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Cour fédérale

Federal Court

 

Date : 20100819

Dossier : IMM‑5950‑09

Référence : 2010 CF 826

Ottawa (Ontario), le 19 août 2010

En présence de monsieur le juge Boivin

 

 

ENTRE :

MARIE CLAUDE LUC

demanderesse

et

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

 

défendeur

 

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

 

[1]               La demanderesse sollicite, en application du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la Loi), le contrôle judiciaire d’une décision de la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la Commission), datée du 9 novembre 2009, qui lui a refusé l’asile au titre des articles 96 et 97 de la Loi.

 

Le contexte factuel

[2]               La demanderesse est une jeune Haïtienne. Elle a présenté une demande d’asile aux États‑Unis, qui lui a été refusée en 2005, puis a ensuite présenté une demande d’asile au Canada en alléguant son appartenance à un groupe social, à savoir les femmes originaires d’Haïti qui ont été violées et qui ont signalé le viol aux autorités. La demanderesse a aussi revendiqué la qualité de personne à protéger en affirmant que, si elle devait retourner à Haïti, elle serait exposée à une menace pour sa vie ou au risque de peines cruelles et inusitées.

 

[3]               En 2003, le commerce à domicile de la mère de la demanderesse a été dévalisé. Cinq jours plus tard, les auteurs sont revenus, ont exigé plus d’argent et ont soumis la demanderesse à un viol en bande.

 

[4]               La demanderesse a dénoncé les agresseurs au juge de paix de sa commune. Ensuite elle s’est cachée jusqu’à ce que sa mère rencontre un passeur, qui a organisé son passage aux États‑Unis. Les États‑Unis lui ont refusé l’asile en 2005. La demanderesse est arrivée au Canada en 2007, où elle a présenté une demande d’asile.

 

La décision contestée

[5]               La Commission a admis l’identité de la demanderesse et a jugé qu’elle avait subi une agression sexuelle en 2003, mais elle a refusé la demande aux motifs que le récit de la demanderesse n’était pas crédible, qu’aucun risque personnel de préjudice n’avait été établi et que la demanderesse n’avait pas une crainte fondée de persécution.

[6]               La Commission a relevé dans la preuve produite plusieurs contradictions qui amoindrissaient la crédibilité de la demanderesse. D’abord, elle n’a pas cru que la demanderesse avait véritablement vu son agresseur dans la rue, dans une grande ville située à 45 minutes, quelques jours après l’agression et que c’est son amie qui l’avait reconnu.

 

[7]               Deuxièmement, la Commission a trouvé qu’il n’était pas clair si la demanderesse s’était cachée après l’agression ni pendant combien de temps, puisque l’agression avait eu lieu le 2 août 2003. La demanderesse est arrivée aux États‑Unis par bateau le 8 août 2003. La Commission a laissé entendre que la traversée durait au minimum quelques jours.

 

[8]               Troisièmement, la Commission a trouvé étrange que la demanderesse ait reconnu son agresseur et l’ait désigné à la police, alors que le nom de l’agresseur n’apparaissait nulle part dans le rapport de police. Par ailleurs, elle a conclu que la description que la demanderesse avait faite des événements était vague et évasive. Cependant, la Commission écrivait dans sa décision qu’elle avait pris en compte les directives du président concernant la persécution fondée sur le sexe et les avait jugées très instructives à propos de la répugnance des victimes d’agression sexuelle à produire un témoignage exact et détaillé.

 

[9]               De l’avis de la Commission, la demanderesse avait été victime d’un crime odieux, mais il n’était pas établi que ses agresseurs se souviendraient d’elle, qu’ils la pourchasseraient et qu’ils la violenteraient à nouveau si elle retournait à Haïti.

 

[10]           La Commission a aussi relevé que la mère et la sœur de la demanderesse étaient restées dans leur maison, dans la localité même où la demanderesse avait été agressée, et que ni l’une ni l’autre n’avaient été inquiétées depuis son départ, ni interrogées sur l’endroit où elle se trouvait.

 

[11]           La Commission a reconnu que la preuve documentaire concernant les conditions ayant cours dans le pays confirme que le taux de criminalité y est élevé, qu’il s’agisse de gangs de rue, d’enlèvements, d’agressions, de viols et autres. Cependant, elle a conclu que la demanderesse n’était pas exposée à un risque personnel plus que ne l’était tout autre Haïtien qui a déjà été victime.

 

[12]           La Commission s’est aussi référée à la décision Soimin c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 218, [2009] A.C.F. n° 246, où la Cour fédérale a jugé que les femmes victimes de violences sexuelles à Haïti n’étaient pas habilitées à demander l’asile, parce que leur crainte, ou la menace qui pèse sur elles, est la même pour toute la population du pays.

 

[13]           Finalement, la Commission s’est référée à la décision Prophète c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 331, [2008] A.C.F. n° 415, au paragraphe 23, où la Cour, faisant la distinction entre risque personnel et risque général, a jugé que tous les Haïtiens étaient exposés au risque de devenir victimes d’actes criminels. La Commission a donc conclu que la demanderesse était exposée à un risque général et a rejeté la demande.

 

Les questions en litige

[14]           Les questions suivantes sont soulevées dans la présente demande de contrôle judiciaire :

a)      La Commission a‑t‑elle commis une erreur en refusant d’admettre que la demanderesse fait partie d’un groupe social, celui des femmes originaires d’Haïti qui ont été violées et qui ont signalé le viol aux autorités, et la Commission a‑t‑elle de ce fait négligé d’analyser correctement la demande d’asile au titre de l’article 96 de la Loi?

 

b)      La Commission a‑t‑elle analysé convenablement la demande d’asile et a‑t‑elle motivé suffisamment sa décision?

 

c)      La Commission a‑t‑elle omis d’analyser la question de savoir si les dures et pénibles épreuves subies par la demanderesse équivalaient à des raisons impérieuses au sens du paragraphe 108(4) de la Loi?

 

Dispositions applicables

[15]           Les dispositions suivantes de la Loi s’appliquent à la présente instance :

 

Définition de « réfugié »

 

96. A qualité de réfugié au sens de la Convention — le réfugié — la personne qui, craignant avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un groupe social ou de ses opinions politiques :

 

a) soit se trouve hors de tout pays dont elle a la nationalité et ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de chacun de ces pays;

 

b) soit, si elle n’a pas de nationalité et se trouve hors du pays dans lequel elle avait sa résidence habituelle, ne peut ni, du fait de cette crainte, ne veut y retourner.

 

Convention refugee

 

96. A Convention refugee is a person who, by reason of a well‑founded fear of persecution for reasons of race, religion, nationality, membership in a particular social group or political opinion,

 

(a) is outside each of their countries of nationality and is unable or, by reason of that fear, unwilling to avail themself of the protection of each of those countries; or

 

(b) not having a country of nationality, is outside the country of their former habitual residence and is unable or, by reason of that fear, unwilling to return to that country.

 

 

Personne à protéger

 

97. (1) A qualité de personne à protéger la personne qui se trouve au Canada et serait personnellement, par son renvoi vers tout pays dont elle a la nationalité ou, si elle n’a pas de nationalité, dans lequel elle avait sa résidence habituelle, exposée :

 

a) soit au risque, s’il y a des motifs sérieux de le croire, d’être soumise à la torture au sens de l’article premier de la Convention contre la torture;

 

b) soit à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités dans le cas suivant :

 

(i) elle ne peut ou, de ce fait, ne veut se réclamer de la protection de ce pays,

 

 

(ii) elle y est exposée en tout lieu de ce pays alors que d’autres personnes originaires de ce pays ou qui s’y trouvent ne le sont généralement pas,

 

(iii) la menace ou le risque ne résulte pas de sanctions légitimes — sauf celles infligées au mépris des normes internationales — et inhérents à celles‑ci ou occasionnés par elles,

 

(iv) la menace ou le risque ne résulte pas de l’incapacité du pays de fournir des soins médicaux ou de santé adéquats.

 

Personne à protéger

 

(2) A également qualité de personne à protéger la personne qui se trouve au Canada et fait partie d’une catégorie de personnes auxquelles est reconnu par règlement le besoin de protection.

 

Rejet

 

108. (1) Est rejetée la demande d’asile et le demandeur n’a pas qualité de réfugié ou de personne à protéger dans tel des cas suivants :

 

 

[…]

 

e) les raisons qui lui ont fait demander l’asile n’existent plus.

 

 

[…]

 

Exception

 

(4) L’alinéa (1)e) ne s’applique pas si le demandeur prouve qu’il y a des raisons impérieuses, tenant à des persécutions, à la torture ou à des traitements ou peines antérieurs, de refuser de se réclamer de la protection du pays qu’il a quitté ou hors duquel il est demeuré.

Person in need of protection

 

97. (1) A person in need of protection is a person in Canada whose removal to their country or countries of nationality or, if they do not have a country of nationality, their country of former habitual residence, would subject them personally

 

 

(a) to a danger, believed on substantial grounds to exist, of torture within the meaning of Article 1 of the Convention Against Torture; or

 

(b) to a risk to their life or to a risk of cruel and unusual treatment or punishment if

 

 

(i) the person is unable or, because of that risk, unwilling to avail themself of the protection of that country,

 

(ii) the risk would be faced by the person in every part of that country and is not faced generally by other individuals in or from that country,

 

(iii) the risk is not inherent or incidental to lawful sanctions, unless imposed in disregard of accepted international standards, and

 

 

 

(iv) the risk is not caused by the inability of that country to provide adequate health or medical care.

 

 

Person in need of protection

 

(2) A person in Canada who is a member of a class of persons prescribed by the regulations as being in need of protection is also a person in need of protection

 

 

Rejection

 

108. (1) A claim for refugee protection shall be rejected, and a person is not a Convention refugee or a person in need of protection, in any of the following circumstances:

 

 

(e) the reasons for which the person sought refugee protection have ceased to exist.

 

 

Exception

 

(4) Paragraph (1)(e) does not apply to a person who establishes that there are compelling reasons arising out of previous persecution, torture, treatment or punishment for refusing to avail themselves of the protection of the country which they left, or outside of which they remained, due to such previous persecution, torture, treatment or punishment.

 

La norme de contrôle

[16]           Avant l’arrêt Dunsmuir c. Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190, la norme de la décision manifestement déraisonnable était appliquée aux conclusions quant à la crédibilité : Mejia c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 354, [2009] A.C.F. n° 438 (Q.L.), au paragraphe 24; voir aussi la décision Perera c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) 2005 CF 1069, [2005] A.C.F. n° 1337. La Cour n’invalidera une conclusion touchant la crédibilité que si la Commission a fondé sa décision sur une conclusion de fait erronée, tirée de façon abusive ou arbitraire, ou sans tenir compte des éléments dont elle disposait (arrêt Aguebor c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (C.A.F.), [1993] A.C.F. n° 732, 160 N.R. 315, 42 A.C.W.S. (3d) 886).

 

[17]           Se fondant sur l’arrêt Dunsmuir, la Cour fédérale a conclu, dans la décision Mejia, précitée, que la norme de contrôle à appliquer aux conclusions quant à la crédibilité est la décision raisonnable. Selon la Cour suprême du Canada, lorsque la juridiction de contrôle examine une décision d’après la norme de la décision raisonnable, elle doit s’attacher à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel. La décision doit pouvoir se défendre au regard des faits et du droit, et elle doit appartenir à la gamme des issues possibles acceptables (arrêt Dunsmuir, au paragraphe 47).

 

[18]           Dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Khosa, 2009 CSC 12, [2009] A.C.S. n° 12, la Cour suprême du Canada a jugé que les conclusions d’un tribunal administratif appellent une retenue considérable et qu’il n’appartient pas à la cour de révision de soupeser à nouveau les éléments de preuve lorsque le législateur a conféré au tribunal administratif le pouvoir de statuer sur un aspect important.

 

[19]           S’agissant de la première question, la Cour a jugé, dans la décision Vaval c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 160, [2007] A.C.F. n° 227, au paragraphe 7, que « [l]’existence d’un lien entre la persécution alléguée et l’un des cinq motifs énumérés dans la définition de "réfugié au sens de la Convention", à l’article 96 de la LIPR [la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés] est principalement une question mixte de fait et de droit ». Cette question doit donc être revue d’après la norme de la décision raisonnable.

 

[20]           S’agissant de la deuxième question, il est bien établi que le point de savoir si une décision est suffisamment motivée est une question d’équité procédurale, susceptible de contrôle selon la norme de la décision correcte (Andryanov c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) 2007 CF 186, [2007] A.C.F. n° 272, au paragraphe 15; Jang c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, 2004 CF 486, [2004] A.C.F. n° 600, au paragraphe 9; Adu c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 565, [2005] A.C.F. n° 693, au paragraphe 9;Level (tutrice à l’instance) c. Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2008 CF 227, [2008] A.C.F. 297 au paragraphe 9).

 

[21]           En outre, les décisions orales ne sont pas en soi problématiques. L’équité procédurale requiert du décideur qu’il motive suffisamment sa décision. Dans l’arrêt VIA Rail Canada Inc. c. Office national des transports (C.A.), [2001] 2 C.F. 25, [2000] A.C.F. n° 1685, la Cour d’appel fédérale expliquait, au paragraphe 22, l’obligation de bien motiver une décision :

[22] On ne s’acquitte pas de l’obligation de donner des motifs suffisants en énonçant simplement les observations et les éléments de preuve présentés par les parties, puis en formulant une conclusion. Le décideur doit plutôt exposer ses conclusions de fait et les principaux éléments de preuve sur lesquels reposent ses conclusions. Les motifs doivent traiter des principaux points en litige. Il faut y retrouver le raisonnement suivi par le décideur et l’examen des facteurs pertinents.

 

[Renvois omis.]

 

[22]           Finalement, s’agissant de la troisième question, celle de savoir si la Commission a commis une erreur pour n’avoir pas tenu compte de l’exception des « raisons impérieuses », la Cour a jugé, dans la décision Decka c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 822, [2005] A.C.F. n° 1029, au paragraphe 5, que :

[5] […] la norme de contrôle applicable lorsqu’il s’agit de savoir si la Commission devait appliquer l’analyse relative aux raisons impérieuses est celle de la décision correcte. L’examen du contenu de l’analyse, si cette analyse avait été effectuée, aurait été fondé sur la norme de la décision raisonnable simpliciter : Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817; Pushpanathan c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1998] 1 R.C.S. 982.

 

Analyse

a)      La Commission a‑t‑elle commis une erreur en refusant d’admettre que la demanderesse fait partie d’un groupe social, celui des femmes originaires d’Haïti qui ont été violées et qui ont signalé le viol aux autorités, et la Commission a‑t‑elle de ce fait négligé d’analyser correctement la demande d’asile au titre de l’article 96 de la Loi?

 

[23]           S’agissant du fondement de la demande d’asile, de récents jugements de la Cour ont conclu à l’existence d’une erreur susceptible de contrôle lorsque, au moment d’apprécier les preuves de violences envers des femmes à Haïti, la Commission néglige de faire une analyse liée au genre (voir la décision Michel c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 159, [2010] A.C.F. n° 184, paragraphes 31 à 42, et la décision Frejuste c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 586, [2009] A.C.F. n° 831, au paragraphe 37, où la Cour a jugé que le fait, pour la Commission, de ne pas avoir examiné les 70 pages de la preuve documentaire attestant que la violence sexiste est très répandue à Haïti constituait une erreur susceptible de contrôle).

 

[24]           En l’espèce, la demanderesse fait valoir que la Commission semble avoir rejeté la demande d’asile pour absence de lien. La question ici n’est pas de savoir s’il était raisonnable de la part de la Commission de dire que la demanderesse n’était pas membre d’un groupe social. En fait, la Commission a admis que la demanderesse appartenait à un groupe social en reconnaissant qu’elle avait subi une agression sexuelle odieuse et qu’elle l’avait signalée aux autorités. Il s’agit ici plutôt de savoir si la Commission a commis une erreur en disant que la demanderesse n’avait pas une crainte fondée de persécution et qu’elle était plutôt exposée à un risque de criminalité que partageait la population en général.

 

[25]           Il a été établi qu’« une conclusion de généralité ne ferme pas la porte à une conclusion de persécution fondée sur l’un des motifs énoncés dans la Convention » (voir la décision Dezameau c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) 2010 CF 559, [2010] A.C.F. n° 710, au paragraphe 23), mais, en l’espèce, la Commission a bel et bien analysé la preuve établissant un lien, sauf qu’elle est arrivée à la conclusion que la preuve ne suffisait pas à établir une crainte fondée de persécution.

 

[26]           En fait, on ne sait trop ce que craint la demanderesse. La Cour croit qu’il était raisonnable pour la Commission de faire observer que sa mère et sa sœur étaient restées dans la même maison après l’agression et qu’elles n’avaient jamais depuis été approchées, menacées ou violentées. La Commission écrivait aussi que rien dans la preuve ne donnait à penser que les auteurs de l’agression se souviendraient de la demanderesse, ou qu’ils voudraient la traquer ou lui nuire à nouveau. En fait, ils ne sauraient pas qu’elle les avait dénoncés, puisque le rapport de police ne mentionne pas de noms. La Commission a alors conclu que la demanderesse n’était pas personnellement persécutée et que la seule chose qu’elle puisse craindre était donc la criminalité et la violence auxquelles toute la population haïtienne est exposée. D’ailleurs, la demanderesse l’admettait elle‑même dans son FRP, lorsqu’elle écrivait ce qui suit :

[traduction]

 

En fait, depuis qu’Aristide a été contraint à l’exil le 29 février 2004, le pays est dominé par des individus impitoyables et sans foi ni loi : ils enlèvent des gens et exigent des rançons. Je serais sans aucun doute une de leurs cibles si je devais retourner à Haïti après une absence de plus de quatre ans.

(Dossier de la demanderesse, page 98)

 

 

[27]           La Commission a aussi été sensible à la situation de la demanderesse. Elle a reconnu que celle‑ci avait été victime d’un crime très odieux. Cependant, ce n’est pas parce que l’on a été victime d’un acte criminel que l’on a automatiquement une crainte fondée de persécution. Par conséquent, il était raisonnable pour la Commission, dans ces circonstances, de s’en tenir à la décision Soimin.

 

[28]           Puisque la demanderesse n’a pu établir sa crainte alléguée de persécution, la Cour est d’avis que la décision de la Commission est raisonnable.

 

b) La Commission a‑t‑elle analysé convenablement la demande d’asile et a‑t‑elle motivé suffisamment sa décision?

 

[29]           Selon la demanderesse, la Commission n’a pas fait une analyse convenable de la demande d’asile et elle n’a pas suffisamment motivé sa décision. La Cour ne partage pas l’avis de la demanderesse. En fait, la Commission a fait une analyse juridique distincte des articles 96 et 97, comme elle était tenue de le faire. Dans la décision Kandiah c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 181, [2005] A.C.F. n° 275, au paragraphe 17, la Cour examinait les critères juridiques à appliquer pour chacun des deux articles :

[17] […] Les éléments requis pour établir le bien‑fondé d’une revendication fondée sur l’article 97 diffèrent de ceux requis au titre de l’article 96, la crainte fondée de persécution pour un motif visé à la Convention devant être démontrée dans ce dernier cas. Bien que le fondement probatoire puisse être le même pour les deux types de revendication, il est essentiel que chacune d’elles soit examinée séparément. Une revendication fondée sur l’article 97 de la Loi appelle l’application par la Commission d’un critère différent ayant trait à la question de savoir si le renvoi du revendicateur peut ou non l’exposer personnellement aux risques et menaces mentionnés aux alinéas 97(1)a) et b) de la Loi.

 

 

[30]           Plus précisément, la Commission a analysé, aux paragraphes 7 à 11 de sa décision, la preuve et le témoignage dont elle disposait, pour savoir si la demanderesse avait une crainte fondée de persécution (article 96 de la Loi). Du paragraphe 12 au paragraphe 15, la Commission a ensuite fait la même chose pour savoir si la demanderesse serait exposée au danger, au risque d’être soumise à la torture ou au risque de subir des traitements cruels si elle devait retourner à Haïti (article 97 de la Loi).

 

[31]           La Cour partage donc l’avis du défendeur et arrive à la conclusion que la Commission n’a pas manqué à l’équité procédurale.

 

c)      La Commission a‑t‑elle omis d’analyser la question de savoir si les dures et pénibles épreuves subies par la demanderesse équivalaient à des raisons impérieuses au sens du paragraphe 108(4) de la Loi?

 

 

[32]           Le paragraphe 108(4) de la Loi autorise la Commission à accorder l’asile dans les cas où le demandeur d’asile a déjà subi une persécution effroyable, alors même que les raisons initiales qu’il avait de demander l’asile n’existent plus. Cependant, ce recours est limité à une petite minorité de demandeurs d’asile. Selon la jurisprudence portant sur cet aspect, deux conditions doivent être réunies avant que la Commission ne soit tenue de se demander si des raisons impérieuses suffisantes justifient l’attribution du statut de réfugié : 1) le demandeur d’asile doit établir qu’il aurait été visé, à un moment donné, par la définition de « réfugié au sens de la Convention » ou par la définition de « personne à protéger »; 2) il doit être constaté que le demandeur d’asile ne répond plus à la définition de « réfugié au sens de la Convention » ou à la définition de « personne à protéger », en raison d’un changement de situation (voir Brovina c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration.), 2004 CF 635, [2004] A.C.F. n° 771; Nadjat c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 302, [2006] A.C.F. n° 478); Decka c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 822, [2005] A.C.F. n° 1029).

 

[33]           En dépit des arguments de la demanderesse, la Cour est d’avis que la Commission n’était pas tenue de se demander s’il existait des raisons impérieuses de lui accorder l’asile en vertu de cette disposition particulière, parce que la Commission n’a jamais dit que la demanderesse avait la qualité de réfugiée au sens de la Convention ou la qualité de personne à protéger. Les deux conditions n’étaient donc pas réunies.

 

[34]           La Cour ne croit donc pas que la Commission a commis une erreur en omettant d’examiner la question de savoir s’il existait des raisons impérieuses suffisantes d’accorder l’asile à la demanderesse, compte tenu de l’absence d’une persécution passée et d’un changement de situation.

 

[35]           Pour ces motifs, la demande de contrôle judiciaire sera rejetée.

 

[36]           L’avocat de la demanderesse a proposé que soient certifiées les deux questions suivantes :

[traduction]

 

1.      La Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié est‑elle tenue de procéder à une analyse indépendante en application du paragraphe 108(4) une fois qu’il est prouvé que le demandeur d’asile a déjà été soumis à des persécutions, à la torture ou à des traitements ou peines, et dans la mesure où cette preuve est péremptoire ou d’une autre manière analogue ou assimilable à la preuve de traitements pouvant être qualifiés de « brutaux », « atroces » ou « effroyables »?

 

2.      Un demandeur d’asile est‑il tenu de prier explicitement la SPR de considérer le paragraphe 108(4) de la LIPR pour pouvoir bénéficier de possibles « raisons impérieuses »?

 

[37]           Le droit est clair sur le point soulevé par les deux questions que propose la demanderesse, et il a été établi que deux conditions doivent être réunies avant que la Commission ne soit tenue de se demander s’il existe des raisons impérieuses suffisantes d’accorder l’asile : le demandeur d’asile doit établir que, à un certain moment, on lui aurait reconnu la qualité de réfugié au sens de la Convention ou la qualité de personne à protéger, et il doit avoir été constaté qu’il ne répond plus à la définition de « réfugié au sens de la Convention » ou à la définition de « personne à protéger », en raison d’un changement de situation (décisions Decka et Nadjat).

 

[38]           S’agissant de la deuxième question que la demanderesse souhaite voir certifiée, il est clair qu’il ne s’agit pas ici d’un point déterminant. Sans la preuve que la demanderesse avait la qualité de réfugiée au sens de la Convention ou la qualité de personne à protéger et qu’il y a eu un changement de situation, la Commission n’était pas tenue ici de prendre en compte le paragraphe 108(4), qu’il ait ou non été invoqué par la demanderesse.

 

[39]           La Cour est donc d’avis que les questions proposées en vue de la certification ne soulèvent pas de question grave de portée générale. Elles ne seront donc pas certifiées.


JUGEMENT

 

LA COUR ORDONNE :

 

1.      La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

2.      Aucune question grave de portée générale n’est certifiée.

 

 

« Richard Boivin »

Juge

 

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

 

Christian Laroche, LL.B.

Juriste-traducteur et traducteur-conseil


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                        IMM‑5950‑09

 

INTITULÉ :                                       MARIE CLAUDE LUC c. LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 CALGARY (ALBERTA)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               LE 14 JUILLET 2010

 

MOTIFS DU JUGEMENT :            LE JUGE BOIVIN

 

DATE DES MOTIFS

ET DU JEGEMENT :                       LE 19 AOÛT 2010

 

 

COMPARUTIONS :

 

Raj Sharma

 

POUR LA DEMANDERESSE

Camille Audain

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Sharma Harsanyi

Calgary (Alberta)

 

POUR LA DEMANDERESSE

Myles J. Kirvan

Sous‑procureur général du Canada

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

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