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Date : 20100915

Dossier : IMM‑5660‑09

Référence : 2010 CF 923

[Traduction certifiée conforme, NON RÉVISÉE]

 

Ottawa (Ontario), le 15 septembre 2010

 

En présence de Monsieur le juge Crampton

 

 

ENTRE :

LILIANA VELEZ

RODRIGO EMIRO GUTIERREZ RODRIGUEZ
CHRISTIAN GUTIERREZ

 

demandeurs

et

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Mme Liliana Velez et son mari, M. Rodrigo Emiro Gutierrez Rodriguez, sont Colombiens. Ils affirment avoir fui leur pays parce qu’ils craignaient de tomber aux mains des Forces armées révolutionnaires de Colombie (les FARC). Ils sont arrivés au Canada avec leur fils Christian, citoyen américain, en 2008, après avoir vécu durant plus de huit ans aux États‑Unis. Le lendemain de leur arrivée ici, ils ont demandé l’asile en invoquant les articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la LIPR).

 

[2]               En octobre 2009, la Section de la protection des réfugiés (la SPR) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié a rejeté leurs demandes d’asile.

 

[3]               Les demandeurs voudraient faire annuler la décision parce que, selon eux, la SPR a commis une erreur :

 

                                   i.     en rejetant leurs demandes d’asile uniquement parce qu’ils n’avaient pas une crainte subjective de persécution ni n’étaient exposés à un risque envisagé par l’article 97 de la LIPR;

 

                                 ii.     en laissant de côté d’importantes preuves ou en se méprenant sur leur sens;

 

                                iii.     en contrevenant aux principes d’équité procédurale et de justice naturelle, plus précisément en ne recensant que deux points litigieux vers la fin de l’audience, puis en fondant sa décision sur d’autres points qui avaient été implicitement exclus; et

 

                               iv.     en ne procédant pas à une analyse distincte pour l’article 97.

 

[4]               Pour les motifs qui suivent, cette demande est rejetée.

 

I.          Contexte

[5]               Mme Velez a travaillé pour une coopérative de producteurs de café en Colombie de janvier 1992 à janvier 1995. Elle affirme avoir reçu, durant cette période, plusieurs appels téléphoniques de représentants des FARC, qui lui demandaient de les renseigner sur les producteurs de café. Elle n’a pas accédé à leurs demandes.

 

[6]               En décembre 1998, alors qu’elle travaillait comme administratrice dans une mutuelle d’épargne et de crédit, elle a encore une fois commencé de recevoir des appels téléphoniques de représentants des FARC. Ils lui demandaient d’apporter son aide pour faciliter l’intégration de membres de la guérilla dans la mutuelle. Elle dit que, après avoir refusé d’accéder à ces demandes, elle a commencé à recevoir chez elle des appels téléphoniques de menaces, où ces interlocuteurs lui disaient que, si elle ne s’exécutait pas, elle [traduction] « s’en mordrait les doigts ». Elle affirme que, en février 1999, durant une autre série d’appels téléphoniques semblables, on lui a dit que rien n’était impossible aux FARC, que les FARC connaissaient ses habitudes et qu’elles savaient où elle vivait avec sa sœur. Elle a informé son patron des appels qu’elle recevait, mais il lui a dit qu’il ne pouvait rien faire pour l’aider.

 

[7]               Mme Velez a alors remarqué qu’un véhicule était stationné près de son lieu de travail ou près de son domicile et que ce véhicule la suivait lorsqu’elle rentrait à pied du travail. Elle prétend avoir signalé ce fait à la police, qui lui a dit de prendre note du numéro d’immatriculation du véhicule et de prendre une photo du véhicule si cela était possible. Après avoir tenté de suivre les directives de la police, elle a reçu un appel d’un homme qui disait s’appeler Simon et qui prétendait être membre des FARC. Il lui aurait dit que, si elle notait le numéro d’immatriculation du véhicule en cause, elle [traduction] « n’aurait pas le temps de raconter son histoire ». Il aurait ajouté que les FARC la forceraient à donner la liste des personnes ayant de gros intérêts dans la mutuelle si elle ne s’exécutait pas d’elle‑même. Il lui aurait dit aussi que, si elle ne coopérait pas, elle serait déclarée cible militaire et aurait alors l’occasion de s’admirer dans un uniforme de camouflage. Elle n’a pas signalé cet incident à la police.

 

[8]               Mme Velez affirme que, peu après, quelqu’un a communiqué avec elle au travail pour lui dire qu’un représentant des FARC passerait la prendre dans une semaine parce que le commandant était impatient de voir la première liste des propriétaires de la mutuelle. Elle a alors déménagé à Caicedonia chez sa tante et s’est préparée à quitter le pays. Elle a fui la Colombie le 22 mars 1999, puis est arrivée aux États‑Unis peu après à la faveur d’un visa de visiteur, qui a expiré à l’automne de cette année‑là.

 

[9]               M. Gutierrez Rodriguez (M. Gutierrez) affirme avoir été approché par des représentants des FARC en octobre 1999, alors qu’il travaillait comme chauffeur d’autobus pour une coopérative de transport. Il affirme plus exactement avoir été appelé sur son téléphone cellulaire par un membre des FARC, qui lui aurait dit qu’il était maintenant à leur service. Celui qui appelait avait désigné des membres de sa famille et les endroits où ils travaillaient, et il voulait qu’il renseigne les FARC sur les enfants qu’il transportait dans son autobus.

 

[10]           Il affirme que, après avoir refusé de se plier à cette exigence, il a dû stopper son véhicule le mois suivant à un barrage routier des FARC. Il a présenté ses papiers, et on lui a dit que le commandant voulait lui parler. Il a été détenu durant environ 45 minutes, après quoi trois hommes sont arrivés et l’ont emmené faire une promenade durant environ une heure. Ils lui ont alors dit qu’il avait ridiculisé les FARC après qu’elles lui avaient demandé de coopérer. Puis ils ont exigé qu’il les renseigne sur les familles qu’il transportait et qu’il les aide à livrer des marchandises le jour où il ne transportait pas d’enfants. Il affirme que, après leur avoir dit qu’il ne pouvait pas les aider, il a été tabassé et a subi des blessures à la jambe et à la clavicule. Il a alors accepté de les aider, et les hommes l’ont relâché en lui disant qu’il aurait bientôt de leurs nouvelles.

 

[11]           Quelques jours plus tard, il aurait reçu un appel téléphonique où on lui demandait d’aller chercher des gens dans les montagnes. Il a répondu que son véhicule était en réparation et qu’il lui était impossible de s’en procurer un autre. Peu après, il a prêté sa voiture à son frère, laquelle fut heurtée par une autre voiture alors que le frère en sortait. Le frère a dû subir une opération à la jambe et a subi des blessures à la tête.

 

[12]           M. Gutierrez dit qu’il a ensuite reçu un appel téléphonique d’un représentant des FARC, qui lui a dit qu’il avait de la chance que ce soit son frère qui avait été blessé, que les FARC savaient qu’il était membre du Parti libéral et avait rencontré des politiciens que les FARC n’aimaient pas, et qu’il devrait s’abstenir d’aller faire une dénonciation au poste de police. Puis on lui a dit que les FARC voulaient qu’il emmène des gens du côté de Jamundi.

 

[13]           En février 2000, M. Gutierrez a reçu un autre appel téléphonique d’un représentant des FARC qui lui a dit que les FARC communiqueraient avec lui pour le renseigner sur l’endroit où il devait se rendre. Cependant, il a débranché son téléphone le jour où il était censé recevoir les directives.

 

[14]           Le mois suivant, il aurait reçu un appel téléphonique chez lui d’un représentant des FARC qui disait que les FARC viendraient le trouver et que, si elles ne le trouvaient pas, il deviendrait cible militaire. Il s’est alors réfugié chez un ami habitant à deux heures de là, puis son frère l’a informé que des gens bizarres étaient venus s’informer à son sujet. Il a alors quitté la Colombie le 8 mars 2000 et fui au Guatemala. Il a ensuite traversé le Mexique jusqu’à la frontière des États‑Unis.

 

[15]           M. Gutierrez Rodriguez et Mme Velez se sont rencontrés, puis épousés, aux États‑Unis, où leur fils est né. Ils sont restés dans ce pays illégalement jusqu’à leur arrivée au Canada le 30 avril 2008. Durant leur séjour aux États‑Unis, ils n’ont pas cherché à régulariser leur situation dans ce pays.

 

II.        La décision contestée

 

[16]           Dans sa décision, la SPR a rejeté d’entrée de jeu la demande d’asile de Christian Gutierrez, après avoir conclu qu’il n’avait pas été établi qu’il courait un risque élevé d’être persécuté ou de subir un préjudice grave s’il devait retourner aux États‑Unis.

 

[17]           S’agissant de Mme Velez et de M. Gutierrez, la SPR a dit que la « question centrale » était de savoir si le fait pour eux de ne pas avoir régularisé leur situation aux États‑Unis durant leur long séjour dans ce pays s’accordait avec la crainte d’être inquiétés ou assassinés en cas de retour en Colombie aujourd’hui.

 

[18]           La SPR a écarté les raisons qu’ils ont données pour expliquer leur omission de régulariser leur situation, faisant observer qu’ils étaient des gens éduqués, qu’ils prétendaient craindre une grave persécution et qu’ils avaient eu beaucoup de temps pour se familiariser avec les options qui s’offraient à eux. Après avoir fait observer que Mme Velez et M. Gutierrez vivaient aux États‑Unis dans un quartier comptant beaucoup d’immigrants, la SPR faisait observer que beaucoup de demandeurs d’asile colombiens étaient acceptés dans ce pays à l’époque et que beaucoup parmi ceux qui étaient déboutés étaient venus au Canada pour y demander l’asile. Tenant compte de l’ensemble de la preuve, ainsi que de la période qu’ils avaient passée sans statut aux États‑Unis, et de la gravité des épreuves qu’ils appréhendaient, la SPR a conclu que les agissements des demandeurs principaux aux États‑Unis ne s’accordaient pas avec les craintes qu’ils prétendaient avoir.

 

[19]           Bien qu’elle ait dit rejeter les demandes d’asile des demandeurs principaux au motif que leurs agissements ne s’accordaient pas avec les craintes qu’ils prétendaient avoir, la SPR s’est ensuite demandé si ces craintes étaient objectivement confirmées par la preuve documentaire. Après avoir examiné et résumé plusieurs documents décrivant les conditions ayant cours en Colombie, elle a conclu que la preuve documentaire ne confirmait pas que des personnes telles que les demandeurs principaux seraient inquiétées en cas de retour dans une ville de Colombie comme Cali, où M. Gutierrez vivait auparavant et où des membres de sa famille vivent aujourd’hui.

 

III.       Norme de contrôle

[20]           C’est la norme de la décision correcte qui est applicable aux questions soulevées par les demandeurs qui concernent l’équité procédurale, la justice naturelle et le point de savoir si la SPR a commis une erreur en rejetant leurs demandes d’asile en vertu de l’article 97 de la LIPR du seul fait de l’absence de crainte subjective au regard d’un risque visé par cette disposition (arrêt Dunsmuir c. Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190, aux paragraphes 55 et 90; arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Khosa, 2009 CSC 12, [2009] 1 R.C.S. 339, au paragraphe 44).

 

[21]           S’agissant de savoir si la SPR a commis une erreur parce qu’elle n’a pas effectué une analyse distincte pour l’article 97, la norme de contrôle qui est appliquée par la Cour dépend de la manière dont elle considère la nature de la question. Si la question est une question de droit ou une question touchant la qualité des motifs de la décision, alors la Cour applique la norme de la décision correcte. (Voir par exemple Mahmutyazicioglu c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 668, au paragraphe 11; Guzman c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 1329, au paragraphe 25; Plancher c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 1283, au paragraphe 12; Balakumar c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 20, au paragraphe 9; Nyoka c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 568, au paragraphe 13; Nagaratnam c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 204, au paragraphe 17; Emamgongo c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 208, au paragraphe 14; Jabari c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 225, au paragraphe 12; Prieto c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 253, au paragraphe 24.) Cependant si la question est une question mixte de droit et de fait, la Cour applique alors la norme de la décision raisonnable. (Voir par exemple Ayaichia c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 239, au paragraphe 12; Nyathi c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CF 1119, au paragraphe 10; Amare c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 228, au paragraphe 10).

 

[22]           À mon avis, la décision de la SPR appelle la retenue dans la mesure où elle concerne la question de savoir si elle doit faire une analyse séparée ou combinée pour une demande d’asile présentée à la fois en vertu de l’article 96 et de l’article 97 de la LIPR. Cette retenue se justifie de deux manières : (i) la SPR jouit d’une spécialisation élevée au regard des questions qui sont soulevées dans une demande d’asile relevant des articles 96 et 97 de la LIPR, et (ii) la nature des questions soulevées lorsqu’une demande d’asile est présentée en vertu de ces deux dispositions est telle qu’il n’est souvent pas nécessaire de faire une analyse distincte au regard de chacune d’elles, surtout si la question déterminante concerne la crédibilité du demandeur d’asile ou le niveau de la protection offerte par l’État (arrêt Dunsmuir, précité, aux paragraphes 55, 56, 64 et 66; arrêt Khosa, précité, au paragraphe 44). Dans ce contexte, un non‑acquiescement à la décision de la SPR ne serait pas conforme à l’idée selon laquelle la notion de retenue est « fondamentale au contrôle judiciaire en droit administratif » (arrêt Dunsmuir, précité, au paragraphe 48).

 

[23]           La manière dont la SPR a évalué les demandes d’asile faites en vertu de l’article 97 sera donc confirmée dans la mesure où sa décision appartient « aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (arrêt Dunsmuir, au paragraphe 47) et « cadre bien avec les principes de justification, de transparence et d’intelligibilité » (arrêt Khosa, au paragraphe 59).

 

[24]           Les points restants qui sont soulevés par les demandeurs seront revus d’après la norme de la décision raisonnable (arrêt Dunsmuir, aux paragraphes 51 à 54; arrêt Khosa, aux paragraphes 45 et 46).

 

IV.       Analyse

A.       La SPR a‑t‑elle commis une erreur en rejetant les demandes d’asile en vertu des articles 96 et 97 uniquement parce que les demandeurs n’avaient pas une crainte subjective?

 

[25]           Au paragraphe 21 de sa décision, après avoir conclu que les actions des demandeurs ne s’accordaient pas avec les craintes qu’ils prétendaient avoir, la SPR a explicitement rejeté, sur ce seul fondement, les demandes d’asile en application des articles 96 et 97 de la LIPR.

 

[26]           Cependant, elle a ensuite examiné si, objectivement, les craintes que prétendaient avoir les demandeurs étaient confirmées par la preuve documentaire. Après examen de plusieurs sources dignes de foi portant sur les conditions ayant cours en Colombie, elle a conclu que la preuve objective ne confirmait pas que des personnes telles que les demandeurs seraient inquiétées par les FARC si elles retournaient s’installer dans une ville de Colombie telle que Cali. La SPR a aussi conclu expressément que les demandeurs n’avaient pas prouvé qu’ils seraient probablement persécutés en cas de retour en Colombie.

 

[27]           Selon moi, il ressort clairement de ces passages de la décision de la SPR qu’elle n’a pas en réalité rejeté les demandes d’asile au seul motif que les demandeurs n’avaient pas une crainte subjective de persécution ni ne couraient un risque visé par l’article 97. Les conclusions susmentionnées de la SPR, combinées à sa conclusion selon laquelle la non‑régularisation de la situation des demandeurs aux États‑Unis durant plus de huit ans ne s’accordait pas avec les craintes qu’ils prétendaient avoir, en dépit de leurs explications, autorisaient la SPR à rejeter les demandes d’asile en application des articles 96 et 97 de la LIPR.

 

[28]           Vu ma conclusion sur ce point, il n’est pas strictement nécessaire d’examiner l’argument connexe des demandeurs selon lequel leur lenteur à présenter une demande d’asile ne saurait à elle seule justifier, selon l’article 96, le rejet de la demande. Cependant, je ferais brièvement observer qu’il est bien établi que, lorsqu’une personne n’est pas en mesure de justifier sa lenteur à présenter une demande d’asile, celle‑ci peut être déclarée irrecevable, même si les allégations de son auteur sont jugées par ailleurs crédibles (Duarte c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CF 988, aux paragraphes 14‑15; Espinosa c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CF 1324, au paragraphe 17; Fernando c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2001 CFPI 759, au paragraphe 3; Gamassi c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (2000), 194 F.T.R. 178, au paragraphe 6; Castillejos c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1994] A.C.F. n° 1956; Huerta c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] A.C.F. n° 271 (C.A.); et Cruz c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1994] A.C.F. n° 1247, au paragraphe 10).

 

B.    La SPR a‑t‑elle commis une erreur en fondant sa décision sur des conclusions de fait erronées, tirées d’une manière abusive ou sans égard aux éléments dont elle disposait?

 

[29]           Les demandeurs affirment que la SPR a commis une erreur en écartant des preuves qui figuraient dans un rapport de 2005 du Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (HCNUR) et dans un rapport de 2009 établi par M. Marc Chernick, un spécialiste reconnu des conditions ayant cours en Colombie.

 

[30]           La SPR a notamment tiré une conclusion négative de ce qu’un rapport plus récent du Haut Commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme (HCNUDH), qu’elle a erronément attribué au HCNUR, ne contenait pas d’affirmations similaires. Cependant, puisque la SPR s’est également fondée sur un nombre appréciable d’autres preuves, dont toutes sont plus récentes que le rapport de 2005 du HCNUR, pour dire que les craintes exprimées par les demandeurs n’avaient pas de fondement objectif, je suis d’avis que cette erreur n’était pas importante. Il existait en l’espèce une quantité appréciable de preuves plus récentes qui appuyaient la conclusion de la SPR, et la présente espèce se distingue donc de la décision Ibarra‑Lerma c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 1611, au paragraphe 9; et de la décision Escobar c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1997] A.C.F. n° 1436, au paragraphe 7.

 

[31]           Quant au rapport de M. Chernick, les demandeurs affirment que la SPR a commis une erreur en accordant peu de poids à des renseignements importants figurant dans ce rapport, alors qu’elle s’est référée d’une manière sélective à certains passages du rapport qui appuyaient sa décision. Je ne partage pas l’avis des demandeurs.

 

[32]           La SPR a explicitement considéré, aux paragraphes 31, 32, 35 et 36 de sa décision, des renseignements importants qui figuraient dans le rapport de M. Chernick et qui allaient à l’encontre de sa conclusion. Cependant, elle a préféré d’autres preuves plus récentes, notamment deux rapports du Groupe de crise international (ICG), datés d’avril 2008 et de mars 2009, dont elle a fait un large résumé aux paragraphes 38 et 39 de sa décision. Elle faisait observer que l’ICG « est conseillé par des personnalités internationales en vue et respectées, dont un ancien premier ministre du Canada et un juriste canadien internationalement reconnu ». Ayant explicitement évoqué le rapport Chernick, ainsi qu’une quantité appréciable d’autres preuves produites par les demandeurs, et ayant expliqué pourquoi elle récusait la plupart desdites preuves, la SPR pouvait fort bien préférer les autres preuves, dont toutes étaient assez récentes. Outre les rapports de 2008 et 2009 de l’ICG, les autres sources dignes de foi invoquées par la SPR comprenaient le rapport de 2008 du Département d’État des États‑Unis sur la Colombie, daté du 25 février 2009, et un rapport du HCNUDH, daté du 29 février 2008.

 

[33]           Dans la mesure où la SPR tient raisonnablement compte des preuves importantes figurant dans le dossier qui sont susceptibles de contredire ses conclusions, elle n’est pas tenue d’évoquer chacune des preuves documentaires ni chacun des passages des sources citées qui contredit l’information sur laquelle elle a décidé de se fonder, à condition que sa décision reste dans les limites de la raison (Rachewiski c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 244, au paragraphe 17).

 

[34]           Il appartenait aux demandeurs de produire une preuve claire et convaincante de nature à convaincre la SPR, selon la prépondérance des probabilités, que leurs demandes d’asile étaient fondées en vertu des articles 96 et 97 de la LIPR. En l’espèce, la SPR a jugé que les demandeurs ne s’étaient pas acquittés de cette obligation, compte tenu surtout qu’ils n’avaient pas prouvé qu’ils avaient ou qu’ils ont aujourd’hui un profil qui présenterait de l’intérêt pour les FARC, à en juger par le rétrécissement de la base d’opérations des FARC et de leurs moyens, et aussi par la capacité du gouvernement colombien de contenir leurs activités.

 

[35]           Il m’est impossible de conclure que la décision de la SPR a été déraisonnable pour l’une des raisons avancées par les demandeurs se rapportant à la manière dont elle a évalué la preuve. À mon avis, la conclusion de la SPR sur l’absence de fondement objectif des demandes d’asile appartenait largement à la gamme des issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit. L’évaluation qu’a faite la SPR était aussi suffisamment justifiée, transparente et intelligible.

 

C.    La SPR a‑t‑elle commis une erreur parce qu’elle aurait contrevenu aux principes d’équité procédurale et de justice naturelle en ne recensant que deux points litigieux durant l’audience qu’elle a tenue, puis en fondant sa décision sur d’autres points qui avaient été implicitement exclus?

 

[36]           Vers la fin de l’audience qu’elle a tenue, la SPR s’est exprimée ainsi :

 

[traduction] Ainsi, maître, je n’avais que les deux points litigieux ici. Les gestes des demandeurs d’asile aux États‑Unis s’accordaient‑ils avec la crainte d’être assassinés en cas de retour en Colombie, et, aujourd’hui, plusieurs années plus tard, est‑il raisonnable de penser que les demandeurs seraient encore fichés par les membres des FARC s’ils devaient retourner aujourd’hui dans leur pays?

 

[37]           À la toute fin de l’audience, la SPR a alors confirmé qu’elle avait réduit les points litigieux à ces deux points précis, et elle a invité l’avocat à présenter des conclusions écrites sur ces deux points.

 

[38]           Selon les demandeurs, en structurant ainsi les points litigieux, la SPR signalait implicitement qu’elle ne chercherait pas à savoir (i) si les demandeurs allaient pouvoir obtenir de l’État une protection pour le cas où ils seraient fichés par les FARC, (ii) s’ils disposaient en Colombie d’une possibilité valable de refuge intérieur, ou (iii) si les conditions ayant cours en Colombie avaient changé depuis qu’ils avaient quitté ce pays, de telle sorte que les FARC ne seraient plus en état de leur nuire. Les demandeurs affirment aussi que, après que la SPR leur a signalé implicitement qu’elle n’examinerait pas ces trois questions, elle a manqué aux principes d’équité procédurale et de justice naturelle en rejetant ensuite leurs demandes d’asile sur la base des conclusions à laquelle elle était arrivée sur ces questions.

 

[39]           Je ne partage pas ce point de vue. Lorsqu’elle a demandé s’il était raisonnable de penser que les demandeurs seraient encore ciblés par des membres des FARC, la SPR signalait clairement aux demandeurs qu’elle continuait de rechercher s’il existait un fondement raisonnable et objectif permettant de croire qu’ils seraient vraisemblablement persécutés ou inquiétés par les FARC, compte tenu du passage du temps et de la situation actuelle en Colombie.

 

[40]           Cette question requiert clairement quant à elle de se demander s’il était probable que les demandeurs seraient persécutés ou inquiétés par les FARC, compte tenu (i) des activités, capacités et ressources actuelles les FARC, (ii) de la mesure dans laquelle le gouvernement colombien est apte à contenir telles activités et à les confiner à certaines régions du pays, et (iii) de l’intérêt que les demandeurs présentent pour les FARC.

 

[41]           La SPR pouvait donc parfaitement, selon moi, examiner ces points et s’en remettre à ses conclusions sur les points en cause pour rejeter les demandes d’asile. En disant que la preuve documentaire n’appuyait pas les demandes d’asile, la SPR affirmait simplement qu’il n’était pas raisonnable de penser que les demandeurs seraient encore persécutés ou inquiétés par les membres des FARC s’ils devaient retourner en Colombie aujourd’hui.

 

[42]           Je suis d’avis que les demandeurs n’ont pas été induits en erreur par les mots employés par la SPR lorsqu’elle a énoncé, à la fin de l’audience, les deux points qu’il restait à décider. Dans le passage suivant des conclusions écrites ultérieures des demandeurs, leur avocat décrivait ainsi la question se rapportant au fondement objectif des craintes que disaient avoir les demandeurs :

 

[traduction] … la préoccupation du commissaire, telle que je la comprends, est de deux ordres. Le temps que les demandeurs d’asile ont passé en dehors du pays ferait‑il qu’ils ne présentent plus aucun intérêt pour les FARC, et quelles preuves récentes y a‑t‑il pour corroborer leur affirmation selon laquelle les gens qui retournent en Colombie sont vraisemblablement susceptibles d’être soumis à la persécution. [Non souligné dans l’original].

 

[43]           Ces conclusions écrites s’attardaient ensuite à diverses sources de preuve documentaire, en vue d’établir le fondement objectif des prétendues craintes des demandeurs à l’égard des FARC. S’agissant de l’un de ces documents, les demandeurs écrivaient ce qui suit :

 

[traduction] Selon l’information figurant dans C4, aux pages 190 à 195, en dépit de quelques revers récents, les FARC demeurent très actives et, au mieux, on peut dire qu’elles modifient leur stratégie, abandonnant les actions militaires ordinaires pour adopter des tactiques de guérilla plus traditionnelles ciblant les villes. Les espions urbains sont essentiels à leur survie car les milices sont postées là où elles obtiennent leurs renseignements et leur soutien logistique grâce aux agents qui maintiennent le contact avec la population. Les FARC reprendraient semble‑t‑il l’offensive. Markus Schultze‑Kraft, directeur du programme de l’Amérique latine pour le Groupe de crise international, affirme que les FARC ne sont pas près de la défaite. Nous croyons que, vu leurs revers et leur intention attestée de poursuivre le combat, il est probablement plus important que jamais pour elles d’éliminer leurs ennemis et de contraindre une population civile terrifiée à coopérer.

 

[44]           En résumé, les demandeurs savaient parfaitement que, en concluant qu’ils n’avaient pas établi le fondement objectif de leurs craintes prétendues, la SPR continuait de s’intéresser aux questions qu’elle a examinées plus tard.

 

[45]           Contrairement à ce qu’affirment les demandeurs, la SPR n’a pas fondé sa décision sur la question de la protection offerte par l’État, même s’il était nécessaire pour elle de s’interroger sur la mesure dans laquelle l’État en Colombie est apte à contenir et limiter les activités des FARC, pour ainsi savoir si les FARC continuent de disposer des capacités, des moyens et des stimulants nécessaires pour persécuter ou inquiéter les demandeurs.

 

D.    La SPR a‑t‑elle commis une erreur parce qu’elle n’a pas fait une analyse distincte pour l’article 97?

 

[46]           Les demandeurs disent que, en ne faisant pas une analyse distincte pour l’article 97 de la LIPR, la SPR a commis une erreur donnant lieu à réformation. Je ne partage pas leur avis.

 

[47]           Contrairement à l’espèce Bouaouni c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CF 1211, la SPR n’a pas manqué d’analyser les demandes d’asile au titre de l’article 97. Elle les a plutôt analysées en même temps que les demandes d’asile au titre de l’article 96, ce qui est autorisé (Sida c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 901, au paragraphe 15).

 

[48]           La question de savoir si l’absence d’une analyse distincte au titre de l’article 97 constitue une erreur donnant lieu à réformation dépend des circonstances de l’espèce considérée (Kandiah c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 181, au paragraphe 16). Lorsqu’une analyse distincte n’est pas justifiée par les allégations faites ou par les preuves produites, elle ne sera pas requise (Brovina c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 635, aux paragraphes 17 et 18).

 

[49]           En l’espèce, l’évaluation combinée qu’a faite la SPR s’est focalisée sur deux aspects, qui tous deux intéressaient les allégations faites par les demandeurs pour chacun des articles 96 et 97 de la LIPR. Il s’agissait des aspects suivants : (i) le fait que les demandeurs n’avaient pas demandé l’asile ni autrement régularisé leur situation aux États‑Unis durant plus de huit ans s’accordait‑il avec les craintes qu’ils disaient avoir? et (ii) la preuve documentaire renfermait‑elle un fondement objectif validant ces craintes? Dans ce contexte, il n’était pas nécessaire pour la SPR de faire une analyse distincte des demandes d’asile pour l’article 96 et l’article 97 de la LIPR, puisque les allégations et les preuves des demandeurs au titre de chacune de ces dispositions pouvaient aisément être analysées simultanément.

 

[50]           Il ressort clairement de la décision de la SPR que les allégations et preuves des demandeurs ont été analysées en fonction des exigences propres à chacun des articles 96 et 97. Comme c’était le cas dans la décision Nagaratnam c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 204, aux paragraphes 42 et 43, les conclusions de la SPR intéressent clairement les deux articles de la LIPR. Ce cas est très différent de celui dont il s’agissait dans la décision Kilic c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 84, où la SPR n’avait pas expliqué le fondement de sa décision au regard de l’article 97 et n’avait pas examiné dans son analyse combinée les allégations qui intéressaient l’application de cet article.

 

[51]           Selon moi, vu les circonstances particulières de la présente affaire, la SPR pouvait fort bien faire une analyse combinée des demandes d’asile, à la fois selon l’article 96 et l’article 97 de la LIPR. Il m’est impossible de partager l’avis des demandeurs selon lequel la SPR a, ce faisant, commis une erreur.

 

V.        Dispositif

[52]           La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

 

[53]           Aucune question n’est certifiée.


JUGEMENT

 

LA COUR ORDONNE : la demande de contrôle judiciaire est rejetée.

 

« Paul S. Crampton »

Juge

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Christiane Bélanger, LL.L.

 

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                                    IMM‑5660‑09

 

INTITULÉ :                                                   LILIANA VELEZ ET AL c. LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                             Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                           Le 15 juin 2010

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                                          LE JUGE CRAMPTON

 

DATE DES MOTIFS :                                  Le 15 septembre 2010

 

 

COMPARUTIONS :

 

John Grice

POUR LES DEMANDEURS

 

 

Laoura Christodoulides

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Davis & Grice

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Myles J. Kirvan

Sous‑procureur général du Canada

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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