contrairement aux plateformes de forage en mer. Il s’est informé auprès de son employeur des possibilités d’emploi au Canada. Explique que Weatherford est une société internationale qui a absorbé Precision Drilling, une société canadienne.

 

[25]           Le juge n’a pas vérifié si le défendeur a véritablement fait des efforts pour obtenir un emploi au Canada dans d’autres secteurs que celui des plateformes de forage en mer. Rien dans la preuve au dossier ne révèle que les compétences du défendeur sont à ce point limitées ou spécialisées qu’il ne peut obtenir un emploi que sur des plateformes de forage en mer.

 

[26]           Question 6

Quelle est la qualité des attaches du requérant avec le Canada : sont-elles plus importantes que celles qui existent avec un autre pays?

 

[27]           Le juge de la citoyenneté a conclu ce qui suit :

[traduction] Son lien avec le Canada est fort – mère et famille (3 enfants) demeurent à Calgary dans leur propre maison; demandeur revient fidèlement au Canada pour chaque période de repos (habituellement d’une durée d’environ 30 jours)

Paie de l’impôt sur le revenu au Canada

 

[28]           Le juge de la citoyenneté n’a pas cherché à savoir s’il s’agissait d’un cas où le défendeur a tout simplement établi sa famille au Canada pendant qu’il travaillait en permanence à l’étranger. Le juge de la citoyenneté n’a pas tenu compte du fait que l’impôt canadien était presque entièrement remboursé vu la déduction des impôts payés à l’étranger.

 

[29]           Ainsi, le juge de la citoyenneté a pris la décision suivante :

[traduction]

Décision

Je suis d’avis d’approuver la demande parce que la famille est définitivement enracinée au Canada; l’industrie du forage est une industrie mondiale et Calgary est le centre de l’industrie du forage et offre son savoir-faire à l’échelle mondiale. Par conséquent, le demandeur doit, pour le moment, travailler à l’extérieur du Canada.

Dossier très complet. Les renseignements présentés indiquent un attachement au Canada.

 

[30]           J’estime que cette décision est tout à fait déraisonnable compte tenu des nombreuses erreurs dans les réponses aux questions « Koo ». La décision doit être annulée. Compte tenu du fait que le défendeur pourra présenter une nouvelle demande, peut‑être dans des circonstances qui lui seront plus favorables, il n’y a pas lieu de renvoyer l’affaire pour qu’il soit de nouveau statué à cet égard.

 

[31]           Le ministre n’a pas demandé de dépens.


JUGEMENT

 

Pour les motifs exposés :

 

LA COUR STATUE que :

 

1.                  La demande est accueillie.

 

2.                  La décision par laquelle le juge de la citoyenneté a accordé, en date du 5 août 2009, la citoyenneté au défendeur est annulée.

 

3.                  Aucuns dépens ne sont adjugés.

 

 

« Roger T. Hughes »

Juge

 

 

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Sandra de Azevedo, LL.B.


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                                    T-1636-09

 

INTITULÉ :                                                   LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

                                                                        c.
JAVIER ALONSO COBOS

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                             Calgary (Alberta)

 

 

DATE DE L’AUDIENCE :                           Le 9 septembre 2010

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT:                         LE JUGE HUGHES

 

 

DATE DES MOTIFS :                                  Le 10 septembre 2010

 

 

COMPARUTIONS :

 

Rick Garvin

 

POUR LE DEMANDEUR

Brenda Tan-Uhuegbulem

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

MYLES J. KIRVAN

Sous‑procureur général du Canada

 

POUR LE DEMANDEUR

Peterson, Mullen & Co

Calgary (Alberta)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.