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Cour fédérale

 

Federal Court

 

 

 

Date : 20100826

Dossier : IMM-18-10

Référence : 2010 CF 851

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 26 août 2010

En présence de monsieur le juge Kelen

 

 

ENTRE :

FATIH BAYKUS

demandeur

 

et

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

défendeur

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire visant la décision du 10 décembre 2009 par laquelle la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (le SPR) a conclu que le demandeur, comme il manquait de crédibilité et n’avait pas de crainte subjective, n’était ni un réfugié au sens de la Convention ni une personne à protéger aux fins des articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (LIPR), L.C. 2001, ch. 27.

 

LES FAITS

Le contexte

[2]               Le demandeur est âgé de 20 ans et est un Kurde alevi, citoyen de la Turquie. Il est arrivé au Canada, par le pont Peace à Fort Erie, en Ontario, le 16 février 2007 et a revendiqué le statut de réfugié.

 

[3]               Le demandeur a grandi dans la ville de Kirikkale; dans le voisinage, Turcs sunnites et Kurdes alevis se côtoyaient. Le demandeur a été confronté à la discrimination pendant toute son enfance et toute son adolescence. En 1996, les policiers ont amené avec eux le demandeur alors qu’il faisait ses dévotions à un centre communautaire alevi, puis ils l’ont détenu pendant deux jours et torturé. En septembre 2002, le demandeur s’est inscrit à l’université. D’autres étudiants lui ont fait subir de la discrimination, tandis qu’un groupe d’étudiants kurdes le pressaient de joindre les rangs du Parti des travailleurs du Kurdistan (le PKK). En novembre 2002, les policiers ont détenu et torturé le demandeur pendant deux jours, parce qu’ils le soupçonnaient d’être membre du PKK. Le demandeur ne pouvait se concentrer sur ses études; il a dû reprendre deux fois sa première année, puis il a fini par décrocher. Du 21 février 2005 au 21 mai 2006, le demandeur a fait son service militaire obligatoire, pendant lequel il a encore une fois fait l’objet de discrimination. Les pressions exercées pour que le demandeur joigne le PKK se sont intensifiées, notamment sous forme de menaces à sa vie, une fois le service militaire terminé.

 

[4]               Environ un mois après sa démobilisation, le demandeur a décidé de quitter la Turquie après avoir parlé à son frère canadien. Celui-ci a fait parler le demandeur au téléphone avec une amie à lui qui était citoyenne canadienne. Tous trois ont convenu de se rencontrer à Trinité-et-Tobago. Le 4 juillet 2006, le demandeur s’est rendu dans ce pays, où il a rencontré son frère et l’amie de ce dernier. L’amie et le demandeur se sont mariés le 19 juillet 2006, puis le demandeur est resté à Trinité, chez la famille de son épouse, en attendant qu’une décision soit rendue sur une demande de parrainage de conjoint. Des problèmes se sont posés en lien avec la demande de parrainage, puis son visa pour Trinité devant expirer le 29 décembre 2006, le demandeur a fait un voyage de deux jours à la Grenade pour le faire renouveler. Le 3 février 2007, le demandeur a quitté Trinité à destination des États-Unis. Il est entré au Canada le 16 février 2007. et il y a présenté une demande d’asile. L’épouse a retiré sa demande de parrainage une fois le demandeur arrivé au Canada, et le couple demande maintenant le divorce.

 

La décision faisant l’objet du contrôle

[5]                Le 10 décembre 2009, la SPR a rejeté la demande d’asile en raison du manque de crédibilité et de l’absence de crainte subjective de persécution du demandeur.

 

[6]               La SPR a conclu que le demandeur manquait de crédibilité et qu’il n’avait pas de crainte subjective pour les motifs suivants :

1.      Le demandeur n’a pas demandé l’asile à Trinité ni aux États-Unis, et il a fallu six mois après le départ de la Turquie pour que la demande d’asile soit finalement présentée;

2.      Le demandeur a contracté un mariage de convenance avec une citoyenne canadienne en vue d’obtenir un visa de résident permanent dans le cadre du programme de parrainage de conjoint depuis l’étranger;

3.      Si le demandeur avait véritablement été détenu et torturé par la police turque, son frère lui aurait conseillé de demander l’asile au Canada, et non de s’envoler vers Trinité;

4.      Pour ce qui est des détentions et des agents soupçonnés de persécution, les dépositions du demandeur lors de son entrevue au point d’entrée, dans son FRP et à l’audience devant la SPR étaient incohérentes quant aux éléments suivants :

a)      lors de l’entrevue, le demandeur a déclaré qu’il craignait la police, parce qu’il était de confession alevie;

b)      dans son FRP, le demandeur a décrit la discrimination qu’il avait subie, les deux incidents où la police l’avait arrêté et torturé ainsi que les pressions faites sur lui pour qu’il joigne les rangs du PKK;

c)      à l’audience, le demandeur a déclaré pour la première fois qu’il craignait d’être recruté de force par le « TIKKO » et qu’il avait été approché bon nombre de fois par des membres de cette organisation;

5.      Dans un rapport psychiatrique, on n’a jamais mentionné les craintes que le demandeur aurait eues en Turquie.

 

[7]               La SPR a conclu, au paragraphe 12 de la décision, que le demandeur avait eu l’intention de venir au Canada dès qu’il avait quitté la Turquie, mais non pas en raison d’une crainte fondée de persécution :

12      Je conclus que, selon la prépondérance des probabilités, le demandeur d’asile ne fuyait pas la persécution au moment où il a quitté la Turquie. Le demandeur d’asile voulait peut-être venir au Canada, mais ses motifs n’étaient pas liés à une crainte fondée de persécution.

 

 

 

[8]               La SPR a conclu qu’il se pouvait bien que le demandeur ait subi de la discrimination dans sa jeunesse, mais a jugé que l’effet cumulatif de cette discrimination n’équivalait pas à de la persécution. La SPR a conclu que le demandeur manquait de crédibilité, et qu’il n’avait pas démontré, selon la prépondérance des probabilités, que la police l’avait véritablement détenu et torturé tel qu’il l’avait prétendu. La SPR a examiné si le demandeur serait exposé à un risque visé à l’article 97 de la LIPR, et a conclu qu’aucun élément de preuve ne le démontrait. La demande d’asile du demandeur a par conséquent été rejetée.

 

LES DISPOSITIONS LÉGISLATIVES PERTINENTES

[9]               L’article 96 de la LIPR confère une protection aux réfugiés au sens de la Convention :

96. A qualité de réfugié au

sens de la Convention — le

réfugié — la personne qui,

craignant avec raison d’être

persécutée du fait de sa race,

de sa religion, de sa

nationalité, de son

appartenance à un groupe

social ou de ses opinions

politiques :

 

a) soit se trouve hors de tout

pays dont elle a la nationalité

et ne peut ou, du fait de cette

crainte, ne veut se réclamer de

la protection de chacun de ces

pays;

 

b) soit, si elle n’a pas de

nationalité et se trouve hors du

pays dans lequel elle avait sa

résidence habituelle, ne peut

ni, du fait de cette crainte, ne

veut y retourner.

96. A Convention refugee is a

person who, by reason of a

well-founded fear of

persecution for reasons of race,

religion, nationality,

membership in a particular

social group or political

opinion,

 

(a) is outside each of their

countries of nationality and is

unable or, by reason of that

fear, unwilling to avail

themself of the protection of

each of those countries; or

 

 

 

(b) not having a country of

nationality, is outside the country of their former habitual residence and is unable or, by reason of that fear, unwilling to return to that country.

 

[10]           L’article 97 de la LIPR confère, pour sa part, une protection aux catégories de personnes suivantes :

97. (1) A qualité de personne à

protéger la personne qui se

trouve au Canada et serait

personnellement, par son

renvoi vers tout pays dont elle

a la nationalité ou, si elle n’a

pas de nationalité, dans lequel

elle avait sa résidence

habituelle, exposée :

 

a) soit au risque, s’il y a des

motifs sérieux de le croire,

d’être soumise à la torture au

sens de l’article premier de la

Convention contre la torture;

 

b) soit à une menace à sa vie

ou au risque de traitements ou

peines cruels et inusités dans

le cas suivant :

(i) elle ne peut ou, de ce fait, ne veut se réclamer de la

protection de ce pays,

(ii) elle y est exposée en tout

lieu de ce pays alors que

d’autres personnes originaires

de ce pays ou qui s’y trouvent

ne le sont généralement pas,

(iii) la menace ou le risque ne

résulte pas de sanctions

légitimes — sauf celles

infligées au mépris des normes

internationales — et inhérents

à celles-ci ou occasionnés par

elles,

(iv) la menace ou le risque ne

résulte pas de l’incapacité du

pays de fournir des soins

médicaux ou de santé

adéquats.

97. (1) A person in need of

protection is a person in

Canada whose removal to their

country or countries of

nationality or, if they do not

have a country of nationality,

their country of former

habitual residence, would

subject them personally

 

(a) to a danger, believed on

substantial grounds to exist, of

torture within the meaning

of Article 1 of the Convention

Against Torture; or

 

(b) to a risk to their life or to a

risk of cruel and unusual

treatment or punishment if

(i) the person is unable or,

because of that risk, unwilling

to avail themself of the

protection of that country,

(ii) the risk would be faced by

the person in every part of that

country and is not faced

generally by other individuals

in or from that country,

(iii) the risk is not inherent or

incidental to lawful sanctions,

unless imposed in disregard

of accepted international

standards, and

(iv) the risk is not caused by

the inability of that country to

provide adequate health or

medical care.

 

LES QUESTIONS EN LITIGE

[11]           Le demandeur soulève les questions suivantes :

1.      La SPR a-t-elle tiré, quant à la crédibilité, une conclusion déraisonnable qui n’était pas conforme à la preuve dont elle disposait?

2.      La SPR a-t-elle tiré, quant à l’absence de crainte subjective, une conclusion déraisonnable qui n’était pas conforme à la preuve dont elle disposait?

3.      La SPR a-t-elle commis une erreur en ne procédant pas à une évaluation des risques?

 

[12]           La SPR ayant réuni les deux premières questions, la Cour fera de même pour le contrôle de ses conclusions. La troisième question soulevée par le demandeur sera la seconde question examinée par la Cour.

 

LA NORME DE CONTRÔLE

[13]           Dans l’arrêt Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, 372 N.R. 1, la Cour suprême du Canada a statué, au paragraphe 62, que la première étape à suivre lorsqu’on procédait à l’analyse relative à la norme de contrôle consistait à vérifier « si la jurisprudence établi[ssait] déjà de manière satisfaisante le degré de déférence correspondant à une catégorie de questions en particulier » (se reporter également à l’arrêt Khosa c. Canada (MCI), 2009 CSC 12, le juge Binnie, paragraphe 53).

 

[14]           Les questions de crédibilité nécessitent de trancher des questions de fait et des questions mixtes de droit et de fait. Il est manifeste, par suite des arrêts Dunsmuir et Khosa, que la norme de contrôle applicable aux conclusions quant à la crédibilité est la raisonnabilité, ce qui a été confirmé par la jurisprudence récente : Mejia c. Canada (MCI), 2009 CF 354, le juge Russell, paragraphe 29; Syvyryn c. Canada (MCI), 2009 CF 1027, 84 Imm. L.R. (3d) 316, la juge Snider, paragraphe 3; Perea c. Canada (MCI), 2009 CF 1173, le soussigné, paragraphe 23. La question de savoir si on a donné à un demandeur un préavis suffisant quant à la prise en compte d’un point particulier est une question d’équité procédurale qui appelle la norme de la décision correcte (Ha c. Canada (MCI), [2004] 3 R.C.F. 195 (C.A.F.)).

 

[15]           En examinant la décision de la Commission en fonction de la norme de la raisonnabilité, la Cour s’attardera « à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel, ainsi qu’à l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit (Dunsmuir, précité, paragraphe 47; Khosa, précité, paragraphe 59).

 

Première question – La SPR a-t-elle tiré, quant à la crédibilité et à l’absence de crainte subjective, des conclusions déraisonnables qui n’étaient pas conformes à la preuve dont elle disposait?

 

[16]            Le demandeur soutient que les conclusions de la SPR quant à la crédibilité et à la crainte subjective n’étaient pas raisonnables pour les raisons qui vont suivre :

1.      le mariage du demandeur ne constituait pas une considération pertinente et celui-ci n’a pas été avisé que l’authenticité de ce mariage serait en cause;

2.      une explication raisonnable a été fournie au sujet de la demande d’asile tardive;

3.      il n’était pas raisonnable de s’attendre à ce que le frère du demandeur conseille correctement ce dernier sur la présentation d’une demande d’asile au Canada;

4.      la SPR s’est fondée sur des omissions dans le rapport psychiatrique, alors qu’elle a complètement fait abstraction d’un rapport médical où figuraient les renseignements manquants et qui corroborait les allégations de torture du demandeur.

 

[17]           Je formulerai les commentaires qui suivent sur les principes généraux de droit concernant l’appréciation de la crédibilité. Le témoignage donné sous serment est présumé véridique à défaut de raisons de douter de sa véracité (Maldonado c. Canada (MEI), [1980] 2 C.F.. 302 (C.A.F.), le juge Heald, paragraphe 5). Lorsqu’elle apprécie la solidité du témoignage du demandeur d’asile, la SPR peut tirer des conclusions défavorables quant à la crédibilité en tenant compte de l’imprécision du témoignage, des hésitations du demandeur d’asile, de ses incohérences, de ses contradictions et de son comportement (Zheng c. Canada (MCI), 2007 CF 673, 158 A.C.W.S. (3d) 799, le juge Shore, paragraphe 17). La Cour n’est pas aussi bien placée que la SPR pour apprécier la crédibilité de la preuve (Aguebor c. Canada (MEI) (1993), 160 N.R. 315 (C.A.F.)). Si, en tirant une conclusion quant à la crédibilité, la SPR a fondé son raisonnement sur plusieurs éléments, la cour de révision n’a pas à établir dans son analyse si chaque élément satisfaisait au critère de la raisonnabilité (Jarada c. Canada (MCI), 2005 CF 409, le juge de Montigny, paragraphe 22).

 

[18]           Il est de droit constant que l’équité procédurale commande que la SPR avise le demandeur d’asile des questions susceptibles d’être déterminantes pour l’issue de sa demande (El-Bahisi c. Canada (MEI) (1994), 72 F.T.R. 117 (C.A.F.)). Il n’est toutefois pas toujours nécessairement requis qu’un tribunal administratif donne préavis de la prise en considération d’un précédent mariage. Dans Merion-Borrego c. Canada (MCI), 2010 CF 631, j’ai moi-même statué que la Section d’appel de l’immigration de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié n’était pas tenue d’aviser le demandeur qu’elle comptait tirer une conclusion quant à la crédibilité se fondant sur l’authenticité d’un précédent mariage. En l’espèce, les actions du demandeur à Trinidad, y compris son mariage, jettent un éclairage important sur la crédibilité de sa demande d’asile. Le demandeur devait savoir que le retrait de la demande de parrainage de conjoint à son arrivée au Canada et la séparation subséquente d’avec son épouse faisaient planer le doute sur sa propre crédibilité ainsi que sur l’authenticité du mariage. La SPR n’a pas manqué à l’équité procédurale en ne donnant pas préavis au demandeur de la prise en compte de cette question. Celle-ci était manifestement une source d’inquiétude qui mettait en cause la crédibilité du demandeur. À l’audience, en outre, la SPR avait interrogé le demandeur à ce sujet.

 

[19]           La Cour a statué à de nombreuses reprises que le défaut de demander l’asile dans un État étranger ou la présentation tardive d’une demande d’asile au Canada étaie un facteur important qu’il était loisible à la SPR de considérer pour apprécier les fondements subjectif et objectif de la crainte de persécution ainsi que la crédibilité des demandeurs (Espinosa c. Canada (MCI), 2003 CF 1324, le juge Rouleau, paragraphe 16; Negwenya c. Canada (MCI), 2008 CF 156, le juge suppléant Frenette, paragraphe 19). Les motifs qu’un demandeur invoque pour ne pas avoir demandé l’asile dans un autre pays doivent être valables s’il veut éviter qu’en soit tirée une conclusion défavorable (Bobic c. Canada (MCI), 2004 CF 1488, le juge Pinard, paragraphe 6). En l’espèce, le demandeur a déclaré à l’audience (transcription, page 16) qu’il n’avait demandé l’asile ni à Trinité ni aux États‑Unis, parce qu’aucun membre de sa famille n’y résidait :

[traduction]

 

Agent du tribunal –       Alors, la seule raison pour laquelle vous n’avez pas demandé l’asile à Trinidad, c’était parce que vous n’y connaissiez personne?

 

Demandeur d’asile –     Je n’y avais personne de ma famille.

 

[…]

 

Agent du tribunal –       Avez-vous pensé à présenter une demande d’asile aux États-Unis?

 

Demandeur d’asile –     Je n’y ai pas pensé.

 

Agent du tribunal –       Pourquoi pas?

 

Demandeur d’asile –     Je n’y connaissais personne.

 

 

 La SPR n’a pas jugé satisfaisants les motifs avancés par le demandeur. Le demandeur est resté six mois chez les parents de son épouse avant de s’envoler vers les États-Unis, et malgré cela, il estimait n’avoir [traduction] « personne » à Trinidad et ne pas pouvoir ainsi y demander l’asile. Il était raisonnable pour la SPR de conclure qu’il y avait des incohérences dans l’explication donnée au sujet du délai de six mois avant que ne soit présentée la demande d’asile, ou que cette explication n’était pas satisfaisante. Il était aussi raisonnable que la SPR tire, à partir de ce fait et du fait que le demandeur n’avait pas quitté la Turquie après sa première arrestation en 1996, une conclusion défavorable quant à la crédibilité.

 

[20]           Le demandeur conteste la conclusion tirée par le SPR, au paragraphe 12 de la décision, selon laquelle il aurait été raisonnable de s’attendre à ce que son frère l’informe correctement sur le processus canadien de reconnaissance du statut de réfugié :

12      Je juge qu’il aurait été raisonnable de s’attendre à ce que son frère et sa femme, tous deux citoyens canadiens, lui conseillent de présenter une demande d’asile s’il y avait eu un fondement en ce sens. […]

 

Le demandeur soutient que la SPR n’a pas tenu compte de l’affidavit du 4 novembre 2009 dans lequel son frère déclarait qu’il ne connaissait pas le processus actuel de demande d’asile, puisque ce processus avait changé depuis son arrivée au Canada en 1986. La seconde partie du paragraphe 12 fait voir que la SPR se souciait non pas des conseils précis que le frère avait pu donner, mais plutôt de la présentation tardive de la demande d’asile, du mariage du demandeur et de la demande de parrainage de conjoint maintenant retirée, des éléments qui ont conduit la SPR à conclure en l’absence de crainte fondée de persécution :

12      […] Comme il était en contact avec les membres de sa famille au Canada et qu’au moins l’un d’entre eux avait obtenu le statut de réfugié au sens de la Convention, j’estime que, comme il a attendu avant de quitter la Turquie et de présenter une demande d’asile, il convient d’autant plus de tirer une conclusion défavorable à propos de sa crainte subjective. […]

 

Il était raisonnable pour la SPR d’établir un lien entre le retard occasionné par le séjour à Trinité du demandeur et les discussions de celui-ci avec son frère, et d’en déduire l’absence d’une crainte subjective. Il était aussi raisonnable pour la SPR de conclure que, si le demandeur avait eu des raisons impérieuses de présenter une demande d’asile, il serait venu directement au Canada comme son frère pour ce faire.

 

[21]           Le demandeur soutient également que la SPR a passé sous silence un rapport médical du 4 novembre 2009, dans lequel le Dr Abraham Hirsz confirmait ses allégations de sévices et de torture. Le Dr Hirsz a déclaré que les allégations du demandeur étaient compatibles avec les cicatrices qu’il avait sur le corps :

[traduction]

 

[…] L’examen physique a révélé l’existence d’une cicatrice de 8 x 9 mm sur son genou droit. Il a cette cicatrice parce qu’on lui a donné des coups de pied avec des bottes de policier et qu’on l’a tiré sur le sol. Il avait sur le front une cicatrice de 1 cm causée par un coup asséné au moyen d’un manche de pistolet. Il y avait de petites cicatrices sur son index gauche. Il avait aussi un strabisme (convergent léger) à l’œil gauche. C’était orienté vers l’intérieur en direction du nez. Je soupçonne que des coups répétés reçus au visage ont occasionné une déchirure des muscles extra-oculaires de son œil gauche […]

 

Le demandeur soutient que la SPR a critiqué les rapports psychiatriques de façon déraisonnable, parce qu’on n’y commentait pas ses allégations, pour ensuite faire abstraction du rapport médical d’une manière susceptible de contrôle.

 

[22]           Le demandeur fait valoir les décisions Gunes c. Canada (MCI), 2008 CF 664, le juge suppléant Frenette, et Ameir c. Canada, 2005 C.F. 876, le juge Blanchard, où la Cour a statué que des conclusions défavorables quant à la crédibilité étaient déraisonnables, puisque la SPR les avait tirées sans tenir compte de rapports médicaux du Dr Hirsz confirmant l’existence de signes « classiques » de torture. La Cour peut inférer que la SPR a tiré une conclusion de fait sans tenir compte des éléments dont elle disposait du fait qu’elle n’a pas mentionné un élément de preuve important (Cepeda-Gutierrez c. Canada (MCI) (1998), 157 F.T.R. 35, 83 A.C.W.S. (3d) 264 (C.F. 1re inst.), le juge Evans – maintenant juge à la Cour d’appel –, paragraphe 15). En l’espèce, la SPR a fait abstraction du rapport médical et mis indûment l’accent sur le défaut de traiter, dans le rapport psychiatrique, des allégations du demandeur. Il n’était pas raisonnable pour la SPR, selon moi, de tirer une conclusion défavorable quant à la crédibilité en raison du rapport psychiatrique, sans interpréter celui-ci à la lumière du rapport médical. Le rapport médical était un important élément de preuve et la SPR ne l’a pas mentionné dans ses motifs. Toutefois, la SPR a bien pris en compte le rapport médical à l’audience et a fait observer qu’il corroborait le récit du demandeur, malgré qu’il soit manifeste que les petites cicatrices pouvaient résulter de blessures autres que la torture.

 

[23]           Comme je l’ai déjà mentionné, si, en tirant une conclusion quant à la crédibilité, la SPR a fondé son raisonnement sur plusieurs éléments, la cour de révision n’a pas à établir dans son analyse si chaque élément satisfaisait au critère de la raisonnabilité (Jarada précitée, paragraphe 22). En l’espèce, la preuve dans son ensemble justifiait les conclusions générales de la SPR quant à la crédibilité. Le défaut d’avoir mentionné le rapport médical ne l’emporte pas sur toutes les autres considérations. La Cour entérinera par conséquent les conclusions défavorables générales de la SPR quant à la crédibilité et à la crainte subjective.

 

Deuxième question – La SPR a-t-elle commis une erreur en ne procédant pas à une évaluation des risques?

 

[24]           Le demandeur soutient que la SPR aurait dû procéder à une évaluation des risques courus par les Kurdes alevis en Turquie, même après avoir conclu en son manque de crédibilité, et qu’elle a commis une erreur en ne le faisant pas. Le demandeur fait valoir à cet égard l’arrêt Attakora c. Canada (MEI) (1989), 99 N.R. 168, de la Cour d’appel fédérale, où le juge Hugessen a statué que le fait qu’ait été tirée une conclusion défavorable quant à la crédibilité n’empêchait pas le demandeur de pouvoir être un réfugié :

[…] Que le requérant soit ou non un témoin digne de foi – et j’ai déjà indiqué que les motifs de la Commission de conclure qu’il ne l’était pas se fondaient sur des erreurs – cela ne l’empêche pas d’être un réfugié à la condition que ses opinions et ses activités politiques soient susceptibles de conduire à son arrestation et à sa punition. […]

 

 

[25]           L’arrêt Attakora, précité, ne peut être d’aucune utilité pour le demandeur au vu des faits de l’espèce. Dans Attakora, en effet, la SPR avait conclu que le demandeur avait participé à des activités politiques qui, en cas de retour dans son pays d’origine, résulteraient vraisemblablement en son arrestation. La Cour a conclu dans Attakora que ces conclusions de la SPR satisfaisaient aux éléments tant objectif que subjectif du critère de la reconnaissance du statut de réfugié. Le manque de crédibilité du demandeur n’enlevait rien au bien-fondé de sa demande d’asile. Telle n’est toutefois pas la situation en l’espèce.

 

[26]            Les conclusions de la SPR quant à la crédibilité mettaient directement en cause la crainte subjective de persécution du demandeur. En l’espèce, contrairement à ce qui en était pour le demandeur dans Attakora, précité, l’allégation de crainte fondée de persécution du demandeur a été rejetée, parce que celui-ci n’avait pas eu à Trinité le comportement d’une personne qui craignait la persécution et qui voulait demander l’asile. Les conclusions raisonnables tirées par la SPR relativement à la crédibilité minaient les allégations de risque formulées par le demandeur. Bien que la SPR ait reconnu que le demandeur était un Kurde alevi ayant fait l’objet de discrimination, elle a conclu qu’aucune preuve ne démontrait que cette discrimination équivalait à de la persécution ni que le demandeur était la cible des autorités ou du PKK. Il était raisonnable pour la SPR de tirer pareille conclusion en l’absence de preuve crédible produite par le demandeur. Ce motif de contrôle doit par conséquent être rejeté.

 

 

AUCUNE QUESTION À CERTIFIER

[27]           Les deux parties ont informé la Cour qu’à leur avis la présente affaire ne soulevait aucune question grave de portée générale qu’il y aurait lieu de certifier en vue d’un appel. La Cour est du même avis.


JUGEMENT

 

LA COUR STATUE que :

La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

 

 

 

« Michael A. Kelen »

Juge

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

 

Christian Laroche, LL.B.

Juriste-traducteur et traducteur-conseil



COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                        IMM-18-10

 

INTITULÉ :                                       FATIH BAYKUS c. LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 TORONTO (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               LE 11 AOÛT 2010

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                              LE JUGE KELEN

 

DATE DES MOTIFS

ET DU JUGEMENT :                       LE 26 AOÛT 2010

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Asiya Hirji

 

POUR LE DEMANDEUR

Lorne McCleneghan

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Daniel Kingwell

Mamann, Sandaluk

Avocats

 

POUR LE DEMANDEUR

Myles J. Kirvan,

Sous-procureur général du Canada

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

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