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Cour fédérale

 

Federal Court


 

Date : 20100720

Dossier : IMM-5799-09

Référence : 2010 CF 765

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 20 juillet 2010

En présence de monsieur le juge Mandamin

 

 

ENTRE :

DEISY JULIETH DUITAMA GOMEZ,

EDISON GIOVANNI AMORTEGUI,

DANIEL ALEJANDRO AMORTEGUI DUITAMA et

LAURA SOFIA AMORTEGUI DUITAMA

demandeurs

 

 

et

 

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE

ET DE LA PROTECTION CIVILE

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

 

défendeurs

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

 

[1]           Mme Deisy Julieth Duitama Gomez, ainsi que les membres des sa famille immédiate, présentent une demande de contrôle judiciaire d’un examen des risques avant renvoi (ERAR) daté du 7 octobre 2009, dans lequel l’agente d’ERAR a conclu que les demandeurs ne seraient pas exposés personnellement à une menace à leur vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités s’ils retournaient en Colombie.

 

[2]          Mme Gomez (la demanderesse) est la demanderesse principale; son conjoint, ses deux enfants et elle-même sont citoyens de la Colombie. La demanderesse a été enlevée et violée par des membres des FARC, un groupe terroriste actif en Colombie. Elle craint que le groupe renouvelle ses efforts visant à lui extorquer de l’argent sous la menace de violence. L’agente a accepté les allégations d’enlèvement et de viol, mais elle n’a accordé aucun poids à la menace d’extorsion.

 

[3]          Pour les motifs qui suivent, j’accueille la demande de contrôle judiciaire.

 

Les faits

[4]          L’agente d’ERAR a fait le résumé suivant de l’affidavit de la demanderesse :

[traduction]

La demanderesse déclare que sa famille a été persécutée par les FARC en Colombie. Elle a soutenu que sa grand-mère et son frère ont hérité d’une ferme en Colombie et qu’ils ont été forcés de payer une vacuna aux FARC. Elle a déclaré que sa grand-mère et sa mère (qui habitaient à la ferme avec la demanderesse) ont décidé d’abandonner la ferme pour assurer leur sécurité et ont déménagé à Bogota. La demanderesse a déclaré qu’elle habitait avec sa grand-mère et que sa mère habitait dans une autre maison à Bogota. La demanderesse a soutenu que le 13 janvier 1997, les FARC ont réussi à retrouver sa mère et son frère et qu’ils les ont enlevés. Ils ont été relâchés après que la grand-mère de la demanderesse ait supplié les guérilleros de les relâcher et leur ait promis de leur donner de l’argent plus tard. La demanderesse a déclaré que sa mère a dénoncé son enlèvement aux autorités, mais qu’elle n’a pas mentionné le frère de la demanderesse, parce qu’elle craignait pour sa sécurité. La demanderesse a déclaré que sa mère a prévu sa fuite aux États-Unis, mais qu’elle n’a pas pu emmener ses enfants. Elle a déclaré que sa mère et son oncle se sont enfuis aux États-Unis, parce qu’ils ont réussi à obtenir des visas. Elle a soutenu que ses frères et sœurs habitaient comme elle avec sa grand-mère et qu’ils ont déménagé afin que les FARC ne les retrouvent pas. En 2002, la mère de la demanderesse est retournée en Colombie pour rendre visite à ses enfants et qu’elle a de nouveau été enlevée par les FARC et, éventuellement, a été relâchée. La demanderesse a déclaré que sa mère avait de nouveau dénoncé son enlèvement aux autorités, mais qu’elle avait refusé de préciser où ses enfants habitaient parce qu’elle craignait que les FARC obtiennent ces renseignements et s’attaquent à eux en guise de représailles. Après cet événement, la mère de la demanderesse est retournée aux États-Unis. La demanderesse a soutenu que le 18 septembre 2002, elle a été enlevée et violée par les FARC en raison de la dénonciation de sa mère. Elle a déclaré qu’elle a finalement été libérée et qu’elle est retournée chez sa grand-mère. La demanderesse a soutenu qu’elle craignait de téléphoner à la police, parce que les FARC l’apprendraient, tout comme ils avaient appris que sa mère avait fait des dénonciations. La demanderesse a déclaré qu’en mai 2004, elle a emménagé avec Giovani, qui est devenu son conjoint de fait. Elle a déclaré qu’elle avait été témoin d’une fusillade près de sa maison et qu’elle a plus tard réalisé qu’on avait probablement cru que l’homme qui a été abattu était son conjoint de fait. Elle a déclaré qu’elle a quitté la Colombie en octobre 2008 et qu’elle s’est rendue aux États‑Unis dans de grandes souffrances et tribulations.

 

 

[5]          Bien que ce résumé donne un aperçu du récit de la demanderesse, le récit comprenait des éléments supplémentaires qui montraient à quel point son degré de souffrance avait été important. L’agente d’ERAR n’a pas mentionné les circonstances entourant le viol ni les événements subséquents et ne les a pas mis en doute.

 

[6]          Les demandeurs ont présenté des observations et des documents à l’appui dans leur demande d’ERAR le 26 août 2009. Ils ont précisé que des preuves supplémentaires seraient présentées, y compris une évaluation psychologique de la demanderesse. L’agente d’ERAR a rendu sa décision défavorable cinq semaines plus tard, avant que les preuves supplémentaires des demandeurs aient été présentées.

 

[7]          Les demandeurs s’étaient déjà vu refuser l’occasion de présenter une demande d’ERAR en raison des circonstances de leur arrivée au Canada, qui a retenu l’attention de groupes de revendications et qui a fait l’objet d’une instance. Cependant, à mon avis, ces événements ne sont pas pertinents quant au présent contrôle judiciaire de la décision défavorable d’ERAR du 7 octobre 2009.

 

Les questions en litige

 

[8]          Les questions que j’ai à trancher dans le présent contrôle judiciaire sont les suivantes :

 

1.                  L’agente d’ERAR a-t-elle manqué au principe d’équité procédurale en n’attendant pas la présentation de la preuve supplémentaire des demandeurs?

 

2.                  L'agente d’ERAR a-t-elle commis une erreur lorsqu’elle a traité de la question de savoir s'il était possible de se prévaloir de la protection de l’État?

 

 

Les dispositions légales applicables

 

[9]          La Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, (2001, ch. 27) (la LIPR), prévoit à l’article 113 :

 

113. Il est disposé de la demande comme il suit :

a) le demandeur d’asile débouté ne peut présenter que des éléments de preuve survenus depuis le rejet ou qui n’étaient alors pas normalement accessibles ou, s’ils l’étaient, qu’il n’était pas raisonnable, dans les circonstances, de s’attendre à ce qu’il les ait présentés au moment du rejet;

b) une audience peut être tenue si le ministre l’estime requis compte tenu des facteurs réglementaires;

c) s’agissant du demandeur non visé au paragraphe 112(3), sur la base des articles 96 à 98;

d) s’agissant du demandeur visé au paragraphe 112(3), sur la base des éléments mentionnés à l’article 97 et, d’autre part :

(i) soit du fait que le demandeur interdit de territoire pour grande criminalité constitue un danger pour le public au Canada,

(ii) soit, dans le cas de tout autre demandeur, du fait que la demande devrait être rejetée en raison de la nature et de la gravité de ses actes passés ou du danger qu’il constitue pour la sécurité du Canada.

113. Consideration of an application for protection shall be as follows:

(a) an applicant whose claim to refugee protection has been rejected may present only new evidence that arose after the rejection or was not reasonably available, or that the applicant could not reasonably have been expected in the circumstances to have presented, at the time of the rejection;

(b) a hearing may be held if the Minister, on the basis of prescribed factors, is of the opinion that a hearing is required;

(c) in the case of an applicant not described in subsection 112(3), consideration shall be on the basis of sections 96 to 98;

(d) in the case of an applicant described in subsection 112(3), consideration shall be on the basis of the factors set out in section 97 and

(i) in the case of an applicant for protection who is inadmissible on grounds of serious criminality, whether they are a danger to the public in Canada, or

(ii) in the case of any other applicant, whether the application should be refused because of the nature and severity of acts committed by the applicant or because of the danger that the applicant constitutes to the security of Canada.

 

 

[10]      L’article167 du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés (le RIPR) (DORS/2002‑227), prévoit des facteurs précis dont l’agent doit tenir compte lorsqu’il examine si une audience est nécessaire. Cet article est libellé comme suit :

167. Pour l’application de l’alinéa 113b) de la Loi, les facteurs ci-après servent à décider si la tenue d’une audience est requise :

a) l’existence d’éléments de preuve relatifs aux éléments mentionnés aux articles 96 et 97 de la Loi qui soulèvent une question importante en ce qui concerne la crédibilité du demandeur;

b) l’importance de ces éléments de preuve pour la prise de la décision relative à la demande de protection;

c) la question de savoir si ces éléments de preuve, à supposer qu’ils soient admis, justifieraient que soit accordée la protection.

167. For the purpose of determining whether a hearing is required under paragraph 113(b) of the Act, the factors are the following:

(a) whether there is evidence that raises a serious issue of the applicant's credibility and is related to the factors set out in sections 96 and 97 of the Act;

(b) whether the evidence is central to the decision with respect to the application for protection; and

(c) whether the evidence, if accepted, would justify allowing the application for protection.

 

La norme de contrôle

 

[11]      Dans l’arrêt Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick (Dunsmuir), la Cour Suprême du Canada a déclaré qu’il n’y a maintenant que deux normes de contrôle en common law au Canada : la norme de la décision correcte et la norme de la décision raisonnable (paragraphe 34). La norme de la décision correcte s’applique généralement aux questions de droit, telles que les questions de justice naturelle ou d’équité procédurale. La norme de la décision raisonnable s’applique aux questions de fait ou aux questions mixtes de fait et de droit (paragraphe 51).

 

[12]      La Cour suprême a également soutenu qu'une analyse relative à la norme de contrôle ne s'impose pas dans tous les cas. Lorsque la norme de contrôle applicable à la question particulière soumise à la cour a déjà été réglée de façon appropriée par la jurisprudence, la cour de révision peut adopter cette norme de contrôle. Dunsmuir, paragraphe 57.

 

[13]      Les deux parties soutiennent que la norme de contrôle applicable aux décisions d’un agent fondées sur les faits et à la majorité des questions de fait et de droit est la décision raisonnable. Quant aux questions portant sur l’obligation d’un agent en matière d’équité procédurale envers le demandeur, la norme applicable est la décision correcte, Liu c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 877; Ram c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 548. Je suis d’accord.

 

[14]       En outre, je note que dans l'arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) c. Khosa, 2009 CSC 12, la Cour suprême du Canada a déclaré, au paragraphe 59 :

La raisonnabilité constitue une norme unique qui s’adapte au contexte. L’arrêt Dunsmuir avait notamment pour objectif de libérer les cours saisies d’une demande de contrôle judiciaire de ce que l’on est venu à considérer comme une complexité et un formalisme excessifs. Lorsque la norme de la raisonnabilité s’applique, elle commande la déférence. Les cours de révision ne peuvent substituer la solution qu’elles jugent elles-mêmes appropriée à celle qui a été retenue, mais doivent plutôt déterminer si celle-ci fait partie des « issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Dunsmuir, par. 47). Il peut exister plus d’une issue raisonnable. Néanmoins, si le processus et l’issue en cause cadrent bien avec les principes de justification, de transparence et d’intelligibilité, la cour de révision ne peut y substituer l’issue qui serait à son avis préférable.

 

Analyse

 

L’agente d’ERAR a-t-elle manqué à son obligation d’équité procédurale envers la demanderesse en n’attendant pas la présentation de la preuve supplémentaire ou en ne tenant pas d’audience?

 

La preuve additionnelle

 

[15]      L’agente d’ERAC n’a pas attention le rapport psychologique de la demanderesse et n’a pas accordé aux demandeurs une audience.

 

[16]      Le défendeur prétend que les demandeurs avaient eu l’occasion de présenter leurs observations pour l’ERAR. Ils ont présenté 250 pages de documents cinq semaines avant la décision.

 

[17]      Le défendeur soutient, en se fondant sur la décision Barrack c. Canada (ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008, CF 962, une affaire portant sur des motifs d’ordre humanitaire, que le demandeur a le fardeau de présenter une preuve pour toute présentation sur laquelle sa demande repose et que s’il présente une demande incomplète, il doit en subir les conséquences. Un agent d’ERAR n’a pas l’obligation d’approfondir son examen d’une demande déficiente.

 

[18]      Je souscris à ce principe, mais il ne s’applique pas en l’espèce. Les observations de la demanderesse étaient détaillées et complètes – l’opposé d’incomplet. En avisant l’agente que d’autres observations seraient présentées, la demanderesse a rempli son obligation d’étayer ses prétentions. Par exemple, l’agente d’ERAR a accepté les allégations de viol et d’enlèvement de la demanderesse et elle a été avisée qu’un rapport psychologique serait présenté afin de prouver les prétentions quant aux répercussions sur la santé mentale de la demanderesse et sur sa vulnérabilité.

 

[19]      La preuve documentaire démontre que les femmes sont très à risque d’être victimes d’agression sexuelle et d’autres crimes fondés sur le sexe en raison du conflit en Colombie. La demanderesse est une femme vulnérable qui est une victime connue de viol. Dans ces circonstances, les directives concernant les revendicatrices du statut de réfugié craignant d’être persécutées en raison de leur sexe, établies par le président conformément à l’alinéa 159(1)h) de la LIPR, s’appliquent et l’évaluation psychologique devrait être pertinente. L’agente d’ERAR n’a pas justifié pourquoi elle n’a pas tenu compte de l’évaluation psychologique à venir de la demanderesse, et elle n’a pas tenu compte des directives du président.

 

L’audience

[20]      Le défendeur soutient qu’une audience n’est pas nécessaire lorsque l’agent évalue le poids de la preuve et non la crédibilité. Lorsque la crédibilité est en question pour une preuve essentielle à la demande qui entraînerait raisonnablement l’accueil de la demande, le RIPR exige une audience.

 

[21]      La demanderesse soutient, correctement à mon avis, que l’évaluation que l’agente a faite de la preuve essentielle était fondée sur des conclusions déguisées de crédibilité. Elle mentionne la décision du juge MacKay dans Zokai c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 1581, au paragraphe 13 :

Je ne prétends pas que toute demande d’audience doit automatiquement être accordée. Il n’en demeure pas moins qu’en l’espèce, une demande d’audience a été formulée et que des faits ont été allégués à l’appui de cette demande. Pourtant, dans sa décision, l’agent chargé d’examiner les risques avant le renvoi ne précise pas s’il a examiné cette demande, il ne mentionne pas les faits allégués à l’appui ou les facteurs qui, aux termes du Règlement, doivent être soupesés lors de l’examen de la demande. Qui plus est, l’agent a essentiellement décidé qu’il ne fallait pas ajouter foi au récit du demandeur ou aux craintes qu’il affirmait avoir. Ce faisant, l’agent a effectivement écarté le témoignage du demandeur, estimant qu’il n’était pas digne de foi, sans pour autant mentionner explicitement qu’il y avait un problème de crédibilité. La démarche que l’agent a suivie pour rendre sa décision était en fin de compte inéquitable, d’autant plus que la célérité avec laquelle il l’a rendue a empêché le demandeur de présenter ses preuves à l’appui dans un délai raisonnable.

[Non souligné dans l’original.]

 

 

 

[22]      L’agente d’ERAR a conclu qu’il n’y a pas suffisamment de preuves démontrant que les demandeurs seraient ciblés par un groupe terroriste en Colombie. L’agente d’ERAR a noté que la mère de la demanderesse a seulement mentionné le prix élevé de la rançon que les auteurs de son enlèvement ont demandé parce qu’elle avait des parents à l’étranger. L’agente n’a pas tenu compte de la preuve parce qu’elle n’a pas mentionné les demandes des auteurs de l’enlèvement quant au paiement d’une vacuna (c’est‑à‑dire une taxe de guerre) pour la ferme familiale lorsqu’elle a fait ces dénonciations auprès de la police après chacun de ses deux enlèvements. L’agente a tiré cette conclusion sans tenir compte du fait que les deux enlèvements ont eu lieu après que la grand-mère et la mère aient abandonné la ferme aux FARC.

 

[23]      De plus, la demanderesse soutient dans son affidavit que sa mère et sa grand-mère ont été forcées de payer aux FARC la vacuna et, plus tard, d’entreposer des produits illégaux sur leur ferme. Lorsqu’elles n’ont plus été en meure de payer, qu’elles ont abandonné la ferme et ont déménagé à Bogota, où elles croyaient être en sécurité. Cependant, les FARC ont enlevé la mère et le frère de la demanderesse et ont demandé ne rançon. La demanderesse avait 13 ans à l’époque et elle habitait à la maison de sa grand-mère. Un jour, elle a répondu à la porte pour recevoir un paquet destiné à sa grand-mère. Le paquet contenait les extrémités des doigts de sa mère pour appuyer la demande d’argent. La preuve médicale de sa mère au dossier montre que, parmi d’autres signes de blessures, il lui manque les premières jointures de deux doigts à la main gauche.

 

[24]      La demanderesse a aussi précisé les circonstances de son propre enlèvement et viol. Elle a affirmé :

[traduction]

Le lendemain matin, l’un d’entre eux (les auteurs de l’enlèvement) est venu me voir et il parlait au téléphone avec ma grand-mère. Il m’a dit de lui dire bonjour et de lui dire à quel point ils me traitaient bien. Je pleurais et ma grand-mère pleurait aussi. Il a alors dit à ma grand-mère que c’est ce qui arrivait aux gens qui parlent trop, que c’était parce que ma mère avait dénoncé son enlèvement. Ils ont dit qu’ils nous extermineraient tous, puis il a raccroché.

 

[25]      De plus, l’agente d’ERAR note que la demanderesse a fourni la traduction d’une lettre datée du 18 mars 2009 d’un psychiatre à Bogota. La lettre précise que la demanderesse a été traitée pour un délire de persécution, des tentatives de suicide, un traumatisme dû au viol et de la claustrophobie. Il s’agit d’une confirmation indépendante du récit de la demanderesse au sujet de l’agression sexuelle et souligne la souffrance que cette agression lui a causée. L’agente note que la traduction montre que la demanderesse recevait des traitements à Bogota en mars 2009, mais pendant ce mois, la demanderesse était en détention au Canada. En particulier, l’agente écrit : [traduction] « [e]n l’absence d’une explication, je n’y accorde aucun poids. » L’agente a trouvé une contradiction qui aurait pu attaquer la crédibilité de la demanderesse, ce qui aurait dû créer le besoin de tenir une audience au cas où il y aurait eu un malentendu. Cependant, comme il n’y a pas eu d’audience, la demanderesse n’a pas eu l’occasion de présenter une explication.

 

[26]      Je conclus que l’agente a soulevé des questions qui visaient la crédibilité de la demanderesse au sujet de facteurs pertinents quant à l’article 97 de la LIPR. Cette preuve est essentielle à la question de savoir si la demande aurait été acceptée si elle avait été évaluée correctement.

 

[27]      Je conclus que l’agente d’ERAR a tiré une conclusion défavorable quant à la crédibilité de la preuve de la demanderesse et qu’elle ne lui a pas offert l’occasion de répondre à cette conclusion, comme elle aurait dû le faire, dans le cadre d’une audience tenue conformément à l’article 167 du RIPR.

 

L'agente d'ERAR a-t-elle commis une erreur lorsqu'elle a traité de la question de savoir s'il était possible de se prévaloir de la protection de l'État?

 

 

[28]      Enfin, le défendeur appuie l’évaluation que l’agente d’ERAR a faite de la preuve au sujet de la protection de l’État. Il soutient qu'il incombe au demandeur de « produire une preuve pertinente, digne de foi et convaincante qui démontre au juge des faits, selon la prépondérance des probabilités, que la protection accordée par l'État en question est insuffisante ».Voir l'arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) c. Flores Carrillo, 2008 CAF 94, au paragraphe 30.

 

[29]      Dans l’arrêt Ward c. Canada (procureur général), [1993] A.C.S no 74, la Cour suprême du Canada a conclu que le critère permettant de déterminer si un État est en mesure de protéger un citoyen possède deux volets. Premièrement, une situation où la protection de l’État « aurait pu raisonnablement être assurée » mettra en échec le défaut du demandeur de se prévaloir de la protection de l’État. Deuxièmement, du côté pratique, le demandeur doit présenter une confirmation claire et convaincante de l’incapacité de l’État de le protéger. Cette preuve peut être liée au demandeur ou à une personne vivant une situation semblable.

 

[30]      La Cour d’appel fédérale a reconnu dans l’arrêt Hinzman c. Canada (ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CAF 171, qu’il peut y avoir des « circonstances exceptionnelles » lors desquelles un demandeur peut ne pas avoir à épuiser toutes les protections possibles découlant de la protection de l’État.

 

[31]      Dans la décision Flores Zepeda c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) 2008 CF 491, au paragraphe 16, la juge Tremblay-Lamer a expliqué :

 

Je suis d'ailleurs d'avis que la nécessité de s'exposer à un risque pour épuiser tous les recours constituerait une « circonstance exceptionnelle » visée par la Cour d'appel dans l'arrêt Hinzman, précité.

[Non souligné dans l’original.]

 

 

 

[32]      Lorsqu’elle a évalué si la demanderesse avait réfuté la présomption de la protection de l’État, l’agente d’ERAR a soutenu que les demandeurs n’avaient pas cherché à obtenir la protection de la Colombie. L’agente fait valoir que la demanderesse s’est plutôt fondée sur l’expérience de sa mère lorsqu’elle a dénoncé ses enlèvements aux mains des FARC. L’agente ajoute que ces enlèvements ont eu lieu en 1997 et en 2002. Elle a aussi noté que la mère et la grand-mère du conjoint de fait de la demanderesse habitent toujours en Colombie.

 

[33]      Cependant, l’agente d’ERAR a choisi de ne pas tenir compte des conséquences des dénonciations de la mère de la demanderesse. La mère a présenté sa première dénonciation aux autorités en 1997 et elle a ensuite été enlevée à nouveau en 2002 lorsqu’elle s’est rendue en Colombie pour voir ses enfants. La deuxième dénonciation de la mère a entraîné l’enlèvement de la demanderesse et son agression sexuelle en 2004.

 

[34]      L’agente fait abstraction de l’absurdité flagrante dans le cas de la demanderesse, soit le fait que dénoncer les FARC à la police invite des conséquences terribles; dans le présent cas, l’enlèvement et l’agression sexuelle. Plutôt que de traiter de cette question directement, l’agente généralise au sujet d’un déclin constant dans les enlèvements effectués par les FARC entre 2002 et 2006 et conclut que les FARC subissent [traduction] « un déclin irréversible » et qu’ils [traduction] « s’affaiblissent ». Les généralisations de l’agente ne répondent pas aux allégations précises et fondées de la demanderesse selon lesquelles la police ne l’a pas aidée et n’a pas aidé sa mère, une personne vivant une situation semblable. Ce lien manquant dément l’analyse incomplète de l’agente et rend sa conclusion déraisonnable.

 

Conclusion

 

[35]      Je conclus que l’agente d’ERAR a commis une erreur en n’attendant pas la preuve supplémentaire et en ne présentant pas de motifs justifiant la raison pour laquelle elle n’a pas attendu cette preuve, soit la preuve psychologique concernant les effets que l’agression sexuelle des FARC a eus sur la demanderesse. En soi, cela ne peut pas trancher la question de savoir si la demande devrait être accueillie. Cependant, en ajoutant cette erreur au fait que l’agente n’a pas accordé à la demanderesse une audience au sujet de conclusions qui attaquaient la crédibilité de la demanderesse, l’agente a manqué à son obligation d’équité procédurale.

 

[36]      De plus, l’agente n’a pas correctement évalué le dossier de la demanderesse et ses raisons pour ne pas s’être prévalue de la protection de l’État compte tenu de la preuve concernant les conséquences des deux dénonciations de sa mère. Cela a entraîné une analyse incomplète et rend la conclusion au sujet de la protection déraisonnable.

 

[37]      La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

 

[38]      Les parties n'ont soumis aucune question aux fins de certification et, à mon avis, il n'y a pas de question à certifier dans ce dossier.

 

[39]      Aucune ordonnance n'est rendue quant aux dépens.

 


JUGEMENT

LA COUR STATUE QUE :

 

1.                  La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

2.                  Les parties n'ont soumis aucune question aux fins de certification et, à mon avis, il n'y a pas de question à certifier dans ce dossier.

3.                  Aucune ordonnance n'est rendue quant aux dépens.

 

 

« Leonard S. Mandamin »

Juge

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Evelyne Swenne, traductrice


Cour fédérale

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                        IMM-5799-09

 

 

INTITULÉ :                                       DEISY JULIETH DUITAMA GOMEZ ET AL. et LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE ET AL.

 

 

LIEU DE L'AUDIENCE :                 TORONTO (ONTARIO)

 

 

DATE DE L'AUDIENCE :               LE 13 JUILLET 2010

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                              LE JUGE MANDAMIN         

 

 

DATE DES MOTIFS :                      LE 20 JUILLET 2010

 

 

COMPARUTIONS :

 

Lina Anani

 

POUR LA DEMANDERESSE

Gregory G. George

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Lina Anani

Toronto (Ontario)

 

POUR LA DEMANDERESSE

Myles J. Kirvan

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

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