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Cour fédérale

 

Federal Court

 


 

Date : 20100901

Dossier : T-1378-10

Référence : 2010 CF 865

[TRADUCTION FRANÇAISE]
Ottawa (Ontario), le 1er septembre 2010

En présence de monsieur le juge Shore

 

ENTRE :

ARTIFICIAL REEF SOCIETY

OF NOVA SCOTIA

demanderesse

et

 

SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF

DU CANADA, LE MINISTRE DE LA DÉFENSE

NATIONALE ET L’EX-NAVIRE NCSM FRASER,

SES PROPRIÉTAIRES ET TOUTES LES AUTRES
PERSONNES AYANT UN DROIT SUR LE NAVIRE

défendeurs

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNANCE

 

I.  Introduction

  • [1] [6]Il est clair que la soi-disant saisie des frets et des sous-frets du G.T.S. KATIE n’est pas valide. Les biens en possession de l’État, qu’ils appartiennent à l’État ou à quelqu’un d’autre, ne peuvent pas être saisis, faire l’objet d’un privilège ou être autrement confisqués de quelque façon que ce soit [...]

 

(décision Third Ocean Marine Navigation Co., LLC c. « GTS Katie » (2000), 195 F.T.R 22, [2000] A.C.F. n1704 (QL), rédigée par le juge Paul Rouleau, qui invoque l’article 14 de la Loi sur la responsabilité civile de l’État et le contentieux administratif, L.R.C., 1985, ch. C-50 (la Loi)).

 

  • [2] Dans cette affaire, une société propriétaire d’un navire avait conclu un contrat d’expédition de marchandises avec une autre société qui, à son tour, a conclu un contrat de sous-traitance avec le ministère de la Défense nationale (MDN) pour expédier du matériel militaire de la Grèce au Canada. Lorsqu’un différend est survenu entre les parties contractantes non gouvernementales, le propriétaire du navire a fait délivrer un mandat de saisie du matériel militaire selon l’article 481 des Règles des Cours fédérales (les Règles), DORS/98-106, dans sa version modifiée.Le juge Rouleau a annulé ce mandat, le déclarant contraire au principe de l’immunité de l’État prévu à l’article 14 de la Loi. La décision Third Ocean s’applique directement à la présente affaire. La décision Third Ocean s’appliquait à l’élément « une cargaison ou d’autres biens appartenant à l’État » de l’alinéa 14b) de la Loi, mais elle s’applique de façon égale, identique et directe à l’élément « un navire [...] appartenant à l’État » de la même disposition.

 

II.  Contexte

  • [3] L’Artificial Reef Society of Nova Scotia (la Société) (la demanderesse) a obtenu la possession du NCSM Fraser, un bâtiment de la Marine désarmé, aux termes d’une entente avec le MDN, dans l’intention de l’utiliser comme musée. Lorsque cette perspective ne s’est pas concrétisée, la Société a proposé qu’on fasse couler le bâtiment afin qu’il serve de récif artificiel. Lorsque le bâtiment est devenu délabré, la Société l’a retransféré à l’État; ce transfert était assorti d’une entente prévoyant que, si l’État décidait d’envoyer le bâtiment à la casse, la Société serait autorisée à présenter une autre proposition.

 

  • [4] Lorsque l’État a décidé de faire démanteler le navire pour que la ferraille en soit récupérée, il a d’abord accordé à la demanderesse le droit de présenter une proposition conformément à la clause 9 de l’entente. La demanderesse a eu six semaines pour présenter sa proposition. La demanderesse a fait état de son désir de transformer le navire en récif artificiel, le plus vraisemblablement dans les Caraïbes. La demanderesse a proposé que le MDN assume le coût de la préparation du navire à l’« immersion en mer », évalué à 1,5 million de dollars. L’État a précisé avoir été informé par des experts qui ont démantelé plus de 100 navires que le coût serait plus vraisemblablement de l’ordre de 5 à 6 millions de dollars. Par la suite, la Grenade avait offert de recevoir le navire comme récif artificiel, mais ne voulait pas en payer le transport, et la demanderesse n’avait aucun plan viable pour en financer le remorquage.

 

  • [5] Après deux mois de correspondance et d’autres demandes de renseignements, l’État a rejeté la proposition le 14 juillet 2010. Le MDN a ensuite conclu un contrat avec SNC Lavalin pour faire transporter le navire en Ontario et le faire démanteler. Le navire devait quitter Halifax le dimanche 29 août 2010. La demanderesse a intenté une action contre le bâtiment (en matière réelle) et d’autres parties et a fait délivrer par la Cour fédérale un mandat de saisie du bâtiment le 27 août 2010.

 

  • [6] En raison d’un ouragan qui approche, il existe une occasion limitée de déplacer le navire à partir d’Halifax pour qu’il arrive à temps à une installation de recyclage. Selon l’État, le recycleur de navires a d’autres navires en attente et ne pourra pas prendre le Fraser après la date limite pour son arrivée, ce qui entraînera l’inexécutabilité du contrat et plusieurs centaines de milliers de dollars en dommages-intérêts. De plus, étant donné que des remorqueurs attendent de déplacer le navire, le recycleur a averti que chaque jour où le navire est retenu occasionne des frais d’environ 25 000 $ à l’État, comme celui‑ci l’a fait savoir.

 

III. Question en litige

  • [7] La Cour doit-elle annuler le mandat de saisie pour défaut de compétence en droit en matière de saisie d’un navire de l’État?

IV. Dispositions législatives pertinentes

  • [8] L’article 3 de la Loi confère le droit d’intenter des poursuites contre l’État et fixe les limites de ces responsabilités. À moins qu’une cause d’action ne soit expressément autorisée par la Loi ou une autre loi du Parlement, nulle action ne peut être intentée contre l’État. Les poursuites intentées contre l’État doivent être des actions personnelles, c’est-à-dire qu’il doit s’agir d’actions en dommages-intérêts contre l’État en tant qu’entité personnelle et non contre les biens de Sa Majesté. L’article 3 de la Loi dispose ce qui suit : « En matière de responsabilité, l’État est assimilé à une personne pour [...] » (je souligne).

 

  • [9] L’article 14 de la Loi interdit expressément toute action réelle, c’est-à-dire toute action visant directement les biens mêmes de Sa Majesté la Reine. Compte tenu du fait que l’article 5 de la Loi autorise les demandes contre l’État en matière de sauvetage civil, l’article 14 traite également des recours contre les biens maritimes de l’État en interdisant expressément la saisie ou la détention d’un navire de l’État ou l’octroi d’un privilège sur un navire de l’État. L’article 14 de la Loi est rédigé comme suit :

14. La présente loi n’a pas pour effet :

 

a) d’autoriser les actions réelles visant des demandes contre l’État;

 

b) d’autoriser la saisie, détention ou vente d’un navire, d’un aéronef, d’une cargaison ou d’autres biens appartenant à l’État;

 

c) de conférer à quiconque un privilège sur un navire, un aéronef, une cargaison ou un autre bien appartenant à l’État, ou une cause de préférence sur ceux-ci ou à leur égard.

14. Nothing in this Act

 

 

(a) authorizes proceedings in rem in respect of any claim against the Crown;

 

(b) authorizes the arrest, detention or sale of any Crown ship or aircraft, or of any cargo or other property belonging to the Crown; or

 

(c) gives to any person any lien on, or cause of preference on or in respect of, any ship, aircraft, cargo or other property belonging.

 

  • [10] Sous le régime de la Loi, les créances maritimes contre l’État qui sont liées à des navires de l’État doivent uniquement faire l’objet d’actions en dommages-intérêts. L’État et les navires de l’État sont à l’abri des saisies, des privilèges ou de toute autre forme de confiscation. Cette immunité est clairement reconnue par la Cour.

 

V.  Analyse

  • [11] La Cour est d’accord sur les arguments des défendeurs.

 

  • [12] Dans la présente affaire, l’ex-navire NCSM Fraser est un « navire de l’État » au sens de la Loi et de la Loi sur la marine marchande du Canada, L.C.2001, ch. 26 (article 140). Le libellé clair et simple de l’article 14 de la Loi est sans équivoque, tout comme la décision Third Ocean Marine et l’arrêt Hislop. Aucun mandat de saisie ne peut être délivré contre l’ex-navire NCSM Fraser, et tout mandat et toute saisie subséquente de ce navire sont frappés de nullité.

 

  • [13] La Cour reconnaît que, dans l’arrêt Hislop c. Canada (Procureur général), [2002] O.JU. no 2799, 115 A.C.W.S. (3D) 593 (Cour sup. de l’Ont.), le juge Cullity a réitéré l’exclusion de toute réparation in rem qui s’appliquerait aux navires au sens simple de cet article. Voici ses observations :

49. [traduction] L’avocat du procureur général a invoqué la décision Third Ocean Marine Navigation Co., LLC c. « GTS Katie » (The), [200] A.C.F. no 174 (C.F. 1re inst.), dans laquelle la Cour fédérale déclare ce qui suit (au paragraphe 6) : « Les biens en possession de l’État, qu’ils appartiennent à l’État ou à quelqu’un d’autre, ne peuvent pas être saisis, faire l’objet d’un privilège ou être autrement confisqués de quelque façon que ce soit. »

 

50. Cette déclaration très générale n’était pas nécessaire à la décision de la cour et je la trouve difficilement conciliable avec le libellé de l’article. Bien que la définition du terme « navire de l’État » inclue les navires dont l’État a la possession exclusive, aucun autre fondement législatif ni décision judiciaire n’a été invoqué à l’appui de la thèse selon laquelle il faut interpréter « d’autres biens appartenant à l’État » comme signifiant « d’autres biens en possession de l’État, qu’ils appartiennent à l’État ou à quelqu’un d’autre ». (Je souligne.)

 

 

  • [14] Le paragraphe 43(7) de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. 1985, ch. F-7, interdit également toute action réelle contre certaines catégories de navires. Les navires qui ne peuvent faire l’objet d’une action réelle comprennent les navires de guerre, les garde-côtes et les bateaux de police, ainsi que tout navire exploité par le Canada ou un gouvernement provincial en service commandé pour le compte de l’État, ainsi que les navires possédés ou exploités par des États étrangers et accomplissant une mission non commerciale. Le paragraphe 43(7) de la Loi sur les Cours fédérales est rédigé comme suit :

Navire appartenant à un État souverain

 

(7) Il ne peut être intenté au Canada d’action réelle portant, selon le cas, sur :

 

a) un navire de guerre, un garde-côte ou un bateau de police;

 

b) un navire possédé ou exploité par le Canada ou une province, ou sa cargaison, lorsque ce navire est en service commandé pour le compte de l’État;

 

c) un navire possédé ou exploité par un État souverain étranger — ou sa cargaison — et accomplissant exclusivement une mission non commerciale au moment où a été formulée la demande ou intentée l’action les concernant

Ship owned by sovereign power

 

(7) No action in rem may be commenced in Canada against

 

 

(a) any warship, coast-guard ship or police vessel;

 

 

(b) any ship owned or operated by Canada or a province, or any cargo laden thereon, where the ship is engaged on government service; or

 

(c) any ship owned or operated by a sovereign power other than Canada, or any cargo laden thereon, with respect to any claim where, at the time the claim arises or the action is commenced, the ship is being used exclusively for non-commercial governmental purposes.

 

  • [15] Le paragraphe 43(7) de la Loi sur les Cours fédérales ne traite pas expressément de la situation d’un navire appartenant à l’État, mais n’étant pas en service commandé pour le compte de l’État, comme c’est le cas en l’espèce. Par conséquent, le paragraphe 43(7) de la Loi sur les Cours fédérales ne permet pas de déroger à l’immunité conférée à un navire de l’État dans les circonstances prévues à l’article 14 de la Loi. Même s’il est loisible au législateur de créer une réparation in rem prévoyant la saisie d’un navire de l’État dans ces circonstances, il n’a pas choisi de le faire. Les recours contre l’État doivent être expressément accordés par une loi. Rien ne permet de saisir un navire de l’État, que ce navire soit ou non activement en service commandé pour le compte de l’État ou désarmé en attente d’élimination.

 

  • [16] De plus, l’article 481 des Règles ne permet pas de créer et ne crée pas un droit de saisir un navire de l’État. Cet article des Règles autorise les fonctionnaires de la cour désignés à délivrer des mandats de saisie de biens dans des actions réelles. C’est en vertu de cet article des Règles que le mandat en l’espèce a été délivré; toutefois, il faut une disposition législative particulière conférant le pouvoir de saisir un navire de l’État pour passer outre à l’exclusion du recours prévue à l’article 14 de la Loi. En l’absence d’une disposition législative expresse conférant le pouvoir de saisir des navires de l’État, ce pouvoir n’est pas prévu par un article des Règles.

 

VI.  Conclusion

  • [17] Par conséquent, le mandat délivré est déclaré inopérant et est annulé (article 481 des Règles).

ORDONNANCE

 

LA COUR ORDONNE :

1. que le mandat de saisie délivré le 27 août 2010 contre l’ex-navire NCSM Fraser soit annulé;

2. que les dépens de la présente requête soient adjugés en faveur des défendeurs.

 

Opinion incidente

Une question importante a été soulevée par la demanderesse, celle de la préservation du bâtiment, dans l’intervalle, compte tenu de la possible importance du navire pour le patrimoine maritime du Canada dans le contexte du 100e anniversaire de la Marine canadienne. La question de la préservation d’un bien exigerait une audience au cours de laquelle les intéressés présenteraient leurs arguments à l’égard d’une requête précise portant sur une règle précise relevant de la compétence de la Cour. Il est reconnu que le navire a été appelé [traduction] « une Cadillac de la Guerre froide », et la question particulière de sa préservation semble certainement mériter d’urgence plus qu’une décision précipitée.

Par conséquent, par suite de son annulation du mandat de saisie délivré le 27 août 2010, la Cour suggère que le bâtiment soit préservé pendant la période de transfert de 12 jours vers le lac Érié, comme le défendeur l’a accepté par suite de discussions dans le contexte de l’audience, afin de permettre à la demanderesse de préparer la présentation d’une nouvelle requête, à sa demande, requête qui doit porter sur la préservation du bien et qui doit être instruite et faire l’objet d’une décision dans le délai demandé par la demanderesse, comme il a été indiqué, pendant l’instance sur la requête du défendeur dont la Cour était saisie. 

 

« Michel M.J. Shore »

Juge


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :  T-1378-10

 

 

INTITULÉ :  ARTIFICIAL REEF SOCIETY OF NOVA SCOTIA

c. SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF DU CANADA,
LE MINISTRE DE LA DÉFENSE NATIONALE ET
L’EX-NAVIRE NCSM FRASER, SES PROPRIÉTAIRES ET TOUTES LES AUTRES PERSONNES AYANT UN DROIT SUR LE NAVIRE

 

LIEU DE L’AUDIENCE
PAR CONFÉRENCE
TÉLÉPHONIQUE :

Ottawa (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :  Le 1er septembre 2010

 

MOTIFS DU JUGEMENT
ET JUGEMENT :

LE JUGE SHORE

 

DATE DES MOTIFS
ET DU JUGEMENT :
  Le 1er septembre 2010

 

 

COMPARUTIONS :

 

Me James L. Straith

 

POUR LA DEMANDERESSE

Me Reinhold M. Endres

Me Lori Rasmussen

 

POUR LES DÉFENDEURS

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

STRAITH LAW CORPORATION

West Vancouver (C.-B.)

 

POUR LA DEMANDERESSE

MYLES J. KIRVAN

Sous-procureur général du Canada

POUR LES DÉFENDEURS

 

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