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Cour fédérale

 

Federal Court


 

Date : 20100803

Dossier : T-1221-08

Référence : 2010 CF 746

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 3 août 2010

EN PRÉSENCE DE MADAME LA JUGE MACTAVISH

 

 

ENTRE :

 

NOVO NORDISK CANADA INC.

et DR. KARL THOMAE GmbH

 

demanderesses

et

 

 

COBALT PHARMACEUTICALS INC.

et LE MINISTRE DE LA SANTÉ

 

défendeurs

 

 

 

 

 

MOTIFS PUBLICS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

(Motifs confidentiels du jugement et jugement rendus le 15 juillet 2010)

 

 

 

 

 

TABLE DES MATIÈRES

PARAGRAPHE

 

I.                    Introduction............................................................................................................... 1

 

II.                 Les concepts scientifiques.......................................................................................... 5

A.     La stéréochimie................................................................................................... 6

B.     Pharmacocinétique et pharmacodynamique......................................................... 15

 

III.               Le diabète de type 2................................................................................................ 21

 

IV.              Le développement du répaglinide............................................................................. 32

A.     Le brevet 398.................................................................................................... 40

B.     La demande de brevet 331................................................................................ 47

C.     Les événements qui ont mené au brevet 851....................................................... 50

 

V.                 Le fardeau de la preuve et la norme de preuve.......................................................... 67

 

VI.              L’interprétation........................................................................................................ 70

A.     Les principes généraux en matière d’interprétation des brevets............................ 71

B.     La personne moyennement versée dans l’art....................................................... 81

C.     L’interprétation du brevet 851............................................................................ 89

 

VII.            La validité.............................................................................................................. 135

A.     L’antériorité..................................................................................................... 144

i) Le critère de l’antériorité............................................................................... 147

ii) L’allégation d’antériorité faite par Cobalt est‑elle fondée?............................. 156

 

B.     L’évidence...................................................................................................... 176

i) Le critère de l’évidence................................................................................. 178

ii) L’allégation d’évidence faite par Cobalt est‑elle fondée?............................... 184

     a) Rufer 1974............................................................................................. 189

     b) Schentag................................................................................................ 196

     c) Rufer 1979............................................................................................. 198

     d) Le brevet 398 et la demande de brevet 331............................................ 204

     e) Garrino................................................................................................... 210

     f) Verspohl................................................................................................. 218

     g) Shinkai................................................................................................... 223

     h) Résumé des conclusions sur l’état de la technique.................................... 227

     i) Les connaissances générales courantes sur la pharmacocinétique............... 233

     j) Conclusion sur les connaissances générales courantes

           relatives aux énantiomères et à la pharmacocinétique.............................. 273

                        k) L’état de la technique en matière de méthodes de séparation.................. 274

l)     L’application du critère de l’arrêt Sanofi................................................ 305

           

            C. Le brevet 851 est‑il nul en vertu du paragraphe 53(1) de la Loi sur les brevets? 325

                  i) Le droit applicable au paragraphe 53(1) de la Loi sur les brevets................. 328

                  ii) La suffisance de l’avis d’allégation................................................................ 337

                  iii) La légende manquante................................................................................. 343

                  iv) Les données des études.............................................................................. 351

                   v) Les préoccupations en matière d’équité....................................................... 365

 

VIII.     Conclusion............................................................................................................ 369

 

IX.       Les dépens............................................................................................................ 370

 

 

 

I.          Introduction

 

[1]               La société Dr. Karl Thomae GmbH est la propriétaire du brevet canadien nº 2,111,851 (le brevet 851), qui revendique un composé connu sous la dénomination de répaglinide, son utilisation pour le traitement du diabète de type 2 et ses procédés de fabrication. Le répaglinide est commercialisé au Canada par Novo Nordisk Canada Inc. sous la marque nominale GlucoNorm®, en conformité avec un avis de conformité reçu du ministre de la Santé.

 

[2]               Cobalt Pharmaceuticals Inc. cherche à obtenir l’autorisation de vendre une version générique du GlucoNorm® au Canada, qui serait désignée CO Répaglinide. Conformément au Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité), DORS/93‑133, modifié, Cobalt a signifié à Novo Nordisk un avis d’allégation daté du 23 juin 2008.

 

[3]               Cobalt reconnaît maintenant que son produit de répaglinide contrefera le brevet 851. Toutefois, Cobalt allègue notamment que le brevet 851 n’est pas un brevet de sélection valide, pour divers motifs, dont l’antériorité, l’évidence, la double protection, l’absence d’utilité et l’insuffisance. Cobalt affirme également que le brevet 851 est entaché de nullité, du fait que les inventeurs ont fait des allégations importantes sur l’utilité du brevet qui étaient fausses et ont omis d’inclure dans le brevet des renseignements qui auraient dû être divulgués.

 

[4]               Les demanderesses cherchent par la présente procédure à faire interdire au ministre de la Santé de délivrer un avis de conformité à Cobalt avant l’expiration du brevet 851. Pour les motifs qui suivent, j’ai conclu que l’une des allégations d’invalidité de Cobalt est fondée. Par conséquent, la demande d’ordonnance d’interdiction sera rejetée.

 

II.        Les concepts scientifiques

 

[5]               Pour mettre en contexte l’invention revendiquée par le brevet 851, il est d’abord nécessaire de comprendre certaines structures chimiques et conventions. Il faut également avoir une certaine compréhension de la pharmacocinétique et de la pharmacodynamique.

 

A)        La stéréochimie

 

[6]               La « stéréochimie » est l’étude tridimensionnelle de l’orientation spatiale des composés constitués d’atomes. Des molécules ayant exactement la même composition chimique et la même séquence de liaisons covalentes peuvent avoir une disposition tridimensionnelle différente. Ces composés sont appelés « stéréo‑isomères ».

 

[7]               Un atome de carbone auquel sont rattachés quatre groupes fonctionnels différents est appelé un « centre chiral ». Un centre chiral peut avoir deux configurations possibles, de sorte qu’une configuration peut ne pas être superposable à l’autre si on la tourne dans l’espace. Dans ces cas, l’atome de carbone est qualifié de stéréogène, et le composé de « chiral ».

 

[8]               Afin de décrire la stéréochimie des molécules ayant des centres chiraux, les chimistes ont élaboré un certain nombre de conventions. Lorsque les atomes ou groupes rattachés au carbone chiral défilent par priorité décroissante (déterminée par le numéro atomique) dans le sens des aiguilles d’une montre, le centre chiral est dit en configuration « R », alors qu’une configuration par priorité décroissante dans le sens inverse des aiguilles d’une montre est appelée « S ».

 

[9]               Deux molécules images miroir l’une de l’autre qui ne peuvent être superposées sont appelées énantiomères. On utilise souvent à cet égard l’analogie de la main gauche et de la main droite. Les énantiomères ont des propriétés physiques identiques, notamment les points de fusion et d’ébullition, la solubilité et la réactivité, mais leurs propriétés biologiques peuvent être très différentes.

 

[10]           Un « racémique », aussi connu sous le nom de « mélange racémique » ou de « racémate », est un mélange composé d’énantiomères en proportions égales en positions « R » et « S ». Les propriétés physiques d’un racémique sont différentes de celles des énantiomères qui le composent, et les propriétés biologiques d’un racémique peuvent également différer de celles de l’un ou l’autre de ses énantiomères.

 

[11]           Comme les centres chiraux existent en trois dimensions, il est nécessaire d’avoir une convention pour indiquer la position des atomes dans l’espace lorsqu’on représente les molécules sur papier. Pour distinguer les isomères selon la disposition dans l’espace des atomes rattachés au centre chiral, les chimistes représentent une liaison perpendiculaire au plan du papier en direction de l’observateur par un trait triangulaire gras. Une liaison chimique orientée dans la direction opposée à celle de l’observateur est indiquée par un triangle pointillé.

 

[12]           On peut également désigner les énantiomères par le préfixe « (+) » (« dextrogyre », ou qui tourne à droite) ou « (-) » (« lévogyre », ou qui tourne à gauche) avant le nom chimique officiel. Ce préfixe indique la direction dans laquelle une solution de l’énantiomère fait tourner un faisceau de lumière polarisée. Le fait de savoir si un énantiomère est (+) ou (-) ne nous renseigne pas cependant sur la stéréochimie absolue d’un isomère, et la personne versée dans l’art qui ignorerait si l’énantiomère est R ou S ne serait pas en mesure de tracer sa structure spécifique.

 

[13]           Bien que les désignations R/S et +/- soient des façons différentes de décrire des énantiomères, il n’existe aucune corrélation entre les deux types de désignation. Ainsi, un composé pourrait exister sous la forme R(+) ou R(-) ou sous la forme S(+) ou S(-). Le répaglinide est un énantiomère S(+).

 

[14]           Les racémiques peuvent être identifiés par les symboles « (±) » ou « RS » pour indiquer la présence de quantités égales des deux énantiomères.

 

B)        Pharmacocinétique et pharmacodynamique

 

[15]           La pharmacocinétique est l’étude du devenir ou du sort du médicament dans l’organisme après son administration, alors que la pharmacodynamique a pour objet l’étude de l’action exercée par un médicament sur l’organisme.

 

[16]           La pharmacocinétique peut déterminer, entre autres, la durée de vie d’un médicament dans l’organisme et la concentration du médicament dans divers sites du corps. Une fois qu’un médicament est libéré dans l’organisme, quatre facteurs pharmacocinétiques entrent en jeu : l’absorption, la distribution, le métabolisme et l’excrétion.

 

[17]           Selon les experts des demanderesses, la pharmacocinétique est particulièrement importante dans le traitement du diabète, et selon les demanderesses, la plus importante amélioration apportée par le répaglinide aux traitements antérieurs du diabète est liée à son profil pharmacocinétique.

 

[18]           Il est bien connu qu’on ne peut savoir comment un énantiomère agira dans l’organisme, c’est‑à‑dire sa pharmacocinétique, tant qu’il n’aura pas été vraiment fabriqué et testé. Deux énantiomères peuvent se comporter de façon très différente dans l’organisme lorsqu’ils sont administrés séparément, mais il est à prévoir qu’un énantiomère aura probablement une activité plus grande que l’autre et que leur pharmacocinétique différera également.

 

[19]           Les experts reconnaissent que la relation entre les énantiomères est très complexe. Par exemple, dans certains cas, un énantiomère peut se transformer en l’autre énantiomère une fois à l’intérieur du corps. Les énantiomères peuvent également avoir des effets antagonistes ou synergiques, ou le racémique pourrait être plus efficace que l’un ou l’autre de ses énantiomères seuls.

 

[20]           Certains concepts scientifiques qui sous‑tendent la présente demande étant ainsi compris, j’examinerai maintenant la preuve relative au diabète de type 2.

 

 

III.       Le diabète de type 2

 

[21]           Pour comprendre les avantages revendiqués par les demanderesses au sujet du répaglinide utilisé comme médicament pour le traitement du diabète de type 2, il faut d’abord avoir quelques notions sur la nature de la maladie du diabète.

 

[22]           La preuve principale au sujet du diabète et de son traitement clinique a été fournie par le Dr Steven V. Edelman, professeur de médecine à l’Université de la Californie à San Diego, où il travaille au sein de la division Endocrinologie, Diabète et Métabolisme. En plus de participer aux rédactions d’un certain nombre de revues médicales s’intéressant à l’endocrinologie et au diabète, le Dr Edelman est l’auteur ou le coauteur de près de 200 publications et 60 résumés traitant du diabète, il a également publié des monographies sur le sujet. Je ne comprends pas que Cobalt conteste l’expertise ou le témoignage du Dr Edelman sur la nature et le traitement du diabète et j’accepte le témoignage du Dr Edelman sur le sujet.

 

[23]           Selon le Dr Edelman, le diabète est une maladie grave qui affecte plus de 230 millions de personnes dans le monde. Il existe de nombreux types de diabète, mais les deux types les plus courants sont le diabète de type 1 et le diabète de type 2.

 

[24]           Le diabète de type 1 se développe habituellement avant l’âge de 20 ans. On croit qu’il s’agit d’une affection auto‑immune, au cours de laquelle des anticorps produits par l’organisme détruisent les cellules à l’intérieur du pancréas qui sont responsables de la production d’insuline. L’insuline facilite l’utilisation et le stockage du glucose dans le corps. Le traitement du diabète de type 1 consiste à administrer de l’insuline.

 

[25]           Environ 90 % des diabétiques sont atteints d’un diabète de type 2, aussi appelé diabète sucré. Cette forme de la maladie se développe habituellement après l’âge de 35 ans. À la différence du diabète de type 1, qui est caractérisé par une absence d’insuline dans le corps, le diabète de type 2 se caractérise par une « résistance à l’insuline », qui réduit la capacité de l’insuline d’assurer l’absorption efficace du glucose par les cellules de l’organisme. Le traitement initial du diabète de type 2 consiste souvent en l’administration par voie orale de médicaments, mais de l’insuline peut devoir être administrée à mesure que la maladie progresse. La résistance à l’insuline incite en effet le pancréas à hypersécréter de l’insuline pour compenser, ce qui peut entraîner un « épuisement du pancréas ».

 

[26]           Bien que le diabète de type 2 ait une forte composante génétique, d’autres facteurs peuvent contribuer à son apparition, notamment l’obésité, l’âge et la sédentarité. Par conséquent, un traitement nutritionnel et l’exercice constituent des éléments importants du traitement de cette forme de diabète. Cependant, lorsque les modifications du mode de vie ne suffisent pas à régler les anomalies métaboliques du patient, un traitement médicamenteux par voie orale est requis.

 

[27]           Jusqu’au milieu des années 1990, les seuls médicaments accessibles pour traiter le diabète de type 2 étaient une classe de médicaments appelée sulfamides hypoglycémiants (ou « SFU »). Les SFU agissent en stimulant de façon chronique la sécrétion d’insuline par le pancréas.

 

[28]           Les SFU sont de toute évidence des produits pharmaceutiques à action prolongée et sont souvent pris une seule fois ou deux fois par jour. La sécrétion d’insuline par le pancréas est donc stimulée tout au long de la journée. On croit que c’est cette stimulation constante sur une longue période qui mène à l’épuisement du pancréas. Lorsqu’un patient souffre d’un épuisement du pancréas, les cellules pancréatiques qui produisent l’insuline cessent de fonctionner adéquatement et ne sont plus en mesure d’absorber les taux élevés du glucose dans le sang. À ce stade, les patients atteints d’un diabète de type 2 doivent commencer à prendre de l’insuline.

 

[29]           Le Dr Edelman affirme qu’avant d’avoir accès à des antidiabétiques autres que les SFU (le répaglinide en étant le premier exemple), environ 35 % des patients souffrant d’un diabète de type 2 finissaient par recevoir de l’insuline.

 

[30]           L’hypoglycémie (faible taux de glucose dans le sang) est un autre problème associé au traitement par les SFU. À cause de la longue durée d’action des SFU, les patients peuvent devenir hypoglycémiques s’ils sautent un repas ou s’ils font des exercices trop vigoureux. Au nombre des symptômes de l’hypoglycémie figurent la transpiration, les étourdissements, la confusion, les tremblements et les difficultés d’élocution. Selon le Dr Edelman, un épisode d’hypoglycémie est une expérience extrêmement déplaisante. Les patients qui ont eu des épisodes d’hypoglycémie hésitent souvent à recevoir un traitement ultérieur par des SFU.

 

[31]           Le Dr Edelman déclare que les patients atteints d’un diabète de type 2 [traduction] « avaient besoin d’un médicament qui avait une durée d’action assez longue pour stimuler la production d’insuline durant la période postprandiale (les 2 heures environ qui suivent un repas), mais qui ne continuerait pas d’agir tout au long de la journée afin d’empêcher la survenue d’une hypoglycémie ». D’après lui, il est en outre important qu’un tel médicament agisse rapidement afin qu’il puisse être pris juste avant un repas, de sorte que le patient n’ait pas à planifier soigneusement l’heure de chaque repas.

 

 

IV.       Le développement du répaglinide

 

[32]           À la fin des années 1960 et au début des années 1970, la société Dr. Karl Thomae GmbH (Karl Thomae) travaillait dans le domaine des traitements antidiabétiques. Au dire de tous, c’était, et cela demeure, un domaine très compétitif.

 

[33]           Karl Thomae avait commercialisé un SFU appelé gliquidone au début des années 1970. Toutefois, à la fin des années 1970, le centre d’attention de l’entreprise avait changé et celle‑ci a commencé à examiner un antidiabétique de rechange qui réglerait certains des problèmes soulignés par le Dr Edelman.

 

[34]           D’autres entreprises œuvrant dans le domaine avaient commencé à s’intéresser à une nouvelle classe d’antidiabétiques appelés « dérivés de l’acide benzoïque ». Deux composés dérivés de l’acide benzoïque ayant une activité hypoglycémiante avaient été signalés en 1976, mais ni l’un ni l’autre n’ont été commercialisés. Le premier était le composé HB 699 (méglitinide) de Hoechst, et le second était un composé fabriqué par Schering.

 

[35]           S’inspirant de ces deux innovations externes, Karl Thomae a entrepris en 1976 un programme de recherche interne axé sur les dérivés de l’acide benzoïque. Ce projet visait à identifier et à développer un ou plusieurs composés ayant une activité identique ou supérieure à celle des SFU, sans pour autant comporter les risques connus qui y étaient associés comme l’hypoglycémie. Le répaglinide est finalement devenu le premier produit de la classe des méglitinides à être commercialisé dans le monde.

 

[36]           Karl Thomae disposait d’une équipe de recherche qui travaillait à ce projet. Un des membres de cette équipe était M. Wolfgang Grell, l’un des sept inventeurs nommés du répaglinide. M. Grell est un spécialiste de la chimie organique de synthèse qui faisait partie d’une équipe composée d’un clinicien responsable des études chez les humains, de plusieurs biologistes, dont un spécialiste en biologie cellulaire et un autre en biologie humaine, et d’un spécialiste de laboratoire ayant de l’expérience en hydrogénation asymétrique.

 

[37]           Les dérivés de l’acide benzoïque étudiés par l’équipe de Karl Thomae au cours de cette période possédaient la structure générale suivante :

 

[38]           Selon M. Grell, son équipe utilisait dans ses recherches une approche axée sur la « relation structure‑activité » (ou « RSA »). Autrement dit, elle modifiait les fractions fixées à la structure générale du composé, en changeant spécifiquement les groupes identifiés dans la structure ci‑dessus comme R1 à R4 et W, puis en mesurant l’activité du composé résultant.

 

[39]           Entre 1976 et 1983, quelque 900 composés ont été synthétisés et testés par Karl Thomae. À la suite de ces tests, il est apparu que même de petits changements apportés à la structure ci‑dessus pouvaient entraîner des changements importants et imprévisibles dans les propriétés biologiques du composé en question.

 

 

A)        Le brevet 398

 

[40]           Parmi les 900 composés qui avaient de fait été fabriqués et testés par les scientifiques de l’équipe de Karl Thomae en 1983, trois possédaient une activité suffisante pour justifier la réalisation d’autres tests. Ces composés ont reçu les noms de code (rac)-AGDD‑1446, (rac)-AZDF‑265 et (rac)-AGEE‑86. En décembre 1983, Karl Thomae a déposé une demande de brevet en Allemagne, qui est la demande prioritaire visant le brevet canadien no 1,225,398 (la demande prioritaire comme le brevet canadien seront désignés dans les présents motifs par l’appellation « brevet 398 »). Cette demande englobait une classe de dérivés de l’acide benzoïque de la formule générale décrite ci‑dessus à utiliser comme antidiabétiques.

 

[41]           La compétition était intense à l’époque dans ce domaine et, comme l’a expliqué M. Grell, [traduction] « la stratégie derrière le dépôt initial du brevet était de permettre à Karl Thomae d’obtenir la protection des dérivés de l’acide benzoïque [d’une certaine formule] le plus tôt possible avant ses concurrents ».

 

[42]           Il n’est pas contesté que le brevet 398 inclut environ un million de composés, dont le racémique du répaglinide. Le brevet 398 divulgue des composés racémiques et non racémiques et mentionne que les énantiomères de même que les racémiques entrent dans la portée de l’invention. Le brevet décrit également un certain nombre de méthodes pour fabriquer les composés de l’invention, notamment les énantiomères. Il identifie en outre tous les composés revendiqués comme ayant une activité hypoglycémiante. Le brevet 398 a été déposé au Canada le 28 décembre 1984 et visait tous les composés qui avaient été synthétisés jusque‑là par Karl Thomae.

 

[43]           Le racémique du répaglinide a été désigné dans le brevet 398 par le nom de code (rac)‑AG EE 388 (le composé 388). Bien que le composé 388 soit divulgué dans la demande de brevet allemande, il n’avait pas encore été synthétisé ni testé. Toutefois, durant la période d’un an permise entre le dépôt initial en Allemagne et les dépôts dans des pays étrangers, de nombreux composés additionnels, dont le composé 388, ont été synthétisés et testés par l’équipe de recherche de Karl Thomae.

 

[44]           M. Michael Mark est un autre des inventeurs du répaglinide. Entre 1985 et 1988, il était directeur du laboratoire des maladies métaboliques du Département de biochimie de Karl Thomae, où il était responsable des études animales et in vitro dans le domaine du diabète sucré, de l’obésité et du métabolisme des lipides.

 

[45]           Selon les témoignages de MM. Grell et Mark, entre 1983 et 1986, 150 dérivés de l’acide benzoïque additionnels ont été synthétisés au total par l’équipe de Karl Thomae. Le composé 388 a été le premier dérivé synthétisé en octobre 1984. Comme les données initiales des tests indiquaient que ce composé était prometteur, celui‑ci a été inclus dans une revendication de composé distincte à la fin des revendications énumérées dans les demandes de brevet étranger. Le composé apparaît dans les deux revendications finales du brevet canadien 398 : dans la revendication 42, qui est une revendication de procédé, et dans la revendication 43, qui est la revendication relative au composé lui‑même.

 

[46]           Le composé 388 est le racémique du répaglinide, désigné « répaglinide racémique » par Cobalt tout au long de la présente procédure. Voici sa structure :

 

 

 

B)        La demande de brevet 331

 

[47]           Le 25 juin 1985, Karl Thomae a déposé la demande prioritaire relative aux deux nouvelles formes solides (polymorphes ou sels) du composé 388 et à leurs énantiomères (la demande de brevet 331). Il y est dit que ces composés ont [traduction] « des caractéristiques pharmacologiques utiles, notamment des effets sur le métabolisme intermédiaire, en particulier un effet hypoglycémiant ». La demande de brevet 331 est l’équivalent européen du brevet canadien no 1,292,000 (le brevet 000).

 

[48]           D’après la demande de brevet 331, le nouveau composé pourrait être produit à l’aide des [traduction] « méthodes généralement connues ».

 

[49]           En plus de revendiquer les deux nouvelles formes solides du composé 388, leurs énantiomères et leurs sels, la demande de brevet 331 revendique, entre autres, l’utilisation des composés revendiqués pour le traitement du diabète sucré (ou diabète de type 2).

 

C)        Les événements qui ont mené au brevet 851

 

[50]           Bien que le brevet 398 comme la demande de brevet 331 revendiquent le composé 388 et ses énantiomères, il ressort des témoignages de MM. Mark et Grell que leur groupe de recherche ne croyait pas que les énantiomères offraient un avantage spécial par rapport aux racémiques dans le domaine des médicaments antidiabétiques.

 

[51]           Au dire de M. Grell, l’équipe a essayé de synthétiser les énantiomères des composés racémiques qu’on avait choisi de développer, bien que la direction de Karl Thomae n’ait pas proposé de concentrer l’attention sur ces énantiomères. M. Mark reconnaît qu’au milieu de 1985, les activités de recherche et développement de Karl Thomae ne portaient pas en particulier sur les énantiomères du composé 388. En effet, M. Grell indique que jusqu’au début ou au milieu des années 1990, il était considéré préférable d’éviter complètement les énantiomères et les molécules chirales, car l’examen chimique de ces composés était plus compliqué et plus coûteux.

 

[52]           Cobalt conteste ce témoignage, en citant notamment l’introduction en 1989 de la Politique sur les énantiomères de Karl Thomae (« Procedure for the Development Preparation of Chiral Active Substances » [Protocole visant la préparation à des fins de développement de substances actives chirales]) et les exigences de plus en plus rigoureuses des organismes de réglementation à l’égard des composés racémiques et de leurs énantiomères. Je réévaluerai l’importance de ces questions dans mon examen de la contestation par Cobalt de la validité du brevet 851, plus précisément sur la question de l’évidence.

 

[53]           En octobre 1985, de petites quantités d’énantiomères du composé 388 ont été obtenues pour la première fois par l’équipe de recherche de Karl Thomae. Selon M. Grell, les quantités obtenues à l’époque suffisaient pour la réalisation des tests analytiques et des tests exploratoires d’activité chez le rat. Elles étaient toutefois insuffisantes pour l’analyse de leurs propriétés biologiques ou pharmacocinétiques.

 

[54]           C’est lors d’une rencontre sur les activités de recherche et développement, qui a eu lieu dans les locaux de Karl Thomae le même mois, que le développement du composé 388 a été lancé. Selon M. Mark, l’équipe a procédé au travail ultérieur de développement du composé 388 en 1986, dans l’intention d’obtenir un produit commercial au plus tard en 1988. On ne s’intéressait pas à l’époque au développement des énantiomères du composé 388.

 

[55]           D’après M. Mark, entre 1986 et le début de 1988, l’équipe de recherche  a synthétisé 50 autres dérivés de l’acide benzoïque. Aucun de ces composés ne présentait une activité hypoglycémiante suffisante pour justifier un examen plus approfondi.

 

[56]           M. Grell explique que des tests antérieurs avaient établi que le (rac)‑AGEE 86 (l’un des autres composés d’intérêt identifiés avant le dépôt du brevet 398) et ses énantiomères étaient tératogènes. Autrement dit, ils pouvaient causer des malformations congénitales. Ainsi, lorsque l’équipe a examiné la tératogénicité du composé 388, il a été décidé de tester également la tératogénicité de ses énantiomères.

 

[57]           Pour effectuer ces tests, il fallait synthétiser de plus grandes quantités des énantiomères du composé 388. M. Grell affirme que la principale façon de synthétiser les énantiomères était déjà connue à cause des travaux effectués sur les énantiomères du (rac)‑AGEE 86, mais que des travaux supplémentaires étaient nécessaires, notamment [traduction] « l’optimisation de la voie et l’exploration des solutions de rechange ».

 

[58]           Les étapes suivies par l’équipe de recherche qui tentait d’isoler des quantités suffisantes des énantiomères du composé 388 sont décrites aux paragraphes 38 à 45 de l’affidavit de M. Grell. Selon M. Grell, la tentative faite en mars 1986 de séparer le composé 388 directement au moyen de la L‑arginine a échoué. En octobre et en novembre 1986, le groupe a recherché une autre méthode de séparation utilisant huit acides spécifiés différents. L’équipe a eu du succès uniquement avec l’acide N‑acétyl‑L‑glutamique et un équivalent de la rac‑amine. Le degré de pureté des échantillons obtenus était cependant inadéquat.

 

[59]           Selon M. Grell, c’est en partie [traduction] « par chance » et en partie en raison de [traduction] « l’immense travail » effectué en vue de synthétiser d’autres énantiomères des dérivés de l’acide benzoïque qu’un degré plus adéquat de pureté a été obtenu en janvier 1987, à l’aide de l’acide N‑acétyl‑L‑glutamique. C’est à ce moment‑là, d’après lui, que le groupe a obtenu sa première méthode pour séparer les énantiomères en quantité suffisante pour être en mesure d’effectuer des tests pharmacocinétiques et biologiques.

 

[60]           Les tests effectués en janvier et en décembre 1987 ont établi que le composé 388 et ses énantiomères n’étaient pas tératogènes. Même si Karl Thomae était maintenant capable d’obtenir une quantité suffisante des énantiomères du composé 388 pour pouvoir effectuer des tests pharmacocinétiques et biologiques, on était peu enclin à cette époque à examiner davantage ces énantiomères.

 

[61]           M. Mark explique qu’on savait que la seule chose qu’on pouvait ordinairement espérer obtenir in vivo était peut‑être une activité deux fois plus grande d’un énantiomère par rapport à celle de son racémique. L’approche axée sur la RSA était par contre susceptible d’amplifier l’activité par un facteur multiple. Par conséquent, M. Mark et ses collègues ne croyaient pas qu’il valait la peine d’explorer la séparation des racémiques, et le travail s’est poursuivi sur le développement du composé racémique 388.

 

[62]           Bien que la direction de Karl Thomae ait décidé en 1988 d’annuler son projet sur les antidiabétiques dérivés de l’acide benzoïque, l’équipe a reçu l’approbation de poursuivre le développement du composé 388. Toutefois, le travail de l’équipe de recherche a continué de porter principalement sur le composé racémique, plutôt que sur ses énantiomères.

 

[63]           Une fois que les études toxicologiques sur les animaux eurent été menées à bien en septembre 1988, le premier essai chez les humains du composé 388 et de son énantiomère (S), le répaglinide, a été réalisé sur un sujet unique, M. Grell lui‑même. Celui‑ci a constaté que l’énantiomère (S) avait des [traduction] « concentrations plasmatiques très étonnantes » et qu’il avait une activité hypoglycémiante plus grande que le composé 388. Selon M. Mark, l’observation de cet avantage n’était pas suffisante en elle‑même pour inciter Karl Thomae à poursuivre les travaux sur l’énantiomère (S) plutôt que sur le composé racémique 388.

 

[64]           Cependant, les choses ont changé à la fin de 1989 ou au début de 1990. Karl Thomae était en train de négocier avec Novo Nordisk l’octroi potentiel d’une licence pour le composé 388. Au cours de ces négociations, Novo Nordisk a demandé à Karl Thomae des renseignements concernant les énantiomères du composé 388. Karl Thomae a donc entrepris l’étude des énantiomères afin d’effectuer sa vérification diligente du composé 388.

 

[65]           Suivant M. Mark, on n’espérait ni ne prévoyait à l’époque que l’énantiomère (S) ou (R) aurait des propriétés pharmacocinétiques supérieures à celles du composé racémique 388. Toutefois, à la lumières des résultats des études sur l’énantiomère (S) (c.‑à‑d. le répaglinide), l’entreprise a décidé en avril 1990 de miser sur le développement du répaglinide plutôt que du composé 388.

 

[66]           Dans le cadre d’études menées entre février 1990 et avril 1991, les propriétés biologiques et pharmacocinétiques surprenantes alléguées du répaglinide ont été découvertes. Une demande en vertu du Traité de coopération en matière de brevets a été déposée le 21 juin 1991 et a par la suite mené au brevet 851. Novo Nordisk a finalement lancé le répaglinide sur le marché.

 

V.        Le fardeau de la preuve et la norme de preuve

 

[67]           Avant de commencer l’examen des questions soulevées par la présente demande, il faut d’abord traiter la question du fardeau de la preuve et de la norme de preuve dans les demandes de cette nature. On a beaucoup écrit sur ces questions, mais il m’apparaît n’y avoir aucun désaccord entre les parties au sujet du fardeau de la preuve et de la norme de preuve dans les procédures intentées en vertu du paragraphe 6(1) du Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité).

 

[68]           S’agissant de la validité du brevet 851, le brevet sera présumé valide en l’absence de preuve du contraire. Si Cobalt ne produit pas d’éléments de preuve à l’égard du motif d’invalidité, la présomption n’est pas renversée.

 

[69]           Cependant, si Cobalt produit des éléments de preuve qui, s’ils sont admis, peuvent établir l’invalidité du brevet, mettant « en jeu » les allégations d’invalidité, le fardeau de la preuve incombera aux demanderesses, qui devront établir selon la prépondérance des probabilités l’absence de bien‑fondé de toutes les allégations d’invalidité : voir la Loi sur les brevets, L.R.C. 1985, ch. P‑4, paragraphe 43(2); Abbott Laboratories c. Canada (Ministre de la Santé), 2007 CAF 153, 59 C.P.R. (4th) 30, aux paragraphes 9 et 10; Pfizer Canada Inc. c. Canada (Ministre de la Santé) 2007 CAF 209, 60 C.P.R. (4th) 81, au paragraphe 109.

 

 

VI.       L’interprétation

 

[70]           Le premier travail de la Cour est d’interpréter le brevet 851. L’interprétation du brevet doit précéder l’examen des questions soulevées par les parties au sujet de la validité.

 

 

A)        Les principes généraux en matière d’interprétation des brevets

 

[71]           La Cour doit établir objectivement, dans l’optique de la personne versée dans l’art, ce que les inventeurs voulaient dire, selon cette personne, à la date pertinente : voir Whirlpool Corp. c. Camco Inc., 2000 CSC 67, [2000] 2 R.C.S. 1067, aux paragraphes 45 et 53 [Whirlpool].

 

[72]           Les revendications du brevet doivent recevoir une interprétation téléologique, qui tient compte des intentions des inventeurs exprimées dans le brevet et se réfère à l’ensemble du mémoire descriptif. Au besoin, il faut interpréter l’ensemble du brevet sans se limiter aux seules revendications : Eli Lilly Canada Inc. c. Apotex Inc., 2008 CF 142, 63 C.P.R. (4th) 406, au paragraphe 25; Eli Lilly Canada Inc. c. Novopharm Ltd., 2007 CF 596, 58 C.P.R. (4th) 214, au paragraphe 103.

 

[73]           Le tribunal doit interpréter le brevet avec le souci judiciaire de confirmer une invention vraiment utile : voir les arrêts Whirlpool, aux paragraphes 42 à 50, Free World Trust c. Électro Santé Inc., 2000 CSC 66, [2000] 2 R.C.S. 1024 [Free World Trust] et Consolboard Inc. c. MacMillan Bloedel Saskatchewan Ltd., [1981] 1 R.C.S. 504, 56 C.P.R. (2d) 145, à la page 157 [Consolboard].

 

[74]           L’interprétation de toute revendication sera fonction des connaissances usuelles de la personne versée dans l’art dont relève le brevet, menée avec un esprit désireux de comprendre ce qui lui est communiqué et avec les connaissances de l’état de la technique à la date de publication du brevet : Free World Trust, au paragraphe 31; Whirlpool, aux paragraphes 43, 45 et 49.

 

[75]           Des témoignages d’experts peuvent être fournis sur la signification de certains termes, ainsi que sur les connaissances que la personne versée dans l’art serait censée posséder à la date pertinente : voir Janssen‑Ortho Inc. c. Novopharm Ltd., 2007 CAF 217, 59 C.P.R. (4th) 116, au paragraphe 4; Halford c. Seed Hawk Inc., 2006 CAF 275, 54 C.P.R. (4th) 130, au paragraphe 11.

 

[76]           En l’espèce, M. Hartmut Derendorf, docteur en pharmacie, professeur distingué et directeur du département de Pharmaceutique à l’Université de la Floride, a fourni un témoignage d’expert sur l’interprétation du brevet 851 pour le compte des demanderesses. M. Dieter Enders a également témoigné pour le compte des demanderesses sur cette question. M. Enders est professeur à l’Institut de chimie organique de l’École polytechnique RWTH d’Aix-la-Chapelle et ses recherches sont axées sur la chimie de synthèse.

 

[77]           Le troisième expert des demanderesses sur la question de l’interprétation du brevet est M. Eugen Verspohl, docteur en pharmacie de l’Université de Düsseldorf, qui est professeur de pharmacologie et de toxicologie à l’Université de Münster depuis 1991.

 

[78]           S’agissant de Cobalt, MM. Ian Cunningham, Fakhreddin Jamali et Daniel Armstrong ont témoigné à titre d’experts. M. Cunningham est un chimiste organique titulaire d’un Ph.D. de l’Université de Glasgow. Il travaille actuellement comme conseiller indépendant auprès des entreprises pharmaceutiques, après une carrière de 27 ans dans le domaine.

 

[79]           M. Jamali est titulaire d’un Ph.D. en biopharmaceutique et pharmacocinétique de l’Université de la Colombie‑Britannique. Professeur et ancien vice‑doyen à la Recherche de la Faculté de Pharmacie et des Sciences pharmaceutiques de l’Université de l’Alberta, M. Jamali travaille aussi comme conseiller auprès des entreprises pharmaceutiques.

 

[80]           M. Armstrong est professeur de chimie et de biochimie à l’Université du Texas à Arlington. Il est un expert en séparation des énantiomères et détient un Ph.D. en chimie bio‑organique de l’Université A&M du Texas.

 

B)        La personne moyennement versée dans l’art

[81]           La « personne versée dans l’art » est le travailleur moyen doué d’habiletés moyennes dans la technique dont relève l’invention et qui possède les connaissances générales moyennes qu’ont les gens de ce domaine d’activité précis : Consolboard, précité, à la page 523.

 

[82]           La jurisprudence utilise souvent l’expression « personne moyennement versée dans l’art », mais dans le cas de brevets d’une nature hautement technique ou scientifique la « personne moyennement versée dans l’art » est décrite comme la personne possédant un niveau élevé de connaissances scientifiques spécialisées et d’expertise dans le domaine spécifique des sciences dont relève le brevet : Consolboard, précité.

 

[83]           Les parties conviennent, comme le brevet 851 touche divers domaines scientifiques, que la personne fictive moyennement versée dans l’art définie pour l’interprétation du brevet serait en réalité une personne composite ou une équipe de développement de médicaments constituée de personnes possédant des domaines d’expertise différents.

 

[84]           Les demanderesses affirment que cette personne fictive consiste en un [traduction] « regroupement de personnes possédant des compétences spécialisées en stéréochimie, en chimie médicinale et en pharmacocinétique de même que de l’expérience dans le domaine des antidiabétiques ». Cette personne serait titulaire d’un baccalauréat en chimie et posséderait des connaissances spécialisées sur les principes de la stéréochimie et de la chimie médicinale. De plus, cette personne serait titulaire d’un diplôme en biologie et connaîtrait les principes de la pharmacocinétique et de la pharmacodynamique.

 

 

[85]           Cobalt convient que la personne fictive versée dans l’art devrait être une personne collective ou une équipe chargée du développement de médicaments qui posséderait de l’expérience dans ces différents domaines. Cependant, en se fondant sur les témoignages de MM. Cunningham et Armstrong, Cobalt fait valoir que cette personne devrait posséder des compétences et des connaissances du niveau de maîtrise qui, à son avis, pourraient être obtenues par des études ou une expérience pratique. De plus, Cobalt affirme qu’un membre de cette équipe fictive devrait également avoir une expérience en séparation des énantiomères.

 

[86]           Les parties n’ont pas indiqué dans quels cas ni de quelle façon cela ferait une différence si le niveau de scolarité de la personne collective fictive versée dans l’art était le baccalauréat plutôt que la maîtrise et elles n’ont pas non plus insisté sur ce point de désaccord à l’audience. Bien que je ne croie pas que rien dépende de cette question, j’estime que la personne versée dans l’art devrait être la personne collective ou l’équipe chargée du développement de médicaments composée de personnes titulaires à tout le moins d’un baccalauréat dans les domaines pertinents et possédant de l’expérience pratique liée au travail.

 

[87]           S’agissant de l’objet du brevet, je partage l’avis des demanderesses selon lequel la personne versée dans l’art devrait posséder certaines connaissances des principes de la pharmacocinétique et de la pharmacodynamique. Je suis également d’accord avec Cobalt sur le point que, étant donné que le brevet se rapporte à un énantiomère qui a été séparé de son racémique parent, il est tout à fait raisonnable de s’attendre à ce qu’un membre de cette équipe fictive chargée du développement de médicaments ait des connaissances et de l’expérience en séparation des énantiomères.

 

 

[88]           À la lumière de ces principes, j’examinerai maintenant le brevet 851.

 

 

C)        L’interprétation du brevet 851

 

[89]           Le brevet 851 est intitulé [traduction] « Acide (S)(+) 2-éthoxy-4-[N-[1-(2-pipéridino-phényl)-3-méthyl-1-butyl]-aminocarbonylméthyl]-benzoïque ». Il a été délivré au Canada le 26 février 2002 à la suite d’une demande PCT déposée le 21 juin 1991 et expirera le 21 juin 2011. Pour l’examen de ce brevet, la première question sur laquelle la Cour doit se pencher est l’interprétation adéquate de ses revendications.

 

[90]           Les parties conviennent que la date pertinente pour l’interprétation des revendications est le 7 janvier 1993, soit la date de publication du brevet 851.

 

[91]           Les demanderesses ont décrit l’invention revendiquée par le brevet 851 dans leur mémoire des faits et du droit comme étant le répaglinide (aussi appelé acide (S)(+) 2-éthoxy-4-[N-[1-(2-pipéridino-phényl)-3-méthyl-1-butyl]-aminocarbonylméthyl]‑benzoïque), les méthodes utilisées pour l’obtenir en le séparant de son racémique et son utilisation dans le traitement du diabète de type 2.

 

[92]           Lorsque la demande a été déposée, le répaglinide était désigné par le code AG‑EE 623 ZW. Le répaglinide est l’énantiomère S du composé racémique 388 (aussi appelé en l’espèce « racémique » ou « répaglinide racémique »). Dans le brevet 851, l’énantiomère R du composé 388 était désigné par le code AG‑EE 624 ZW.

 

[93]           Les revendications du brevet 851 en litige dans la présente procédure sont les revendications 1 à 9 et 15 à 20. Les revendications 10 à 14 et 21, qui sont des revendications de procédé, ne sont pas en litige, non plus que les revendications 22 à 24, qui visent les précurseurs et les intermédiaires et non pas le répaglinide en tant que tel.

 

[94]           Les revendications en litige sont les suivantes :

[traduction]

1. L’acide (S)(+) 2-éthoxy-4-[N-[1-(2-pipéridino-phényl)-3-méthyl-1-butyl]-aminocarbonylméthyl]-benzoïque ou un sel physiologiquement acceptable de celui-ci avec un acide ou une base organique ou inorganique, d’une pureté optique (excès énantiomérique, ou ee) d’au moins 95 %.

 

2. Un composé conforme à la revendication 1 d’une pureté optique (ee) d’au moins 98 %.

 

3. Un sel physiologiquement acceptable du composé conforme à la revendication 1 ou 2 avec un acide ou une base organique ou inorganique.

 

4. Une composition pharmaceutique contenant un composé conforme à l’une ou l’autre des revendications 1 à 3 ou un sel physiologiquement acceptable de ce composé, ainsi qu’un ou plusieurs vecteurs et/ou diluants inertes.

 

5. Une composition pharmaceutique conforme à la revendication 4 sous forme de dose unique, dans laquelle la dose varie de 0,25 à 5,0 mg.

 

6. Une composition pharmaceutique conforme à la revendication 5 dans laquelle la dose unique est de 0,5 mg.

 

7. Une composition pharmaceutique conforme à la revendication 5 dans laquelle la dose unique est de 1,0 mg.

 

8. Une composition pharmaceutique conforme à la revendication 5 dans laquelle la dose unique est de 2,0 mg.

 

9. L’utilisation du composé conforme à l’une ou l’autre des revendications 1 à 3 ou d’un sel physiologiquement acceptable de ce composé pour traiter le diabète sucré.

 

[…]

 

15. L’utilisation de l’acide (S)(+) 2-éthoxy-4-[N-[1-(2-pipéridino-phényl)-3-méthyl-1-butyl]-aminocarbonylméthyl]‑benzoïque comme substance active, ou d’un sel physiologiquement acceptable de celui‑ci, pour la préparation d’un agent antidiabétique administré au long cours qui, comparativement à l’utilisation d’une double dose de racémique, permet d’éviter la charge élevée inutile et de longue durée d’une substance, ce qui a pour effet d’obtenir des concentrations plasmatiques beaucoup plus faibles de la substance active et de procurer de plus grands avantages que ceux obtenus normalement avec l’administration d’une demi-dose d’un énantiomère.

 

16. L’utilisation de l’acide (S)(+) 2-éthoxy-4-[N-[1-(2-pipéridino-phényl)-3-méthyl-1-butyl]-aminocarbonylméthyl]-benzoïque conformément à la revendication 15, la particularité étant que la substance active d’une pureté optique (ee) d’au moins 95 %, ou un sel physiologiquement acceptable de cette substance, est utilisée.

 

17. L’utilisation de l’acide (S)(+) 2-éthoxy-4-[N-[1-(2-pipéridino-phényl)-3-méthyl-1-butyl]-aminocarbonylméthyl]-benzoïque conformément à la revendication 15, la particularité étant que la substance active d’une pureté optique (ee) d’au moins 98 %, ou un sel physiologiquement acceptable de cette substance, est utilisée.

 

18. Une composition pharmaceutique administrée par voie orale à un animal à sang chaud ou à un humain pour le traitement au long cours du diabète sucré et qui a pour avantage, comparativement à l’utilisation d’une double dose du racémique correspondant, de permettre d’éviter la charge élevée inutile et de longue durée d’une substance, ce qui a pour effet d’obtenir des concentrations plasmatiques beaucoup plus faibles de la substance active et de procurer de plus grands avantages que ceux obtenus normalement avec l’administration d’une demi‑dose, cette composition contenant de l’acide (S)(+) 2-éthoxy-4-[N-[1-(2-pipéridino-phényl)-3-méthyl-1-butyl]-aminocarbonylméthyl]‑benzoïque ou un sel physiologiquement acceptable de celui-ci ainsi qu’un diluant ou un vecteur approprié.

 

19. Une composition conforme à la revendication 18 dans laquelle l’acide (S)(+) 2-éthoxy-4-[N-[1-(2-pipéridino-phényl)-3-méthyl-1-butyl]-aminocarbonylméthyl]‑benzoïque ou un sel physiologiquement acceptable de celui-ci a une pureté optique (ee) d’au moins 95 %.

 

20. Une composition conforme à la revendication 18 dans laquelle l’acide (S)(+) 2-éthoxy-4-[N-[1-(2-pipéridino-phényl)-3-méthyl-1-butyl]-aminocarbonylméthyl]‑benzoïque ou un sel physiologiquement acceptable de celui-ci a une pureté optique (ee) d’au moins 98 %.

 

[…]

 

 

[95]           Avant d’interpréter les revendications, je ferai référence au mémoire descriptif. Comme le juge Hugues l’a fait observer dans la décision Merck & Co. v. Pharmascience Inc., 2010 CF 510, le mémoire descriptif a pour fonction de décrire l’invention de manière à ce que la personne versée dans l’art puisse en comprendre la nature et la façon de la mettre en pratique : voir le paragraphe 44. Cette description correspond à la contrepartie, c’est-à‑dire la contribution à fournir pour l’achat du monopole: voir le paragraphe 68.

 

[96]           Dans les deux premières pages du mémoire descriptif du brevet 851, il est indiqué que le composé 388 a été décrit dans l’équivalent européen du brevet 398 et dans la demande de brevet 331. Le mémoire descriptif mentionne aussi que ce composé possède des propriétés pharmacologiques utiles, notamment la capacité d’abaisser le taux de glycémie.

 

[97]           Le mémoire descriptif décrit ensuite les caractéristiques nouvelles et originales alléguées de l’objet du brevet 851. On y lit que des essais ont été menés pour évaluer l’effet hypoglycémiant des deux énantiomères du composé 388 chez des rates et que [traduction] « étonnamment, il s’est avéré que l’énantiomère (S) (le répaglinide) était l’énantiomère efficace et que son effet durait plus de six heures chez la rate ».

 

[98]           Cette observation est citée comme étant le fondement de l’utilisation de l’énantiomère (S) chez l’humain, [traduction] « ce qui permet de réduire la dose de 50 % comparativement à la dose du [composé 388] ». Puis, le mémoire descriptif indique qu’il a également été constaté, dans les essais sur l’énantiomère (S), [traduction] « qu’il agit pendant une période relativement longue chez l’humain ».

 

[99]           Cobalt allègue que le brevet promet expressément que le répaglinide aura une activité hypoglycémiante de longue durée. Je ne souscris pas à sa position.

 

[100]       Les pages deux et trois du mémoire descriptif contiennent plusieurs références à la [traduction] « longue période d’activité du répaglinide ». Cependant, dans chaque cas, l’expression [traduction] « longue période d’activité » est immédiatement précédée du terme [traduction] « relativement ». Je suis d’accord avec M. Derendorf pour dire que, lorsqu’on lit l’information en contexte, il est évident que la période d’activité dont il est question dans ces cas est décrite comme [traduction] « longue » non pas dans un sens absolu, mais plutôt par rapport à l’élimination rapide du composé dans le sang. Par conséquent, je ne crois pas que le brevet promette une activité hypoglycémiante de longue durée.

 

[101]       Cette interprétation est tout à fait en conformité avec la façon dont Cobalt elle‑même comprend le mémoire descriptif, comme l’expose le dernier paragraphe  de la page 52 de son avis d’allégation.

 

[102]       On peut lire plus loin dans le mémoire descriptif que [traduction] « les études chez l’humain ont permis de découvrir que le [répaglinide] avait des propriétés pharmacocinétiques surprenantes, qui auraient été impossibles à prévoir d’après les données sur le [composé 388]. Par conséquent, le [répaglinide] a des avantages thérapeutiques surprenants comparativement au racémique [le composé 388] ».

 

[103]       Ces [traduction] « propriétés pharmacocinétiques surprenantes » sont ensuite décrites dans le mémoire descriptif dans les termes suivants :

[traduction]

a) Les concentrations de [répaglinide] diminuent plus rapidement vers zéro que les concentrations du [composé 388], même lorsque la dose est exactement la même, ce qui ne pouvait pas être prévu d’après la période d’activité relativement longue. [Les demanderesses décrivent cette propriété comme une [traduction] « élimination rapide ».]

 

b) Relativement à l’effet hypoglycémiant obtenu, les concentrations plasmatiques de [répaglinide] étaient beaucoup plus faibles que celles auxquelles on se serait attendu en diminuant de moitié la dose du [composé 388]. [Les demanderesses décrivent cette propriété comme des [traduction] « concentrations plasmatiques plus faibles ».]

 

c) L’effet hypoglycémiant survient plus rapidement après l’administration du [répaglinide] que du [composé 388]. [Les demanderesses décrivent cette propriété par l’expression [traduction] « délai d’action rapide ».]

 

 

[104]       Il faut souligner que cette partie du mémoire descriptif décrit les avantages pharmacocinétiques relatifs du répaglinide par rapport à son racémique.

 

[105]       Le mémoire descriptif compare ensuite les propriétés pharmacocinétiques du répaglinide à celles de l’énantiomère (R). On y lit :

 

[traduction] « La différence surprenante entre les deux énantiomères réside dans le fait que l’énantiomère efficace, [le répaglinide], en dépit de sa période d’activité relativement longue, est, contre toute attente, éliminé plus rapidement que l’énantiomère inefficace, [l’énantiomère (R)], comme le montrent les figures 1 et 2. »

 

 

[106]       Les demanderesses affirment que les figures 1 et 2 montrent les données relatives aux concentrations plasmatiques des énantiomères (S) et (R) après l’administration du composé 388 chez l’humain. Selon elles, la figure 1 présente les données sur les concentrations plasmatiques à la suite de l’administration intraveineuse, tandis que la figure 2 présente les données sur les concentrations plasmatiques à la suite de l’administration orale. Je reviendrai sur ces figures à propos de l’allégation faite conformément à l’article 53 de la Loi sur les brevets.

 

[107]       La divulgation fait état d’une étude ayant montré que le répaglinide est pratiquement non toxique et décrit également l’utilité du répaglinide dans le traitement du diabète à la lumière de ses propriétés pharmacologiques et pharmacocinétiques.

 

[108]       Le brevet 851 décrit six méthodes pour obtenir le répaglinide ainsi que le procédé employé pour obtenir du répaglinide ayant une pureté optique d’au moins 95 % et, de préférence, de 98 à 100 %. Il décrit ensuite la méthode pour obtenir le précurseur amine (S) et en donne des exemples. Il décrit également le procédé de synthèse du répaglinide et la préparation de comprimés contenant du répaglinide.

 

[109]       Bien que Cobalt ait initialement soutenu que certains termes utilisés dans les revendications du brevet 851 étaient ambigus, cette allégation a été retirée peu avant l’audience. Par conséquent, il semble qu’à cette étape‑ci, le principal élément de contestation entre les parties en ce qui concerne l’interprétation juste des revendications porte sur le point de déterminer si les avantages particuliers du répaglinide décrits dans le mémoire descriptif du brevet devraient être considérés comme faisant partie des revendications 1 à 9.

 

[110]       À ce sujet, les demanderesses affirment que, étant donné que les propriétés pharmacocinétiques décrites dans le mémoire descriptif du brevet 851 sont inhérentes au répaglinide, les revendications devraient être interprétées comme visant les composés procurant les avantages indiqués aux pages 2 et 3 du mémoire descriptif.

 

[111]       Comme la Cour suprême du Canada l’a déclaré dans l’arrêt Monsanto Canada Inc. c. Schmeiser, 2004 CSC 34, [2004] 1 R.C.S. 902, l’interprétation téléologique des revendications d’un brevet exique qu’elles soient interprétées en fonction de l’ensemble de la divulgation, y compris le mémoire descriptif : voir le paragraphe 18.

 

[112]       Cela dit, s’il faut prendre en compte le mémoire descriptif pour comprendre la signification des termes des revendications, la jurisprudence établit clairement que le mémoire descriptif ne peut servir à élargir la portée des revendications, telles qu’elles sont rédigées et interprétées : voir Whirlpool, précité, au paragraphe 52. Voir également Metalliflex Ltd. c. Wienenberger Aktiengesellschaft, [1961] R.C.S. 117, à la page 122, (1960), 35 C.P.R. 49; Dimplex North America Ltd. c. CFM Corp., 2006 CF 586, 54 C.P.R. (4th) 435, au paragraphe  51, conf. par 2007 CAF 278, 60 C.P.R. (4th) 277 (C.A.).

 

[113]       Étant donné que les propriétés pharmacocinétiques avantageuses alléguées du répaglinide ne sont mentionnées nulle part dans les revendications 1 à 9 du brevet, je suis d’avis qu’elles ne font pas partie de ces revendications. Cela dit, toute propriété avantageuse du répaglinide serait en fait inhérente aux composés décrits dans ces revendications et, par conséquent, devrait être prise en considération lors de l’examen des questions telles que l’antériorité et l’évidence.

 

[114]       Il n’est pas contesté que l’acide (S)(+) 2-éthoxy-4-[N-[1-(2-pipéridino-phényl)-3-méthyl-1-butyl]-aminocarbonylméthyl]‑benzoïque mentionné dans la première revendication désigne le répaglinide.

 

[115]       Il n’est pas contesté non plus que la pureté énantiomérique des composés est exprimée en pourcentage d’« excès énantiomérique », ou « ee ». Autrement dit, lorsqu’un composé constitué d’un énantiomère (S) est décrit comme ayant une pureté optique (ee) de 95 %, cela signifie que le composé renferme 95 % d’énantiomère (S) et 5 % d’énantiomère (R).

 

[116]       Il y a très peu de désaccord entre les experts en ce qui a trait à l’interprétation des neuf premières revendications. En tenant compte de cette preuve, j’interpréterais la revendication 1 du brevet comme suit :

1. Du répaglinide pur à au moins 95 %, y compris les sels physiologiquement acceptables du répaglinide, avec un acide ou une base inorganique ou organique.

 

[117]       Les revendications 2 à 4 sont des revendications dépendantes. La revendication 2 précise simplement que l’énantiomère (S) devrait être pur à au moins 98 %.

 

[118]       La revendication 3 est ainsi conçue :

3. Un sel physiologiquement acceptable du composé conforme à la revendication 1 ou 2 avec un acide ou une base organique ou inorganique.

 

 

[119]       M. Cunningham affirme dans son affidavit que cette revendication n’ajoute rien aux éléments contenus dans les revendications 1 et 2, et l’avocat des demanderesses n’a pas été en mesure d’expliquer ce que cette revendication ajoutait à la revendication 1. J’estime qu’elle n’y ajoute rien.

 

[120]       La revendication 4 vise une composition pharmaceutique de répaglinide, ou d’un sel physiologiquement acceptable de celui-ci, dont la pureté est d’au moins 95 ou 98 % avec un ou plusieurs vecteurs et/ou diluants inertes.

 

[121]       Les revendications 5 à 8 visent le répaglinide conformément à la revendication 4, à des doses uniques variant de 0,25 à 5,0 mg et à des doses précises de 0,5 mg, 1,0 mg et 2,0 mg.

 

[122]       La revendication 9 vise l’utilisation du répaglinide pur à au moins 95 ou 98 % pour le traitement du diabète de type 2.

 

[123]       La revendication 15 est ainsi conçue :

15. L’utilisation de l’acide (S)(+) 2-éthoxy-4-[N-[1-(2-pipéridino-phényl)-3-méthyl-1-butyl]-aminocarbonylméthyl]‑benzoïque comme substance active, ou d’un sel physiologiquement acceptable de celui-ci, pour la préparation d’un agent antidiabétique administré au long cours qui, comparativement à l’utilisation d’une double dose de racémique, permet d’éviter la charge élevée inutile et de longue durée d’une substance, ce qui a pour effet d’obtenir des concentrations plasmatiques beaucoup plus faibles de la substance active et de procurer de plus grands avantages que ceux obtenus normalement avec l’administration d’une demi‑dose d’un énantiomère.

 

 

[124]       Je partage l’avis des experts selon lequel la première partie de cette revendication traite de l’emploi du répaglinide pour la préparation d’un agent utilisé dans le traitement au long cours du diabète et la deuxième partie de la revendication décrit les propriétés inhérentes du répaglinide.

 

[125]       La deuxième partie de la revendication est ainsi conçue : « qui, comparativement à l’utilisation d’une double dose de racémique, permet d’éviter la charge élevée inutile et de longue durée d’une substance, ce qui a pour effet d’obtenir des concentrations plasmatiques beaucoup plus faibles de la substance active et de procurer de plus grands avantages que ceux obtenus normalement avec l’administration d’une demi‑dose d’un énantiomère ».

 

[126]       Il y a eu au départ un désaccord entre les experts au sujet de la façon d’interpréter la deuxième partie de la revendication. M. Jamali trouvait les termes [traduction] « plus faibles », [traduction] « plus élevé » et [traduction] « normalement » vagues et ambigus, en l’absence de tout point de comparaison. Il a aussi contesté les termes [traduction] « élevé », [traduction] « élevée inutile » et [traduction] « charge élevée inutile et de longue durée d’une substance », en l’absence de définition de ces termes dans le brevet. M. Cunningham a fait des observations semblables dans son affidavit.

 

[127]       Ces éléments de preuve fondaient l’argumentation d’ambiguïté avancée par Cobalt, qui a maintenant été retirée. De plus, l’affidavit de M. Jamali fait clairement ressortir qu’en abordant la question avec un « esprit désireux de comprendre », il était en mesure de comprendre et d’interpréter la revendication. Il présente en effet au paragraphe 117 de l’affidavit son interprétation de cette partie de la revendication.

 

[128]       MM. Derendorf, Verspohl et Jamali conviennent que la deuxième partie de la revendication 15 décrit les propriétés pharmacocinétiques inhérentes du répaglinide, soit ses effets sur la concentration plasmatique lorsqu’il est administré, et revendique ces caractéristiques.

 

[129]       MM. Derendorf et Verspohl ne partagent toutefois pas l’avis de M. Jamali sur la promesse réelle des inventeurs. Après avoir examiné attentivement le témoignage de chaque expert, j’ai conclu que l’interprétation donnée par MM. Derendorf et Verspohl correspond mieux à la teneur même de la revendication 15 et doit donc être privilégiée, compte tenu en particulier de la formulation du mémoire descriptif.

 

[130]       Ainsi, d’après mon interprétation, la revendication 15 vise l’utilisation du répaglinide ou d’un sel physiologiquement acceptable du répaglinide pour la préparation d’un agent utilisé dans le traitement au long cours du diabète, qui permet d’éviter que des quantités inutilement élevées d’un médicament qui persiste pendant longtemps ne circulent dans le sang pendant de plus longues périodes (comme c’est le cas avec le racémique). Par conséquent, on observe des concentrations sanguines du médicament nettement inférieures à celles auxquelles on s’attendrait avec l’administration d’une demi‑dose du racémique.

 

[131]       La revendication 16 est dépendante de la revendication 15, mais précise que le degré de pureté ou l’excès énantiomérique est d’au moins 95 %. La revendication 17 est dépendante de la revendication 15, mais précise que l’excès énantiomérique est d’au moins 98 %.

 

[132]       La revendication 18 est une revendication de composition pharmaceutique qui vise l’administration par voie orale du répaglinide à un animal à sang chaud ou à un humain pour le traitement du diabète de type 2, avec l’amélioration par rapport au racémique mentionnée dans la revendication 15.

 

[133]       Les revendications 19 et 20 sont dépendantes de la revendication 18 et portent respectivement sur des degrés de pureté d’au moins 95 % et 98 %.

 

[134]       Après avoir interprété les revendications du brevet 851, je me pencherai maintenant sur l’examen des objections de Cobalt à la validité du brevet.

 

 

VI.       La validité

 

[135]       Cobalt note dans sa preuve que MM.Grell et Mark décrivent un processus de développement d’un médicament qui a débuté en 1968, ce qui, reconnaît‑il, pourrait laisser croire que le développement du répaglinide a exigé des efforts considérables. Cependant, Cobalt souligne que le processus avait déjà été récompensé par la délivrance de divers brevets, dont deux (le brevet 398 et la demande de brevet 331) revendiquaient déjà le « racémique du répaglinide” et ses énantiomères.

 

[136]       Cobalt soutient que les travaux de Karl Thomae entre le dépôt du brevet 398 en 1984 et le dépôt du brevet 851 en 1991, c’est-à-dire après la divulgation de la classe de composés que formaient le racémique du répaglinide et ses énantiomères, ne devrait pas être récompensés par un brevet additionnel.

 

[137]       Les demanderesses affirment que le brevet 851 est un brevet de sélection. Elles disent que le brevet 851 constituait la première divulgation du répaglinide en soi et qu’il enseignait pour la première fois son mode de fabrication à la personne du métier. Les demanderesses font en outre valoir que le brevet 851 divulguait aussi pour la première fois les propriétés pharmacocinétiques importantes et inattendues du répaglinide, le GlucoNorm® devenant alors la première grande percée depuis des décennies dans le traitement du diabète de type 2.

 

[138]       Cobalt convient que le brevet 851 est un brevet de sélection, mais en conteste le caractère [traduction] « légitime » ou [traduction] « valide ».

 

[139]       L’arrêt de principe sur les brevets de sélection est l’arrêt de la Cour suprême du Canada Apotex Inc. c. Sanofi-Synthelabo Canada Inc., 2008 CSC 61, [2008] 3 R.C.S. 265 [Sanofi]. La question dont était saisie la Cour suprême était de savoir si les brevets de sélection sont invalides, soit en principe, soit d’après les faits de l’espèce, pour cause d’antériorité, d’évidence et de double protection.

 

[140]       Dans l’arrêt Sanofi, la Cour suprême a conclu que le système des brevets de genre et de sélection est acceptable en principe : voir le paragraphe 19. À ce sujet, la Cour a noté que les brevets de sélection favorisent le perfectionnement par voie de sélection et devraient être encouragés par la politique en matière de brevets : voir les paragraphes 100 et 106.

 

[141]       La Cour suprême a recensé la jurisprudence sur la question des brevets de sélection et énoncé trois conditions essentielles à la validité du brevet. La Cour a fait observer que le composé ou les composés sélectionnés ne doivent pas avoir été réalisés auparavant, sinon le brevet de sélection [traduction] « ne satisfait pas à l’exigence de nouveauté ». Cependant, « le composé sélectionné qui est "nouveau" et "qui possède une propriété particulière imprévue″ remplit l’exigence de l’étape inventive ».

 

[142]       Point important, la Cour suprême a fait remarquer que, sous cet angle, le brevet de sélection ne diffère pas de tout autre brevet : voir l’arrêt Sanofi, au paragraphe 9.

 

[143]       À la lumière de ce qui précède, j’aborde maintenant les allégations d’invalidité de Cobalt, en commençant par la question de l’antériorité.

 

 

A)        L’antériorité

 

[144]       Comme la Cour suprême du Canada l’a fait observer dans l’arrêt Sanofi, l’antériorité et l’évidence sont des notions connexes. Si les deux commandent un examen de l’état de la technique, l’état de la technique doit être traité différemment selon que la question porte sur l’antériorité ou sur l’évidence.

 

[145]       Dans l’examen d’une allégation d’antériorité (ou d’absence de nouveauté), la Cour doit établir si l’invention revendiquée a déjà été révélée au public au moyen d’une seule divulgation de manière à lui permettre de mettre l’invention en pratique : voir Synthon BV c. Smithkline Beecham plc, [2005] UKHL 59, [2006] 1 All ER 685, au paragraphe 25 [Synthon] et Eli Lilly Canada Inc. c. Novopharm Ltd., 2009 CF 301, au paragraphe 58 [Eli Lilly Canada Inc.].

 

[146]       Dans le cas d’une allégation d’évidence (ou d’absence d’invention), la Cour peut prendre en considération un certain nombre de divulgations que la personne versée dans l’art aurait pu connaître ou trouver pour déterminer si une activité inventive a été réalisée : Eli Lilly Canada Inc., précitée, au paragraphe 58.

 

 

i)          Le critère de l’antériorité

 

[147]       S’agissant du critère de l’antériorité, la Cour suprême a examiné le droit sur ce point aux paragraphes  23 à 37 de l’arrêt Sanofi. Elle a conclu que deux exigences distinctes doivent être remplies pour établir l’antériorité : à savoir, la divulgation antérieure et le caractère réalisable.

 

[148]       La « divulgation antérieure » signifie que « le brevet antérieur doit divulguer ce qui, une fois réalisé, contreferait nécessairement le brevet »: Sanofi, au paragraphe 25.

 

[149]       La personne versée dans l’art qui prend connaissance de la divulgation « [traduction] est censée tenter de comprendre ce que l’auteur de la description [dans le brevet antérieur ou dans l’autre divulgation] a voulu dire ». À cette étape, les essais successifs sont exclus. La personne versée dans l’art se contente de lire le brevet antérieur pour en comprendre la teneur. » : Sanofi au paragraphe  25, citant Synthon.

 

[150]       Le « caractère réalisable » signifie « la possibilité qu’une personne versée dans l’art ait pu réaliser l’invention » sans trop de difficultés. La personne versée dans l’art est censée être disposée à procéder par essais successifs pour arriver à l’invention : Sanofi, aux paragraphes 26 et 27.

 

[151]       S’agissant du nombre d’essais successifs qui sera permis avant d’établir le caractère non réalisable de l’invention déjà divulguée, la Cour a conclu que si une étape inventive était nécessaire pour parvenir à réaliser l’invention, la publication antérieure ne rend pas l’invention réalisable. Même lorsqu’aucune étape inventive n’est nécessaire, la personne versée dans l’art doit tout de même être capable d’exécuter ou de réaliser l’invention sans trop de difficultés : Sanofi, au paragraphe 33.

 

[152]       Plus loin dans l’arrêt Sanofi, au paragraphe 37, la Cour a donné une liste non exhaustive de facteurs susceptibles d’être pris en considération dans l’examen de la question du caractère réalisable de l’invention. Elle a noté, entre autres éléments : « Les essais courants sont toutefois admis et il n’en résulte pas de difficultés excessives. L’expérimentation ou les essais successifs ne doivent cependant pas se prolonger, et ce, même dans un domaine technique où ils sont monnaie courante. Aucune limite n’est fixée quant à la durée des efforts consacrés; toutefois, les essais successifs prolongés ou ardus ne sont pas tenus pour courants. »

 

[153]       Comme la Cour suprême l’a noté au paragraphe 32 de l’arrêt Sanofi, dans le cas où le brevet de genre ne divulgue pas les avantages particuliers de l’invention visée par le brevet de sélection :

... les avantages particuliers de l’objet du brevet de sélection par rapport à l’objet du brevet de genre n’ont pas été découverts, de sorte qu’il n’y a pas d’antériorité. À cette étape, la personne versée dans l’art lit le mémoire descriptif du brevet antérieur pour déterminer s’il divulgue les avantages particuliers de l’invention subséquente. Les essais successifs ne sont pas admis. Lorsque la lecture du brevet de genre ne permet pas de connaître les avantages particuliers de l’invention visée par le brevet de sélection, celui‑ci n’est pas antériorisé par le brevet de genre.

 

 

[154]       Cobalt s’appuie sur le brevet 398 et la demande de brevet 331 pour soutenir que le brevet 851 a été antériorisé.

 

[155]       Les parties conviennent qu’en vertu de l’alinéa 28.2(1)a) de la Loi sur les brevets, la date applicable pour l’évaluation de l’antériorité à l’égard de l’invention revendiquée dans le brevet 851 est le 21 juin 1991.

 

ii)         L’allégation d’antériorité faite par Cobalt est‑elle fondée?

 

[156]       Je signale au départ que dans l’examen de la question de la nouveauté ou de l’antériorité, la Cour doit considérer l’invention telle qu’elle a été revendiquée : voir Ratiopharm Inc. c. Pfizer Ltd., 2009 CF 711, 76 C.P.R. (4th) 241, au paragraphe 157 [Ratiopharm]. En l’espèce, un certain nombre tout au moins des propriétés pharmacocinétiques avantageuses du répaglinide sont identifiées et revendiquées spécifiquement dans les revendications 15 à 20 du brevet 851.

 

[157]       J’ai conclu que les revendications 1 à 9 ne traitent pas des propriétés pharmacocinétiques du répaglinide, mais il n’est pas nécessaire qu’elles en traitent. Dans le cas où un composé est nouveau, il suffit que l’utilité de celui‑ci soit décrite dans le mémoire descriptif; il n’est pas nécessaire qu’elle figure dans une revendication : voir Janssen-Ortho Inc. c. Novopharm Ltd., 2006 CF 1234, 57 C.P.R. (4th) 6, au paragraphe 96. Voir également l’arrêt Sanofi, au paragraphe 77.

 

[158]       Je suis persuadée que le répaglinide était bien un nouveau composé. Le fait que le racémique puisse avoir été antérieurement produit n’entraîne pas que l’énantiomère l’avait lui‑même été : voir Sanofi, au paragraphe 38.

 

[159]       En effet, je note au terme d’un examen de la décision Sanofi de la Cour fédérale que les revendications litigieuses dans cette affaire ne faisaient pas mention des propriétés avantageuses décrites dans le mémoire descriptif du brevet. Néanmoins, la Cour suprême du Canada s’est fondée sur ces propriétés pour conclure que le brevet n’avait pas été antériorisé par le brevet de genre antérieur.

 

[160]       Comme je l’ai indiqué précédemment, le brevet 398 est un brevet de genre qui vise environ un million de composés. Ces composés n’avaient pas tous été réalisés ni soumis à des essais au moment du dépôt de la demande de brevet et le brevet relatif à ces composés était en grande partie fondé sur la prédiction valable.

 

[161]       Le composé racémique 388 avait été divulgué dans une demande de brevet allemande, mais il restait encore à le synthétiser ou à le soumettre à des essais au moment du dépôt de la demande en décembre 1983. Le composé 388 avait pour sa part déjà été synthétisé et soumis à des essais à l’époque du dépôt de la demande canadienne. Il avait également été identifié par l’équipe de recherche de Karl Thomae comme un composé d’intérêt.

 

[162]       On se rappellera que la revendication 1 du brevet 398 concerne un procédé d’élaboration d’une classe de dérivés de l’acide benzoïque d’une formule générale comprenant le composé 388 et ses énantiomères. Le composé 388 est spécifiquement revendiqué dans la revendication 43 du brevet 398 et la revendication 42 vise le procédé correspondant.

 

[163]       Cobalt soutient que le brevet 398 revendique expressément le racémique du répaglinide. En outre, le brevet précise que tant les formes énantiomériques que les racémiques doivent être considérés comme faisant partie de l’invention. Le brevet révèle également que les formes énantiomériques des composés ont aussi une activité hypoglycémiante. De plus, le brevet 398 identifie le racémique du répaglinide comme un composé d’intérêt ayant une activité hypoglycémiante. Il indique également que l’énantiomère (+) d’un composé apparenté à une activité significative.

 

[164]       Cobalt concède qu’aucun des avantages spéciaux allégués du répaglinide n’est divulgué dans le brevet  398, mais fait valoir qu’il n’était pas nécessaire de divulguer les propriétés pharmacocinétiques du composé, comme elles sont inhérentes.

 

[165]       Cobalt s’appuie sur le paragraphe 25 de l’arrêt Sanofi pour faire valoir que si quiconque devait effectivement réaliser l’invention envisagée au brevet 398 et effectuer la synthèse de l’énantiomère du répaglinide, il y aurait alors contrefaçon du brevet 851 délivré postérieurement, ce qui satisferait à l’exigence de la divulgation antérieure.

 

[166]       Une argumentation semblable a été avancée dans la décision Eli Lilly Canada Inc. c. Apotex Inc., 2007 CF 455, 58 C.P.R. (4th) 353. Apotex y a fait valoir que la découverte des propriétés inhérentes d’un composé n’est pas une invention, d’où il suit qu’il n’était nécessaire que la publication antérieure divulgue les avantages spéciaux du composé sélectionné, ou même en tienne compte, pour antérioriser ce composé : voir le paragraphe 260.

 

[167]       La juge Gauthier a rejeté cet argument en concluant :

264 Comme le faisait remarquer la Cour d’appel fédérale dans Sanofi‑Synthelabo, précité, lord Wilberforce a donné dans Du Pont de Nemours quelques indications pour établir dans quel cas une publication antérieure rendra non brevetable un objet connexe dans le contexte des brevets de sélection. Le passage cité par le juge Noël au paragraphe 18 est libellé comme suit (les passages ici soulignés le sont dans l’original et les caractères gras sont de moi) :

 

[traduction] [. . .] la divulgation d’une invention n’équivaut pas à la publication antérieure d’une invention postérieure si la première invention ne fait qu’indiquer une direction pouvant mener à la seconde. Dans un passage maintes fois cité et très utile de l’arrêt General Tire & Rubber Co. v. Firestone Tyre & Rubber Co., [1972] R.P.C. 456, p. 486, de la Cour d’appel, le juge Sachs a écrit :

Aussi clair qu’il soit, un poteau indicateur placé sur la voie menant à l’invention du breveté ne suffit pas. Il faut prouver clairement que l’inventeur préalable a pris possession de la destination précise en y laissant sa marque avant le breveté.

Les métaphores séduisantes peuvent certes être dangereuses pour qui recherche la précision, mais cet extrait n’en illustre pas moins que ce qu’on prétend être une divulgation antérieure doit indiquer clairement que l’utilisation des éléments pertinents (soit ceux qui seront finalement sélectionnés) donne un produit présentant les avantages prédits pour la catégorie de composés. La Cour d’appel de la Nouvelle‑Zélande a bien exprimé ce principe. Au sujet de la pénicilline semi‑synthétique, le juge Cooke a dit :

Lorsqu’un tel composé n’a pas encore été fabriqué, il est souvent difficile de prédire ses propriétés avec un tant soit peu de confiance et, alors, il ne serait ni exact ni juste d’affirmer que l’invention revendiquée a été « publiée », même si un chimiste compétent pourrait se rendre compte de la possibilité d’obtenir le composé par des moyens courants. Il faut que le composé ait été réalisé et que ses propriétés aient été découvertes pour qu’il y ait invention pouvant donner lieu à publication. (Je souligne.)

 

Cette conclusion va dans le sens de l’énoncé suivant du juge Maugham en lui ajoutant une précision utile :

« Naturellement, il faut se souvenir que les composés sélectionnés n’ont pas été faits auparavant, car alors le brevet ne satisferait pas à l’exigence de nouveauté » (I.G. Farbenindustrie A.G.’s Patents, 1 c. p. 321.)

 

265 Lord Wilberforce ajoutait un peu plus loin dans Du Pont de Nemours [à la page 311] :

[traduction] C’est à cause de la non‑découverte des avantages particuliers, ainsi que de la non‑réalisation, qu’il est possible à de telles personnes de faire une invention liée à un membre de la classe.

 

266 Voilà ce qui, selon le lord juge, permet au tribunal d’établir si le brevet d’origine laisse le champ libre à d’autres chercheurs (voir Du Pont Nemours, à la page 311). Seuls peuvent faire l’objet d’une sélection les composés qui n’ont pas été réalisés auparavant et dont les propriétés ne peuvent être prédites avec tant soit peu de certitude (c’est‑à‑dire dont la découverte des avantages particuliers exige des recherches empiriques). Ces composés ne feront pas l’objet d’une antériorité s’il y a eu divulgation de leur classe en termes généraux ou la simple énumération des noms des membres de cette classe.

 

 

[168]       En l’espèce, bien que le racémique du répaglinide ait été synthétisé à l’époque du brevet 398, le répaglinide lui‑même n’avait pas été produit, encore moins mis à l’essai. Ni sa configuration absolue ni ses avantages spéciaux n’étaient encore connus et rien n’indique que ses propriétés pharmacocinétiques particulières auraient pu faire l’objet d’une prédiction dotée d’un certain degré de certitude.

 

[169]       De plus, comme c’était le cas dans l’arrêt Sanofi, le brevet 398 ne fait pas allusion à une utilisation privilégiant l’énantiomère (S) par rapport à l’énantiomère (R) et il ne fournit aucune orientation sur l’utilisation de l’énantiomère (S) plutôt que sur celle du racémique. Par contre, le brevet 851 enseigne que l’activité hypoglycémiante réside uniquement dans l’énantiomère (S).

 

[170]       Cobalt reconnaît parfaitement que rien dans le brevet 398 ne divulgue les avantages pharmacocinétiques spéciaux allégués du répaglinide. Mais elle soutient que si les propriétés pharmacocinétiques sont réputées inhérentes dans les revendications du brevet 851, elles le seraient aussi pour les composés revendiqués à la fois dans le brevet 398 et, en particulier, dans la demande de brevet 331, ce qui entraîne que l’invention revendiquée dans le brevet 851 a été antériorisée. Je ne suis pas d’accord avec cette observation.

 

[171]       Aucune divulgation du brevet 398 ni de la demande de brevet 331 ne définit en termes clairs la nature des avantages pharmacocinétiques allégués du répaglinide. Le seul fait de revendiquer le composé 388 et ses énantiomères ne signifie pas que ces propriétés sont comprises dans les brevets antérieurs.

 

[172]       D’ailleurs, la société générique aurait pu faire valoir la même argumentation dans l’arrêt Sanofi. Dans cette affaire, il était affirmé que l’isomère dextrogyre était moins toxique et mieux toléré que l’isomère levogyre ou le racémate. Ces avantages auraient été des propriétés inhérentes de l’isomère dextrogyre, et auraient été présentes, bien que non reconnues, dans les composés revendiqués dans le brevet de genre. Néanmoins, la Cour suprême a conclu que l’invention revendiquée dans le brevet en litige n’avait pas été antériorisée par le brevet de genre antérieur.

 

[173]       La demande de brevet 331 revendique des formes solides du racémique du répaglinide ainsi que ses énantiomères (S) et (R). Là encore, la demande de brevet 331 ne divulgue pas la configuration absolue du répaglinide et Cobalt concède que les avantages pharmacocinétiques spéciaux allégués du répaglinide n’y sont pas divulgués non plus.

 

[174]       La preuve établit clairement qu’on ne peut prédire l’activité relative et les propriétés pharmacocinétiques des énantiomères sans les séparer et les soumettre à des essais. La demande de brevet 331 divulgue des essais sur le racémique seulement. En outre, les seuls essais menés ont porté sur la relation du racémique avec l’activité hypoglycémiante et la toxicité aiguë. La demande de brevet 331 n’indique nulle part que les énantiomères ont fait l’objet d’essais et n’exprime aucune préférence à l’égard de l’énantiomère (S) par rapport à l’énantiomère (R) ou au racémique.

 

[175]       Comme les avantages spéciaux du répaglinide ne sont divulgués ni dans le brevet 398 ni dans la demande de brevet 331, il n’est donc pas nécessaire de se pencher sur la question du caractère réalisable de l’invention. Je conclus que l’allégation de Cobalt, portant que l’invention telle qu’elle a été revendiquée dans le brevet 851 a été antériorisée par le brevet 398 et la demande de brevet 331, n’est pas fondée.

 

 

B)        L’évidence

 

[176]       Les parties conviennent que, conformément à l’article 28.3 de la Loi sur les brevets, la date à utiliser pour apprécier si l’invention revendiquée par le brevet 851 était évidente est le 21 juin 1991.

 

[177]       Il convient de rappeler qu’une allégation d’antériorité impose à la Cour d’établir si l’invention revendiquée a déjà été révélée au public au moyen d’une seule divulgation de manière à lui permettre de mettre l’invention en pratique. Dans le cas d’une allégation d’évidence (ou d’absence d’invention), la Cour peut prendre en considération un certain nombre de divulgations que la personne versée dans l’art aurait pu connaître ou trouver pour déterminer si une activité inventive a été réalisée : Eli Lilly Canada Inc., précitée, au paragraphe 58.

 

 

i)          Le critère de l’évidence

 

[178]       S”agissant du critère de l’évidence, la Cour suprême a examiné le droit sur ce point dans l’arrêt Sanofi, aux paragraphes 61 à 71. Elle a adopté une approche en quatre étapes pour l’examen de l’évidence à l’égard d’une invention revendiquée :

(1)        (a) Identifier la « personne versée dans l’art »;

(b) Déterminer les connaissances générales courantes pertinentes de cette personne;

 

(2)        Définir l’idée originale de la revendication en cause, au besoin par voie d’interprétation;

 

(3)        Recenser les différences, s’il en est, entre ce qui ferait partie de « l’état de la technique » et l’idée originale qui sous‑tend la revendication ou son interprétation;

 

(4)        Abstraction faite de toute connaissance de l’invention revendiquée, ces différences constituent‑elles des étapes évidentes pour la personne versée dans l’art ou dénotent‑elles quelque inventivité?

 

[179]       S’agissant du quatrième facteur, la Cour a accepté qu’il puisse être indiqué de recourir à l’analyse de la notion d’« essai allant de soi ». Le juge Rothstein a indiqué dans quelles circonstances cette analyse sera indiquée :

Dans les domaines d’activité où les progrès sont souvent le fruit de l’expérimentation, le recours à la notion d’« essai allant de soi » pourrait être indiqué. Dans ces domaines, de nombreuses variables interdépendantes peuvent se prêter à l’expérimentation. Par exemple, certaines inventions du secteur pharmaceutique pourraient justifier son application étant donné l’existence possible de nombreuses compositions chimiques semblables pouvant donner lieu à des réponses biologiques différentes et être porteuses de progrès thérapeutiques notables. [au paragraphe 68]

 

 

[180]       Dans l’arrêt Pfizer Canada Inc. c. Apotex Inc., 2009 CAF 8, 72 C.P.R. (4th) 141 [Pfizer Canada Inc.], la Cour d’appel fédérale a fait observer au paragraphe 27 que l’expression « allant de soi » dans la locution « essai allant de soi » signifie « très clair ». Le critère n’est pas rempli dans le cas où l’état de la technique « aurait éveillé la personne versée dans l’art à la possibilité que quelque chose valait d’être tenté » : paragraphe 29 [non souligné dans l’original]. Le juge doit au contraire être convaincu, selon la prépondérance des probabilités, qu’il allait plus ou moins de soi de tenter d’arriver à l’invention : Sanofi, au paragraphe 66 [non souligné dans l’original]. Voir également Sanofi, au paragraphe 85.

 

[181]       Si la Cour établit que le critère de l’« essai allant de soi » est pertinent, l’arrêt Sanofi enseigne que, selon la preuve établie dans chaque espèce, la liste non exhaustive des facteurs suivants doit être prise en considération à la quatrième étape de l’examen de l’évidence :

(1) Est‑il plus ou moins évident que l’essai sera fructueux? Existe‑t‑il un nombre déterminé de solutions prévisibles connues des personnes versées dans l’art?

 

(2) Quels efforts – leur nature et leur ampleur – sont requis pour réaliser l’invention? Les essais sont‑ils courants ou l’expérimentation est‑elle longue et ardue de telle sorte que les essais ne peuvent être qualifiés de courants?

 

(3) L’antériorité fournit‑elle un motif de rechercher la solution au problème qui sous‑tend le brevet? [Sanofi, au paragraphe 69]

 

 

[182]       On peut aussi prendre en compte les mesures concrètes ayant mené à l’invention : voir Sanofi, au paragraphe 70.

 

[183]       Dans certains cas, ce qui est en litige est une « mosaïque » de réalisations antérieures, soit des éléments d’information disparates que la personne versée dans l’art aurait dû connaître ou combiner pour parvenir à l’invention revendiquée. Dans la décision Laboratoires Servier c. Apotex Inc., 2008 CF 825, 67 C.P.R. (4th) 241, conf. par 2009 CAF 222, 75 C.P.R. (4th) 443 [Servier], la juge Snider a décrit de la manière suivante le scénario de la « mosaïque » et ce que la partie alléguant l’évidence doit établir :

[…] même des techniciens non inventifs versés dans l’art lisent différentes revues professionnelles, participent à différents congrès et appliquent les enseignements tirés d’une source à un autre contexte ou [qu’ils] combineraient même les sources. Toutefois, ce faisant, la partie faisant valoir l’évidence doit être en mesure de montrer non seulement l’existence de réalisations antérieures, mais aussi la manière dont la personne normalement versée dans l’art aurait été amenée à combiner les éléments pertinents provenant de la mosaïque des réalisations antérieures : au paragraphe 254.

 

 

ii)         L’allégation d’évidence faite par Cobalt est‑elle fondée?

 

[184]       La Cour doit donc examiner si l’état de la technique ainsi que les connaissances générales que la personne versée dans l’art était censée posséder au 21 juin 1991 faisaient de l’invention revendiquée dans le brevet 851 quelque chose qui allait plus ou moins de soi.

 

[185]       Comme je l’ai exposé précédemment, la personne versée dans l’art en l’espèce est une personne composite ou une équipe de développement de médicaments constituée de personnes possédant au moins un baccalauréat dans les domaines pertinents, ainsi qu’une expérience professionnelle pratique, renseignée notamment sur les principes de la pharmacocinétique et de la pharmacodynamique et détenant des connaissances et une expérience en séparation des énantiomères.

 

[186]       S’agissant de l’idée originale de la revendication visée, les demanderesses définissent dans leur mémoire des faits et du droit l’invention revendiquée dans le brevet 851 comme étant [traduction] « le répaglinide et ses propriétés pharmacocinétiques surprenantes lorsqu’il est utilisé pour traiter le diabète sucré ».

 

[187]       En plus de se fonder sur le brevet 398 et sur la demande de brevet 331, Cobalt s’appuie sur quatre articles pour faire valoir l’évidence de l’invention revendiquée dans le brevet 851. Elle renvoie aussi à la politique même de Karl Thomae sur les énantiomères pour établir les connaissances générales courantes à la période pertinente.

 

[188]       J’examinerai maintenant la portée de ces publications au regard de la question de l’évidence.

 

 

a)         Rufer 1974

 

[189]       La première publication que cite Cobalt à l’appui de son argumentation sur l’évidence est un article de 1974 de Rufer et al.., intitulé « Blood Glucose Lowering Sulfonamides with Asymmetric Carbon Atoms », publié dans le Journal of Medicinal Chemistry, Vol. 17, No. 7 à la page 708 (Rufer 1974).

 

[190]       Rufer 1974 décrit une étude menée pour évaluer l’effet hypoglycémiant d’un grand nombre de sulfamides. M. Grell a reconnu dans son témoignage que les sulfamides sont étroitement apparentés à la classe des dérivés de l’acide benzoïque à laquelle appartient le répaglinide.

 

[191]       Cette étude avait pour but de déterminer si l’activité hypoglycémiante de certains composés était fonction de leur stéréochimie. L’article souligne que [traduction] « bien que la différenciation de la puissance pharmacologique des énantiomères soit un phénomène bien connu en chimie médicinale… on dispose de très peu de données de la sorte concernant les sulfamides hypoglycémiants ».

 

[192]       Bien que cette étude ait porté sur 46 composés, l’activité hypoglycémiante des énantiomères (S) et (R) n’a été vérifiée que chez 15 de ces composés. L’étude a révélé que l’énantiomère (S) était l’énantiomère actif de 13 de ces composés et que, dans certains cas, il était plus actif par un facteur de 30 à 300.

 

[193]       Les données étaient moins claires lorsque l’énantiomère (S) était comparé au racémique et à l’énantiomère (R). Des données sur le racémique n’ont été obtenues que pour 8 des 15 composés soumis à un essai. Dans cinq des cas, l’énantiomère (S) était plus efficace que le racémique et l’énantiomère (R). Dans deux des cas, l’énantiomère (S) et le racémique étaient de puissance équivalente, tandis que, dans un cas, le racémique et les deux énantiomères avaient une puissance égale.

 

[194]       Il semble donc évident d’après cet article qui remonte à 1974 que les scientifiques savaient que l’activité hypoglycémiante d’une classe de composés étroitement apparentés aux dérivés de l’acide benzoïque dépendait de la stéréochimie de ces composés. Les scientifiques savaient également que, dans bien des cas mais pas tous, l’énantiomère (S) était l’énantiomère actif et que, dans certains de ces cas, l’activité hypoglycémiante de l’énantiomère (S) était nettement supérieure à celle de l’énantiomère (R).

 

[195]       Rufer 1974 n’enseigne rien sur le lien entre la stéréochimie et l’activité hypoglycémiante des dérivés de l’acide benzoïque. M. Jamali partageait l’avis des experts des demanderesses selon lequel il était impossible de prédire si les composés d’une classe se comporteraient in vivo de manière semblable aux composés d’une autre classe et il fallait en fait réaliser des essais sur les composés en question. De plus, cet article traite uniquement de la pharmacodynamique et ne fournit d’information sur la pharmacocinétique d’aucun des composés étudiés.

 

 

b)         Schentag

 

[196]       Sur le plan chronologique, la publication suivante sur laquelle s’appuie Cobalt est un article écrit en 1977 par Schentag, Jusko,Vance, Cumbo, Abrutyn, DeLattre et Gerbracht, intitulé « Gentamicin Disposition and Tissue Accumulation on Multiple Dosing » (Schentag).

 

[197]       Cobalt avait identifié Schentag dans son avis d’allégation, mais elle n’en a pas fait mention dans ses observations orales et écrites. J’en déduis qu’elle ne s’appuie plus sur cet article. De toute façon, l’article concerne la pharmacocinétique d’un antibiotique, la gentamicine. Il est donc peu pertinent en l’espèce.

 

c)         Rufer 1979

 

[198]       La publication suivante sur laquelle s’appuie Cobalt est un second article de Rufer et d’un coauteur nommé Losert. L’article s’intitule « Blood Glucose Lowering Sulfonamides with Asymmetric Carbon Atoms. Related N-Substituted Carbamoylbenzoic Acids » et il a été lui aussi publié dans le Journal of Medicinal Chemistry, Vol. 22, No. 6 à la page 1445 (Rufer 1979).

 

[199]       Cet article décrit une étude qui avait pour but de vérifier l’hypothèse voulant que, d’après la stéréospécificité des sulfamides apparentés, les dérivés de l’acide benzoïque auraient une stéréospécificité analogue et que l’énantiomère (S) serait l’énantiomère actif.

 

[200]       Les auteurs ont comparé l’activité hypoglycémiante d’un seul dérivé de l’acide benzoïque à celle d’un seul composé de sulfonylamine. Le dérivé de l’acide benzoïque visé était l’un des composés têtes de série qui avaient été identifiés par l’équipe de Karl Thomae en 1976 lorsqu’elle avait commencé à étudier les dérivés de l’acide benzoïque.

 

[201]       L’étude a révélé que l’énantiomère (S) du dérivé de l’acide benzoïque était 10 fois plus actif que l’énantiomère (R). Elle n’a pas comparé l’activité de l’énantiomère (S) et celle du racémique du composé dérivé de l’acide benzoïque.

 

[202]       L’article a aussi permis de découvrir que l’énantiomère (S) du dérivé de l’acide benzoïque était 3 000 fois moins puissant que le sulfamide. Aucune information n’était toutefois fournie sur la pharmacocinétique de l’un ou l’autre des composés.

 

[203]       Lors de son contre-interrogatoire, M. Jamali a convenu avec les experts des demanderesses qu’il était impossible de tirer des conclusions sur la classe entière des composés dérivés de l’acide benzoïque à partir de ce seul exemple. Autrement dit, Rufer 1979 ne fournit pas de base permettant de prédire comment chaque dérivé de l’acide benzoïque réagirait.

 

 

d)         Le brevet 398 et la demande de brevet 331

 

[204]       Le brevet 398 et la demande de brevet 331 ont déjà été analysés en ce qui concerne la question de l’antériorité. J’examinerai brièvement ce que ces documents nous apprennent, le cas échéant, sur l’invention revendiquée dans le brevet 851, mais je me pencherai plus longuement plus tard sur ce qu’ils nous apprennent au sujet de la séparation des énantiomères, en tenant compte de l’ampleur, de la nature et de l’intensité des travaux requis pour aboutir à l’invention.

 

[205]       Je conviens avec Cobalt que le brevet 398 fournirait à la personne versée dans l’art une indication que la classe des composés revendiqués dans le brevet était intéressante et que les composés spécifiquement développés et revendiqués présentaient un intérêt particulier, dont le composé 388.

 

[206]       Cela dit, comme je l’ai déjà souligné, on ne trouve aucune indication dans le brevet 398 qu’il y a des avantages à utiliser l’énantiomère (S) plutôt que l’énantiomère (R), et aucune orientation n’est fournie sur l’utilisation de l’énantiomère (S) plutôt que du racémique.

 

[207]       Le brevet 398 nous apprend également que les deux énantiomères de chaque composé chiral ont une activité hypoglycémiante, tandis que le brevet 851 nous enseigne que l’activité hypoglycémiante est uniquement le fait de l’énantiomère (S). De plus, le brevet 398 ne traite des propriétés pharmacocinétiques d’aucun des composés en général ni des avantages sur le plan pharmacocinétique du composé 388 ou du répaglinide en particulier.

 

[208]       S’agissant de la demande de brevet 331, je partage l’avis de M. Cunningham selon lequel cette demande souligne l’importance accordée par Karl Thomae au composé 388 comme composé présentant un intérêt en date de juin 1985. Cependant, la demande de brevet 331 ne renferme aucune indication sur la configuration absolue du répaglinide et Cobalt a concédé que le document ne divulguait pas les avantages particuliers allégués du répaglinide sur le plan pharmacocinétique.

 

[209]       La demande de brevet 331 mentionne seulement que le racémique a fait l’objet d’essais, lesquels portaient uniquement sur son activité hypoglycémiante et sa toxicité aiguë. Dans la demande de brevet 331, on ne trouve aucune indication que l’un ou l’autre des énantiomères a fait l’objet d’un essai ou qu’il faut utiliser l’énantiomère (S) de préférence à l’énantiomère (R) ou au racémique.

 

 

e) Garrino

 

[210]       Cette étude réalisée en 1998 visait à comparer l’activité des énantiomères (+) et (-) d’un seul composé racémique de la classe des dérivés de l’acide benzoïque (AZ‑DF 265) : Garrino et Henquin « Highly potent and stereoselective effects of the benzoic acid derivative AZ‑DF 265 on pancreatic β-cells », (1988) 93 Br. J. Pharmacol., pages 61 à 68 (Garrino).

 

[211]       Fait intéressant, les énantiomères du composé AZ‑DF 265 utilisés dans l’étude de Garrino avaient en fait été synthétisés par M. Rudolf Hurnaus de l’équipe de Karl Thomae. M. Hurnaus est l’un des auteurs de l’invention revendiquée dans le brevet 398. La pureté énantiomérique obtenue était de 98,6 % pour l’énantiomère (-) et de 94,4 % pour l’énantiomère (+).

 

[212]       En se fondant sur des essais in vitro, Garrino signale que l’énantiomère (-) de l’AZ‑DF 265 est dix fois plus puissant que l’énantiomère (+). Cependant, il faut se rappeler que, bien que les désignations R/S et +/- soient des façons différentes de décrire les énantiomères, il n’existe pas de corrélation entre les deux types de désignations; un composé pourrait exister sous la forme R(+) ou R(-) ou la forme S(+) ou S(-). Par conséquent, la personne versée dans l’art ne pourrait pas connaître l’activité relative des énantiomères (R) et (S) de l’AZ‑DF 265 d’après les données de Garrino. De plus, il ne semble pas que des comparaisons aient été faites sur le degré d’activité relatif de chaque énantiomère et du racémique.

 

[213]       M. Enders a également fait remarquer dans son témoignage qu’il existe d’importantes différences structurales entre l’AZ‑DF 265 et le composé 388, et qu’une légère variation structurale peut entraîner des changements considérables dans les propriétés physiques, chimiques et biologiques.

 

[214]       Garrino a analysé Rufer 1974 et Rufer 1979 et les a résumés en disant qu’ils nous apprenaient que [traduction] « l’activité hypoglycémiante de l’énantiomère (S) de tous les composés ayant fait l’objet d’un essai (SFU et dérivés de l’acide benzoïque) était de 20 à 100 fois supérieures à celle de l’énantiomère (R) ».

 

[215]       Garrino traite des propriétés pharmacocinétiques de l’AZ‑DF 265, à savoir son taux d’élimination, dans les termes suivants : [traduction] « il est possible que la puissance élevée des médicaments qui sont actifs à des concentrations nanomolaires soit attribuable à leur accumulation progressive dans la membrane des cellules bêta… ». L’article ne contient toutefois aucune donnée pharmacocinétique in vivo.

 

[216]       M. Jamali a interprété l’affirmation de Garrino susmentionnée comme preuve du [traduction] « modèle à deux compartiments ». M. Jamali a expliqué que ce concept pourrait expliquer la persistance de faibles concentrations de répaglinide, que les inventeurs ont considérée à tort comme une élimination rapide. Cependant, M. Jamali est revenu sur sa position lors de son contre‑interrogatoire, admettant qu’il s’agissait d’une simple hypothèse de sa part.

 

[217]       Il convient de souligner que M. Henquin, l’un des coauteurs de l’article de Garrino, indiquait dans un article paru en 1990 que les recherches sur l’AZ‑DF 265 n’avaient pas été poursuivies [traduction] « pour des raisons pharmacocinétiques », ce qui révèle que les propriétés pharmacocinétiques du composé avaient été étudiées à ce moment. M. Henquin mentionnait également que le composé racémique 388 faisait l’objet d’essais cliniques de phase II.

 

 

f)          Verspohl

 

[218]       Cobalt se fonde également sur un article de Verspohl, Ammon et Mark intitulé « Evidence for more than One Binding Site for Sulfonylureas in Insulin-secreting Cells », publié en 1990 dans le J. Pharm. Pharmacol., 42, p. 230-235 (Verspohl). Il faut rappeler que M. Verspohl est l’un des témoins experts des demanderesses en l’espèce.

 

[219]       L’étude dont les résultats ont été dévoilés dans l’article de Verspohl visait à étudier les interactions et les caractéristiques de liaison de plusieurs SFU et de certains dérivés de l’acide benzoïque apparentés sur le plan structural. L’une des raisons mentionnées pour justifier l’inclusion des dérivés de l’acide benzoïque dans l’étude était la disponibilité des énantiomères.

 

[220]       Encore une fois, les dérivés de l’acide benzoïque utilisés dans cette étude ont été obtenus auprès de Karl Thomae. Cette fois, ils avaient été synthétisés par M. Grell. Il s’agissait de l’AG‑EE‑86, de ses deux énantiomères et du composé 388.

 

[221]       Selon les conclusions de l’étude de Verspohl, il existait vraisemblablement plus d’un site de liaison pour les SFU et le composé 388 avait des affinités complètement différentes avec l’un et l’autre des sites. L’étude révélait aussi que l’AG‑EE‑86 et ses énantiomères étaient 600 fois moins efficaces que les SFU mentionnés.

 

[222]       L’étude a permis d’établir, en ce qui concerne un composé dérivé de l’acide benzoïque dont les demanderesses ont admis la similitude avec le composé 388, que l’énantiomère (+) était deux fois plus actif que le racémique correspondant et que l’énantiomère (-) était un composé beaucoup plus faible (bien que, comme il a déjà été mentionné, il n’existe pas de corrélation entre les énantiomères (+) et (-) et les énantiomères (R) et (S)). Les énantiomères du composé 388 n’ont pas été étudiés.

 

 

g)         Shinkai

 

[223]       Les demanderesses attirent l’attention sur un article de 1989 auquel Cobalt a fait référence dans son avis d’allégation et qui, à leur avis, montre que, dans le cas d’au moins un dérivé de l’acide benzoïque, c’est l’énantiomère (R) qui était actif. Cet article rédigé par Shinkai, Nishikawa, Sato, Toi, Kumashiro, Seto, Fukuma, Dan et Toyoshima, intitulé « N-(Cyclohexylcarbonyl)-D-phenylalanines and Related Compounds. A New Class of Oral Hypoglycemic Agents » a été publié dans le J. Med. Chem. vol. 32, pages 1436 à 1441 (Shinkai). Il traite du natéglinide, composé dans lequel l’énantiomère (R) est responsable de l’activité hypoglycémiante.

 

[224]       Je note que MM. Verspohl et Enders ne s’entendaient pas sur la question de savoir si le natéglinide fait partie de la même classe de composés que le répaglinide, mais je crois comprendre qu’ils admettaient tous les deux que le natéglinide est effectivement un dérivé de l’acide benzoïque.

 

[225]       Cobalt s’oppose à la mention de cet article en faisant valoir que les demanderesses ont refusé que M. Verspohl réponde aux questions concernant les conventions d’appellation employées pour caractériser l’énantiomère actif comme (R) plutôt que (S). L’objection des demanderesses reposait sur le fait qu’il s’agissait d’une question de chimie médicinale et que, par conséquent, elle ne faisait pas partie du domaine d’expertise de M. Verspohl.

 

[226]       Je suis disposée à prendre en considération l’article de Shinkai pour évaluer les connaissances générales courantes de l’époque. Cobalt a pu questionner en profondeur les autres experts des demanderesses au sujet de cet article. Cela dit, il est évident d’après la preuve, par exemple le contre‑interrogatoire de M. Derendorf, qu’il règne une certaine confusion sur la convention d’appellation employée par Shinkai lorsqu’il désigne l’énantiomère actif comme (R). Cette confusion tend à atténuer le caractère convaincant de l’article.

 

 

h)         Résumé des conclusions sur l’état de la technique

 

[227]       Nous savons d’après Rufer 1974 que, dès 1974, les scientifiques étaient au courant que le degré d’activité hypoglycémiante d’une classe de composés étroitement apparentés aux dérivés de l’acide benzoïque dépendait de la stéréochimie des composés. Des études subséquentes, telles que Rufer 1979, ont confirmé que l’activité hypoglycémiante des énantiomères (S) et (R) était également très différente pour ce qui était d’au moins un dérivé de l’acide benzoïque.

 

[228]       Nous savons aussi qu’il est impossible, sans risque d’erreur, de tirer des conclusions sur la classe entière des composés dérivés de l’acide benzoïque en se fondant sur un seul exemple. Rufer 1979 laisse certainement croire que l’énantiomère (S) pourrait être l’énantiomère actif, mais, comme M. Jamali l’a lui-même reconnu, il était impossible de prédire comment agirait chaque membre de la classe des dérivés de l’acide benzoïque en se fondant sur les observations recueillies sur un seul membre de cette classe.

 

[229]       Par conséquent, les personnes versées dans l’art auraient su à l’époque pertinente qu’en ce qui a trait à l’activité hypoglycémiante des dérivés de l’acide benzoïque, un énantiomère serait vraisemblablement plus actif que l’autre.

 

[230]       Même si j’admettais que Shinkai nous apprend effectivement que l’énantiomère actif du natéglinide est l’énantiomère (R), cela n’enlèverait rien au principe de base selon lequel il était connu que le degré d’activité hypoglycémiante des énantiomères (S) et (R) des dérivés de l’acide benzoïque pouvait fort bien différer.

 

[231]       Verspohl avait aussi révélé que l’énantiomère (+) d’un composé similaire au composé 388 était deux fois plus actif que le racémique correspondant et que l’énantiomère (-) était un composé beaucoup plus faible.

 

[232]       Tout l’examen qui précède porte sur les connaissances de la relation entre la stéréochimie des dérivés de l’acide benzoïque et leur degré d’activité hypoglycémiante. Il faut également prendre en considération les connaissances existantes au 21 juin 1991 sur la relation entre la stéréochimie des dérivés de l’acide benzoïque et leurs propriétés pharmacocinétiques. Cette question sera maintenant examinée.

 

 

i)          Les connaissances générales courantes sur la pharmacocinétique

 

[233]       M. Mark a affirmé que, lorsque Novo Nordisk a demandé à Karl Thomae de l’information sur les énantiomères du composé 388, son équipe a répondu [traduction] « sans espérer ni croire que l’un ou l’autre des énantiomères aurait des propriétés pharmacocinétiques supérieures à celles du racémique ».

 

[234]       M. Jamali a témoigné au nom de Cobalt au sujet des connaissances sur la pharmacocinétique des composés racémiques et de leurs énantiomères à l’époque pertinente. Il travaillait alors dans les domaines de la pharmacocinétique et de la pharmacodynamique.

 

[235]       Selon M. Jamali, du milieu des années 1980 au milieu des années 1990, la plupart des sociétés pharmaceutiques étudiaient les racémiques, les énantiomères et les différences entre les deux afin de développer des médicaments plus efficaces, plus rentables et d’une innocuité accrue. Il a aussi affirmé que les sociétés pharmaceutiques s’employaient à faire breveter des énantiomères uniques comme moyen de prolonger la période d’exclusivité des brevets.

 

[236]       Selon M. Jamali, il aurait été exceptionnel qu’une société ne tienne pas compte de la stéréochimie de ses composés médicamenteux candidats. Dans un article de 1989, M. Jamali affirmait que [traduction] « il serait très peu justifié de ne pas produire de données sur la stéréosélection, puisque des progrès considérables ont été accomplis dans le domaine de la technologie analytique nécessaire pour séparer les médicaments racémiques ».

 

[237]       M. Jamali a aussi mentionné que, en date du 21 juin 1991, les organismes de réglementation avaient commencé à insister auprès des sociétés pharmaceutiques pour qu’elles fournissent des données sur l’efficacité des médicaments racémiques par rapport à ceux qui contenaient un seul énantiomère. Cette pression a eu pour effet d’inciter les sociétés pharmaceutiques à isoler les énantiomères des composés médicamenteux racémiques et à évaluer leur efficacité.

 

[238]       Vers la fin des années 1980, M. Jamali et son équipe de recherche tentaient de déterminer s’il serait possible d’expliquer le comportement des médicaments par l’étude de la stéréochimie. Avant 1990, ils ont élaboré la théorie selon laquelle les énantiomères auraient des propriétés pharmacodynamiques et pharmacocinétiques différentes. Selon M. Jamali, les propriétés pharmacocinétiques des énantiomères n’auraient été les mêmes que dans de rares cas.

 

[239]       M. Jamali a affirmé que, à l’époque pertinente, les équipes chargées du développement de médicaments auraient su qu’un certain nombre de médicaments identifiés, le répaglinide par exemple, possédaient un profil pharmacocinétique caractérisé par la présence de l’énantiomère actif en concentrations plasmatiques plus faibles que celles de l’autre énantiomère. En fait, il existait à cette époque une quantité considérable de publications scientifiques traitant des profils pharmacocinétiques respectifs des énantiomères.

 

[240]       En septembre 1989, M. Jamali a lui-même publié un article de synthèse intitulé « Enantioselective aspects of drug action and disposition: Therapeutic pitfalls », qui citait 362 articles déjà parus à cette époque. De même, M. Derendorf, l’un des experts des demanderesses en pharmacocinétique et en pharmacodynamique, a admis que, vers la fin des années 1980, le corpus de données publiées sur les différences entre les énantiomères prenait de l’ampleur, insistant toutefois sur le fait qu’il [traduction] « prenait de l’ampleur, mais était en train de se constituer. Il était très récent à l’époque ».

 

[241]       M. Verspohl a admis que l’article de M. Jamali décrivait les profils pharmacocinétiques parfois différents des énantiomères des médicaments racémiques.

 

[242]       L’article de M. Jamali illustre également les techniques couramment employées pour évaluer les propriétés pharmacocinétiques et pharmacodynamiques des médicaments chiraux. M. Jamali a affirmé que, à cette époque, il existait un certain nombre de méthodes connues pour séparer les énantiomères et qu’il était courant dans presque chaque cas d’obtenir des énantiomères d’une grande pureté optique.

 

[243]       L’article de M. Jamali publié en 1989 se termine comme suit :

 

[traduction] Dans l’ensemble, le milieu biomédical sait que les énantiomères des médicaments possèdent souvent des propriétés pharmacodynamiques et pharmacocinétiques différentes. Le manque de connaissance ou de compréhension de ces différences influera toutefois considérablement sur l’interprétation des données, particulièrement celles obtenues aux fins de la pharmacovigilance. D’énormes progrès ont été accomplis en ce qui a trait à la disponibilité sur le marché des colonnes et réactifs chromatographiques nécessaires à la séparation des énantiomères. Par conséquent, les « spécialistes » ne sont plus les seuls à posséder les compétences analytiques requises. [Non souligné dans l’original.]

 

 

[244]       Ainsi, M. Jamali dit que, après avoir découvert un racémique possédant des propriétés thérapeutiques, une équipe qui aurait travaillé au développement de médicaments le 21 juin 1991 se serait attendue à ce que l’un des énantiomères possède la plus grande partie de l’activité pharmacologique du racémique. Cette équipe aurait également su que les énantiomères possèdent des propriétés pharmacologiques et pharmacocinétiques différentes et aurait su comment séparer les énantiomères du racémique et les énantiomères l’un de l’autre.

 

[245]       M. Jamali convient que, en raison des connaissances à l’époque et du fait que les différences pharmacocinétiques entre les énantiomères étaient prévisibles, les essais auraient visé à identifier l’énantiomère actif, plutôt qu’à déterminer les propriétés pharmacocinétiques des énantiomères.

 

[246]       Cela dit, il affirme également que, bien qu’ils ne constituent pas une fin en soi, des essais pharmacocinétiques auraient toutefois été menés régulièrement pour vérifier que l’énantiomère actif ne posait pas de problème pour le développement du médicament, comme des problèmes de dissolution ou d’absorption.

 

[247]       Les demanderesses ont tenté de minimiser l’importance du témoignage de M. Jamali en affirmant qu’il était un [traduction] « pionnier » ou un [traduction] « porte-drapeau » dans le domaine, et que les connaissances qu’il possédait au moment pertinent sur les éventuelles propriétés pharmacocinétiques particulières des énantiomères ne correspondaient pas aux connaissances générales courantes à l’époque. Selon les demanderesses, on ignorait avant la date pertinente que les énantiomères présentaient des profils pharmacocinétiques différents.

 

[248]       Comme je l’expliquerai ci-dessous, j’estime, selon la prépondérance des probabilités, qu’une personne versée dans l’art qui aurait travaillé dans le domaine le 21 juin 1991 aurait su que les propriétés pharmacocinétiques du répaglinide pouvaient être très différentes de celles de son racémique ou de l’énantiomère (R) et qu’il aurait donc été important d’évaluer ces propriétés.

 

[249]       M. Derendorf déclare dans son affidavit que les scientifiques croyaient que les différences de stéréospécificité étaient importantes surtout sur le plan de l’activité pharmacodynamique. Il soutient également que la plupart des scientifiques de l’époque croyaient que les deux énantiomères auraient habituellement le même profil pharmacocinétique. M. Verspohl a fait des commentaires dans le même sens.

 

[250]       Tout comme MM. Mark et Grell, M. Verspohl travaillait dans le domaine des traitements antidiabétiques en 1991. Il a déclaré que, même en 1993, très peu de scientifiques du domaine étudiaient les différences entre les énantiomères sur le plan de l’activité pharmacocinétique. Il a toutefois admis au cours de son contre-interrogatoire que les sociétés pharmaceutiques auraient souhaité passer d’un médicament racémique à l’énantiomère actif afin d’éviter d’administrer des substances inutiles aux patients.

 

[251]       Selon M. Verspohl, les scientifiques du domaine supposaient à cette époque que le profil pharmacocinétique des deux énantiomères quelconques serait le même. Dans la mesure où les énantiomères faisaient l’objet d’études, celles-ci portaient sur leurs propriétés pharmacodynamiques, c’est‑à‑dire qu’elles visaient à déterminer si l’activité pharmacodynamique différait d’un énantiomère à l’autre.

 

[252]       Cependant, au cours de leur contre-interrogatoire, MM. Derendorf et Verspohl ont tous deux reconnu qu’en fait, en 1991, les scientifiques savaient que les énantiomères pouvaient effectivement avoir des propriétés pharmacocinétiques différentes. M. Derendorf a admis qu’il n’aurait pas été surprenant de découvrir que deux énantiomères réagissaient différemment sur le plan pharmacocinétique, mais les différences n’auraient pas été prévisibles.

 

[253]       M. Derendorf a convenu qu’il travaillait dans le domaine vers la fin des années 1980 et au début des années 1990 et que, pendant cette période, il s’intéressait à l’étude des énantiomères. Il avait réalisé des travaux sur la séparation des énantiomères et mené des études chez le chien et l’humain pour étudier la pharmacocinétique des énantiomères. En effet, M. Derendorf a publié un article traitant des propriétés pharmacocinétiques des énantiomères chez le chien : « Effects of Truncal Vagotomy and Partial Gastrectomy on the Pharmacokinetics of Propranolol Enantiomers in Dogs », Journal of Pharmaceutical Sciences, Vol. 79, No. 4, April 1990.

 

[254]       En 1990, M. Derendorf a publié un autre article intitulé « Simultaneous determination of propranolol and 4-hydroxypropranolol enantiomers after chiral derivatization using reversed-phase high performance liquid chromatography » (Journal of Chromatography, Vol. 527, pages 351 à 359). Dans cet article, qui porte sur un composé racémique, M. Derendorf note que l’énantiomère (-) est environ 100 fois plus puissant que l’énantiomère (+). Il poursuit en disant que [traduction] « la pharmacocinétique et le métabolisme du propranolol sont associés à des différences notables entre les énantiomères tant chez les animaux […] que chez l’humain… ».

 

[255]       Pendant son contre-interrogatoire, M. Derendorf a également reconnu que, lorsque l’article de Jamali a été publié, et comme [traduction] « de plus en plus de rapports étaient publiés sur ces différences », les entreprises [traduction] « qui développaient des réactifs et des colonnes [de chromatographie liquide à haute performance (CLHP)] ont manifesté de l’intérêt et ont consacré beaucoup d’efforts à la recherche et au développement afin de concevoir de nouveaux réactifs et de nouvelles colonnes ».

 

[256]       De plus, les témoignages de MM. Derendorf et Verspohl doivent être examinés à la lumière du témoignage de M. Grell. Ce dernier affirme que, entre le milieu et la fin des années 1980, il lisait les publications, assistait à des conférences et accumulait des connaissances au sujet des propriétés pharmacodynamiques et pharmacocinétiques différentes des racémiques et de leurs énantiomères.

 

[257]       Le témoignage de M. Grell, associé à la politique interne de Karl Thomae sur les énantiomères, me persuade que les connaissances relatives aux différences potentielles entre les propriétés pharmacocinétiques des énantiomères n’étaient pas limitées à certains [traduction] « pionniers », mais faisaient plutôt partie de l’état de la technique à la date pertinente.

 

[258]       En d’autres termes, bien que j’admette les témoignages de MM. Derendorf et Verspohl et ceux d’autres témoins, selon lesquels il était impossible de prédire les différences de profil pharmacocinétique des énantiomères avant de les séparer et de les soumettre à des essais, j’estime que l’existence de ces différences potentielles était néanmoins connue et qu’il était donc important d’effectuer des essais pour les examiner.

 

[259]       M. Grell affirme que c’est à la suite de ses recommandations que Karl Thomae a mis en place une politique sur les énantiomères. Il a expliqué que, au cours des années précédentes, il avait assisté à des conférences et lu des articles qui traitaient de la nécessité de séparer les racémiques et d’étudier les énantiomères afin de s’assurer qu’ils n’auraient pas [traduction] « de mauvais effets ». M. Grell a affirmé avoir d’abord rencontré de la résistance au sein de l’entreprise, en précisant néanmoins : [traduction] « j’estimais qu’il était de mon devoir de convaincre mes collègues et le directeur du service d’investir dans ce domaine particulier… ils m’ont traité d’imbécile têtu… mais, à la fin, ils ont applaudi à mes efforts ».

 

[260]       La politique de Karl Thomae sur les énantiomères a été approuvée en 1989. Les paragraphes d’introduction de cette politique sont très révélateurs. On y lit ce qui suit :

[traduction]

S’agissant des substances chirales, l’activité thérapeutique peut, dans de nombreux cas, être principalement attribuable à un seul stéréo‑isomère […]. Cependant, les autres stéréo‑isomères inactifs sur le plan thérapeutique ont normalement un comportement pharmacocinétique et pharmacodynamique indépendant.

 

Par conséquent, à l’avenir, les racémiques potentiels seront considérés par les autorités réglementaires comme des mélanges 50/50 de substances biologiquement différentes, dont l’efficacité et l’innocuité doivent être caractérisées. Par conséquent, en règle générale, des études analytiques, biologiques et cliniques additionnelles laborieuses devront être menées sur les stéréo‑isomères purs pour les préparations de racémiques.

 

La nécessité de réduire les coûts et le temps de développement et de suivre l’évolution de la technique nous oblige à passer au développement de substances actives à base d’énantiomères purs. Par conséquent, à l’avenir, le développement de racémiques ne sera justifié que dans des circonstances exceptionnelles [Non souligné dans l’original.]

 

 

[261]       Ce document confirme clairement que la connaissance des différences potentielles entre les énantiomères sur le plan du comportement pharmacocinétique de même que l’importance d’effectuer des essais pour déterminer ces différences faisaient partie de l’état de la technique en 1989 ainsi que des connaissances directes acquises par l’équipe de recherche de Karl Thomae.

 

[262]       La politique de Karl Thomae décrit en outre une procédure à suivre pour le développement de candidats présents sous forme de racémiques. Cette procédure exige la séparation des énantiomères et la réalisation d’essais sur ceux-ci pour déterminer, entre autres, leur sélectivité, la durée de leur effet et leurs concentrations plasmatiques.

 

[263]       La politique de Karl Thomae sur les énantiomères témoigne également du fait que les autorités de réglementation avaient des exigences de plus en plus rigoureuses à l’égard des composés racémiques. En effet, vers le milieu des années 1980, la Food and Drug Administration des États‑Unis (FDA) envisageait d’exiger des données sur la séparation des énantiomères et la réalisation d’essais sur ceux-ci pour l’obtention d’une approbation réglementaire, bien qu’aucune politique officielle à cet égard n’ait été adoptée avant 1992, c.‑à‑d. après la date pertinente.

 

[264]       M. Grell a toutefois admis lors de son contre-interrogatoire qu’il savait qu’un tel changement de politique était envisagé. Comme M. Cunningham l’a expliqué, il était très important pour les sociétés pharmaceutiques de connaître l’orientation des organismes de réglementation lorsqu’elles devaient prendre des décisions concernant la façon de développer un composé. Selon lui, les sociétés pharmaceutiques devaient [traduction] « anticiper » l’orientation de la FDA afin d’éviter des retards dans le processus d’approbation en aval.

 

[265]       M. Cunningham travaillait dans le domaine du développement de médicaments à la période pertinente. Il affirme qu’au milieu des années 1980 les organismes de réglementation privilégiaient de plus en plus le développement d’énantiomères uniques plutôt que de racémiques en tant que médicaments, dans les cas où cela était techniquement et économiquement faisable.

 

[266]       Pour soutenir sa position, M. Cunningham cite une ligne directrice de la FDA de 1987, qui recommandait l’étude des propriétés pharmacologiques et toxicologiques des stéréo‑isomères individuels. Il attire également l’attention sur un article de Wilson De Camp, de la FDA, publié en 1989, selon lequel [traduction] « une compréhension profonde de la pharmacocinétique de tout médicament est essentielle pour déterminer un schéma posologique efficace et sans danger. Dans le cas d’un médicament racémique, cela suppose donc la connaissance du comportement in vivo des stéréo‑isomères purs » : « The FDA Perspective on the Development of Stereoisomers », dans Chirality 1:2-6, 1989.

 

[267]       De Camp fait remarquer que, grâce aux progrès technologiques, [traduction] « la séparation courante de substances optiquement pures à partir d’un racémique, en quantités suffisantes pour réaliser des études cliniques », est maintenant possible. De plus, l’article de De Camp traite expressément des différences que peuvent présenter les énantiomères sur le plan du comportement pharmacocinétique. À ce sujet, l’auteur conclut son article en affirmant : [traduction] « Une démarche scientifique rigoureuse exige que nos conclusions soient fondées sur des données expérimentales obtenues au moyen d’expériences bien planifiées […] il est non seulement souhaitable de reconnaître les répercussions de la stéréochimie sur l’action des médicaments, mais il est également souhaitable d’étudier ces répercussions. Les énantiomères devraient être soit séparés soit synthétisés. »

 

[268]       Je note que le juge Harrington, dans la décision Lundbeck Canada Inc. c. Canada (Ministre de la Santé), 2009 CF 146, 73 C.P.R. (4th) 69 [Lundbeck], a accordé peu de poids à cet article. Il a justifié cette appréciation en disant que la preuve à cet égard était « effroyablement mince » : voir le paragraphe 79. À ce sujet, il a noté que l’exemplaire déposé à la Cour « semble avoir été tiré d’un cours donné en 1994, qui permet de conclure à la possibilité qu’avant cette date, ce n’était qu’un document interne non publié ».

 

[269]       Par contre, l’exemplaire de l’article de De Camp qu’a produit M. Cunningham en l’espèce paraît d’emblée avoir été publié en 1989 dans le journal Chiralty. En outre, le contenu de l’article est conforme aux témoignages de divers témoins, dont M. Grell lui‑même, sur l’état des connaissance à l’époque pertinente.

 

[270]       De plus, M. Cunningham a fait observer qu’outre les préoccupations réglementaires, [traduction] « les sociétés avaient d’autres raisons pour explorer, élaborer et mettre à l’essai les énantiomères », [traduction] « notamment la possibilité de trouver des médicaments ayant moins d’effets secondaires ou une toxicité moindre... »

 

[271]       Selon M.  Cunningham, le diabète [traduction] « était et est toujours généralement perçu comme un marché vaste, lucratif et où la demande de médicaments potentiels est en croissance. Il y avait une motivation extrêmement forte à l’égard de l’exploration de médicaments potentiels dans ce domaine ». Il dit qu’en raison de cette situation [traduction] « un grand nombre de sociétés pharmaceutiques ont commencé à mettre en œuvre des programmes systématiques d’élaboration et d’essais d’énantiomères ou de composés racémiques prometteurs ».

 

[272]       Comme je l’ai déjà noté, c’est exactement ce que faisait Karl Thomae en 1989, reconnaissant que tel était effectivement l’« état de la technique ».

 

 

j)          Conclusion sur les connaissances générales courantes relatives aux énantiomères et à la pharmacocinétique

 

[273]       À la lumière de l’analyse qui précède, je suis convaincue qu’à la date pertinente, et même dès 1989, la personne versée dans l’art aurait su qu’il était impossible de prédire les différences entre les profils pharmacocinétiques des énantiomères avant de les séparer et de les soumettre à des essais, mais il était néanmoins connu que ces différences pouvaient fort bien exister et qu’il était donc important de les vérifier par des essais.

 

k)         L’état de la technique en matière de méthodes de séparation

 

[274]       À mon avis, les demanderesses ne donnent pas à entendre qu’il y avait quoi que ce soit de difficile ou d’inventif dans les méthodes d’essais applicables aux propriétés pharmacocinétiques des énantiomères, une fois la séparation des énantiomères effectuée.

 

[275]       Par contre, les demanderesses soutiennent que si les méthodes de séparation des racémiques en leurs isomères étaient généralement connues à l’époque pertinente, les techniques particulières de séparation du répaglinide de son racémique ne l’étaient pas. Par conséquent, la dernière question de fait à trancher au sujet de l’évidence est l’état de la technique en 1991 à l’égard des méthodes de séparation des énantiomères.

 

[276]       On rappellera que le brevet 398 revendique une classe de dérivés de l’acide benzoïque et leurs énantiomères, et en particulier le racémique du répaglinide. Le brevet revendique également les procédés de fabrication de ces composés et il indique que les matières de base étaient connues.

 

[277]       Au cours de son contre-interrogatoire, M. Grell a été invité à comparer les méthodes de séparation décrites dans les brevets 398 et 851. Il a reconnu que la principale différence entre les deux était que le brevet 851 indiquait le solvant utilisé pour la séparation du répaglinide, soit l’acide N‑acétyl‑L‑glutamique. Le nom de cet acide ne figurait pas expressément dans le brevet 398.

 

[278]       M. Enders et M. Armstrong étaient les experts principaux sur la séparation des énantiomères et ils ont témoigné pour le compte des demanderesses et de Cobalt respectivement. MM. Cunningham et Jamali ont également témoigné sur le sujet, leurs témoignages appuyant généralement le témoignage de M. Armstrong. M. Verspohl a fait référence en passant à la question de la séparation.

 

[279]       MM. Enders et Armstrong s’entendaient pour dire qu’il existe trois méthodes générales pour préparer des composés énantiomériquement purs ou fortement enrichis d’énantiomères. Il s’agit de la méthode de séparation physique (en d’autres termes, la séparation du racémique), du concept du pool chiral et de la synthèse asymétrique. Ces méthodes sont décrites avec certains détails aux paragraphes 25 à 31 de l’affidavit de M. Enders. Il est à noter que la méthode du « pool chiral » n’a pas été employée en l’espèce et n’est donc mentionnée ni dans les brevets ni dans les affidavits.

 

[280]       Selon M. Enders, le brevet 398, bien qu’il comporte une liste des méthodes employées pour la préparation d’un composé possédant la structure générale des dérivés de l’acide benzoïque indiquée dans le brevet, ne fournit aucun paramètre précis de chaque technique ou méthode qui aurait permis à la personne versée dans l’art de préparer, à la date pertinente, les énantiomères du composé racémique 388 avec un excès énantiomérique de 95 % ou plus.

 

[281]       Contre-interrogé, il a toutefois admis que les méthodes d’alkylation et d’hydrogénation étaient similaires dans les brevets 398 et 851 et que la seule différence concernant la méthode d’acylation divulguée dans les deux brevets résidait dans les produits de départ utilisés. Ces produits de départ sont décrits dans le brevet 398 comme étant [traduction] « dans certains cas, tirés des publications ou obtenus par des méthodes connues en soi ».

 

[282]       M. Enders affirme aussi que la demande de brevet 331 ne traite aucunement des méthodes de synthèse ou de séparation des énantiomères et que la personne versée dans l’art ne saurait pas comment synthétiser ni séparer le répaglinide en se fondant sur ce document. En outre, aucun des autres documents cités dans l’état de la technique ne fournit cette information. M. Enders estime qu’il aurait fallu mener des expériences excessivement longues et fastidieuses pour parvenir à obtenir le répaglinide.

 

[283]       En se fondant sur le témoignage de M. Grell, M. Enders souligne que l’équipe de Karl Thomae chargée du développement de médicaments a dû consacrer beaucoup de temps et d’efforts pour trouver un moyen de synthétiser ou de séparer le répaglinide. Étant donné que les inventeurs auraient possédé une plus grande expertise que la personne versée dans l’art, il s’ensuit, affirme M. Enders, qu’une telle personne fictive n’aurait pu parvenir au même résultat qu’au terme de travaux longs et fastidieux.

 

[284]       Selon M. Armstrong, les médicaments énantiomériques étaient le [traduction] « sujet de l’heure » au milieu des années 1980. Tous étaient au courant que la FDA s’apprêtait à publier un énoncé de politique exigeant que les énantiomères des médicaments racémiques soient séparés et soumis à des essais. Ce changement découlait de l’introduction, entre 1981 et 1984, de méthodes de séparation chromatographique des énantiomères, qui faisaient de la séparation des énantiomères un [traduction] « procédé simple et facile ». Comme j’en ai fait mention précédemment, l’article de De Camp exposait un point de vue similaire.

 

[285]       D’après M. Armstrong, les méthodes décrites dans les brevets 398 et 851 pour obtenir un produit énantiomérique final sont les mêmes. Il reconnaît que le brevet 398 ne divulgue pas explicitement de procédé pour la préparation du répaglinide pur. Il dit toutefois que, d’après les instructions contenues dans le brevet 398, la séparation des énantiomères du composé 388 aurait pu être réalisée au moyen de procédés courants et n’aurait pas pris plus de quelques jours ou quelques semaines.

 

[286]       Selon M. Armstrong, il fallait simplement réaliser un [traduction] « essai de séparation », procédé mis au point au début des années 1960. M. Armstrong décrit cet essai dans les termes suivants : [traduction] « vous choisissez les quatre, cinq, six ou sept agents de séparation les plus populaires. Il s’agit d’acides si vous séparez une amine. Vous en déposez des quantités infimes et variées dans de petits tubes à essai ou flacons. Vous les dissolvez, les placez sur une étagère et rentrez à la maison. Le lendemain, vous observez ce qui a fonctionné et ce qui n’a pas fonctionné. Voilà en quoi consiste l’essai de séparation. » Selon M. Armstrong, lorsque l’essai ne permet pas de séparer les énantiomères, il faut simplement recommencer en utilisant un groupe différent d’agents de séparation.

 

[287]       En contre-interrogatoire, lorsqu’on lui a demandé si la séparation était garantie, M. Armstrong était d’accord avec l’avocat des demanderesses pour dire qu’il fallait effectuer des tests pour savoir si une technique de séparation particulière serait efficace et il a souligné que [traduction] « rien n’est certain à 100 pour cent en science, même dans les cas les plus évidents ». Il a toutefois poursuivi en disant qu’[traduction] « il existe divers degrés de difficulté dans l’échelle du difficile au facile. Je classe le répaglinide dans le degré de difficulté le plus faible ».

 

[288]       M. Armstrong fournit également dans son affidavit une comparaison détaillée et technique des enseignements des brevets 398 et 851 afin de soutenir son affirmation selon laquelle les méthodes nécessaires pour produire le répaglinide étaient déjà bien connues.

 

[289]       S’agissant de la pureté du produit obtenu, M. Armstrong affirme que, si le produit initialement obtenu n’était pas suffisamment pur, il suffisait de recommencer le procédé de recristallisation ou de CLHP pour purifier le produit.

 

[290]       MM. Armstrong et Enders sont deux personnes très compétentes en matière de techniques de séparation, bien que leur champ d’expertise soit légèrement différent. M. Enders est un expert en synthèse. Il est reconnu comme une personnalité influente dans le domaine de la synthèse asymétrique et a reçu le très prestigieux Arthur C. Cope Scholar Award pour ses travaux de pointe dans ce domaine. Par contre, M. Enders était disposé à considérer M. Armstrong comme un expert en méthodes de séparation physique et à s’en remettre à lui pour ce qui est de ce domaine.

 

[291]       Je préfère le témoignage de M. Armstrong à celui de M. Enders pour différentes raisons. Tout d’abord, il s’avère que l’équipe de Karl Thomae chargée du développement de médicaments employait la méthode de séparation physique à la fin de 1986 et en janvier 1987 pour obtenir du répaglinide; il a été admis que cette méthode relève du domaine d’expertise particulier de M. Armstrong.

 

[292]       De plus, le témoignage de M. Armstrong sur la difficulté des travaux nécessaires pour séparer les énantiomères est beaucoup plus conforme à ce qui s’est réellement passé en l’espèce.

 

[293]       Dans son affidavit, M. Enders donne ainsi son avis :

- si la séparation des énantiomères était aussi simple que le laisse entendre Cobalt;

            - si les inventeurs étaient motivés par l’état de la technique à séparer les énantiomères;

- si le brevet 398 comportait une indication claire que le composé 388 présentait un intérêt et que les énantiomères devaient donc être séparés;

il aurait fallu moins de six ans entre la publication du brevet 398 et le dépôt du brevet 851, en 1991, pour parvenir à un tel résultat.

 

[294]       Je suis d’accord avec M. Enders pour dire que, de prime abord, le délai entre la synthèse initiale du composé 388, en octobre 1984, et le dépôt du brevet 851, en 1991, pourrait porter à croire que les techniques de séparation des énantiomères n’étaient pas bien comprises et qu’un travail considérable était donc nécessaire pour réussir la séparation énantiomérique. En fait, il s’agit de la conclusion de la décision Lundbeck, précitée, rendue récemment par la Cour, dans laquelle les tentatives de séparation des énantiomères ont pris beaucoup de temps, exigé de nombreux efforts et comporté des difficultés majeures.

 

[295]       En revanche, lorsque l’on examine de près la preuve en l’espèce, dont le témoignage des inventeurs sur ce qui s’est réellement passé, on constate que, lorsque l’équipe de Karl Thomae chargée du développement des médicaments a finalement concentré ses efforts sur l’obtention des énantiomères du composé 388, elle a réussi assez rapidement et facilement.

 

[296]       Il faut rappeler que le composé racémique 388 a été produit en octobre 1984. M. Mark a indiqué que, vers le milieu de l’année 1985, les activités de recherche et développement de Karl Thomae n’étaient pas axées sur les énantiomères du composé 388. Cependant, les premières petites quantités d’énantiomères du composé 388 ont été obtenues en octobre 1985. À ce moment, on a décidé de poursuivre le développement du composé 388. L’étude des énantiomères du composé 388 en vue de leur développement n’était alors pas envisagée.

 

[297]       Cependant, comme l’un des énantiomères d’un composé apparenté s’était révélé tératogène, lorsque l’équipe de Karl Thomae a étudié la tératogénicité du composé 388 quelque temps plus tard, elle a décidé d’examiner également la tératogénicité de ses énantiomères.

 

[298]       Pour effectuer ces essais, il fallait synthétiser de plus grandes quantités d’énantiomères du composé 388. M. Grell a convenu que la principale façon de synthétiser les énantiomères était connue à cette époque, bien qu’il ait affirmé que d’autres travaux étaient nécessaires, dont [traduction] « l’optimisation de la méthode et la recherche d’autres solutions ».

 

[299]       Quels autres travaux l’équipe de Karl Thomae chargée du développement de médicaments a‑t‑elle effectivement menés pour obtenir le répaglinide?

 

[300]       Nous avons appris de M. Grell l’échec d’une tentative faite en mars 1986 pour séparer le composé 388 directement au moyen de la L‑arginine. L’équipe a essayé de nouveau en octobre et en novembre 1986, en choisissant cette fois une méthode de séparation différente et en utilisant huit acides différents comme agents de séparation éventuels. L’équipe a eu du succès avec l’acide N‑acétyl‑L‑glutamique et un équivalent de la rac‑amine, bien que le degré de pureté des échantillons obtenus ait été insuffisant.

 

[301]       À peine quelques semaines plus tard, en janvier 1987, l’équipe a obtenu un meilleur degré de pureté, toujours à l’aide de l’acide N‑acétyl‑L‑glutamique. M. Grell attribue ce succès en partie à la chance et en partie à l’immense travail effectué en vue de synthétiser d’autres énantiomères de dérivés de l’acide benzoïque.

 

[302]       Par conséquent, nous constatons qu’une seule tentative de séparation faite en mars 1986 a échoué. La fois suivante où l’équipe de Karl Thomae a tenté de séparer les énantiomères du composé 388 à l’aide de huit acides différents, elle y est parvenue au moyen de l’un des acides. Après quelques semaines à peine, l’équipe a réussi à obtenir du répaglinide sous une forme relativement pure. Le procédé n’a été de toute évidence ni très long ni fastidieux. En fait, tout comme l’indique le témoignage de M. Armstrong, les tentatives de séparation décrites par M. Grell ont donné des résultats au bout de quelques jours ou quelques semaines seulement.

 

[303]       Autrement dit, le déroulement réel de la séparation des énantiomères du composé 388 concorde avec le témoignage de M. Armstrong, selon lequel les méthodes de séparation étaient bien connues et la séparation du composé 388 en ses énantiomères constitutifs correspondait [traduction] « au degré de difficulté le plus faible ».

 

[304]       D’ailleurs, l’affidavit de M. Grell révèle qu’en 1986, l’équipe de Karl Thomae chargée du développement de médicaments avait séparé 19 composés, dont le composé 388, les précurseurs du répaglinide et des analogues du répaglinide. Les inventeurs ont effectué ces nombreuses séparations malgré le fait que la séparation des énantiomères n’était pas une priorité à ce moment‑là et qu’elle était pratiquée exclusivement pour des [traduction] « raisons scientifiques ».

 

 

l)          L’application du critère de l’arrêt Sanofi

 

[305]       La Cour suprême a conclu, dans l’arrêt Sanofi, qu’il existait en 1987 très peu de motifs pour étudier les énantiomères (voir le paragraphe 90). La date pertinente en l’espèce est 1991. D’après les éléments de preuve dont je suis saisie, notamment la politique de Karl Thomae sur les énantiomères, il est clair qu’en 1991 le monde avait évolué et que la séparation des énantiomères et la réalisation d’essais sur ceux‑ci faisaient partie de l’état de la technique.

 

[306]       Les scientifiques savaient à la date pertinente que le composé 388 avait une activité hypoglycémiante et que cette activité était probablement attribuable en majeure partie à l’un ou l’autre des énantiomères. Ils savaient également que, dans le cas des dérivés de l’acide benzoïque, c’était l’énantiomère (S)(+) ou (S)(-) qui était entièrement ou principalement responsable de l’activité hypoglycémiante.

 

[307]       Comme je l’ai expliqué précédemment, je suis convaincue qu’en date du 21 juin 1991, la personne versée dans l’art aurait su comment préparer des énantiomères essentiellement purs de composés racémiques tels que le composé 388. Cette personne fictive aurait également su que, même s’il était impossible de prédire les propriétés pharmacocinétiques d’un énantiomère donné, ces propriétés pouvaient être très différentes de celles du racémique ou être très différentes d’un énantiomère à l’autre, et qu’il était donc important de les évaluer.

 

[308]       L’idée originale des revendications 1 à 9 et 15 à20 du brevet 851 repose sur le répaglinide et ses propriétés pharmacocinétiques surprenantes lorsqu’il est utilisé pour traiter le diabète sucré. Je crois, d’après les documents de l’état de la technique, qu’il était impossible de prédire les trois propriétés avantageuses du répaglinide mentionnées dans le mémoire descriptif du brevet 851.

 

[309]       La question qui se pose est donc de savoir si l’identification de ces propriétés aurait été évidente aux yeux de la personne versée dans l’art ou si elle aurait exigé un certain degré d’invention. Pour examiner la question, il est indiqué que la Cour se demande si les différences, le cas échéant, entre l’état de la technique et l’idée originale constituent des étapes que la personne versée dans l’art aurait considérées comme un « essai allant de soi ».

 

[310]       En date du 21 juin 1991, il était plus ou moins évident que les propriétés pharmacocinétiques du répaglinide pouvaient être fort différentes de celles de l’énantiomère (R) ou du composé 388. J’estime que, d’après leur ampleur, leur nature et leur intensité, les travaux requis pour produire du répaglinide n’avaient été ni très longs ni fastidieux et que les méthodes et procédés utilisés pour évaluer les propriétés pharmacocinétiques de ce composé étaient couramment employés.

 

[311]       S’agissant de la motivation poussant à trouver la solution visée par le brevet, les deux parties ont convenu qu’il existait à l’époque une vive concurrence dans le domaine des antidiabétiques et une forte demande de médicaments antidiabétiques améliorés, ne présentant pas certains inconvénients des traitements classiques aux SFU.

 

[312]       En outre, le mouvement vers l’adoption imminente d’exigences réglementaires de plus en plus rigoureuses ajoutait une motivation supplémentaire à la séparation et à la mise sous essais des énantiomères.

 

[313]       Comme je l’ai noté précédemment, la Cour d’appel fédérale, dans l’arrêt Pfizer Canada Inc., précité, a fait observer au paragraphe 27 que l’expression « allant de soi » dans la locution « essai allant de soi » signifie « très clair ». Le critère n’est pas rempli dans le cas où l’état de la technique « aurait éveillé la personne versée dans l’art à la possibilité que quelque chose valait d’être tenté » : paragraphe 29 [non souligné dans l’original]. Le juge doit au contraire être convaincu, selon la prépondérance des probabilités, qu’il allait plus ou moins de soi de tenter d’arriver à l’invention : voir également l’arrêt Sanofi, au paragraphe 66.

 

[314]       Les demanderesses soulignent qu’il s’est écoulé plus de six ans entre la la première synthèse du répaglinide en 1984 et la découverte de ses propriétés pharmacocinétiques avantageuses dans la période allant du début de 1990 à avril 1991. Dans ce délai, la motivation poussant à trouver un meilleur antidiabétique était intense, compte tenu de la vive concurrence qui régnait dans le domaine. Si les essais sur les propriétés pharmacocinétiques des énantiomères avaient été des « essai[s] allant de soi », disent les demanderesses, l’équipe de recherche de Karl Thomae aurait exploré ce domaine avant de consacrer en vain du temps et de l’argent à des recherches sur le racémique.

 

[315]       À partir de là, les demanderesses m’incitent à conclure que l’état de la technique et les connaissances générales courantes de la personne versée dans l’art à l’époque pertinente n’étaient pas suffisants pour qu’il aille plus ou moins de soi de tenter des essais sur les propriétés pharmacocinétiques de l’énantiomère (S) du composé 388.

 

[316]       En d’autres termes, les demanderesses disent que le comportement effectif de Karl Thomae établit qu’il n’allait pas de soi, d’après l’état de la technique ou les connaissances générales courantes, de prédire les propriétés pharmacocinétiques de l’énantiomère (S)du composé racémique 388 et, par conséquent, la réussite des essais qui étaient réalisés.

 

[317]       J’ai examiné avec attention l’argumentation des demanderesses sur les événements au cours de la période qui a mené à l’identification des propriétés pharmacocinétiques du répaglinide. Au premier abord, la durée même du processus suggérerait en effet qu’au milieu des années 1980 tout au moins, les avantages pharmacocinétiques de l’énantiomère (S) du composé 388 n’étaient pas rapidement et aisément prédictibles et que les essais sur les propriétés pharmacocinétiques des énantiomères n’étaient pas courants. La Cour suprême a d’ailleurs tiré une conclusion semblable sur la situation en 1987 : voir l’arrêt Sanofi, au paragraphe 92.

 

[318]       Cependant, les parties conviennent qu’en l’espèce la date pertinente pour l’appréciation de l’évidence est le 21 juin 1991. La preuve dont je suis saisie établit sans ambiguïté que la situation avait évolué au cours des quatre ans qui s’étaient écoulés. Sans doute, il n’était peut‑être pas « très clair » au vu de l’état de la technique de définir avec précision les propriétés pharmacocinétiques éventuelles du répaglinide en date du 21 juin 1991, mais l’état de la technique éveillait certainement la personne versée dans l’art à beaucoup plus que la simple possibilité que la mise à l’essai des propriétés pharmacocinétiques des énantiomères du composé 388 soit quelque chose qui valait d’être tenté.

 

[319]       Je suis en fait persuadée, selon la prépondérance des probabilités, qu’au 21 juin 1991 il allait de soi que la personne versée dans l’art effectuerait des essais sur les propriétés pharmacocinétiques des énantiomères. Je suis également convaincue que ces essais courants auraient inévitablement abouti à la découverte des propriétés pharmacocinétiques du répaglinide.

 

[320]       La politique de 1989 de Karl Thomae sur les énantiomères établit que ces essais étaient procédure courante dans l’état de la technique en 1991. Cette politique reconnaissait le comportement pharmacocinétique indépendant des énantiomères et , par conséquent, la nécessité de les soumettre à des essais.

 

[321]       En outre, les sociétés pharmaceutiques étaient au courant à l’époque que la mise à l’essai des propriétés pharmacocinétiques des énantiomères deviendrait vraisemblablement une exigence du processus réglementaire.Comme M. Cunningham l’a dit, les sociétés pharmaceutiques auraient souhaité [traduction] « anticiper » l’orientation de la FDA afin d’éviter des retards dans le processus d’approbation en aval.

 

[322]       Enfin, le fait qu’un tiers, en l’occurrence Novo Nordisk, ait demandé de faire des essais sur les propriétés pharmacocinétiques du répaglinide dans le cadre de négociations visant l’attribution d’une licence à l’égard du racémique constitue un autre élément de preuve établissant que les essais relatifs aux propriétés pharmacocinétiques des énantiomères faisaient couramment partie de la pratique pharmaceutique à la date pertinente et qu’ils n’étaient pas une étape inventive issue de l’équipe de développement de médicaments chez Karl Thomae.

 

[323]       Par conséquent, je conclus que l’allégation d’évidence faite par Cobalt est justifiée.

 

[324]       À la lumière de cette conclusion, il n’est pas nécessaire de se pencher sur les autres allégations d’invalidité faites par Cobalt, sauf l’allégation de nullité du brevet 851 en vertu des dispositions du paragraphe 53(1) de la Loi sur les brevets, au motif que les inventeurs ont induit en erreur le Bureau des brevets. Cette allégation justifie un examen parce qu’elle pourrait influer sur la question des frais.

 

 

C)        Le brevet 851 est‑il nul en vertu du paragraphe 53(1) de la Loi sur les brevets?

 

[325]       L’article 53 de la Loi sur les brevets prévoit notamment :

53. (1) Le brevet est nul si la pétition du demandeur, relative à ce brevet, contient quelque allégation importante qui n’est pas conforme à la vérité, ou si le mémoire descriptif et les dessins contiennent plus ou moins qu’il n’est nécessaire pour démontrer ce qu’ils sont censés démontrer, et si l’omission ou l’addition est volontairement faite pour induire en erreur.

 

(2) S’il apparaît au tribunal que pareille omission ou addition est le résultat d’une erreur involontaire, et s’il est prouvé que le breveté a droit au reste de son brevet, le tribunal rend jugement selon les faits et statue sur les frais. Le brevet est réputé valide quant à la partie de l’invention décrite à laquelle le breveté est reconnu avoir droit.

 

53. (1) A patent is void if any material allegation in the petition of the applicant in respect of the patent is untrue, or if the specification and drawings contain more or less than is necessary for obtaining the end for which they purport to be made, and the omission or addition is wilfully made for the purpose of misleading.

 

 

 

(2) Where it appears to a court that the omission or addition referred to in subsection (1) was an involuntary error and it is proved that the patentee is entitled to the remainder of his patent, the court shall render a judgment in accordance with the facts, and shall determine the costs, and the patent shall be held valid for that part of the invention described to which the patentee is so found to be entitled.

 

 

[326]       Cobalt allègue que les inventeurs ont fait des allégations importantes non conformes à la vérité sur l’utilité du brevet. De plus, dit‑elle, les inventeurs avaient en leur possession une quantité importante de renseignements qu’ils n’ont pas communiqués au public et qui devaient l’être. Selon Cobalt, ces erreurs et omissions ont été faites volontairement pour induire en erreur.

 

[327]       Avant d’examiner les allégations particulières de Cobalt sur ce point, il est utile de considérer le droit relatif au paragraphe 53(1) de la Loi sur les brevets.

 

 

i)          Le droit applicable au paragraphe 53(1) de la Loi sur les brevets

 

[328]       L’article 53 relatif à l’allégation d’invalidité est une disposition qui « implique la notion de fraude ». À cet égard, « [u]ne partie ne devrait pas simplement se livrer à des conjectures ou imputer des motifs d’une façon insouciante ou sans avoir une preuve suffisante justifiant une conviction raisonnable quant à leur exactitude : Eli Canada Inc. c. Apotex Inc., 2008 CF 142, 63 C.P.R. (4th) 406, au paragraphe 62, conf. par 2009 CAF 97, 392 N.R. 243, autorisation de pourvoi rejetée [2009] C.S.C.R. n° 219 [Apotex].

 

[329]       Le paragraphe 53(1) de la Loi comporte deux parties. Dans leur ouvrage Hughes and Woodley on Patents, 2e éd., les auteurs décrivent les composantes de l’article 53 de la Loi sur les brevets de la manière suivante :

[traduction] Un brevet est invalide si une allégation faite dans la pétition ou dans le mémoire descriptif n’est pas conforme à la vérité ou contient plus ou moins qu’il n’est nécessaire pour démontrer ce qu’elle est censée démontrer et si elle est volontairement faite pour induire en erreur. Toutefois, si l’omission ou l’addition était involontaire, le breveté a droit au reste de son brevet et la Cour peut statuer dans une action sur le reste du brevet. La formulation de l’article n’exige pas le caractère volontaire dans le cas de l’allégation non conforme à la vérité, l’exigeant seulement dans le cas de l’omission ou de l’addition. La partie faisant valoir cette question qui échoue à en faire la preuve peut en subir des conséquences graves sur le plan des frais. L’argumentation visant cette question donc être articulée avec clarté et précision.

 

Cette disposition de la Loi prévoit que le brevet peut être nul du seul fait qu’une allégation importante de la pétition n’est pas conforme à la vérité; elle n’impose pas d’établir le caractère volontaire. Toutefois, dans le cas d’une omission ou d’une addition incorrecte, le caractère volontaire est alors un élément. [en §24, non souligné dans l’original]

 

 

[330]       Par conséquent, l’exigence relative au caractère volontaire porte spécifiquement sur les omissions ou les additions. En règle générale, les allégations non conformes à la vérité, dans la mesure où elles sont importantes, annulent le brevet même en l’absence d’intention d’induire en erreur : Mobil Oil Corp. c. Hercules Canada Inc., 82 F.T.R. 211, 57 C.P.R. (3d) 488, à la page 509 (1re inst..), infirmée en partie sans examen de ce point (1995),188 N.R. 382, 63 C.P.R. (3d) 473 (C.A.).

 

[331]       Trois conditions doivent être remplies pour que le brevet soit nul en vertu de la première partie du paragraphe 53(1) : i) l’allégation est faite dans la pétition; ii) l’allégation est importante; iii) l’allégation n’est pas conforme à la vérité : Bayer AG c. Apotex Inc. (1998), 84 C.P.R. (3d) 23, 156 F.T.R. 303, au paragraphe 22; Zambon Group S.p.A. c. Teva Pharmaceutical Industries Ltd., 2005 CF 1585, 284 F.T.R. 18, au paragraphe 14.

 

[332]       Cobalt affirme s’appuyer principalement sur la deuxième partie du paragraphe 53(1). Comme l’a dit son avocat, M. Jamali [traduction] « visait vraiment l’omission de renseignements, la confusion qu’elle engendre, l’absence de renseignements qui auraient dû être inclus dans le brevet et les motifs de cette omission » : voir la transcription de l’audience, à la page 754.

 

[333]       Les allégations qui relèvent de la deuxième partie du paragraphe 53(1) doivent être étayées par une preuve. Dans la décision Corning Glass Works c. Canada Wire & Cable Ltd. (1984), 81 C.P.R. (2d) 39 (C.F.1re inst.), la Cour s’est penchée sur une disposition antérieure à l’article 53 actuel et a décrit la charge incombant à la partie qui allègue un manquement à la disposition visée :

[traduction] La défenderesse a allégué que l’omission des données sur les niveaux optimaux d’impureté du fer [traduction] « induisait en erreur … volontairement ». J’estime qu’il lui incombe le lourd fardeau d’établir très clairement les deux éléments. Premièrement, elle doit établir, dans la rédaction même de la demande de brevet, l’intention d’induire en erreur, ce qui ne peut être établi en démontrant simplement qu’à une autre époque et dans un autre contexte la demanderesse a été plus précise dans la définition des critères visant des utilisations particulières, auxquelles le brevet n’est pas limité. Deuxièmement, elle doit établir que l’allégation faite dans le brevet serait susceptible d’induire en erreur [à la page 75, non souligné dans l’original].

 

 

[334]       Dans la décision Ratiopharm, le juge Hughes a examiné la question de l’intention et a fait observer :

[…]Pour déterminer si le mémoire descriptif est trompeur, la Cour doit examiner le mémoire descriptif et la nature des documents qu’on dit trompeurs pour déterminer s’ils sont de nature à induire en erreur une personne versée dans l’art, et si, vu l’ensemble de la preuve, une intention d’induire en erreur peut être démontrée directement ou par déduction raisonnable. [au paragraphe 157, souligné dans l’original]

 

 

[335]       Les diverses allégations de Cobalt à l’appui de son argumentation fondée sur l’article 53 seront examinées en détail ci‑dessous. Il convient toutefois de faire observer, d’entrée de jeu, que Cobalt ne laisse pas entendre que l’un ou l’autre des allégations prétendument trompeuses ou des omissions du brevet suffirait en elle‑même à entacher le brevet de nullité. Elle affirme plutôt que c’est l’effet cumulatif de ces allégations trompeuses et omissions qui justifie une conclusion fondée sur le paragraphe 53(1) : voir la transcription de l’audience, aux pages 757 et 758.

 

[336]       L’avocat de Cobalt a poursuivi en expliquant que [traduction] « c’est seulement une impression d’ensemble qui se dégage –et c’est le témoignage de M. Jamali – à l’égard de la crédibilité du [brevet 851]. C’est à partir de cela, dirions‑nous, qu’on peut déduire l’intention »: voir la transcription de l’audience, à la page 759.

 

 

ii)         La suffisance de l’avis d’allégation

 

[337]       À titre de question préliminaire, les demanderesses font valoir que l’avis d’allégation de Cobalt était vague, de nature générale et ne satisfaisait pas au critère de la suffisance énoncé dans la jurisprudence, par exemple dans la décision AB Hassle c. Canada (Ministre de la Santé nationale et du Bien‑être social), (2000), 256 N.R. 172, 7 C.P.R. (4th) 272.

 

[338]       Je note cependant que les demanderesses n’ont produit aucun affidavit attestant qu’elles n’étaient pas en mesure de décider si elles devaient contester l’avis d’allégation de Cobalt au motif de l’absence de spécificité ou qu’elles subissaient un préjudice quelconque de ce fait : voir Aventis Pharma Inc. c. Apotex Inc., 2006 CAF 64, 349 N.R. 183, aux paragraphes 11 à 17. Voir également AstraZeneca AB c. Apotex Inc., 2005 CAF 183, 335 N.R. 1, au paragraphe 13.

 

[339]       Le critère applicable à l’appréciation de la suffisance de l’avis d’allégation a été exposé par la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Pfizer Canada Inc. c. Novopharm Ltd., 2005 CAF 270, 42 C.P.R. (4th) 97 [Novopharm]. La Cour a statué que la question était de savoir si l’énoncé détaillé contenait assez de renseignements pour informer pleinement le breveté des raisons pour lesquelles le fabricant de médicaments génériques prétendait que le brevet pertinent ne serait pas contrefait advenant la délivrance d’un avis de conformité par le ministre (voir AB Hassle c. Canada (Ministre de la Santé nationale et du Bien‑être social) (2000), 7 C.P.R. (4th) 272 (C.A.F.), au paragraphe 17, le juge Stone; SmithKline Beecham Inc. c. Apotex Inc. (2001), 10 C.P.R. (4th) 338 (C.A.F.), au paragraphe 26, le juge Noël; Pfizer Canada Inc. c. Apotex Inc. (2004), 38 C.P.R. (4th) 400 (C.A.F.), au paragraphe 24, le juge Evans).

 

[340]       Dans l’arrêt Novopharm, la décision reposait sur la question de la contrefaçon, mais les mêmes principes peuvent facilement s’appliquer aux questions d’invalidité du brevet.

 

[341]       La partie de l’avis d’allégation de Cobalt qui traite précisément de son allégation en fonction de l’article 53 est effectivement brève et de nature générale. Elle renvoie cependant à des questions soulevées antérieurement dans l’avis d’allégation de Cobalt au sujet de l’inutilité, etc., exposées de façon relativement détaillée dans l’avis d’allégation.

 

[342]       Cependant, l’avis d’allégation de Cobalt ne précise pas toutes les questions reliées à l’argumentation fondée sur l’article 53. Les demanderesses critiquent en particulier le fait que Cobalt n’ait pas clairement allégué l’existence d’une omission importante dans le brevet, soit que les études menées par les inventeurs avaient fait appel à des sujets volontaires en santé plutôt qu’à des patients diabétiques. Cobalt répond qu’elle n’a pris connaissance de ce fait qu’au moment où elle a reçu la preuve des demanderesses et qu’elle n’aurait donc pas pu soulever ce point dans son avis d’allégation.

 

[343]       Il n’est pas nécessaire que je décide si l’allégation de Cobalt en vertu de l’article 53 devrait être sommairement rejetée au motif de l’insuffisance de l’avis d’allégation. Je suis en effet persuadée que, de toute façon, la preuve n’appuie pas l’allégation de Cobalt sur la nullité du brevet 851 en vertu du paragraphe 53(1) de la Loi sur les brevets.

 

 

 

iii)        La légende manquante

 

[344]       Rappelons que le brevet comporte deux graphiques ou « Figures » qui, selon les demanderesses, présentent des données sur les concentrations plasmatiques de chacun des énantiomères (S) et (R) après l’administration du composé 388 à des humains. Selon les demanderesses, la figure 1 présente des données sur les concentrations plasmatiques après une administration intraveineuse alors que la figure 2 expose les données sur les concentrations plasmatiques après une administration orale.

 

[345]       À l’appui de son argumentation relative à l’article 53, Cobalt fait valoir qu’un texte explicatif des deux figures a été omis de la deuxième page du brevet 851. Les demanderesses ont en effet reconnu l’omission, mais elles disent qu’elle a été faite par inadvertance.

 

[346]       Sous l’intitulé [traduction] « Omission par inadvertance », M. Mark a expliqué dans son affidavit qu’il a remarqué l’omission quand il a examiné le brevet 851. Lors de son contre‑interrogatoire, il a répété que c’était par inadvertance que le texte avait été omis.

 

[347]       M. Mark explique que le texte est présent dans la demande européenne correspondante EP589874-A1 et dans le brevet européen EP-589874-B1. La traduction anglaise du texte omis est la suivante : [traduction] « La figure 1 présente les concentrations plasmatiques de l’AG EE 623 ZW [le répaglinide] et de l’AG EE 624 ZW [l’énantiomère (R)] après l’administration intraveineuse de 1 mg d’AG EE 388 ZW [le composé racémique 388]. La figure 2 présente les concentrations plasmatiques de l’AG EE 623 ZW et de l’AG EE 624 ZW après l’administration orale de 1 mg i.v. d’AG EE 388 ZW en solution à chacun des 12 hommes en santé volontaires. »

 

[348]       Je n’ai aucune hésitation à conclure que l’omission du texte visé dans le brevet canadien 851 a réellement été faite par inadvertance. Comme ce texte figure dans la demande et dans le brevet européens correspondants, il n’y aurait absolument aucune raison pour que les inventeurs l’omettent dans le brevet canadien ni aucun avantage pour eux à le faire.

 

[349]       De plus, il ressort clairement des témoignages de M. Derendorf et de M. Verspohl que la personne versée dans l’art qui lit le brevet ne serait pas induite en erreur par le texte manquant. Elle comprendrait que l’une des figures présente les concentrations plasmatiques après une administration orale et l’autre, après une administration intraveineuse, ce qui était mis en évidence par le taux d’absorption, c’est-à‑dire le délai nécessaire pour atteindre Cmax ou la concentration maximale dans le sang.

 

[350]       Comme l’a expliqué M. Derendorf, [traduction] « [i]l est bien connu que l’administration intraveineuse produit une biodisponibilité de 100 %, le médicament étant administré directement dans le plasma ». En fait, même M. Jamali a fini par admettre à contrecœur qu’il comprenait que les figures se rapportaient à différentes méthodes d’administration.

 

 

iv)        Les données des études

 

[351]       Cobalt allègue également que le brevet 851 est trompeur dans la mesure où il renvoie aux données des études mentionnées dans le mémoire descriptif. M. Jamali était en effet très critique à l’égard de ces renseignements. Je conviens avec les demanderesses que lorsqu’on tient compte de l’affidavit et du contre‑interrogatoire de M. Jamali, il devient manifeste qu’il traite le brevet selon la norme des articles de revues scientifiques avec comité de lecture. Fondamentalement, il se plaint que les inventeurs n’ont pas étayé leur invention avec les résultats de tous les essais qui ont été réalisés et les données correspondantes.

 

[352]       Il est bien établi dans la jurisprudence que la norme exigée pour l’obtention d’un brevet n’équivaut pas à la norme prescrite pour obtenir l’autorisation réglementaire à l’égard d’un médicament ou pour publier un article dans une revue avec comité de lecture : par exemple, voir la décision Pfizer Canada Inc. c. Novopharm Ltd., 2009 CF 638, 76 C.P.R. (4th) 83, au paragraphe 87.

 

[353]       Je reconnais que l’exigence relative à la divulgation est élevée dans les cas où l’utilité de l’invention n’a pas été établie et repose plutôt sur la prédiction valable : voir l’arrêt Eli Lilly Canada Inc. c. Apotex Inc., 2009 CAF 97, 78 C.P.R. (4th) 388, aux paragraphes 14 et 15. Cependant, en l’espèce, l’utilité n’a pas été affirmée sur la base d’une prédiction valable. Le seul affidavit qui commente directement les études de l’inventeur venait de M. Derendorf, qui a affirmé que l’utilité avait été établie à la date pertinente.

 

[354]       En outre, dans la mesure où les témoignages sur les données des études de MM. Mark, Grell et Derendorf contredisent celui de M. Jamali, je privilégie les témoignages de MM. Mark, Grell et Derendorf en regard de celui de M. Jamali.

 

[355]       Je reconnais que MM. Mark et Grell, auteurs de l’invention revendiquée dans le brevet 851, pouvaient avoir un intérêt à l’égard de l’issue de la procédure. Toutefois, M. Jamali a lui aussi participé à l’affaire tout au début et il a manifestement eu un rôle dans la rédaction de l’avis d’allégation de Cobalt.De plus, son allégeance aux intérêts de Cobalt ressortait de plusieurs manières. L’examen de la transcription de son contre‑interrogatoire fait voir qu’il était souvent très discursif dans ses réponses. Il était aussi très hésitant à admettre ce qui tombait sous le sens, par exemple qu’il est généralement préférable d’éviter l’administration de substances inutiles dans la mesure du possible, car ces substances, même inactives, doivent toujours être métabolisées par le foie.

 

[356]       J’ai trouvé particulièrement révélateur à cet égard l’échange suivant, qui porte spécifiquement sur la présentation des données des études dans le mémoire descriptif :

[traduction]

Q. D’accord. Donc, c’était le problème – même s’ils disent qu’il y a des résultats chez les humains – c’est le manque d’études produites dans ce brevet, ou les études qui n’y figurent pas, qui est votre grand problème?

 

R. Je vous suggère que l’omission de renseignements, je vous suggère [de renseignements] qui auraient été à leur disposition, car ils ont mené certaines études, et c’est là mon problème. Mon problème – l’un de mes problèmes – c’est que si vous me fournissez des données, pourquoi me donnez‑vous cette partie des renseignements et négligez‑vous ou décidez‑vous de ne pas me donner le reste? Je peux prendre le document, page 3, et vous le montrer, les données de la page 3.

 

Q. D’accord. Mais j’essaie simplement de mettre le doigt sur le problème – c’est votre grand problème lorsque vous abordez ce brevet?

 

R. Je ne sais pas si c’est mon grand problème. Je veux me réserver le droit de soulever un autre grand problème. [Voir la transcription de l’audience, aux pages 753 et 754, non souligné dans l’original]

 

 

[357]       Jer n’ai pas l’intention de traiter chacune des insuffisances alléguées de la présentation des données des études, compte tenu de ma conclusion générale qu’il faut privilégier les témoignages de MM. Mark, Grell et Derendorf sur la question. J’examinerai néanmoins ce que Cobalt prétend être un [traduction] « élément crucial » de son allégation en vertu de l’article 53. Il s’agit du fait que le mémoire descriptif ne divulgue rien à l’appui de l’affirmation que [traduction] « la survenue étonnamment rapide de l’abaissement du glucose sanguin par le [répaglinide] en regard du [racémique] » est une donnée provenant d’un seul sujet volontaire en santé, soit M. Grell lui‑même.

 

[358]       S’appuyant sur le témoignage de M. Jamali, Cobalt dit que cette affirmation est particulièrement trompeuse, car la référence à l’étude suit immédiatement un paragraphe décrivant des études comparatives réalisées auprès de six et douze personnes sur les concentrations plasmatiques respectives du répaglinide et du composé 388.

 

[359]       M. Grell explique au paragraphe 46 de son affidavit comment il a réalisé sur lui‑même un premier essai sur le répaglinide. M. Mark a expliqué que, bien que la valeur statistique d’une étude multi‑sujets soit supérieure, les résultats très probants observés par M. Grell étaient significatifs, même obtenus avec une seule personne. M. Derendorf partageait l’avis de M. Mark sur ce point.

 

[360]       On rappellera que Cobalt a été la première à produire sa preuve sur la question de la validité. Cobalt a présenté une requête en vue de présenter une preuve en réponse après avoir reçu les affidavits des demanderesses, qui comportaient notamment les données des études. Mais Cobalt n’a pas demandé l’autorisation de produire des éléments de preuve attaquant la validité des résultats des essais de M. Grell sur lui‑même.

 

[361]       En outre, je n’ai été saisie d’aucune preuve laissant entendre que les résultats obtenus par M. Grell n’étaient pas exacts.

 

[362]       Dans ces circonstances, je ne suis pas persuadée que le fait de ne pas avoir indiqué que l’information au sujet de l’effet étonnamment rapide du répaglinide provenait des essais menés sur M. Grell lui‑même correspond à une omission qui tomberait sous le coup du paragraphe 53(1).

 

[363]       Je ne suis pas convaincue non plus que l’absence de mention dans le brevet 851 que les études contestées sur le répaglinide avaient été menées sur des participants volontaires en santé, dont M. Grell, et non pas sur des patients diabétiques, équivaut à une omission de nature à faire jouer le paragraphe 53(1) de la Loi sur les brevets.

 

[364]       M. Mark a reconnu spontanément dans son contre‑interrogatoire que l’activité d’un médicament peut différer selon que le médicament est administré à des patients ou à des volontaires en santé. Toutefois, il a dit clairement que dans le cas d’agents tels que le répaglinide, qui stimulent la sécrétion de l’insuline, on peut néanmoins obtenir [traduction] « de bons biomarqueurs » à partir de volontaires en santé. Fait à noter, M. Jamali n’a pas soutenu le contraire.

 

 

v)         Les préoccupations en matière d’équité

 

[365]       Avant de passer à une autre question, je ferai remarquer que Cobalt a contre‑interrogé M. Mark et M. Grell assez longtemps, mais qu’il n’a questionné directement aucun des deux sur ses allégations en vertu de l’article 53 qu’il s’agissait d’omissions intentionnelles dans le brevet. Cela me semble très inéquitable. Si on a l’intention d’alléguer qu’un inventeur a induit le Bureau des brevets en erreur, l’équité élémentaire exige que l’allégation soit présentée ouvertement à l’inventeur et que celui‑ci ait l’occasion d’y répondre.

 

[366]       Cobalt s’appuie sur la décision Ratiopharm, précitée, au paragraphe 202, pour dire qu’on ne peut s’attendre de quelqu’un qu’il admette avoir fait quelque chose de mal, comme d’inclure intentionnellement des déclarations inexactes dans un brevet. J’en déduis que Cobalt laisse entendre qu’elle est en quelque sorte dégagée de toute obligation de communiquer aux inventeurs la substance de l’allégation faite en vertu de l’article 53. Je n’accepte pas cette suggestion.

 

[367]       On doit d’abord faire observer que dans l’affaire Ratiopharm, les omissions visées ont été exposées ouvertement au témoin et que les observations du juge Hughes étaient faites au cours de son évaluation de la réponse du témoin. De plus, comme l’a fait remarquer récemment le juge Zinn dans la décision Janssen-Ortho Inc. c. Canada (Ministre de la Santé), 2010 CF 42, [2010] A.C.F. 333 :

[125] La Cour d’appel fédérale a résumé dans les termes suivants, au paragraphe 25 de Green c. Canada (Conseil du Trésor), [2000] A.C.F. no 379 (C.A.F.) (QL), le principe énoncé dans Browne c. Dunn (1893), 6 R. 67 (C.L.) :

La jurisprudence Brown v. Dunn pose pour règle de preuve que dans le cas où la crédibilité d’un témoin est mise en doute à la lumière d’éléments de preuve qui contredisent son témoignage, il faut lui donner la pleine possibilité d’expliquer cette contradiction. Il s’agit là d’une règle fondée sur la justice et la raison. Son application est fonction des circonstances de la cause. Le juge des faits est toujours habilité à mettre en doute ou à rejeter tout témoignage rendu (J. Sopinka, S.N. Lederman et A.W. Bryant, The Law of Evidence in Canada, 2e éd. (Toronto : Butterworths, 1999), pages 954 à 957).

 

[126] La règle de Browne c. Dunn ne s’applique pas parfaitement en l’espèce car les demanderesses ne s’appuient pas sur une preuve contradictoire qui n’a pas été présentée aux témoins. Néanmoins, l’équité et la raison exigent que, lorsqu’une partie a l’intention de prétendre que les mots contenus dans un affidavit sont ceux d’un autre et ne traduisent pas l’opinion du déposant, elle doit soumettre la question au déposant afin qu’il puisse y répondre. [Non souligné dans l’original.]

 

 

[368]       Cette position s’applique a fortiori en l’espèce, du fait des allégations graves d’inconduite à l’encontre des inventeurs. Ces allégations soulevées, il incombait à Cobalt de questionner « ouvertement » les inventeurs pour savoir si les omissions dans le brevet étaient le produit d’une intention d’induire en erreur.

 

 

VIII)    Conclusion

 

[369]       Pour les motifs qui précèdent, j’ai conclu que l’allégation d’évidence faite par Cobalt est justifiée et que la demande est par conséquent rejetée.

 

IX)       Les dépens

 

[370]       Les parties conviennent que la partie ou les parties qui ont gain de cause ont droit à des dépens taxés au milieu de la fourchette prévue à la colonne IV. Sous réserve des observations ci‑dessous et des instructions suivantes, je suis d’accord que ces dépens sont appropriés en l’espèce.

 

[371]       Suivant l’exemple donné par le juge Hughes dans la décision Bristol-Myers Squibb Canada Co. c. Apotex Inc., 2009 CF 137, 74 C.P.R. (4th) 85 [Bristol-Myers Squibb], des dépens devraient être accordés pour la présence à l’audience d’un avocat principal et d’un avocat adjoint. S’agissant de la conduite des contre‑interrogatoires, les dépens d’un avocat principal et d’un avocat adjoint peuvent être taxés, si les avocats étaient présents. Toutefois, les dépens d’un seul avocat principal seront admis en défense lors d’un contre‑interrogatoire. Je n’accorde pas de dépens pour les autres avocats, internes ou externes, les étudiants, les parajuridiques ou les secrétaires.

 

[372]       Les parties conviennent également que la partie ou les parties ayant gain de cause devraient avoir droit à des débours raisonnables. Les demandes finales de débours de Cobalt dans son mémoire de frais s’élèvent à 270 000 $. Cette somme est largement inférieure aux débours demandés par les demanderesses. Après examen du mémoire de frais de Cobalt, je suis persuadée que le montant demandé est raisonnable.

 

[373]       Il reste la question d’établir la réduction à apporter, s’il y a lieu, aux dépens attribués à Cobalt compte tenu des allégations en vertu de l’article 53 de la Loi sur les brevets qui ont été rejetées.

 

[374]       Comme je l’ai déjà dit, les allégations en vertu de l’article 53 de la Loi sur les brevets impliquent la notion de fraude. Elles ne doivent donc pas être avancées à la légère, sans fondement suffisant sur des éléments de preuve, avec l’espoir qu’une preuve puisse surgir éventuellement à l’appui.

 

[375]       Comme le juge Hughes l’a observé dans la décision Apotex, précitée, « [l]e fait de soulever une question de fraude ou même un type de fraude tel que celui qui est prévu à l’article 53 et de ne pas poursuivre la question, ou de ne pas la prouver, entraînera des conséquences sérieuses sur le plan de l’adjudication des dépens »: au paragraphe 63.

 

[376]       L’examen de la jurisprudence révèle que dans certains cas où des allégations en vertu de l’article 53 sont avancées dans un avis d’allégation ou une action, puis finalement abandonnées, la Cour a réduit de 25 % les dépens et débours accordés à la société générique ayant eu gain de cause : voir Bristol-Myers Squibb, précitée, au paragraphe 189; Shire Biochem Inc. c. Canada (Ministre de la Santé), 2008 CF 538, 67 C.P.R. (4th) 94, au paragraphe 110; Apotex, précitée, au paragraphe 192.

 

[377]       Dans une autre affaire, l’innovateur ayant eu gain de cause a obtenu une hausse de 5 % de ses dépens en raison d’une allégation en vertu de l’article 53 de la Loi sur les brevets qui avait été abandonnée : voir Janssen-Ortho Inc. c. Apotex Inc., 2008 CF 744, 332 F.T.R. 1 au paragraphe 250, inf. par 2009 CAF 212, 75 C.P.R. (4th) 411.

 

[378]       Cobalt souligne que dans chacune de ces décisions, l’allégation faite en vertu de l’article 53 avait été abandonnée avant l’audience. J’en déduis que Cobalt suggère que d’avoir maintenu son allégation sans en démordre jusqu’à la fin devrait en quelque sorte jouer en sa faveur sur la question des dépens. Je ne suis pas d’accord. À mon avis, le fait que Cobalt n’ait pas limité ses pertes en abandonnant l’allégation plus tôt dans la procédure constitue un facteur aggravant plutôt qu’atténuant, dont on peut penser qu’il aurait joué en faveur d’une réduction des dépens supérieure aux réductions imposées dans les affaires citées ci‑dessus.

 

[379]       Cela dit, les demanderesses soutiennent qu’une réduction de 25 % des dépens et débours de Cobalt serait appropriée en l’espèce et c’est celle que j’ordonne.


JUGEMENT

 

 

 

LA COUR ORDONNE :

 

1.         La demande est rejetée;

 

2.         Cobalt a droit aux dépens en conformité avec les présents motifs.

 

 

 

« Anne Mactavish »

Juge

 

Traduction certifiée conforme

Christiane Bélanger, LL.L.

 



COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                                    T-1221-08

 

INTITULÉ :                                                   NOVO NORDISK CANADA INC. ET AL. c.

                                                                        COBALT PHARMACEUTICALS INC. ET AL.

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                             Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                           Les 17, 18, 19 et 20 mai 2010

 

MOTIFS PUBLICS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                                          LA JUGE MACTAVISH

 

DATE

DES MOTIFS ET DU JUGEMENT :          Le 3 août 2010

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Neil Belmore                                                             POUR LES DEMANDERESSES

Lindsay Neidrauer

Greg Beach

 

Tim Gilbert                                                                 POUR LA DÉFENDERESSE

Sana Halwani                                                             (COBALT PHARMACEUTICALS INC.)

Victor So

 

Personne n’a comparu                                                 POUR LE DÉFENDEUR

                                                                                   (SANTÉ CANADA)

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Belmore Mcintosh Neidrauer LLP                               POUR LES DEMANDERESSES

Toronto (Ontario)

 

Gilbert’S LLP                                                               POUR LA DÉFENDERESSE

Toronto (Ontario)                                                         (COBALT PHARMACEUTICAL INC.)

 

Myles J. Kirvan, c.r.                                                      POUR LE DÉFENDEUR

Sous‑procureur général du Canada                               (SANTÉ CANADA)

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