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Federal Court

 

Cour fédérale

 

Date : 20100719

Dossier : IMM-5147-09

Référence : 2010 CF 752

TRADUCTION CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 19 juillet 2010

En présence de monsieur le juge Zinn

 

ENTRE :

DANISH HAROON PEER

 

demandeur

 

et

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

défendeur

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Une personne se livre-t-elle à l’« espionnage », au sens du paragraphe 34(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27, si elle recueille subrepticement des données pour le compte de son pays d’origine, mais seulement dans ce pays, d’une manière qui y est licite et qui ne viole pas le droit international, et sans être animée d’une intention malveillante? Si l’on s’adonne à l’espionnage en de telles circonstances, alors le demandeur est interdit de territoire au Canada pour raison de sécurité du fait de ses activités auprès du Corps of Military Intelligence (le Service des renseignements militaires ou CMI) et de l’Inter-Services Intelligence Directorate (la Direction inter-services des renseignements ou ISI) du Pakistan. Si toutefois, en de telles circonstances, l’on ne se livre pas à l’espionnage, alors il convient d’accueillir la présente demande de contrôle judiciaire visant la décision par laquelle une agente des visas a refusé de délivrer un visa de résident permanent au demandeur, cette agente ayant commis une erreur en statuant que le demandeur était interdit de territoire au Canada.

 

[2]               Malgré les savantes observations présentées par l’avocat du demandeur, j’estime que ce dernier s’est livré à l’espionnage, au sens où l’entend la Loi, et la présente demande de contrôle judiciaire est par conséquent rejetée.

 

Le contexte

[3]               Le demandeur, Danish Haroon Peer, est un citoyen du Pakistan. Son épouse, Shahzain D. Peer, est citoyenne du Canada. Ils se sont mariés à Islamabad, au Pakistan, le 20 juillet 2002. Ils ont trois jeunes enfants, tous nés au Canada.

 

[4]               Le 19 octobre 2004, Shahzain D. Peer a présenté une demande de parrainage du demandeur, au titre du regroupement familial. Dans cette demande, le demandeur a divulgué avoir travaillé pour divers organismes de renseignements pakistanais. Le Haut-commissariat du Canada à Islamabad a relevé cette divulgation comme cause éventuelle d’interdiction de territoire.

 

[5]               En avril 2006, le demandeur a passé une entrevue au Haut-commissariat où on l’a interrogé sur ses activités au sein du CMI et de la ISI. Les parties ne s’entendent pas sur la portée des admissions faites par le demandeur lors de cet entrevue. Le demandeur déclare avoir répondu honnêtement aux questions posées à l’entrevue, autant que le permettait son serment de confidentialité, et n’avoir admis que l’exercice d’activités intérieures de collecte de renseignements [traduction] « destinées à protéger les forces armées du Pakistan et la nation pakistanaise de manière générale contre la menace du terrorisme ». Le demandeur ajoute : [traduction] « Aucune de ces activités n’a jamais visé un gouvernement démocratique, et je n’ai jamais déclaré avoir pris part à des activités, ou avoir eu connaissance d’activités, pouvant mettre en cause de l’espionnage, de la subversion ou du terrorisme à l’encontre de quelque pays démocratique que ce soit, y compris le Canada. »

 

[6]               De son côté, le défendeur déclare qu’un exposé a été rédigé par suite de l’entrevue avec le demandeur, et qu’un autre agent a également rédigé des notes détaillées après avoir examiné l’exposé. D’après l’exposé initial, le demandeur a admis avoir recueilli des renseignements sur les services de renseignements indiens, israéliens et américains présents au Pakistan. Le demandeur aurait également mentionné le Canada lorsqu’il a traité du travail qu’il accomplissait à l’encontre de [traduction] « gouvernements et organismes de renseignements hostiles » et dit qu’il [traduction] « était chargé de recueillir et de classer les données provenant de bureaux de l’ISI un peu partout au pays […] ».

 

[7]               Le 5 mai 2008, le Haut-commissariat a transmis au demandeur une lettre relative à l’équité procédurale l’informant qu’il y avait des motifs raisonnables de croire qu’il était interdit de territoire au Canada pour raison de sécurité, et l’invitant à soumettre des observations additionnelles avant qu’une décision définitive ne soit rendue. Le 2 juillet 2010, le demandeur a présenté des observations additionnelles par lesquelles il prétendait ne pas s’être livré à des activités le rendant interdit de territoire et sollicitait la prise en compte de l’intérêt supérieur de ses trois enfants nés au Canada.

 

[8]               Par lettre datée du 31 août 2009, l’agente des visas a rejeté la demande de visa de résident permanent du demandeur au motif que ce dernier était interdit de territoire au Canada pour raison de sécurité. C’est cette décision que le demandeur demande à la Cour d’annuler.

 

[9]               Les motifs de la décision de l’agente des visas sont constitués de la lettre de décision défavorable ainsi que des notes du STIDI. L’agente a établi qu’il y avait des motifs raisonnables de croire que le demandeur était [traduction] « membre de la catégorie des personnes non admissibles décrites au paragraphe 34(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés », soit parce qu’il avait été l’auteur d’actes d’espionnage ou qu’il s’était livré à la subversion contre un gouvernement démocratique, soit parce qu’il avait été membre d’une organisation qui s’était livrée à de telles activités. Ayant mentionné que le demandeur avait travaillé pour le CMI et le l’ISI de 1995 à 2004, l’agente des visas a déclaré que les deux [traduction] « institutions pren[aient] part à des activités de renseignement et de contre-espionnage ciblant les services de renseignements et les gouvernements de pays tiers, y compris le Canada ».

 

[10]           L’agente des visas a rejeté la prétention du demandeur selon laquelle les activités qu’il avait exercées auprès de ces institutions [traduction] « visaient à protéger son propre pays et non à porter atteinte au gouvernement d’un autre pays, et que les agents [expurgé] s’y livraient également, de sorte que cela ne devrait pas le rendre interdit de territoire ». L’agente des visas a dit préférer les admissions plus détaillées du demandeur consignées dans l’exposé post-entrevue au récit plus général et anodin de ses activités relaté par le demandeur dans ses observations ultérieures. L’agente des visas a en outre déclaré que [traduction] « lorsque sont traitées ses activités personnelles, il n’est aucunement question de son appartenance avouée à un groupe s’adonnant à de telles activités ».

 

[11]           L’agente des visas a rejeté l’argument du demandeur portant que ses activités ne différaient en rien de celles menées par les services de renseignements partout dans le monde. Une telle similitude d’activités, selon l’agente des visas, ne faisait pas échapper le demandeur aux dispositions de la Loi relatives à l’interdiction de territoire. L’agente des visas a statué qu’il n’était pas [traduction] « précisé dans la loi que l’existence d’un motif particulier pour l’exercice de telles activités ou pour l’appartenance à un tel groupe [était] requise pour pouvoir conclure en l’interdiction de territoire ».

 

[12]           L’agente des visas a tiré la conclusion suivante :

[traduction]

Il y a des motifs raisonnables de croire que le demandeur a pris part directement ou indirectement aux activités d’espionnage du Service des renseignements militaires (CMI), des Renseignements militaires (MI) et de la Direction inter-services des renseignements (ISI) du Pakistan en tant que membre de ces organisations, et que celles-ci se sont livrées à l’espionnage contre des États démocratiques.

 

 

 

[13]           L’agente des visas a ensuite examiné les observations du demandeur concernant l’intérêt supérieur de ses enfants. L’agente des visas a d’abord fait état de l’instabilité actuelle au Pakistan, de la préférence pour la vie au Canada exprimée par la famille et du fait que celle-ci vivait actuellement à Dubaï, Émirats arabes unis, où le demandeur occupe un emploi. L’agente des visas a ensuite souligné qu’on n’avait pas [traduction] « mentionné la différence prévisible dans l’éducation et les soins de santé vraisemblablement reçus par les enfants si devait être tirée une conclusion d’interdiction de territoire ». Selon l’agente des visas, s’il existait bien une différence entre le niveau de vie auquel auraient accès les enfants au Canada et celui auquel ils auraient accès au Pakistan ou dans les Émirats arabes unis, il n’avait pas été [traduction] « démontré qu’une conclusion d’interdiction de territoire empêcherait la satisfaction des besoins financiers et affectifs de ces enfants ». L’agente des visas a conclu de la manière suivante : [traduction] « quoiqu’une conclusion d’interdiction de territoire du demandeur aura une incidence défavorable sur les enfants touchés par la décision, j’estime que cette incidence ne l’emporte pas sur la nécessité de tirer une telle conclusion étant donné la nature de l’interdiction en cause ».  

 

[14]           L’agente des visas a rejeté, pour ces motifs, la demande de visa de résident permanent présentée par le demandeur.

 

Les questions en litige

[15]           À mon avis, les deux seules questions qui suivent sont en litige dans le cadre de la présente demande.

1.                  L’agente des visas a-t-elle commis une erreur en préférant se fonder sur l’exposé interne post-entrevue plutôt que sur les observations  additionnelles du demandeur?

2.                  Pour pouvoir conclure à l’existence de motifs raisonnables de croire que le demandeur s’est livré à l’espionnage ou était membre d’un groupe qui s’est livré à l’espionnage, au sens des alinéas 34(1)a) et f) de la Loi, est-il nécessaire d’établir qu’il y avait un certain degré d’intention hostile dans l’exercice des activités en cause?

 

L’analyse

1.  La préférence accordée par l’agente à l’exposé interne du défendeur

[16]           La préférence accordée par l’agente à l’exposé interne post-entrevue plutôt qu’aux observations additionnelles du demandeur constitue une conclusion de fait à laquelle s’applique la norme de contrôle de la raisonnabilité.

 

[17]           Tout agent des visas peut consigner des renseignements dans les notes du STIDI. La seule inscription de tels renseignements dans les notes du STIDI ne constitue toutefois pas la preuve de leur teneur. Dans la décision Chou c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (2000), 190 F.T.R. 78, la juge Reed a statué comme suit :

[...] Jaccepte donc que les notes CAIPS soient admises au dossier en tant que motifs de la décision qui fait lobjet du présent contrôle. Cependant, les faits qui sous-tendent la présente affaire sur lesquels elles sont fondées doivent être établis de façon indépendante. En labsence dun affidavit dun agent des visas attestant la véracité de ce quil a, dans ses notes, inscrit comme ce qui a été dit à lentrevue, les notes nont pas de statut en tant que preuve

 

[18]           En l’espèce, l’agente des visas s’est fondée sur l’exposé post-entrevue, versé au dossier certifié du tribunal dont la Cour est saisie, ainsi que sur le résumé de cet exposé fait par l’agent CLG et consigné dans les notes du STIDI. Ni l’agent qui a rédigé l’exposé post-entrevue ni l’agent CLG n’ont produit d’affidavit étayant les prétentions du défendeur dans le cadre de la présente demande. Dans l’arrêt Wang c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1991] 2 C.F. 165 (C.A.), sur lequel on s’est fondé dans Chou, la Cour d’appel a rejeté (pages 170 et 171) la prétention selon laquelle pareils documents devraient être admis en preuve, comme preuve de la véracité de leur contenu :

L’intimé allègue que, en raison des inconvénients qu’il y a à organiser les dépositions des agents des visas qui, par définition, se trouvent à l’extérieur du Canada, la Cour doit accepter leurs notes comme preuve de la véracité de leur contenu même si aucun affidavit n’est produit pour en attester la véracité. Dans le présent appel, comme dans certains des autres appels entendus en série, l’agent des visas concerné a présenté des notes prises pendant l’entrevue et/ou un compte rendu rédigé beaucoup plus tard pour exposer ce dont il se souvenait. Celles-ci ont été produites comme pièces annexées à l’affidavit d’un agent d’immigration au Canada qui avait examiné le dossier pertinent et choisi les documents considérés comme se rapportant à la procédure judiciaire.

Je ne vois rien qui puisse justifier que l’on s’écarte des normes de la preuve dans les circonstances présentes. L’intimé n’a démontré l’existence d’aucun fondement juridique permettant d’accueillir ses allégations et, à mon avis, elles sont dénuées de tout fondement pratique. En premier lieu, à moins que l’erreur qui entacherait la décision de nullité ressorte du dossier, l’immigrant envisagé, qui se trouve également, par définition, à l’extérieur du Canada, doit certifier ses éléments de preuve et, contrairement à l’agent des visas, peut ne pas être bien situé pour le faire. Il n’est pas juste d’accorder à un témoin au procès la possibilité de présenter des éléments de preuve d’une manière qui empêche leur vérification au moyen d’un contre-interrogatoire. En deuxième lieu, l’hypothèse selon laquelle il y aurait des inconvénients sur le plan administratif ne semble pas fondée solidement. Vu que les agents des visas occupent normalement des locaux où l’on peut trouver d’autres fonctionnaires devant lesquels ils peuvent prêter serment relativement à des affidavits admissibles devant les tribunaux canadiens, il ne semble exister aucune raison pratique pour laquelle sa version de la vérité ne puisse pas, avec tout autant de facilité, être présentée dans le cadre d’un affidavit tout comme sous la forme d’une note. Enfin, si un requérant désappointé voulait créer des ennuis à un agent des visas en réclamant un contre-interrogatoire, il s’ensuit que ce droit devrait s’exercer, du moins au début, à un coût assez élevé pour le requérant.

 

 

 

[19]           Il était loisible à l’agente des visas de se fonder sur l’exposé post-entrevue et sur les renseignements consignés dans les notes du STIDI par l’agent CLG, et de préférer cette information à celle fournie par le demandeur. Le défendeur a raison d’affirmer que l’exposé post-entrevue contredit les observations additionnelles présentées par le demandeur. Pour les raisons énoncées dans Chou et Wang, toutefois, la Cour n’est saisie valablement ni de cet exposé, ni des renseignements consignés dans les notes du STIDI par l’agent CLG. Ces deux éléments d’information auraient pu être valablement soumis en preuve si le défendeur avait pris le temps nécessaire pour faire signer des affidavits par les agents concernés. Le défendeur ne l’a pas fait et la Cour ne peut donc prendre en compte cette information.

 

[20]           L’agente des visas a commis une erreur en se fondant sur l’exposé post-entrevue et sur les renseignements consignés dans les notes du STIDI par l’agent CLG puisque la véracité de leur contenu n’a jamais été prouvée. Cette erreur n’est toutefois pas susceptible de contrôle, comme elle n’importait pas aux fins de la conclusion déterminante de l’agente des visas selon laquelle le demandeur s’était livré à l’espionnage.

 

2. La conclusion portant que le demandeur s’est livré à l’espionnage ou était membre d’un groupe s’étant livré à l’espionnage

 

[21]           Le demandeur accepte la conclusion de l’agente des visas qu’il avait été membre de deux services de renseignements; il affirme cependant ne pas s’être livré à l’espionnage. Le demandeur déclare que ses activités de cueillette de renseignements pour ces services ne le rende pas interdit de territoire car cela n’équivalait pas à se livrer à l’espionnage ou à la subversion contre une institution démocratique. Les parties conviennent qu’il a uniquement été allégué que le demandeur s’était livré à l’espionnage, et aucunement à la subversion.

 

[22]           Le demandeur soutient que [traduction] « [l]a simple cueillette de renseignements sur les activités de ressortissants étrangers n’est que de la cueillette de renseignements et, en l’absence de preuve démontrant que le demandeur a poussé plus loin son travail en vue de porter atteinte à d’autres pays démocratiques », rien ne permet d’étayer une conclusion d’espionnage. Le demandeur fait valoir Qu c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2001 CAF 399, pour soutenir que la participation aux activités intérieures licites de cueillette de renseignements de services de renseignements ne rend pas un étranger interdit de territoire car cela n’équivaut pas à se livrer à l’espionnage.

 

[23]           Le demandeur se fonde sur la doctrine de l’équivalence pour prétendre que, si les activités qu’il a exercées ne diffèrent pas des activités licites menées par le Service canadien de renseignement de sécurité (SCRS) au Canada, elles ne devraient pas être considérées constituer de l’espionnage. Le demandeur ajoute que l’agente des visas n’a pas étayé sa conclusion selon laquelle le CMI ou la ISI, dont il était membre, s’étaient livrées à l’espionnage contre une institution démocratique.

 

[24]           Le défendeur réplique que, même si l’on faisait abstraction de l’exposé post-entrevue, les autres déclarations du demandeur étayaient la conclusion de l’agente des visas quant à la participation de ce dernier à des actes d’espionnage. Le défendeur soutient que le demandeur établit une distinction entre la « cueillette de renseignements » et l’« espionnage », une distinction de nature purement sémantique. Le défendeur fait lui aussi valoir Qu, mais pour soutenir dans son cas que les activités du demandeur constituent bien de l’« espionnage ». Le défendeur affirme ainsi que la [traduction] « cueillette de données à des fins de renseignement en lien avec le Canada ainsi qu’un autre pays démocratique, l’Inde, constitue de l’espionnage au sens où l’entend la Cour ». Le défendeur poursuit en disant que l’agente des visas n’a commis aucune erreur en concluant qu’il y avait des motifs raisonnables de croire que le CMI ou la ISI se livraient à l’espionnage à l’encontre d’institutions démocratiques.

 

[25]           Nul ne conteste que le demandeur était membre du CMI et de la ISI et qu’il exerçait au Pakistan des activités de « cueillette de renseignements » pour le compte de ces organisations. Nul ne peut non plus contester que ces activités de « cueillette de renseignements » comprenaient de la cueillette de données sur des citoyens de pays démocratiques se trouvant au Pakistan. Le demandeur affirme ce qui suit dans l’affidavit déposé au soutien de la présente demande :  

[traduction]

L’agente Tayyeb m’a interrogé sur d’autres opérations de renseignement. Je lui ai dit que, si des groupes d’étrangers visitaient la région relevant de notre responsabilité, nous les soumettions à une surveillance discrète. Je lui ai donné un exemple précis : mes oncles avaient joué lors de festivals d’art et de musique auxquels participaient des troupes provenant de divers pays, dont le Canada et l’Inde, et je m’étais joint à la troupe de mes oncles pour pouvoir surveiller ces étrangers. Il y avait également des Indiens et des sikhs qui visitaient des lieux de pèlerinage au Pendjab, et nous les soumettions également à une surveillance discrète dans notre région, pour assurer la protection des ressortissants indiens ainsi que des visiteurs.

 

 

[26]           Le demandeur a donné très peu de renseignements précis à l’agente des visas au cours de l’entrevue. Il a expliqué ce fait comme suit :

[traduction]

Je pouvais seulement l’informer de manière générale sur le travail que j’avais effectué en matière de renseignement, mon serment de confidentialité m’empêchant de révéler des éléments plus précis. Je lui ai dit que la Loi de 1923 du Pakistan interdit la communication de renseignements de nature aussi délicate.

 

 

[27]           La question qu’il reste à trancher est de savoir si les activités du demandeur, ou celles du CMI ou de la ISI, ont rendu le demandeur interdit de territoire en application du paragraphe 34(1) de la Loi.

 

[28]           Je souscris à l’observation du demandeur selon laquelle [traduction] « rien dans les motifs ni dans la preuve ne justifiait de conclure que l’organisation [dont il était membre] s’était livrée de quelque manière que ce soit à l’espionnage ou à la subversion ». L’agente des visas n’a fait état d’aucun fondement quelconque pour conclure que le CMI ou la ISI étaient des organisations tombant sous le coup du paragraphe 34(1) de la Loi. Tout ce qui pouvait étayer cette conclusion se trouvait dans des rapports dont l’agente n’était pas valablement saisie. S’il s’était agi là du seul motif pour conclure que le demandeur était interdit de territoire, la présente demande serait accueillie. Toutefois, l’agente des visas a également conclu que le demandeur avait lui-même été l’auteur d’actes d’espionnage au sens où l’entend l’alinéa 34(1)a) de la Loi.

 

[29]           L’agente des visas a rejeté l’argument du demandeur portant que ses activités ne différaient en rien des activités intérieures menées par les services de renseignements partout dans le monde, et qu’ainsi il ne s’était pas livré à l’espionnage. Une telle similitude d’activités, selon l’agente, ne soustrayait pas le demandeur à l’application des dispositions de la Loi relatives à l’interdiction de territoire. L’agente a statué qu’il n’était pas [traduction] « précisé dans la loi que l’existence d’un motif particulier pour l’exercice de telles activités ou pour l’appartenance à un tel groupe [était] requise pour pouvoir conclure à l’interdiction de territoire ».

 

[30]           La question de savoir si la « cueillette de renseignements » intérieure licite équivaut à de l’« espionnage » est une pure question de droit à laquelle s’applique la norme de la décision correcte. La question de savoir si l’agente des visas pouvait conclure qu’il y avait des motifs raisonnables de croire que le demandeur s’était livré à l’espionnage, sans également conclure qu’il y avait un certain degré d’intention hostile dans l’exercice des activités en cause, est également une pure question de droit, qui appelle la même norme.

 

[31]           L’alinéa 34(1)a) de la Loi prévoit ce qui suit :

34. (1) Emportent interdiction de territoire pour raison de sécurité les faits suivants :

 

a) être l’auteur d’actes d’espionnage ou se livrer à la subversion contre toute institution démocratique, au sens où cette expression s’entend au Canada;

34. (1) A permanent resident or a foreign national is inadmissible on security grounds for

(a) engaging in an act of espionage or an act of subversion against a democratic government, institution or process as they are understood in Canada;

 

[32]           Dans l’arrêt Qu, la Cour d’appel ne s’est pas prononcée explicitement sur la question de la définition d’« espionnage » lorsqu’elle a infirmé la décision rendue en première instance en raison de l’interprétation alors donnée par le juge à l’expression « institution démocratique ». Le juge Lemieux, qui a instruit la demande, a relevé que l’« espionnage » n’était pas défini dans la Loi. Pour interpréter cette expression, il s’est référé à la définition de divers dictionnaires, à diverses dispositions législatives nationales pertinentes, ainsi qu’à la décision Shandi (Re) (1991), 51 F.T.R. 252.

 

[33]           Le juge Lemieux a conclu comme suit (page 96) :

L’« espionnage » est simplement une méthode permettant de recueillir des renseignements – en espionnant, en agissant d’une façon cachée. L’emploi de ce mot, dans l’expression analogue "espionnage industriel", indique le fond de la question – le fait de recueillir subrepticement des renseignements.

La « subversion » indique le fait d’effectuer des changements par des moyens illicites ou à des fins illégitimes relativement à une organisation.

 

 

[34]           J’estime, comme le juge Lemieux, que l’« espionnage » ne suggère pas un même degré d’intention, hostile ou non, que la « subversion ». La lecture du paragraphe 34(1) en son entier me conforte dans cette interprétation. Le recours à la fois au mot « espionnage » et au mot « subversion » à l’alinéa 34(1)a) donne à entendre, tel qu’en a conclu le juge Gibson dans la décision Al Yamani c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2000] 3 C.F. 433 (1re inst.), que ces termes sont employés de façon disjonctive. Cela, à son tour, laisse entendre qu’on ne vise pas nécessairement avec l’« espionnage » l’atteinte d’un but illicite.

 

[35]           J’estime en outre que n’a aucune incidence sur l’applicabilité de la définition du juge Lemieux la question de savoir si la personne qui se livre à l’espionnage le fait uniquement dans son pays d’origine où elle relève d’organismes nationaux, comme en l’espèce, ou si elle le fait à l’étranger tout en relevant d’organismes nationaux, comme tel était le cas dans l’affaire Qu

 

[36]           Je ne doute pas qu’il  y a bien des siècles, un individu ne pouvait se livrer facilement à l’espionnage sans se rendre dans un pays étranger pour y recueillir l’information nécessaire, comme celle-ci ne pouvait être obtenue d’aucune autre manière. Si tel fut jamais le cas, il n’en est vraiment plus rien maintenant. Si je devais accepter l’argument du demandeur selon lequel on ne peut faire de l’espionnage en restant dans son propre pays, je devrais reconnaître que les agents de renseignements qui surveillent des communications téléphoniques ou sur Internet en toute sécurité dans leur pays ne se livrent qu’à la « cueillette de renseignements », et non à l’espionnage, même si les renseignements recueillis ont trait à des secrets d’État de nature délicate.

 

[37]           Le demandeur pourrait laisser entendre que de tels agents exercent une activité illégale et échappent de ce fait à la définition qu’il propose de l’espionnage. Toutefois, bien que l’interception de telles communications puisse constituer une infraction dans le pays d’où elles proviennent, je ne doute aucunement que les auteurs des interceptions agissent en toute légalité dans leur pays d’origine, voire que leurs actes y sont approuvés.

 

[38]           L’argument du demandeur est ainsi fallacieux en ce qui concerne la doctrine de l’équivalence.

 

[39]           Il n’y a aucune raison de commencer même à procéder, en l’espèce, à une analyse qui toucherait l’équivalence. La façon dont le SCRS mène ses activités au Canada, et ce qu’il est autorisé à faire, n’a absolument aucune incidence sur l’interprétation à donner à l’intention du législateur lorsqu’il a rédigé les dispositions de la Loi relatives à l’interdiction de territoire. Il se peut qu’il y ait une certaine hypocrisie lorsque le législateur autorise le SCRS à exercer certaines activités, puis prévoit que l’étranger qui exerce les mêmes activités dans son pays d’origine est interdit de territoire au Canada, ou prévoit qu’il peut y avoir des raisons valables d’interdire de territoire les agents de renseignements étrangers (à la retraite ou non) qui ont fait un serment de confidentialité et d’allégeance dans un pays tiers puis sollicitent la résidence permanente au Canada. La Cour n’a toutefois pas à juger les choix faits par le législateur au plan de la politique. Son rôle consiste plutôt à interpréter et appliquer les lois tel que le législateur les a rédigées, et à s’assurer que ces lois sont conformes à la Constitution.

 

[40]           Ce qui importe en l’espèce, c’est que le demandeur a recueilli subrepticement des données sur des étrangers se trouvant au Pakistan, ou qu’il les a espionnés. Les motifs qu’avait le demandeur ou le lieu où il se trouvait lorsqu’il a espionné ces personnes sont sans aucune importance en vue d’établir si ses activités pour le compte des services de renseignements du Pakistan constituaient bien de l’« espionnage ».

 

[41]           Le dossier dont la Cour est saisie, même en l’absence des éléments que le défendeur n’a pas valablement soumis en preuve, étaye solidement une conclusion selon laquelle le demandeur s’est livré à l’espionnage contre des institutions démocratiques, plus particulièrement l’Inde ainsi que le Canada. L’agente des visas n’a ainsi pas commis d’erreur en concluant que le demandeur était interdit de territoire pour raison de sécurité et en rejetant sa demande de visa de résident permanent.

 

[42]           Je relève que le paragraphe 34(2) prévoit une exception à une telle interdiction de territoire pour raison de sécurité, soit lorsque le demandeur « convainc le ministre que sa présence au Canada ne serait nullement préjudiciable à l’intérêt national ». Le demandeur pourra s’engager dans une telle voie s’il souhaite toujours tenter d’obtenir la résidence permanente au Canada. Il se pourrait très bien toutefois alors qu’il ait à divulguer de l’information beaucoup plus précise sur ses activités au sein d’un service étranger de renseignements qu’il ne l’a fait à l’agente des visas, avant que le ministre ne veuille envisager de lui faire bénéficier d’une exception.

 

Question certifiée

[43]           Le demandeur propose la certification de la question suivante :

[traduction]

Une personne est-elle interdite de territoire au Canada parce qu’elle se serait livrée à l’ « espionnage […] contre toute institution démocratique », au sens où l’entend le paragraphe 34(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, du fait qu’elle s’est adonnée à des activités de cueillette de renseignements, lorsque ces activités étaient licites dans le pays où elles se sont déroulées et ne violaient pas le droit international, et en l’absence de preuve d’intention hostile à l’endroit des personnes surveillées?

 

[44]           Il soutient que cette question satisfait au critère en matière de certification établi par la Cour d’appel fédérale dans les arrêts Boni c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CAF 68 et Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Liyanagamage (1994), 176 N.R. 4 (C.A.F.), puisqu’il s’agit d’une question grave de portée générale qui serait déterminante quant à l’issue de l’appel.

 

[45]           Le demandeur soutient qu’il s’agit d’une question grave de portée générale car elle met en cause l’interprétation qu’il convient de donner à l’alinéa 34(1)a) de la Loi. Selon lui, la décision Qu ne traitait pas de la situation visée, soit celle où le demandeur n’a aucune intention hostile à l’endroit des personnes qu’il surveille subrepticement. 

 

[46]           Le défendeur soutient de son côté que la question de la définition de l’espionnage a été traitée de manière exhaustive dans Qu et que les faits dont l’agente et la Cour étaient saisies démontrent que le demandeur se livrait bien à l’espionnage, selon la définition qui en a été donnée.

 

[47]           Le demandeur soutient par ailleurs que la question proposée à la certification serait déterminante quant à l’issue de l’appel dans la présente affaire, et ce, pour la raison qui suit :

[traduction]

L’agente a conclu que le demandeur s’était livré à l’espionnage contre des institutions démocratiques du fait qu’il était membre d’un organisme de renseignements et avait recueilli des renseignements à l’encontre de pays démocratiques (se reporter au dossier du tribunal, pages 8 et 10). Elle n’a pas conclu que les activités menées violaient le droit international, étaient illicites ou avaient été exercées dans une intention hostile. L’agente semble d’ailleurs avoir conclu que le simple fait pour le demandeur d’avoir recueilli des renseignements liés au Canada suffisait pour le rendre interdit de territoire; en effet, aucune conclusion explicite d’intention hostile n’a été tirée – il était simplement affirmé que le fait d’avoir recueilli ces renseignements rendait le demandeur interdit de territoire comme il s’était ainsi livré à l’espionnage contre des institutions démocratiques.

 

[48]           Je souscris aux observations du demandeur et je certifierai la question qui suit, légèrement reformulée par rapport à celle proposée :

Une personne est-elle interdite de territoire au Canada pour s’être livrée à l’ « espionnage […] contre toute institution démocratique », au sens où l’entend le paragraphe 34(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, si les activités exercées consistant en la collecte de renseignements étaient licites dans le pays où elles se sont déroulées et ne violaient pas le droit international, et en l’absence de preuve d’intention hostile à l’endroit des personnes surveillées?

 

 

 


JUGEMENT

 

LA COUR ORDONNE :

1.         La demande est rejetée.

2.         La question suivante est certifiée :

Une personne est-elle interdite de territoire au Canada pour s’être livrée à l’ « espionnage […] contre toute institution démocratique », au sens où l’entend le paragraphe 34(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, si les activités exercées consistant en la collecte de renseignements étaient licites dans le pays où elles se sont déroulées et ne violaient pas le droit international, et en l’absence de preuve d’intention hostile à l’endroit des personnes surveillées?

 

 

« Russel W. Zinn »

Juge

 

 

 

Traduction certifiée conforme

 

Claude Leclerc, LL.B.


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        IMM-5147-09

 

INTITULÉ :                                       DANISH HAROON PEER c.

                                                            LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

                                                                                                                                                           

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 TORONTO (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               LE 21 JUIN 2010

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                              LE JUGE ZINN

 

DATE DES MOTIFS

ET DU JUGEMENT :                       LE 19 JUILLET 2010

 

 

COMPARUTIONS :

 

Lorne Waldman

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Ladan Shahrooz

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

WALDMAN & ASSOCIATES

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

MYLES KIRVAN

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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