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Cour fédérale

 

Federal Court


 

Date : 20100819

Dossier : IMM-5903-09

Référence : 2010 CF 824

Ottawa (Ontario), le 19 août 2010

En présence de monsieur le juge Shore

 

 

ENTRE :

MOHAMED AZAD KARIMULLAH

demandeur

et

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

I.  Vue d’ensemble

[1]               L’anatomie des considérations d’ordre humanitaire (CH) repose sur des critères exceptionnels dans un cadre différemment constitué. Ce cadre a été établi pour examiner des circonstances atténuantes (ou extraordinaires). Telle est la réponse toute particulière du Canada à la fragilité de la condition humaine.

 

[2]               Dans la présente affaire, l’agente a commis une erreur parce qu’elle s’est penchée, d’une manière précise, seulement sur le bien-être matériel du demandeur, sans avoir démontré une compréhension de la santé émotionnelle de celui-ci. Les demandes CH ont été conçues afin que toutes les formes de difficultés, tangibles et intangibles, soient prises en compte. Les difficultés intangibles, comme la rupture des liens avec la famille, laquelle constitue une privation d’une catégorie significative, ne sont pas moins pertinentes à l’égard d’une demande CH que les privations découlant d’une tragédie fatale; cela est particulièrement vrai en l’espèce, étant donné le type de maladie dont souffre le demandeur et les éléments de preuve qui démontrent l’importance du soutien familial.

 

[3]               Il convient de rappeler que, de même qu’il est publiquement ou notoirement reconnu que la plupart des enfants en bas âge qui sont privés de rapports affectifs arrêtent de manger et de boire, et meurent par la suite, les personnes qui souffrent d’un handicap affectif grave subissent souvent le même sort. Référence est faite à la preuve médicale au dossier ainsi qu’à la reconnaissance du fait que l’avenir paraît lugubre pour le demandeur si le parent qui lui reste devient incapable de lui offrir un lien affectif qui est essentiel pour soutenir la vie.

 

[4]               La Cour reconnaît que, pour éviter d’imposer un fardeau au public canadien, une situation médicale-financière et pratique ainsi que des garanties doivent exister. On a affirmé que, grâce aux liens les plus étroits de la famille du demandeur, tout cela existait, et il semble que tout obstacle soit levé en faveur du demandeur, si, en fait, c’est le cas. Cependant, ce n’est pas à la Cour de trancher la question des garanties, mais entièrement au décideur de première instance, qui est le juge des faits, car c’est celui-ci qui est le plus apte à déterminer de telles garanties.

 

 

II.  La procédure judiciaire

[5]               Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire présentée en vertu du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (LIPR), et visant la décision d’une agente d’immigration de ne pas accorder au demandeur le statut de résident permanent pour des motifs d’ordre humanitaire, au titre du paragraphe 25(1) de la LIPR.

 

III.  Le contexte

[6]               Le demandeur, M. Mohamed Azad Karimullah, est un citoyen du Guyana de 56 ans. Il est le dernier membre de sa famille à vivre en Guyana, puisque sa mère et cinq de ses neuf frères et sœurs vivent au Canada (le demandeur a neuf frères et sœurs et les quatre autres vivent en divers endroits du monde).

 

[7]               Le demandeur souffre de la schizophrénie. La preuve démontre qu’il prend des médicaments pour sa maladie et que son état est maîtrisé. En dépit de cela, il est dit que le demandeur est incapable de subvenir à ses besoins.

 

IV.  La décision faisant l’objet du contrôle

[8]               Le demandeur a demandé la résidence permanente au titre de la catégorie des travailleurs qualifiés (ce qui lui a été refusé) et il a déposé une demande de statut de résident permanent en vertu du paragraphe 25(1) de la LIPR.

 

[9]               La demande du demandeur se fondait sur le fait qu’il était le dernier membre de sa famille au Guyana et qu’il dépendait du soutien de sa famille en raison de sa maladie mentale.

 

[10]           L’agente a rejeté sa demande pour les motifs que les membres de sa famille l’avaient sciemment laissé au Guyana, que sa famille était capable de le visiter régulièrement et qu’il était capable de subvenir à ses besoins financiers au Guyana.

 

[11]           L’agente a supposé que le demandeur était capable de trouver de l’emploi au Guyana ou, à tout le moins, de s’occuper de lui-même, son invalidité n’étant pas grave au point de justifier son interdiction de territoire au Canada pour des motifs sanitaires. L’agente a également noté que le demandeur recevait un traitement médical au Guyana.

 

V.  Les questions en litige

[12]           1) Les conclusions de fait de l’agente étaient-elles déraisonnables?

2) L’agente a-t-elle commis une erreur en n’appliquant pas les lignes directrices relatives aux membres de la famille de fait?

 

VI.  Les dispositions législatives pertinentes

[13]           Le paragraphe 25(1) de la LIPR est rédigé comme suit :

Séjour pour motif d’ordre humanitaire

 

25.      (1) Le ministre doit, sur demande d’un étranger se trouvant au Canada qui est interdit de territoire ou qui ne se conforme pas à la présente loi, et peut, de sa propre initiative ou sur demande d’un étranger se trouvant hors du Canada, étudier le cas de cet étranger et peut lui octroyer le statut de résident permanent ou lever tout ou partie des critères et obligations applicables, s’il estime que des circonstances d’ordre humanitaire relatives à l’étranger — compte tenu de l’intérêt supérieur de l’enfant directement touché — ou l’intérêt public le justifient.

Humanitarian and compassionate considerations

 

25.      (1) The Minister shall, upon request of a foreign national in Canada who is inadmissible or who does not meet the requirements of this Act, and may, on the Minister’s own initiative or on request of a foreign national outside Canada, examine the circumstances concerning the foreign national and may grant the foreign national permanent resident status or an exemption from any applicable criteria or obligation of this Act if the Minister is of the opinion that it is justified by humanitarian and compassionate considerations relating to them, taking into account the best interests of a child directly affected, or by public policy considerations.

 

VII.  Les positions des parties

            La position du demandeur

[14]           Le demandeur soutient que l’agente n’a pas tenu compte des éléments de la preuve médicale qui mettaient en évidence son incapacité à subvenir à ses besoins financiers. Il fait valoir que l’agente a commis une erreur en supposant, contrairement à la preuve présentée, qu’il pouvait subvenir à ses besoins.

 

[15]           Le demandeur fait également valoir que l’agente n’a pas tenu compte de sa dépendance affective envers les membres de sa famille.

 

[16]           Le demandeur soutient que l’inférence de l’agente selon laquelle sa famille l’a abandonné au Guyana est contredite par la preuve démontrant qu’il avait vécu au Canada pendant trois ans avant l’apparition de sa maladie.

 

[17]           Le demandeur fait valoir en outre que l’agente a commis une erreur en ne le considérant pas comme un membre d’une famille de fait, conformément à ce qui est expliqué dans le guide sur le traitement des demandes à l’étranger (OP4). Le demandeur soutient qu’il satisfait aux critères pour être considéré comme un membre d’une famille de fait.

 

[18]           De plus, le demandeur précise qu’il aurait fallu, pour que la décision soit raisonnable, que l’on démontre que toutes les lettres et toute la documentation, dans le contexte de la preuve intégrale de la famille sur les moyens financiers, avaient été examinées d’une manière significative par l’agente.

 

[19]           Le demandeur a fait également valoir que sa mère de 78 ans avait l’habitude de passer six mois par année avec lui, mais qu’il lui serait de moins en moins possible dans les années à venir de voyager en raison de son âge.

 

[20]           Le demandeur a également fait remarquer, comme il ressort de la preuve sur les moyens financiers de la famille, que ses frères et sœurs avaient des emplois lucratifs et leurs propres familles, et qu’ils seraient par conséquent dans l’incapacité de passer de longues périodes hors du Canada avec leur frère.

 

La position du défendeur

[21]           Le défendeur fait valoir que les décisions CH sont discrétionnaires et que la cour de révision doit faire preuve de retenue à leur égard.

 

[22]           Le défendeur soutient que l’agente a pris en compte les facteurs pertinents, y compris ceux qui s’appliquent aux membres d’une famille de fait, et qu’elle n’a pas commis d’erreur susceptible de contrôle.

[23]           Le défendeur fait valoir que toute difficulté rencontrée par le demandeur découle du fait que sa famille s’est installée hors du Guyana et, en conséquence, que tout préjudice causé par la séparation continue ne saurait être considéré comme indu.

 

La réponse du demandeur

[24]           Le demandeur répond que la supposition de l’agente, selon laquelle il pouvait trouver un emploi, alors que la preuve démontre le contraire, constituait une conclusion déraisonnable. Le demandeur réitère que l’agente n’a pas pris en compte la preuve relative à sa dépendance affective.

 

VIII.  La norme de contrôle

[25]           Il est bien établi que les décisions CH sont des recours exceptionnels qui doivent être contrôlés selon la norme de la décision raisonnable, laquelle exige la retenue. Dans l’arrêt Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 190, la Cour suprême du Canada a statué que le « caractère raisonnable tient principalement à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel, ainsi qu’à l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Dunsmuir, au paragraphe 47).

 

IX.  Analyse

[26]           Le représentant du demandeur a demandé à l’agente de considérer celui-ci comme un membre de la famille de fait. Le manuel OP4 traite des membres de la famille de fait dans les termes suivants :

 

Membres de la famille de fait

 

Les membres de la famille de fait sont des personnes qui ne satisfont pas à la définition de membres de la catégorie du regroupement familial.

 

Ils se trouvent par ailleurs dans une situation de dépendance qui en fait des membres de fait d’une famille nucléaire qui se trouve au Canada ou qui présente une demande d’immigration. Par exemple, un fils, une fille, un frère ou une sœur laissés seuls dans le pays d’origine sans autre famille; un parent âgé comme un oncle ou une tante ou une personne sans lien de parenté qui habite avec la famille depuis longtemps.

 

Font également partie de cette catégorie de personnes les enfants en tutelle pour qui l’adoption, telle que définie au R3(2), n’est pas un concept accepté. Les agents doivent évaluer ces situations au cas par cas et déterminer s’il existe des considérations humanitaires permettant d’admettre ces enfants au Canada.

 

Points à prendre en considération :

 

la question de savoir si la relation de dépendance est authentique et non créée à des fins d’immigration;

 

le degré de dépendance;

 

la stabilité de la relation;

 

la durée de la relation;

 

l’incidence d’une séparation;

 

les besoins financiers et affectifs du demandeur relativement à l’unité familiale;

 

la capacité et la volonté de la famille au Canada de fournir un soutien;

 

les autres solutions qui s’offrent au demandeur, comme de la famille (époux, enfants, parents, fratrie, etc.) à l’extérieur du Canada qui a les capacités et la volonté de fournir un soutien;

 

les preuves documentaires concernant la relation (c.-à-d., comptes de banque conjoints ou possession de biens immobiliers, possession conjointe d’autres propriétés, testaments, polices d’assurance, lettres provenant d’amis et de membres de la famille);

 

tout autre facteur qui, de l’avis de l’agent, est pertinent à la décision CH.

 

[27]           Dans l’arrêt Yu c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 956, 298 F.T.R. 82, la Cour a noté que « [l]es lignes directrices et les directives en matière de politique n’ayant pas force de loi, elles ne lient pas les agents d’immigration ni le ministre lui‑même. Elles sont toutefois importantes et utiles pour les décideurs et les tribunaux qui doivent, comme en l’espèce, déterminer les facteurs à prendre en compte dans le cadre d’une demande CH » (Yu, au paragraphe 19).

 

[28]           Selon les lignes directrices sur les membres de la famille de fait, les agents doivent, pour rendre une décision raisonnable, prendre connaissance de tous les aspects de la dépendance, de l’aspect financier à celui affectif. Ils doivent le faire tout en donnant des explications sur la capacité de la famille de donner des garanties financières ; ils doivent montrer qu’ils ont pris en compte tout cela en relation avec l’intégralité du dossier de preuve contenant des documents précis sur les moyens financiers des membres de la famille et sur leurs revenus. En l’absence d’une telle démonstration précise, la décision ne serait pas raisonnable. Reconnaissant que le critère de l’unification des membres de la famille constitue un point central du système d’immigration canadien, il faut prendre dûment en compte cette intention clé, l’une des valeurs auxquelles le système d’immigration canadien donne effet législatif dans le cadre juridique de ses principes directeurs.

 

[29]           En l’espèce, l’agente a consacré l’intégralité de sa décision au bien-être matériel du demandeur, mais n’a pas fait pas preuve de compréhension en ce qui a trait à la santé mentale et émotionnelle de celui-ci. Cela est significatif, car, selon les lignes directrices sur les membres de la famille de fait, l’agente doit prendre en compte les besoins affectifs d’un demandeur. De plus, des éléments de preuve sur les besoins affectifs du demandeur avaient été présentés à l’agente, notamment les lettres de l’hôpital de Georgetown et celles des frères et sœurs du demandeur.

 

[30]           La Cour reconnaît les obligations qu’impose la norme de la décision raisonnable; cependant, dans l’arrêt Cepeda-Gutierrez c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (1998), 157 F.T.R. 35, 83 A.C.W.S. (3d) 264, qui fait autorité, la Cour a statué ce qui suit :

[15]      La Cour peut inférer que l’organisme administratif en cause a tiré la conclusion de fait erronée " sans tenir compte des éléments dont il [disposait] " du fait qu’il n’a pas mentionné dans ses motifs certains éléments de preuve dont il était saisi et qui étaient pertinents à la conclusion, et en arriver à une conclusion différente de celle de l’organisme. Tout comme un tribunal doit faire preuve de retenue à l’égard de l’interprétation qu’un organisme donne de sa loi constitutive, s’il donne des motifs justifiant les conclusions auxquelles il arrive, de même un tribunal hésitera à confirmer les conclusions de fait d’un organisme en l’absence de conclusions expresses et d’une analyse de la preuve qui indique comment l’organisme est parvenu à ce résultat.

 

[31]           La Cour conclut que, étant donné les lignes directrices recommandant à l’agente de prendre en compte les besoins affectifs du demandeur, les observations de son représentant, les éléments de preuve médicale sur sa maladie et sur le traitement de sa dépression, et la preuve présentée par la famille, l’agente a, de manière déraisonnable, fait abstraction des besoins affectifs du demandeur, de sorte que la décision ne peut être maintenue.

 

X.  Conclusion

[32]           Pour tous les motifs exposés ci-dessus, l’affaire est renvoyée à un autre décideur, un agent différent qui examinera toute l’affaire à nouveau, ainsi que les garanties expresses offertes par la famille.


 

JUGEMENT

LA COUR ORDONNE :

1.                  La demande de contrôle judiciaire est accueillie et l’affaire est renvoyée pour réexamen par un agent différent.

2.                  Aucune question grave de portée générale n’est certifiée.

 

« Michel M.J. Shore »

Juge

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

 

Christian Laroche, LL.B.

Juriste-traducteur et traducteur-conseil


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        IMM-5903-09

                                                           

 

INTITULÉ :                                       MOHAMED AZAD KARIMULLAH

                                                            c. LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

                                                            ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 TORONTO (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               LE 11 AOÛT 2010

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT:                               LE JUGE SHORE

 

DATE DES MOTIFS :                      LE 19 AOÛT 2010

 

 

COMPARUTIONS :

 

Krassina Kostadinov

 

POUR LE DEMANDEUR

Laoura Christodoulides

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

WALDMAN & ASSOCIATES

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

MYLES J. KIRVAN

Sous-procureur général du Canada

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 

 

 

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