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Cour fédérale

 

Federal Court


 

Date : 20100910

Dossier : IMM-2114-09

Référence : 2010 CF 900

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 10 septembre 2010

En présence de madame la juge Mactavish

 

 

ENTRE :

NAGULESWARAN SHANMUGASUNDARAM

demandeur

et

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

 ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Un agent d’immigration a conclu que Naguleswaran Shanmugasundaram était interdit de territoire, car il y avait des motifs raisonnables de croire qu’il était membre de l’Armée de libération de l’Eelam tamoul (la TELA), une organisation dont il y avait des motifs raisonnables de croire qu’elle s’était livrée à des activités terroristes.

 

[2]               M. Shanmugasundaram sollicite le contrôle judiciaire de la décision de l’agent. Il affirme que l’agent a commis une erreur dans son analyse de la question de l’appartenance parce qu’il n’a pas tenu compte des explications qu’il lui avait données pour justifier les contradictions apparentes de son témoignage, et parce qu’il a tiré des conclusions déraisonnables à partir des faits entourant son rôle dans diverses organisations tamoules au Sri Lanka.

 

[3]               Pour les motifs qui suivent, je suis arrivée à la conclusion que l’agent d’immigration a effectivement commis une erreur dans son analyse de la question de l’appartenance, et la demande de contrôle judiciaire sera donc accordée. Dans ces conditions, il n’est pas nécessaire d’examiner les arguments de M. Shanmugasundaram concernant la question de savoir si l’on peut à juste titre considérer que la TELA est une organisation qui s’est livrée à des activités terroristes.

 

 

Remarque préliminaire

 

[4]               Les motifs de l’agent renferment de nombreuses références à plusieurs organisations tamoules, qui étaient actives au Sri Lanka à diverses époques de l’histoire récente de ce pays. Outre la TELA, ces organisations sont les Tigres de libération de l’Eelam tamoul (les TLET), l’Organisation populaire de libération de l’Eelam tamoul (l’OPLET), le Hill Country People’s Front et le Up Country Tamil Front.

 

[5]               Selon la preuve documentaire, la TELA est un groupe dissident de l’Organisation de libération de l’Eelam tamoul (la TELO). Il semble que la TELA n’ait pas existé durant très longtemps. Elle a été constituée en 1982, puis, à la suite d’événements survenus en 1983, elle a été phagocytée par l’OPLET.

 

[6]               Il importe de noter que, bien que ces diverses organisations soient mentionnées dans les motifs de l’agent, la conclusion d’interdiction de territoire était fondée entièrement sur l’appartenance de M. Shanmugasundaram à la TELA. L’agent ne s’est pas prononcé sur son appartenance à l’une de ces autres organisations.

 

[7]               Il ressort clairement de la jurisprudence que, avant de prononcer l’interdiction de territoire en application de l’alinéa 34(1)f) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, l’agent d’immigration doit déterminer avec précision l’organisation terroriste en cause : voir Ali c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2004] A.C.F. n° 1416, aux paragraphes 66 à 68.

 

[8]               Dans ces conditions, je limiterai mon analyse à la question de savoir si les conclusions de l’agent sont raisonnables pour ce qui concerne l’appartenance de M. Shanmugasundaram à la TELA.

 

 

La procédure de l’article 87

 

[9]               Après le dépôt de la présente demande de contrôle judiciaire, le ministre a présenté une requête en non-divulgation de certaines portions du dossier certifié du tribunal en vertu de l’article 87 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (la Loi). Le ministre prétendait que la divulgation des renseignements caviardés porterait atteinte à la sécurité nationale ou à la sécurité d’autrui.

 

[10]           J’ai soigneusement examiné les portions caviardées du dossier certifié du tribunal, ainsi qu’un affidavit secret déposé au soutien de la requête. J’ai également entendu, en l’absence de M. Shanmugasundaram et à huis clos, le témoignage de vive voix de l’auteur de l’affidavit ainsi que les observations orales de l’avocat du ministre. Après que j’eus exprimé des doutes au cours de cette audience, des renseignements additionnels se rapportant aux suppressions réclamées ont ensuite été communiqués à la Cour par le ministre. En définitive, je suis d’avis que la divulgation des portions caviardées du dossier certifié du tribunal porterait atteinte à la sécurité nationale ou à la sécurité d’autrui. La requête du ministre en non-divulgation a donc été accordée.

 

 

Norme de contrôle

 

[11]           M. Shanmugasundaram fait valoir que l’agent a commis une erreur en concluant qu’il était membre de la TELA. Je crois comprendre que les deux parties s’accordent pour dire que cette conclusion de l’agent doit être contrôlée d’après la norme de la raisonnabilité. Étant donné que ce qui est en cause ici concerne des questions mixtes de droit et de fait, je reconnais que la norme applicable est la raisonnabilité : voir l’arrêt Poshteh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CAF 85, [2005] A.C.F. n° 381, au paragraphe 24.

 

[12]           Lorsqu’elle contrôle une décision d’après la norme de la raisonnabilité, la Cour doit prendre en considération la justification de la décision, la transparence et l’intelligibilité du processus décisionnel, ainsi que l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit : voir l’arrêt Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190, au paragraphe 47, et l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Khosa, 2009 CSC 12, [2009] 1 R.C.S. 339, au paragraphe 59.

 

 

Le fondement légal de la décision

 

[13]           Avant d’examiner les arguments invoqués par M. Shanmugasundaram, il est utile de passer en revue le cadre légal régissant les conclusions d’interdiction de territoire comme celle tirée en l’espèce.

 

[14]           La conclusion d’interdiction de territoire dont il s’agit ici a été tirée en vertu de l’alinéa 34(1)f) de la Loi, qui est ainsi rédigé :

34. (1) Emportent interdiction de territoire pour raison de sécurité les faits suivants :

 

[…]

 

f) être membre d’une organisation don=t il y a des motifs raisonnables de croire qu’elle est, a été ou sera l’auteur d’un acte visé aux alinéas a), b) ou c).

34. (1) A permanent resident or a foreign national is inadmissible on security grounds for

 

(f) being a member of an organization that there are reasonable grounds to believe engages, has engaged or will engage in acts referred to in paragraph (a), (b) or (c).

 

L’alinéa 34(1)c) concerne les organisations qui se livrent au terrorisme.

 

[15]           Lorsqu’il tire une conclusion en vertu du paragraphe 34(1) de la Loi, l’agent d’immigration se laisse guider également par l’article 33, ainsi rédigé :

33. Les faits — actes ou omissions — mentionnés aux articles 34 à 37 sont, sauf disposition contraire, appréciés sur la base de motifs raisonnables de croire qu’ils sont survenus, surviennent ou peuvent survenir.

33. The facts that constitute inadmissibility under sections 34 to 37 include facts arising from omissions and, unless otherwise provided, include facts for which there are reasonable grounds to believe that they have occurred are occurring or may occur.

 

 

 

Les critères juridiques qu’il faut appliquer pour déterminer s’il y a interdiction de territoire selon l’alinéa 34(1)f) de la LIPR

 

[16]           Pour conclure que M. Shanmugasundaram était interdit de territoire, l’agent d’immigration devait se demander si M. Shanmugasundaram était, ou s’il avait été, membre d’une organisation dont il y avait des motifs raisonnables de croire qu’elle se livre, s’est livrée ou se livrera au terrorisme. Trois éléments ayant trait à une telle conclusion appellent une observation, à savoir la norme des « motifs raisonnables de croire », la notion d’« appartenance » et la définition de « terrorisme ».

 

[17]           La Cour suprême du Canada a décrit la norme de preuve des « motifs raisonnables de croire » dans l’arrêt Mugesera c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CSC 40, [2005] 2 R.C.S. 100. Cette norme « exigeait davantage qu’un simple soupçon, mais restait moins stricte que la prépondérance des probabilités applicable en matière civile ». La Cour suprême écrivait ensuite que « la croyance doit essentiellement posséder un fondement objectif reposant sur des renseignements concluants et dignes de foi » : paragraphe 114.

 

[18]           Pour autant que soit concerné le critère de l’appartenance, il est clair que l’appartenance effective ou formelle à une organisation n’est pas requise, le terme devant plutôt être largement interprété : voir la décision Chiau c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1998] 2 C.F. 642, au paragraphe 34. Par ailleurs, il se trouvera toujours des facteurs permettant de conclure qu’il y avait appartenance et d’autres étayant une conclusion contraire : voir l’arrêt Poshteh, au paragraphe 36.

 

[19]           Quant à la définition du mot « terrorisme », l’agent a adopté la définition donnée dans l’arrêt Suresh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CSC 1, [2002] 1 R.C.S. 3, au paragraphe 96, où la Cour suprême du Canada décrivait ainsi le terrorisme :

Tout [. . .] acte destiné à tuer ou blesser grièvement un civil, ou toute autre personne qui ne participe pas directement aux hostilités dans une situation de conflit armé, lorsque, par sa nature ou son contexte, cet acte vise à intimider une population ou à contraindre un gouvernement ou une organisation internationale à accomplir ou à s’abstenir d’accomplir un acte quelconque.

 

 

 

[20]           Ayant exposé les critères juridiques qu’il faut appliquer pour déterminer s’il y a interdiction de territoire aux termes de l’alinéa 34(1)f) de la LIPR, je trancherai maintenant la question de savoir si la conclusion de l’agent d’immigration selon laquelle M. Shanmugasundaram était interdit de territoire en application de cet alinéa était raisonnable.

 

 

L’agent a-t-il commis une erreur en concluant que M. Shanmugasundaram était membre de la TELA?

 

[21]           Un examen des motifs de l’agent d’immigration révèle que sa conclusion selon laquelle il y avait des motifs raisonnables de croire que M. Shanmugasundaram était membre de la TELA reposait dans une grande mesure sur les contradictions apparaissant dans la description que faisait M. Shanmugasundaram de son rôle au sein de cette organisation. M. Shanmugasundaram a toujours affirmé que son rôle au sein de la TELA n’avait pas dépassé une période d’environ deux mois, à savoir juillet et/ou août 1983. Cependant, la description qu’il donnait des circonstances entourant son rôle au sein de la TELA et du genre d’activités qu’il exerçait au nom de l’organisation, a varié au fil du temps.

 

[22]           Plus exactement, au cours d’une entrevue avec le Service canadien du renseignement de sécurité, M. Shanmugasundaram a déclaré que, à quelques reprises au cours de l’été de 1983, il avait aidé un ami à distribuer des tracts au nom de la TELA et que c’était là tout ce en quoi avait consisté son rôle au sein de l’organisation. Il a décrit ce rôle dans son Formulaire de renseignements personnels, mais il ne dit nulle part que ses activités étaient exercées sous la contrainte.

 

[23]           En revanche, au cours d’une entrevue avec les autorités de l’immigration, M. Shanmugasundaram a déclaré que, à trois ou quatre reprises durant l’été de 1983, il avait été forcé d’embarquer un membre de la TELA sur sa bicyclette pour recueillir de la nourriture dans les maisons. Il semble que M. Shanmugasundaram n’a jamais expliqué d’une manière satisfaisante cette incohérence, si ce n’est pour dire que l’interprétation de ses réponses avait pu être fautive.

 

[24]           L’incohérence du témoignage de M. Shanmugasundaram pourrait certainement faire douter de la véracité de son témoignage concernant son rôle au sein de la TELA, mais elle ne constituerait pas en soi une raison suffisante permettant de dire qu’il était membre de cette organisation.

 

[25]           Dans le même esprit, l’affirmation de M. Shanmugasundaram selon laquelle la TELA était une organisation de service social aurait pu elle aussi faire douter de sa sincérité, mais elle n’était pas en soi un indice de son appartenance à cette organisation.

 

[26]           La conclusion de l’agent d’immigration selon laquelle il était membre de l’organisation reposait aussi sur le fait qu’un dirigeant de l’OPLET avait participé aux négociations sur la mise en liberté de M. Shanmugasundaram en octobre 1993, et de nouveau en 1994. M. Shanmugasundaram avait été détenu parce qu’il était suspecté par les autorités sri-lankaises d’être un agent de renseignement à la solde des TLET.

 

[27]           M. Shanmugasundaram a expliqué que, durant sa détention, il avait partagé pendant deux ans une cellule avec un représentant du Up Country Tamil Front. Cet individu était semble-t-il un ami du chef de l’OPLET. C’était à la faveur de ces contacts que le chef de l’OPLET était intervenu en faveur de M. Shanmugasundaram pour obtenir sa mise en liberté, allant même jusqu’à se porter garant de sa conduite.

 

[28]           L’agent d’immigration a estimé que l’intervention personnelle du chef de l’OPLET dans la mise en liberté de M. Shanmugasundaram donnait à penser que la position que celui-ci occupait dans cette organisation était plus que négligeable. C’était là une déduction raisonnable, dans la mesure où elle concernait le rôle de M. Shanmugasundaram dans cette organisation en 1993. Cependant, il faut se rappeler que l’agent n’a jamais conclu que M. Shanmugasundaram avait déjà appartenu à l’OPLET.

 

[29]           L’agent a aussi conclu que l’intervention du chef de l’OPLET donnait également à penser que la position occupée par M. Shanmugasundaram dans la TELA était plus que négligeable. Cette dernière inférence n’était pas justifiée.

 

[30]           Il semble que la TELA fut une organisation tamoule relativement obscure et à la vie éphémère, qui a cessé d’exister en tant qu’entité indépendante vers 1983, lorsqu’elle fut phagocytée par la l’OPLET. À mon avis, il était déraisonnable que l’agent conclu que le rôle de M. Shanmugasundaram au sein de la TELA en 1983 suffisait pour faire de lui un « membre » de cette organisation en raison d’une série de faits survenus quelque 10 années plus tard et mettant en cause l’un des représentants d’une organisation qui avait succédé à la TELA.

 

 

Conclusion

 

[31]           Comme je l’écrivais plus haut, les motifs de l’agent font référence à plusieurs organisations tamoules, mais sa conclusion ne concernait que la TELA. Pour les motifs susmentionnés, et compte tenu des motifs exposés par l’agent d’immigration, je suis d’avis que sa conclusion relative à la TELA était déraisonnable. La demande de contrôle judiciaire sera donc accordée.

 

 

Question à certifier

 

[32]           Les parties n’ont proposé aucune question aux fins de certification, et l’affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT

 

            LA COUR ORDONNE :

            1.         La demande de contrôle judiciaire est accordée, et l’affaire est renvoyée à un autre agent d’immigration pour nouvel examen conforme aux présents motifs;

            2.         Aucune question grave de portée générale n’est certifiée.

 

 

 

« Anne Mactavish »

Juge

 

 

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

 

Jean-François Martin, LL.B., M.A.Trad.jur.

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        IMM-2114-09

 

 

INTITULÉ :                                      NAGULESWARAN SHANMUGASUNDARAM c. MCI

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 Toronto (Ontario)

 

 

DATE DE L’AUDIENCE :               Le 1er septembre 2010

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                              La juge Mactavish

 

 

DATE DES MOTIFS :                      Le 10 septembre 2010

 

 

COMPARUTIONS :

 

Lorne Waldman

 

POUR LE DEMANDEUR

Jamie Todd

Hillary Stephenson

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Waldman et Associés

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

Myles J. Kirvan

Sous-procureur général du Canada

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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