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Cour fédérale

 

Federal Court

 


Date : 20100618

Dossier : IMM-5446-09

Référence : 2010 CF 665

Ottawa (Ontario), le 18 juin 2010

EN PRÉSENCE DE MADAME LA JUGE SNIDER

 

 

ENTRE :

YURI BAYBAZAROV

demandeur

et

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

 

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

 

[1]               Le demandeur, M. Yuri Baybazarov, est citoyen russe. Il a présenté une demande de résidence permanente au Canada le 21 août 2006 en tant qu’investisseur, après avoir obtenu une décision de sélection positive à titre de membre de la catégorie des candidats de la province de l’Île‑du‑Prince‑Édouard. Dans une décision datée du 14 octobre 2009, un agent d’immigration en poste à Moscou, en Russie, a conclu que le demandeur était interdit de territoire aux termes de l’alinéa 37(1)b) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la LIPR) au motif qu’il se livrait, dans le cadre de la criminalité transnationale, à des activités telles le recyclage des produits de la criminalité.

 

[2]               M. Baybazarov demande le contrôle judiciaire de la décision au motif que l’agent a manqué à l’obligation d’équité procédurale en ne lui communiquant pas des éléments de preuve extrinsèques. Compte tenu des faits de l’espèce et pour les motifs qui suivent, je suis d’accord avec le demandeur et j’accueillerai la demande de contrôle judiciaire.

 

I.          Contexte

 

[3]               Après que le demandeur eut passé son entrevue à Moscou, le 21 juin 2007, l’agent a reçu deux documents :

 

1.                  Le message HQOC2532 (le rapport de l’ASFC), envoyé par la Section du crime organisé (SCO) de l’Agence des services frontaliers du Canada, un document portant la cote « SECRET ». La SCO recommandait un examen plus poussé des relations criminelles possibles du demandeur et [traduction] « de la provenance et de la légitimité des importantes sommes d’argent en question ».

 

2.                  Un rapport du Centre d’analyse des opérations et déclarations financières du Canada (CANAFE). Le CANAFE avait découvert des activités financières douteuses liées au demandeur, à son associé au Canada et à leur société, Nuspark Inc.

 

[4]               Le 23 juillet 2009, une lettre d’équité a été envoyée au demandeur. La lettre disait que l’agent avait des motifs raisonnables de croire que le demandeur était interdit de territoire aux termes de l’alinéa 37(1)b) de la LIPR.

[traduction]

Selon l’information que nous avons reçue d’organismes partenaires, vous et votre associé potentiel […] avez viré d’importantes sommes d’argent sur vos divers comptes bancaires au moyen du transfert électronique de fonds par l’intermédiaire de banques situées dans des pays comme la Suisse, Chypre et la Lettonie. (Non souligné dans l’original.)

 

[5]               Même si l’agent parle d’« organismes partenaires », il ne mentionne pas le rapport de l’ASFC ni celui du CANAFE. En outre, l’agent n’exprime aucun doute particulier concernant la source du revenu d’emploi du demandeur. L’agent d’immigration mentionne simplement neuf transactions effectuées entre le 6 octobre 2004 et le 5 juillet 2006. Le demandeur avait 90 jours pour répondre aux allégations de recyclage des produits de la criminalité.

 

[6]               Dans sa lettre de refus, l’agent justifie sa décision comme suit :

[traduction]

Vous soutenez que les fonds ont été tirés d’un emploi valide et légal occupé en Russie, mais vous n’avez pas réussi à prouver que la source de votre revenu d’emploi était totalement légitime ni à établir comment vous avez amassé votre important avoir net.

 

II. Analyse

 

[7]               En l’espèce, la question déterminante est celle de savoir s’il faut conclure que, en raison du rapport de l’ASFC (qui n’a pas été communiqué au demandeur), le demandeur n’a pas eu une occasion raisonnable de dissiper les doutes de l’agent quant à la source et à la légitimité de son revenu d’emploi, préoccupations qui ressortaient du rapport de l’ASFC.

 

[8]               Le demandeur soutient que l’agent s’est fondé sur le rapport de l’ASFC pour prendre sa décision finale. Parce que l’agent n’a pas mentionné le rapport de l’ASFC ou son contenu ni exprimé ses préoccupations concernant le revenu d’emploi du demandeur dans sa lettre d’équité, le demandeur n’a pas eu l’occasion de dissiper les doutes de l’agent. Le manquement à l’équité procédurale allégué par le demandeur repose essentiellement là-dessus (voir Rukmangathan c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 284, 247 F.T.R. 147; Khwaja c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 522, [2006] A.C.F. no 703 (QL); Mekonen c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 1133, 66 Imm. L.R. (3d), Suleyman c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 780, 330 F.T.R. 205).

 

[9]               Le défendeur soutient que, compte tenu des faits de l’espèce, il n’était pas nécessaire de divulguer le rapport de l’ASFC. Le demandeur n’a pas réussi à convaincre l’agent que les transactions mentionnées dans la lettre d’équité étaient légitimes. Ainsi, que le rapport de l’ASFC lui ait été communiqué ou non, le demandeur aurait quand même été déclaré interdit de territoire. En outre, le rapport de l’ASFC portait alors la cote « SECRET ». Le défendeur s’appuie sur Au c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2001 CFPI 243, 202 F.T.R. 57, pour soutenir que l’obligation d’équité n’est pas violée si le demandeur a la possibilité de répondre aux préoccupations que les documents soulèvent dans l’esprit de l’agent (au paragraphe 33).

 

[10]           La jurisprudence de la Cour établit clairement l’obligation d’équité de l’agent des visas en ce qui concerne les éléments de preuve extrinsèques.

 

[11]           D’abord et avant tout, il incombe au demandeur d’établir son droit à un visa. Le demandeur a la responsabilité de produire l’information nécessaire au traitement de sa demande. L’agent n’a pas l’obligation d’informer le demandeur de ses réserves qui découlent directement des exigences de la loi. L’agent n’est pas tenu non plus de fournir au demandeur un « résultat intermédiaire » des lacunes que comporte sa demande. Voir Rukmangathan, précitée, au paragraphe 23; Nabin c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 200, [2008] A.C.F. no 250, au paragraphe 7; Rahim c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 1252, 58 Imm. L.R. (3d) 80, au paragraphe 14.

 

[12]           Ensuite, l’agent doit informer le demandeur a) s’il a des doutes quant à la crédibilité, à l’exactitude ou à l’authenticité des renseignements fournis (voir Nabin, précitée, au paragraphe 8); b) s’il s’est fondé sur des éléments de preuve extrinsèques (voir Rukmangathan, précitée, au paragraphe 22; Nabin, précitée, au paragraphe 8; Mekonen, précitée, au paragraphe 4). Cette obligation vise à ce que le demandeur ait une occasion équitable et raisonnable de savoir ce qui lui est reproché et de dissiper les doutes.

 

[13]           Pour déterminer si la non-communication d’éléments de preuve extrinsèques équivaut à un manquement à l’équité procédurale, la juge Dawson a appliqué le critère de l’« outil d’assistance judiciaire ». Il s’agit de savoir si le document est destiné « à avoir une influence telle sur le décideur que la communication à l’avance est requise pour "équilibrer les chances" » (Mekonen, précitée, au paragraphe 19).

 

[14]           En définitive, quand un agent utilise des éléments de preuve extrinsèques, la question à se poser est la suivante (Mekonen, précitée, au paragraphe 27) :

[…] la question ne consiste pas à savoir si le rapport constitue ou contient la preuve de faits inconnus de la personne touchée par la décision, mais bien à savoir si la communication du rapport est requise pour que cette personne ait une possibilité raisonnable de participer d’une manière significative au processus de prise de décision.

 

[15]           Si nous appliquons ces principes à l’affaire qui nous occupe, il faut répondre à deux questions : a) les éléments de preuve extrinsèques constituaient-ils un outil d’assistance judiciaire?; b) la communication du rapport de l’ASFC était-elle requise pour que le demandeur ait une possibilité raisonnable de dissiper les doutes de l’agent d’une manière significative?

 

[16]           Pour répondre à la première question, je conclus que le rapport de l’ASFC est un outil d’assistance judiciaire. Ce rapport expose en détail un certain nombre d’allégations graves. Ces allégations semblent établir un lien entre le demandeur ou son entreprise d’édition et des acteurs connus du crime organisé. Au cours du contre-interrogatoire sur son affidavit, l’agent a été appelé à dire s’il s’était fondé sur le rapport de l’ASFC et a fait un aveu éloquent : [traduction] « J’en ai tenu compte, mais je ne l’ai pas mentionné dans la lettre d’équité procédurale. »

 

[17]           Parce que l’agent a admis s’être fondé sur le rapport de l’ASFC, et en raison des soupçons que le revenu de travail du demandeur avait éveillés chez l’agent, je répondrai également par l’affirmative à la deuxième question. Comme l’agent l’a admis, la lettre d’équité ne faisait pas mention du rapport de l’ASFC ni des allégations. Le rapport de l’ASFC (ou, à tout le moins, l’essentiel de son contenu, s’il fallait respecter le caractère secret du document) aurait dû être communiqué dans la lettre d’équité. Sans cette communication, le demandeur ne pouvait pas répondre de manière significative aux doutes concernant la légitimité de sa source de revenu.

 

[18]           Compte tenu des doutes suscités dans son esprit et de l’importance qu’il a accordée au rapport de l’ASFC au moment de rendre sa décision finale, l’agent aurait dû au moins soulever la question ou divulguer l’essentiel du rapport, ce qu’il n’a pas fait. Puisqu’il a omis de le faire, je conclus que l’agent a manqué à son obligation d’équité procédurale. Le demandeur n’avait aucune manière significative de répondre aux doutes particuliers de l’agent. En définitive, les règles du jeu n’étaient pas équilibrées.

 

III.       Conclusion

 

[19]           Compte tenu de ce qui précède, j’accueillerai la présente demande de contrôle judiciaire. Aucune partie n’a proposé de question aux fins de certification.

 

[20]           Dans son avis de demande, le demandeur prie la Cour de lui accorder ses dépens. Aucune raison spéciale ne justifierait l’adjudication de dépens en l’espèce; aucuns dépens ne seront donc accordés.


JUGEMENT

 

LA COUR STATUE que :

 

1.                  La demande de contrôle judiciaire est accueillie, la décision de l’agent est annulée et l’affaire est renvoyée à un autre agent pour qu’il rende une nouvelle décision.

 

2.                  Aucune question de portée générale n’est certifiée.

 

3.                  Les parties paieront leurs propres dépens.

 

 

« Judith A. Snider »

juge

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Johanne Brassard, trad. a.


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                         IMM-5446-09

 

INTITULÉ :                                       YURI BAYBAZAROV c.

                                                            LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 TORONTO (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               LE 3 JUIN 2010

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                              LA JUGE SNIDER

 

DATE DES MOTIFS :                      LE 18 JUIN 2010

 

COMPARUTIONS :

 

Stephen W. Green

Hilette Stein

 

POUR LE DEMANDEUR

Margherita Braccio

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Green and Spiegel LLP

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

Myles J. Kirvan

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 

 

 

 

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