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Cour fédérale

 

Federal Court


 

 

 Date : 20100721

Dossier : IMM-5420-09

Référence : 2010 CF 763

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario,) le 21 juillet 2010

En présence de monsieur le juge Kelen

 

 

ENTRE :

CARMEN ALICIA BELTRAN ESPINOZA et

JOCELYN BELTRAN BELTRAN

 

demanderesses

et

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

défendeur

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire visant la décision du 24 septembre 2009 par laquelle la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la SPR) a conclu que les demanderesses n’étaient ni des réfugiées au sens de la Convention ni des personnes à protéger aux fins des articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la LIPR), comme elles manquaient de crédibilité, qu’elles pouvaient se réclamer de la protection de leur État et qu’elles disposaient, à Mexico, d’une possibilité de refuge intérieur (PRI).

 

LES FAITS

Le contexte

[2]               Les deux demanderesses sont des citoyennes du Mexique. La première, Mme Carmen Alicia Beltran Espinoza, est une veuve de 46 ans, et elle est la mère de Jocelyn Beltran Beltran, la seconde demanderesse, âgée de 15 ans. Mme Espinoza a aussi deux fils, qui ne sont pas parties à la présente instance, et elle a eu un beau-fils, maintenant décédé. Edgar Beltran Beltran, le fils âgé de 24 ans de Mme Espinoza, était initialement partie à la présente instance, mais il a ensuite déposé un avis de renonciation. Rogelio Beltran Beltran, le fils aîné âgé, de 27 ans, de Mme Espinoza, est actuellement incarcéré aux États-Unis pour des crimes liés à la drogue. Abel Beltran Leyva, le beau-fils décédé de Mme Espinoza, a été tué par un tir de mitrailleuse en provenance d’un véhicule en marche.

 

[3]               Les demanderesses sont entrées au Canada le 8 mai 2007, à l’Aéroport international Lester B. Pearson, et elles ont demandé l’asile le 5 juillet de la même année. À compter du 28 avril 2009, un tribunal de la SPR a procédé à l’instruction, en trois séances, de leur demande d’asile.

 

[4]               Les demanderesses sont des résidantes de la ville de Culiacán, située dans l’État du Sinaloa, dans le Nord-Ouest du Mexique. Mme Espinoza était propriétaire d’une entreprise d’embouteillage, actuellement administrée par son frère. Elle soutient que son beau-fils Abel, associé au cartel de la drogue du Sinaloa, a été kidnappé en 2006 parce qu’il devait, ou que son demi-frère Rogelio devait, au cartel de l’argent tiré de la drogue. Mme Espinoza, qui n’a qu’une connaissance directe restreinte des faits ayant entouré l’enlèvement d’Abel, a néanmoins déclaré ce qui suit :

-         Rogelio est emprisonné aux États-Unis pour des infractions liées à la drogue, il fournit des renseignements aux autorités états-uniennes et il perd des centaines de milliers de dollars, en drogues et en argent tiré de la drogue que le cartel du Sinaloa lui avait confiés.

-         Abel a été kidnappé en novembre 2006.

-         Des membres du cartel ont approché Mme Espinoza et lui ont demandé de payer une rançon pour faire libérer Abel.

-         Mme Espinoza a consenti à transférer au cartel, à titre de paiement, la propriété de deux de ses maisons.

-         Les transactions n’ont pu aboutir en raison de vices de titre.

-         Abel a été libéré en décembre 2006, après qu’il eut été convenu qu’il acquitterait la dette.

-         Abel s’est enfui en Europe en janvier ou en février 2007. Un an et demi plus tard il est retourné au Mexique, où il a été assassiné le 24 juillet 2008.

-         Un employé du Bureau du procureur public a communiqué avec Mme Espinoza peu après l’enlèvement d’Abel et a dit que Rogelio devait de l’argent à un membre du cartel; il a demandé à Mme Espinoza de rencontrer cette personne; elle a refusé (cette personne est désignée comme étant le « policier corrompu »).

 

[5]               En février 2007, on a attenté à la vie d’un voisin immédiat des demanderesses, le chef du corps de police municipal. Les demanderesses et Edgar ont entendu les coups tirés dans la maison voisine et ils ont alors craint pour leur vie. Le 8 mai 2007, ils se sont enfuis du Mexique. Les demanderesses ont demandé l’asile le 5 juillet 2007, tandis qu’Edgar a choisi de rentrer au Mexique en octobre 2007. Edgar est toutefois revenu au Canada le 13 septembre 2008, après le meurtre d’Abel, et il a lui aussi demandé l’asile.

 

La décision à l’examen

[6]                Le 24 septembre 2009, la SPR a rejeté la demande d’asile. Selon la SPR, les demanderesses manquaient de crédibilité, elles pouvaient se réclamer de la protection de leur État et elles disposaient d’une possibilité de refuge intérieur.

 

[7]               Il y a eu au cours de l’audience devant la SPR des échanges animés entre Mme Espinoza et l’agent de protection des réfugiés (l’agent). Le commissaire de la SPR a reconnu dans la décision que le comportement de l’agent avait été hostile et, à un moment, même condescendant. La SPR a tenu compte des Directives n° 8 - Directives sur les procédures concernant les personnes vulnérables qui comparaissent devant la CISR (les Directives n° 8) dans l’appréciation de la preuve des demanderesses.

 

[8]               La SPR a conclu que le témoignage de Mme Espinoza relatif à l’enlèvement et au meurtre d’Abel manquait de crédibilité pour les raisons qui suivent :

-         Il n'était pas vraisemblable que Mme Espinoza n’ait jamais eu connaissance du montant exact de la rançon réclamée par les ravisseurs vu l’importance des communications entre elle et ces derniers.

-         Il n'y avait pas de preuve prépondérante quant à savoir qui avait assassiné Abel ni si le meurtre avait un lien quelconque avec le cartel du Sinaloa.

-         Il était peu clair si les malfaiteurs armés visaient à tuer Abel ou son ami, ou les deux à la fois.

-         Les médias qui ont rapporté le meurtre n’ont fait aucunement état du cartel du  Sinaloa.

-         Dans les déclarations à la police faites par l’épouse d’Abel, il n’a jamais été question d’ennuis que ce dernier aurait pu avoir, pas plus que de son enlèvement.

La SPR a conclu, pour ces motifs, qu’Abel n’avait pas été victime du cartel du Sinaloa, mais bien plutôt d’un acte de criminalité générale. La SPR a en outre conclu qu’il n’y avait aucun lien entre le meurtre d’Abel et les allégations des demanderesses, et que le récit de ce meurtre avait été ajouté pour étayer la demande d’asile.

 

[9]               La SPR a conclu que les demanderesses n’avaient jamais tenté de communiquer avec la police ni avec une autre autorité quelconque. La SPR a reconnu l’existence de graves problèmes de corruption et d’impunité entachant la justice mexicaine, et admis que les demanderesses avaient pu avoir affaire à un policier corrompu. La SPR a toutefois établi que les demanderesses n’avaient pas réfuté la présomption de protection de l’État au moyen d’une preuve « claire et convaincante », parce qu'elles n’avaient tenté d’emprunter aucune des voies permettant d’obtenir une telle protection au Mexique.

 

[10]           La SPR a également conclu que la ville de Mexico constituait une PRI valable parce qu’elle était située loin de Culiacán, dans un État différent, et que s’y trouvaient des services et institutions d’application de la loi qui permettraient aux demanderesses d’échapper à la corruption de policiers locaux et de bénéficier de la protection de l’État. Selon la SPR, les problèmes rencontrés par l’État au Mexique en matière de corruption, de criminalité et d’impunité ne dénotaient pas de manière plus générale l’instabilité de l’État ou son refus d’offrir sa protection. Une protection adéquate de l’État était ainsi disponible dans la PRI. La demande d’asile a par conséquent été rejetée.

 

LES DISPOSITIONS LÉGALES PERTINENTES

[11]           L’article 96 de la LIPR, reproduit ci-après, accorde protection aux réfugiés au sens de la Convention :

96. A qualité de réfugié au

sens de la Convention — le

réfugié — la personne qui,

craignant avec raison d’être

persécutée du fait de sa race,

de sa religion, de sa

nationalité, de son

appartenance à un groupe

social ou de ses opinions

politiques :

 

a) soit se trouve hors de tout

pays dont elle a la nationalité

et ne peut ou, du fait de cette

crainte, ne veut se réclamer de

la protection de chacun de ces

pays;

 

b) soit, si elle n’a pas de

nationalité et se trouve hors du

pays dans lequel elle avait sa

résidence habituelle, ne peut

ni, du fait de cette crainte, ne

veut y retourner.

96. A Convention refugee is a

person who, by reason of a

well-founded fear of

persecution for reasons of race,

religion, nationality,

membership in a particular

social group or political

opinion,

 

(a) is outside each of their

countries of nationality and is

unable or, by reason of that

fear, unwilling to avail

themself of the protection of

each of those countries; or

 

(b) not having a country of

nationality, is outside the

country of their former habitual residence and is unable or, by reason of that fear, unwilling to return to that country.

 

[12]           L’article 97 de la LIPR accorde pour sa part protection, comme suit, à certaines catégories de personnes :

97. (1) A qualité de personne à

protéger la personne qui se

trouve au Canada et serait

personnellement, par son

renvoi vers tout pays dont elle

a la nationalité ou, si elle n’a

pas de nationalité, dans lequel

elle avait sa résidence

habituelle, exposée :

 

a) soit au risque, s’il y a des

motifs sérieux de le croire,

d’être soumise à la torture au

sens de l’article premier de la

Convention contre la torture;

 

b) soit à une menace à sa vie

ou au risque de traitements ou

peines cruels et inusités dans

le cas suivant :

(i) elle ne peut ou, de ce fait, ne veut se réclamer de la

protection de ce pays,

(ii) elle y est exposée en tout

lieu de ce pays alors que

d’autres personnes originaires

de ce pays ou qui s’y trouvent

ne le sont généralement pas,

(iii) la menace ou le risque ne

résulte pas de sanctions

légitimes — sauf celles

infligées au mépris des normes

internationales — et inhérents

à celles-ci ou occasionnés par

elles,

(iv) la menace ou le risque ne

résulte pas de l’incapacité du

pays de fournir des soins

médicaux ou de santé

adéquats.

97. (1) A person in need of

protection is a person in

Canada whose removal to their

country or countries of

nationality or, if they do not

have a country of nationality,

their country of former

habitual residence, would

subject them personally

 

(a) to a danger, believed on

substantial grounds to exist, of

torture within the meaning

of Article 1 of the Convention

Against Torture; or

 

(b) to a risk to their life or to a

risk of cruel and unusual

treatment or punishment if

(i) the person is unable or,

because of that risk, unwilling

to avail themself of the

protection of that country,

(ii) the risk would be faced by

the person in every part of that

country and is not faced

generally by other individuals

in or from that country,

(iii) the risk is not inherent or

incidental to lawful sanctions,

unless imposed in disregard

of accepted international

standards, and

(iv) the risk is not caused by

the inability of that country to

provide adequate health or

medical care.

 

LES QUESTIONS EN LITIGE

[13]           Les demanderesses soulèvent les questions qui suivent :  

1.      La SPR a-t-elle commis une erreur en tirant ses conclusions quant à la crédibilité?

2.      La SPR a-t-elle mal compris la preuve dont elle était saisie ou fait abstraction de cette preuve?

3.      La SPR a-t-elle analysé erronément la question de la protection de l’État?

4.      La SPR a-t-elle analysé erronément la question de la possibilité de refuge intérieur?

 

LA NORME DE CONTRÔLE

[14]           La Cour suprême du Canada a statué dans l’arrêt Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, 372 N.R. 1, au paragraphe 62, que la première étape à suivre lorsqu’on procédait à l’analyse de la norme de contrôle applicable consistait à vérifier « si la jurisprudence établi[ssait] déjà de manière satisfaisante le degré de déférence correspondant à une catégorie de questions en particulier » (se reporter également à l’arrêt Khosa c. Canada (MCI), 2009 CSC 12 (le juge Binnie, paragraphe 53)).

 

[15]           Les questions de crédibilité, de protection de l’État et de PRI mettent en cause des conclusions de fait et des conclusions mixtes de fait et de droit. Il est clair, par suite des arrêts Dunsmuir et Khosa, que la norme de contrôle judiciaire applicable à ces questions est la raisonnabilité. La jurisprudence récente a d’ailleurs confirmé que la question de savoir si le demandeur disposait ou non d’une PRI valable appelait la raisonnabilité (Mejia c. Canada (MCI), 2009 CF 354 (le juge Russell, paragraphe 29); Syvyryn c. Canada (MCI), 2009 CF 1027, 84 Imm. L.R. (3d) 316 (la juge Snider, paragraphe 3); Perea c. Canada (MCI), 2009 CF 1173 (le soussigné, paragraphe 23)).

 

[16]           En examinant la décision de la Commission en fonction de la raisonnabilité, la Cour s’attardera « à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel, ainsi qu’ à l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Dunsmuir, précité, paragraphe 47; Khosa, précité, paragraphe 59).

 

La 1re question en litigeLa SPR a-t-elle commis une erreur en tirant ses conclusions quant à la crédibilité?

 

[17]           Les demanderesses soutiennent qu’il n’était pas raisonnable pour la SPR de tirer des conclusions défavorables quant à la crédibilité en s’appuyant sur les facteurs qui suivent : 

  1. le manque de preuve concernant la participation du cartel du Sinaloa à la persécution des demanderesses;

 

  1. le fait que Mme Espinoza ne connaissait pas le montant exact de la rançon demandée pour faire libérer Abel;

 

  1. le témoignage fait par Mme Espinoza en réponse aux questions posées par l’agent, sans qu’ait d’abord été pris en compte le rapport psychologique ainsi que l’incidence du comportement de l’agent sur le témoignage;

 

4.      l’incertitude quant à savoir si les malfaiteurs armés avaient cherché à tuer Abel, son ami, ou les deux à la fois;

  1. le fait que le journal, lorsqu’il avait rapporté le meurtre d’Abel, par tir de mitrailleuse en provenance d’un véhicule en marche, n’avait pas mis le cartel en cause;

 

  1. le fait que l’épouse d’Abel, dans sa déclaration à la police, n’avait pas mentionné que le cartel du Sinaloa était responsable du meurtre de son mari;

 

  1. le fait pour Edgar de s’être réclamé à nouveau de la protection du Mexique après être entré une première fois au Canada avec les demanderesses en mai 2007.

 

[18]           La Cour conclut que le rôle joué par le cartel du Sinaloa est un élément central de la revendication des demanderesses. Celles-ci n’ont pu fournir une preuve directe de l’implication de ce cartel. Le témoignage irréfuté d’Edgar (transcription de la séance du 15 juillet 2009, pages 37 et 38) permet toutefois de comprendre pourquoi les demanderesses sont d’avis que l’auteur de leur persécution c’est le cartel du Sinaloa :

[traduction]

COMMISSAIRE – Bien, ce que je dois établir, c’est pour quel motif vous estimez ou supposez que les personnes qui ont assassiné Abel, ont procédé à son enlèvement ou ont demandé de l’argent ou des propriétés en échange de sa mise en liberté étaient membres du cartel du Sinaloa? C’est ce qu’il me faut comprendre. Autrement dit, pour quel motif est-ce que vous l’estimez ou le supposez?

 

DEMANDEUR D’ASILE (M. BELTRAN BELTRAN) – C’est que l’argent dû par Rogelio, c’est au cartel qu’il appartient.

 

COMMISSAIRE – Rogelio vous a-t-il dit qu’il avait lui-même un lien avec le cartel de Sinaloa ou, vous savez, qu’il exerçait lui-même une activité quelconque liée au cartel? En d’autres mots, avez-vous appris de Rogelio qu'il faisait des affaires avec le cartel de Sinaloa?

 

DEMANDEUR D’ASILE (M. BELTRAN BELTRAN) – Il l’a dit indirectement, parce qu'il a déclaré que nous ne devrions plus vivre au Mexique.

 

COMMISSAIRE – Ça ne veut pas dire – ça ne me dit pas qu’il a déclaré faire affaires avec le cartel du Sinaloa.

 

DEMANDEUR D’ASILE (M. BELTRAN BELTRAN) – Mais il y a l’information, les rapports sur la capture.

 

COMMISSAIRE – La capture de qui?

 

DEMANDEUR D’ASILE (M. BELTRAN BELTRAN) – De  Rogelio.

 

COMMISSAIRE – Et qu’est-ce  – cela veut-il dire que c’est en raison de ses liens avec – des affaires traitées avec le cartel du Sinaloa?

 

[…]

 

DEMANDEUR D’ASILE (M. BELTRAN BELTRAN) – Je le crois.

 

[…]

 

COMMISSAIRE – Bon, cette, cette lettre en particulier ne fait pas mention du cartel du Sinaloa. On y parle d’activités liées à la drogue au Mexique. Disposez-vous de quelque autre information qui vous fasse, vous savez, supposer que Rogelio devait de l’argent au cartel du Sinaloa?

 

DEMANDEUR D’ASILE (M. BELTRAN BELTRAN) – Non, je n’ai pas d’autre information.

 

L’incapacité d’Edgar de fournir une preuve directe de l’implication du cartel a conduit la SPR à conclure que les allégations faites par les demanderesses à ce sujet étaient de pures hypothèses. À mon avis, toutefois, il n’était pas raisonnable pour la SPR de conclure pour ce motif que les demanderesses n’étaient pas crédibles.

 

[19]           La Cour conclut que la preuve directe de la participation d’un cartel de la drogue déterminé à une campagne de persécution ne peut habituellement être faite avec l’appui de documents, et que les demanderesses ont raisonnablement déduit être la cible du cartel du Sinaloa compte tenu des facteurs qui suivent :

1.      L’État du Sinaloa est le lieu d’origine du cartel de la drogue du Sinaloa, une organisation criminelle de premier plan.

2.      Rogelio a pris part aux activités de ce cartel de la drogue au Mexique et aux États-Unis, et il a peur de retourner chez lui après la fin de sa détention dans une prison états-unienne, en raison de sa coopération avec les autorités états-uniennes et de sa perte de l’argent et des drogues appartenant au cartel.

3.      Abel a pris part à des crimes liés à la drogue, ce qui a conduit à son enlèvement par un cartel pour non-paiement par Rogelio de ses dettes.

4.      Il n’était pas raisonnable de s’attendre à ce que le journal, dans son récit du meurtre d’Abel, identifie les meurtriers comme étant des membres du cartel de la drogue. Un journal ne fait pas de conjectures, sans preuve directe, sur l’identité de meurtriers. Il devait être manifeste pour le lecteur, selon moi, que ce meurtre en face d’un poste de police, par tir de mitrailleuse provenant d’un véhicule en marche, avait été perpétré par une organisation criminelle du trafic de drogues.  

5.      Il est vraisemblable que les meurtriers visaient Abel plutôt que son ami, sinon les deux à la fois, puisque Abel avait déjà été enlevé par le cartel de la drogue et venait de retourner chez lui après un séjour d’une année et demie en Europe, où il s'était caché des membres du cartel.

6.      Les policiers n’allaient pas désigner dans des documents officiels le cartel du Sinaloa comme étant l'auteur du meurtre d’Abel, vu l’absence de preuve ainsi que de la corruption largement répandue au sein de la police.

 

Comme je le préciserai plus loin en examinant la question de la protection de l’État, la preuve révèle que l’État du Sinaloa est submergé par les narcodollars et un problème de criminalité liée à la drogue ainsi que de corruption policière. Le cartel de la drogue du Sinaloa y exerce son influence générale sur tous les aspects de la vie. Il n’était ainsi pas déraisonnable que l’épouse d’Abel, contrairement à ce qu’a conclu la SPR, ne mentionne pas le cartel de la drogue lorsqu’elle a rencontré des policiers pour identifier le corps de son mari. Il était assurément évident pour les policiers qu’il s’agissait là d’un meurtre ayant un lien avec la drogue.

 

[20]           Les demanderesses soutiennent que la SPR a commis une erreur, en faisant abstraction du machisme qui a cours dans la culture mexicaine, lorsqu’elle a jugé Mme Espinoza non crédible parce qu’elle ne savait pas quelle somme les ravisseurs d’Abel avaient demandée comme rançon. La Cour a déjà statué qu’étaient déraisonnables les conclusions quant à la crédibilité tirées sans tenir compte du contexte sociopolitique dans le pays d’origine du demandeur (Baines c. Canada (MEI) (1993), 63 F.T.R. 312 (C.A.F.); Sun c. Canada (MEI) (1993), 24 Imm. LR. (2d) 226). Selon les demanderesses, il était raisonnable qu’il soit simplement demandé à Mme Espinoza de remettre les propriétés en paiement de la rançon sans savoir quel montant exact était demandé, tandis que les hommes de la famille avaient eux connaissance de ce montant. La preuve révèle que c’est Abel qui a demandé que Mme Espinoza mette ses maisons en vente. La déclaration faite par Mme Espinoza dans son témoignage, selon laquelle elle n’a jamais su le montant exact de la rançon, était aussi  conforme à la culture de la peur ayant cours dans l’État du Sinaloa et dont il est traité comme suit dans un article du 22 décembre 2008 du Los Angeles Times (dossier certifié du tribunal, page 991) :

[traduction]

Les citoyens respectueux des lois ont appris petit à petit à se conformer à un nouveau code de conduite : il ne faut pas lever la tête, poser trop de questions ou aller dans les restaurants et les boutiques de luxe fréquentés par les gangsters. Les réunions de famille se terminent tôt; tout le monde veut être chez soi dès que le soleil est couché.

 

 

[21]           Une fois découverts les vices de titre touchant les propriétés demandées, les transactions immobilières envisagées ont avorté et Abel s’est enfui en Europe pendant un an et demi pour échapper à ses ravisseurs. C’est après le départ d’Abel et la tentative d’assassinat à l’endroit d’un voisin (le chef de police) que Mme Espinoza s’est enfuie de crainte pour sa propre vie, et ce, avant même que sa fille ait terminé son année d’études (les demanderesses ont quitté le Mexique en mai 2007, tandis que l’année scolaire prenait fin en juin 2007). Je relève qu’Abel a été assassiné après que sa mère eut pris la fuite.  

 

[22]           La Cour conclut, toutefois, qu’il était raisonnable pour le SPR de conclure qu’on n’avait pas continué de demander paiement aux demanderesses après la découverte des vices de titre touchant les maisons de Mme Espinoza et la fuite d’Abel vers l’Europe. Selon la preuve présentée à la SPR, Mme Espinoza a mis en vente deux propriétés et le cartel n’a pas demandé qu’elle les lui remette. Cet élément de la demande d’asile des demanderesses soulève certaines inquiétudes. La Cour ne peut toutefois confirmer la décision de la SPR pour ce seul motif, compte tenu des conclusions quant à la crédibilité susmentionnées que la Cour a jugées ne pas pouvoir être tirées de manière raisonnable par la SPR.

 

[23]           La Cour fait preuve de retenue face aux conclusions quant à la crédibilité tirées par la SPR, dans la mesure toutefois où celle-ci justifie ces conclusions. En l’espèce la Cour a conclu pour les motifs énoncés, après mûre réflexion, qu’il n’était pas raisonnable pour la SPR de mettre en doute la crédibilité des demanderesses au vu de la preuve susmentionnée. Les conclusions de la SPR quant à la crédibilité ne peuvent être maintenues.

 

Commentaire de la Cour concernant les deuxième et quatrième questions en litige

 

[24]           En raison de ses conclusions déjà énoncées relativement à la première question en litige et de ses conclusions exposées ci-après relativement à la troisième question en litige, portant sur la protection de l’État, la Cour n’aura pas à examiner les deuxième et quatrième questions en litige. Les erreurs commises par la SPR à l'égard de la première et de la troisième question en litige sont si fondamentales et importantes qu’elles vicient la décision en son entier et que celle-ci ne peut être maintenue.

 

3e question en litige –   La SPR a-t-elle analysé erronément la question de la protection de l’État?

 

[25]           Les demanderesses soutiennent que la SPR a analysé erronément la question de la protection de l’État parce qu'elle aurait fait abstraction d’éléments de preuve pertinents concernant la corruption policière et l’impunité des auteurs de crimes liés à la drogue dans l’État du Sinaloa et qu'elle n’aurait pas tenu compte de la situation personnelle des demanderesses.

 

[26]           Dans l’arrêt Canada (Procureur général) c. Ward, [1993] 2 R.C.S. 689, la Cour suprême du Canada a statué que la protection des réfugiés était une forme de « protection auxiliaire » ne devant être accordée que dans les cas où la protection de l’État dont on a la nationalité ne pouvait être fournie. Le juge La Forest a ainsi déclaré ce qui suit (page 709) :

[...] Le droit international relatif aux réfugiés a été établi afin de suppléer à la protection qu’on s’attend à ce que l’État fournisse à ses ressortissants.  Il ne devait s'appliquer que si la protection ne pouvait pas être fournie, et même alors, dans certains cas seulement.  La communauté internationale voulait que les personnes persécutées soient tenues de s'adresser à leur État d'origine pour obtenir sa protection avant que la responsabilité d'autres États ne soit engagée. [...]

 

La Cour suprême a en outre statué qu’en l’absence d’un effondrement complet de l’appareil étatique, il y avait présomption générale qu’un État est capable de protéger ses citoyens.

 

[27]           Bien que la présomption de protection de l’État puisse être réfutée, ce ne peut être que lorsque le demandeur d’asile présente une preuve « claire et convaincante » confirmant l’incapacité de l’État de fournir sa protection. Cette preuve peut être constituée du témoignage de personnes dans une situation semblable à celle du demandeur d’asile que les dispositions prises par l’État n’ont pas aidées, ou du propre témoignage du demandeur d’asile au sujet d’incidents personnels antérieurs au cours desquels la protection de l’État n’a pu être obtenue (Ward, précité, pages 724 et 725). Les demandeurs d’asile doivent consentir des « efforts raisonnables » pour obtenir une telle protection, et le fardeau incombant à cet égard à un demandeur d’asile est plus important si l’État en question est démocratique (Kadenko c. Canada (Solliciteur général) (1996), 206 N.R. 272 (C.A.F.), paragraphe 5).

 

[28]           La Cour d’appel fédérale a récemment clarifié la question de la présomption de protection de l’État dans l’arrêt Carrillo c. Canada (MCI), 2008 CAF 94, 69 Imm. L.R. (3d) 309 (le juge Létourneau). La Cour d’appel a donné des précisions (aux paragraphes 16 à 30) sur les distinctions à faire entre « [l]a charge de la preuve, la norme de preuve et la qualité de la preuve ». La Cour d’appel a statué (paragraphes 33 à 35) que l’évaluation faite par la SPR de la protection de l’État offerte au Mexique était raisonnable compte tenu des faits dont elle était saisie :

¶33      La Commission a conclu que l'intimée n’avait pas déployé d’efforts soutenus pour obtenir la protection de l'État. Pendant quatre années de prétendus mauvais traitements, elle n'avait eu recours à la police qu'une seule fois […].

 

¶34      En outre, la Commission a conclu, sur le fondement de la preuve produite devant elle, que l'intimée n'avait pas fait d'efforts additionnels pour obtenir la protection des autorités lorsqu'il se fut avéré, selon ses dires, que la police locale ne lui offrirait pas la protection qu'elle recherchait […]. Elle aurait pu alors s'adresser à la Commission nationale ou d'État des droits de la personne, au Secrétariat de l'administration publique, au Programme contre l'impunité ou à la Direction de l'assistance du Contrôleur général, ou encore recourir à la procédure de plainte offerte par le Bureau du procureur général de la République […].  

 

¶35      Enfin, la Commission fait observer que l'intimée n'avait pas porté plainte contre le frère de son agresseur, qui serait un agent de la police judiciaire fédérale, alors que la preuve indique que les autorités fédérales ont déployé, souvent avec succès, des efforts concrets et considérables pour combattre le crime et la corruption […].

 

[29]           En l’espèce, les demanderesses n’ont pas approché la police non plus que les divers niveaux successifs de l’appareil étatique mexicain pour porter plainte au sujet de l’enlèvement d’Abel, des demandes de rançon ou encore du policier corrompu (la Cour renvoie à la description de cet incident ci-haut dans les présents motifs, sous la rubrique Les faits - Le contexte). La SPR était toutefois saisie d’un élément de preuve, un article précité du 22 décembre 2008 du Los Angles Times, révélant que la police de l’État du Sinaloa ne pouvait protéger les citoyens des crimes liés à la drogue parce que [traduction] « les narcos disposent de réseaux imbriqués dans le milieu des affaires, de la culture, de la politique – dans toutes les facettes de la vie ». En 2008, d’après l’article, plus de 100 policiers ont trouvé la mort dans l’État du Sinaloa, sous les tirs de membres de cartels de la drogue. L’année 2008, c’est l’année où les demanderesses ont cherché refuge au Canada. Selon l’article, en outre, quelque 70 % des policiers locaux seraient sous l’emprise de gangs du trafic de la  drogue. De nombreux politiciens de l’État du Sinaloa sont corrompus et ceux qui refusent les pots-de-vin font l’objet de menaces ou sont assassinés. La ville d’origine des demanderesses, Culiacán, est devenue le quartier général de nombre des membres les plus riches des cartels; les fusillades entre gangs rivaux y sont désormais coutumières et il s’y produit de fréquents assassinats de policiers hauts gradés, de politiciens et de procureurs. Il semble par conséquent qu’il y ait eu, dans l’État du Sinaloa, un « effondrement » empêchant l’État de protéger adéquatement ses citoyens de la criminalité liée à la drogue. Le fils Abel de Mme Espinoza, en outre, a été abattu à la mitrailleuse par des personnes associées sans doute possible à cette criminalité. Et le meurtre s’est produit devant un poste de police, dans la capitale même de l’État.

 

[30]           Les motifs énoncés par la SPR n’ont pas à être scrutés à la loupe par une cour, et la SPR n’a pas à mentionner chaque élément de preuve reçu et contraire à ses conclusions non plus qu’à expliquer le traitement qu’elle lui a réservé (la décision Cepeda-Gutierrez c. Canada (MCI) (1998), 157 F.T.R. 35, 83 A.C.W.S. (3d) 264 (C.F. 1re inst.), les motifs du juge Evans – maintenant juge à la Cour d'appel fédérale –, paragraphe 16). Le juge Evans a toutefois également conclu, au paragraphe 15, que la Cour peut inférer que la SPR a tiré une conclusion de fait sans tenir compte des éléments dont elle disposait si elle a omis de mentionner un élément de preuve important qui était pertinent et qui contredisait directement cette conclusion :

15     La Cour peut inférer que l'organisme administratif en cause a tiré la conclusion de fait erronée « sans tenir compte des éléments dont il [disposait] » du fait qu'il n'a pas mentionné dans ses motifs certains éléments de preuve dont il était saisi et qui étaient pertinents à la conclusion, et en arriver à une conclusion différente de celle de l'organisme. Tout comme un tribunal doit faire preuve de retenue à l'égard de l'interprétation qu'un organisme donne de sa loi constitutive, s'il donne des motifs justifiant les conclusions auxquelles il arrive, de même un tribunal hésitera à confirmer les conclusions de fait d'un organisme en l'absence de conclusions expresses et d'une analyse de la preuve qui indique comment l'organisme est parvenu à ce résultat. 

 

[31]           En l’espèce, j’estime que la SPR a commis une erreur en n’expliquant pas pourquoi elle n’avait pas pris en compte l’article du Los Angeles Times traitant de l’effondrement de la capacité de l’État, au Sinaloa, d'empêcher les meurtres liés au trafic de drogue, ni pourquoi elle n’avait pas fondé sa conclusion sur cet article. Le Los Angeles Times est l’un des journaux les plus crédibles des États-Unis et cet article était important et pertinent et il constituait une preuve contradictoire. Pour ce motif, la SPR n’ayant pas pris en compte cet élément de preuve, sa conclusion selon laquelle les demanderesses disposaient, dans l’État du Sinaloa, d’une protection adéquate de l’État était erronée et doit être annulée.

 

CONCLUSION

[32]           Pour ces motifs, la Cour doit conclure que la SPR a commis des erreurs sur les questions de la crédibilité et de la protection de l’État. Ces erreurs étant importantes et ayant une incidence sur la décision en son entier, la décision doit être annulée.

 

QUESTION CERTIFIÉE

[33]           Les deux parties ont informé la Cour que la présente affaire ne soulevait aucune question grave de portée générale devant être certifiée en vue d’un appel. Je suis du même avis.


 

JUGEMENT

 

LA COUR ORDONNE :

La demande de contrôle judiciaire est accueillie. La décision du 24 septembre 2009 de la SPR est annulée et la présente demande d’asile est renvoyée à un tribunal de la SPR différemment constitué pour qu’il rende une nouvelle décision.

 

 

 

« Michael A. Kelen »

Juge

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Jacques Deschênes, LL.B.

 

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                        IMM-5420-09

 

INTITULÉ :                                       CARMEN ALICIA BELTRAN ESPINOZA ET JOCELYN BELTRAN BELTRAN c. LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 TORONTO (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               LE 29 JUIN 2010

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                              LE JUGE KELEN

 

DATE DES MOTIFS

ET DU JUGEMENT :                       LE 21 JUILLET 2010

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Lina Anani

 

POUR LES DEMANDERESSES

Catherine Vasilaros

 

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Lina Anani

Avocate

Toronto (Ontario)

 

POUR LES DEMANDERESSES

Myles J. Kirvan,

Sous-procureur général du Canada

POUR LE DÉFENDEUR

 

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