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Cour fédérale

 

 

 

 

 

 

 

 

Federal Court

Date : 20100708

Dossier : T-1646-08

Référence : 2010 CF 734

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 8 juillet 2010

En présence de madame la juge Tremblay-Lamer

 

ENTRE :

GARY SAUVÉ

demandeur

et

 

SA MAJESTÉ LA REINE

DU CHEF DU CANADA

défenderesse

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               M. Gary Sauvé (le demandeur) intente une action en diffamation contre Sa Majesté la reine du chef du Canada (la défenderesse).

 

[2]               Dans sa déclaration, le demandeur affirme que la GRC doit répondre de propos diffamatoires affichés sur un site Web appelé RCMP Vets Net (le site Vets Net). Dans sa défense, la défenderesse nie que la GRC doive répondre de ce site Web ou de son contenu.

 

RÉSUMÉ DE LA PREUVE

 

[3]               Le demandeur a appelé deux témoins à l’audience, un ami, M. Brian Kelly, et lui-même.

 

[4]               Le demandeur affirme qu’il a joint les rangs de la GRC en 1986, pour devenir aux environs de l'an 2000 enquêteur à la section des stupéfiants à Ottawa.

 

[5]               Il ressort du contre-interrogatoire et de la preuve documentaire produite (pièce D-1) que, en octobre 2004, le demandeur a été arrêté, puis accusé d’avoir proféré des menaces de mort, ainsi que de harcèlement. Il a été détenu au centre de détention d’Ottawa, une mise en liberté sous caution lui a été refusée, et il a été déclaré coupable le 7 mars 2005 de deux chefs de harcèlement criminel. Cette information est de notoriété publique.

 

[6]               En contre-interrogatoire, le demandeur a confirmé que, en octobre 2006, la GRC l’avait suspendu avec rémunération et avait ouvert une enquête publique.

 

[7]               Le 16 octobre 2004, le Ottawa Citizen publiait un article intitulé [traduction] « Mise en liberté sous caution refusée à un agent de la GRC accusé d’avoir proféré des menaces de mort ». L’article faisait état des accusations et de l’audience relative au cautionnement. Il n’est pas venu à l’attention du demandeur à l’époque; le demandeur a témoigné qu’il ne se souvenait pas de la date à laquelle il en avait eu connaissance. M. Kelly, pour sa part, a déclaré avoir vu l’article en 2004.

 

[8]               M. Kelly a témoigné que le 19 août 2008, il surfait sur Internet lorsqu’il est tombé sur le texte suivant à propos d’un « profil » du demandeur sur un site Web intitulé « Zoominfo » (l’article Zoominfo) :

[traduction]

Gary John Sauvé, 45 ans, a été accusé en juillet, et à nouveau plus tôt ce mois-ci, en marge d’une action en recherche de paternité qui, du tribunal de la famille du Québec, est allée jusque devant la Cour suprême du Canada.

 

La preuve produite au cours de l’audience relative au cautionnement tenue jeudi est protégée par une interdiction de publication. Avant d’être placé en détention, l’agent Sauvé, membre de la GRC depuis 18 ans, travaillait comme enquêteur auprès de la section des stupéfiants de la GRC, à Ottawa, qui enquête principalement sur les infractions en matière de stupéfiants dans l’Est de l’Ontario et au Québec.

 

M. Kelly a déclaré ne pas avoir fait le rapprochement entre ce texte et l’article du Ottawa Citizen, qu’il avait lu près de quatre ans auparavant.

 

[9]               Le 21 août 2008, M. Kelly a rencontré le demandeur. Ensemble, ils ont accédé à l’article Zoominfo. Le demandeur, après l’avoir lu, en a été très contrarié parce qu’il ne précisait pas l’année où il avait été accusé. Quiconque le lirait pourrait donc penser qu’il avait été accusé en 2008. Par ailleurs, comme l’article ne précisait pas les accusations portées contre le demandeur, un lecteur pourrait imaginer qu’il avait été accusé de tout et n’importe quoi, d’une traversée illégale de la chaussée aussi bien que de meurtre.

 

[10]           Le demandeur et M. Kelly ont alors décidé de chercher la source de l’article Zoominfo. Il contenait un lien vers une « référence Web »; lorsque le demandeur a cliqué sur l’hyperlien, il s’est trouvé sur la page d’accueil du site Vets Net, qui contenait divers articles, dont une lettre d’information publiée par un certain Frank Richter, un ancien de la GRC à la retraite. Cependant, ils n’ont pu trouver aucun texte ressemblant à l’article Zoominfo. En contre-interrogatoire, le demandeur a reconnu ne pas avoir vu un avis de non-responsabilité qui apparaissait en petits caractères sur le « profil » Zoominfo, juste au-dessus de l’article, avis qui précisait que [traduction] « ce profil a été produit automatiquement à l’aide d’une référence trouvée sur Internet. Cette information n’a pas été vérifiée. » Le demandeur a admis aussi que d’autres informations figurant sur le profil étaient en fait inexactes. (On y disait que l’employeur de M. Sauvé était « RCMP Vets », tandis que son adresse et son numéro de téléphone le situaient à Regina, où il n’a jamais travaillé.)

 

[11]           Le demandeur a aussi admis en contre-interrogatoire qu’il n’avait jamais communiqué avec le propriétaire du site Web, M. James Forsyth, avant d’introduire la présente procédure. Il n’a jamais non plus communiqué avec Zoominfo pour demander à ses propriétaires ou exploitants d’enlever l’article Zoominfo ou de publier une rétractation.

 

[12]           La défenderesse a appelé deux témoins, M. Forsyth et M. Christopher Power. M. Forsyth, un membre de la GRC à la retraite, est le fondateur et premier dirigeant du site Vets Net. Il est aussi un membre en exercice du conseil d’administration de l’Association des Anciens de la GRC. Il a produit un document confirmant qu’il est propriétaire du nom de domaine www.rcmpvets.net (pièce D-4). Ce document et son témoignage montrent clairement qu’il est l’unique propriétaire du site Vets Net.

 

[13]           Il a expliqué qu’il avait créé le site Vets Net en 1996, pour en faire un lieu où les membres à la retraite de la GRC puissent garder le contact. M. Forsyth pourrait bien avoir été un pionnier du réseautage social avant la lettre, mais il n’en a tiré ni gloire ni fortune, et il gère encore seul le site Vets Net. Il a déclaré que la GRC ne finance ni ne contrôle ce site d’aucune façon.

 

[14]           C’est avec l’autorisation de l’Association des Anciens de la GRC qu’il affiche le logo de l’association sur le site Vets Net, et l’association fournit un hyperlien vers le site Vets Net depuis son propre site, mais il a confirmé qu’il exerce un contrôle éditorial total sur le contenu de son site, puisqu’il est le seul ayant la possibilité d’y afficher quoi que ce soit. Il a reconnu qu’il publiait une lettre d’information de Frank Richter et il a admis en contre-interrogatoire que l’article lu plus tard par MM. Sauvé et Kelly sur Zoominfo avait pu apparaître dans la publication, mais il ne l’avait jamais vu.

 

[15]           Quant à l’autre témoin de la défenderesse, M. Power, il est directeur intérimaire du Service des nouvelles de la GRC. J’ai trouvé son témoignage franc et crédible. M. Power a confirmé que la GRC n’est pas responsable, directement ou indirectement, du site Vets Net et qu’elle n’a aucun droit de regard sur ce site; elle ne fournit pas même d’hyperlien vers ce site sur le site général de la GRC. Pour passer du site général de la GRC au site Vets Net, il faut d’abord passer du site de la GRC au site de l’Association des Anciens de la GRC, puis du site de l’association au site Vets Net. Cependant, M. Power a témoigné qu’une page de stipulation de non-responsabilité, dont il a produit un imprimé (pièce D-5), avertit les visiteurs du site de la GRC, lorsqu’ils sont sur le point de quitter ce site en cliquant sur un hyperlien vers un site externe, que la GRC ne répond pas du contenu des sites externes vers lesquels elle offre des hyperliens. Toute personne naviguant depuis le site de la GRC vers le site de l’Association des Anciens voit cet avertissement.

 

LES OBSERVATIONS DES PARTIES

 

Le demandeur

[16]           Selon le demandeur, l’article Zoominfo est diffamatoire parce qu’il donne à penser qu’il devait répondre à de nouvelles accusations, en plus de celles portées contre lui en 2004. Il dit que la source de l’article Zoominfo est le site Vets Net et que c’est le même texte diffamatoire qui avait dû paraître sur ce site. Il fait valoir que la GRC est responsable de la publication de ce texte sur le site Vets Net, un site qu’elle gère par le biais de l’Association des Anciens de la GRC. Il affirme avec force que l’emploi par le site Vets Net du nom et du logotype de la GRC, ainsi que l’affichage sur ce site de l’information interne de la GRC, sont le signe que la GRC soutient et approuve le site Vets Net. Subsidiairement, la GRC avait l’obligation de surveiller le site Vets Net, et elle a commis une faute en ne s’acquittant pas de cette obligation et en ne faisant pas supprimer du site une déclaration diffamatoire.

 

[17]           Le demandeur affirme aussi que la déclaration diffamatoire a été publiée en Ontario (la province où il y a accédé), mais également partout au Canada, aux États-Unis et ailleurs; il soutient que, puisqu’il est en mesure d’accéder aux sites Web depuis n’importe où dans le monde, alors n’importe qui dans le monde pouvait accéder au site Vets Net. Sa réputation en a souffert, de même que ses perspectives de revenu; et cela lui a causé humiliation, embarras et inquiétude.

 

[18]           Il réclame des dommages-intérêts généraux, des dommages-intérêts majorés et des dommages-intérêts exemplaires.

 

La défenderesse

[19]           La défenderesse nie être responsable de la prétendue déclaration diffamatoire, et elle nie même le caractère diffamatoire de ladite déclaration. Pour obtenir gain de cause, le demandeur a l’obligation de montrer que c’est la défenderesse et non une autre personne ou entité qui a transmis les prétendus propos diffamatoires à une tierce personne. Cependant, le demandeur n’a pas prouvé que c’est la GRC qui a publié les paragraphes en cause. Il n’y a d’ailleurs aucune preuve de leur publication, si ce n’est dans le Ottawa Citizen et sur le site Web Zoominfo.

 

[20]           Plus précisément, la page Zoominfo sur laquelle se fonde le demandeur n’est pas la preuve de la publication des propos en cause sur le site Vets Net; cette page même contient des mises en garde quant à son exactitude, et elle contient de nombreuses affirmations inexactes. Le demandeur n’a pas non plus prouvé comment l’information est recueillie par Zoominfo. En tout état de cause, même dans le cas où l’article Zoominfo correspondrait exactement à ce qui fut publié sur le site Vets Net, la GRC n’exerce aucun contrôle sur ce site et elle n’en est nullement responsable.

 

[21]           La défenderesse affirme aussi que l’article Zoominfo n’est pas diffamatoire. Il donne à penser à tort que le demandeur a été accusé « en juillet », mais l’affirmation selon laquelle une personne a été accusée d’une infraction ne porte pas atteinte à sa réputation, parce que le public sait que chacun est présumé innocent tant qu’il n’est pas déclaré coupable.

 

ANALYSE

 

1.         Le droit applicable

[22]           Ainsi que l’explique la Cour suprême dans l’arrêt Grant c. Torstar Corp., 2009 CSC 61, [2009] 3 R.C.S. 640, au paragraphe 28 :

Celui qui intente une action en diffamation doit prouver trois éléments pour avoir gain de cause et obtenir des dommages‑intérêts : (1) que les mots en cause sont diffamatoires au sens où ils tendent à entacher sa réputation aux yeux d’une personne raisonnable, (2) que ces mots visent bel et bien le demandeur et (3) qu’ils ont été diffusés, c’est‑à‑dire qu’ils ont été communiqués à au moins une personne autre que le demandeur.

Il est aussi évident que, pour obtenir gain de cause contre un défendeur donné, le demandeur doit montrer que ce défendeur est en fait responsable de la publication dont il se plaint.

 

[23]           La défenderesse ne conteste pas que la déclaration en cause ici visait le demandeur. J’examinerai d’abord le point de savoir si la défenderesse peut être tenue pour responsable de la publication de cette déclaration, puis le point de savoir si la déclaration est effectivement diffamatoire.

 

2.         La GRC est-elle responsable de la publication de la déclaration en cause?

 

[24]           Un hyperlien que l’on trouve n’est pas nécessairement la trouvaille à la recherche de laquelle on s'affairait. Les hyperliens que le demandeur a trouvés n’autorisent pas les déductions qu’il prie la Cour de faire.

 

[25]           D’abord, je suis d’avis que la preuve ne montre pas que les prétendus paragraphes diffamatoires ont été reproduits ailleurs que dans le Ottawa Citizen et sur le site Web Zoominfo. Le demandeur lui-même a témoigné ne pas avoir réussi à en faire la preuve. M. Forsyth a admis qu’un tel texte aurait pu être publié sur le site Vets Net en marge de l’une des lettres d’information de Frank Richter, mais cela ne suffit pas à prouver qu’il l’avait été et que, s’il l’avait été, il reproduisait en totalité ou en partie le même texte trouvé sur le site Web Zoominfo.

 

[26]           Deuxièmement, même si je concluais effectivement qu’un texte identique à l’article Zoominfo a déjà été publié sur le site Vets Net, la preuve établirait clairement, selon moi, que la GRC n’a pu être responsable de cette publication puisqu’elle n’a jamais eu aucune autorité sur le site Vets Net. J’accepte le témoignage de M. Forsyth selon lequel il est le seul à avoir la propriété et la gestion du site Vets Net. Ce point est confirmé par le témoignage de M. Power : la GRC n’a aucun droit de regard sur le site Vets Net, et son propre site ne renferme aucun hyperlien vers le site Vets Net. L’Association des Anciens de la GRC a donné à M. Forsyth l’autorisation d’utiliser son logotype, et M. Forsyth est membre du conseil d’administration de l’association (de même que de certains comités de ce conseil), mais cela ne permet nullement d’en déduire que l’Association des Anciens de la GRC a un droit de regard sur les activités de M. Forsyth. Au contraire, la pièce D-4 confirme qu’il est l’unique propriétaire et exploitant du site Vets Net. M. Forsyth n’est pas un préposé de la Couronne et il n’exploite pas son site Web sous la surveillance de la GRC.

 

3.         La déclaration en cause était-elle diffamatoire?

 

[27]           Il est constant qu’une déclaration selon laquelle une personne a été accusée d’une infraction, par opposition à une déclaration selon laquelle une personne est coupable d’une infraction, n’est pas réputée faire baisser cette personne dans l’estime d’une personne raisonnable, parce qu’une personne raisonnable [traduction] « sait qu’un accusé est présumé innocent tant qu’il n’est pas déclaré coupable » (Miguna c. Toronto (City) Police Services Board, [2004] O.J. no 2455, paragraphe 6 (C. sup. j. Ont.), décision confirmée : Miguna c. Toronto (City) Police Services Board [2005] O.J. no 107 (C.A. Ont.); voir aussi Hakim c. Laidlaw Transit Ltd., 156 A.C.W.S. (3d) 585, [2007] O.J. no 1318, paragraphe 16 (C. sup. j. Ont.)).

 

[28]           L’article Zoominfo dit que M. Sauvé a été accusé et qu’une audience relative au cautionnement a eu lieu. Il ne dit pas qu’il a été déclaré coupable de quoi que ce soit; en fait, un lecteur bien informé saurait qu’une audience relative au cautionnement précède le procès, et il ne pourrait qu’en déduire qu’aucune déclaration de culpabilité n’a pu être prononcée. Ainsi, en droit, je suis d’avis que l’article n’est pas une déclaration diffamatoire.

 

DISPOSITIF

 

[29]           Après examen de la preuve produite, je suis d’avis, selon la prépondérance de la preuve, que le demandeur n’a pas établi que la défenderesse a publié les propos diffamatoires, ni que la GRC a un droit de regard sur le site Web appelé RCMP Vets Net ou qu’elle répond de ce site, un site privé, qui est exploité par son propriétaire. En outre, les mots en cause ne sont pas diffamatoires en droit.

 

[30]           L’action du demandeur sera donc rejetée, avec dépens en faveur de la défenderesse, calculés selon la colonne III du Tarif B.


 

JUGEMENT

 

LA COUR ORDONNE : l’action est rejetée, avec dépens en faveur de la défenderesse, calculés selon la colonne III du Tarif B.

 

 

« Danièle Tremblay-Lamer »

Juge

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Jacques Deschênes, LL.B.

 

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                        T-1646-08

 

INTITULÉ :                                       GARY SAUVÉ c. SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF DU CANADA

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 Ottawa (Ontario)

 

DATES DE L’AUDIENCE :             Les 14 et 15 juin 2010

 

MOTIFS DU JUGEMENT :            LA JUGE TREMBLAY-LAMER

 

DATE DES MOTIFS :                      Le 8 juillet 2010

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

GARY SAUVÉ

 

POUR LE DEMANDEUR

CATHERINE LAWRENCE

AGNIESZKA ZAGORSKA

 

 

POUR LA DÉFENDERESSE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER:

 

Gary Sauvé

Sans l'assistance d'un avocat

 

POUR LE DEMANDEUR

Myles J. Kirvan

Sous-procureur général du Canada

 

POUR LA DÉFENDERESSE

 

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