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Cour fédérale

 

Federal Court

 


 

Date : 20100702

Dossier : T-2003-09

Référence : 2010 CF 722

TRADUCTION CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 2 juillet 2010

En présence de madame la juge Johanne Gauthier

 

ENTRE :

JOHN M. LABOUCAN

demandeur

et

 

LA NATION CRIE DE LITTLE RED RIVER N° 447

 

défenderesse

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNANCE

 

[1]               M. Laboucan voudrait que la Cour annule la décision du chef et du conseil de la Nation crie de Little Red River n° 447 (la NCLRR) de le destituer de son poste de conseiller de la NCLRR.

 

[2]               Pour les motifs qui suivent, la demande de contrôle judiciaire est accueillie.

 

Le contexte

[3]                    La NCLRR est une bande coutumière située à environ 10 heures d’Edmonton. La bande se compose d’environ 4 000 membres répartis dans trois collectivités, à savoir John D’Or Prairie, Fox Lake et Garden River. Elle est régie par le Code électoral coutumier de la NCLRR de 2003 (le Code).

 

[4]                    M. Laboucan, un membre de la bande, a été élu le 5 avril 2007 au conseil de la NCLRR pour son troisième mandat en tant que l’un des conseillers de Fox Lake. À cette date, Gus Loonskin fut élu chef du conseil. L’élection a été contestée devant un comité d’appel et plus tard devant la Cour fédérale, la demande de contrôle judiciaire a été rejetée et les résultats électoraux ont été confirmés[1]. Il n’est pas mis en doute que M. Laboucan était, le 19 octobre 2009, un conseiller régulièrement élu.

 

[5]                    M. Laboucan a été nommé agent de portefeuille pour les Travaux publics et la Protection de l’enfance par le conseil, conformément à la politique appelée Directives sur la gouvernance et les agents de portefeuille de la Nation crie de Little Red River, adoptée par résolution du conseil de la bande le 8 février 2006 (ci-après les Directives). Il appartient aux agents de portefeuille d’établir les programmes, politiques et procédures relevant de leur domaine de compétence.

 

[6]                    Le demandeur est parti s’installer à John D’Or Prairie, à environ 120 kilomètres, ou 6,5 heures, de Fox Lake, à cause de difficultés matrimoniales, et parce qu’il ne pouvait pas trouver un autre endroit où loger à Fox Lake à la fin de février 2008.

 

[7]                    Le 4 mars 2008, le chef Loonskin a déposé auprès de la Gendarmerie royale du Canada une plainte dans laquelle il affirmait que le demandeur avait proféré des menaces en sa présence contre Mark Adams. Une accusation criminelle a donc été portée contre M. Laboucan, en application de l’alinéa 264.1(1)a) du Code criminel, L.R.C. 1985, ch. C-46. Après que le demandeur fut accusé, le chef Loonskin, appuyé par cinq autres conseillers, a tenté de le suspendre du conseil. Cependant, il n’a pu obtenir le quorum requis pour l’adoption de cette résolution.

 

[8]                    En avril 2008, le demandeur a décidé de prendre un congé temporaire et volontaire avec solde, jusqu’à l’issue de la procédure engagée contre lui. Une fois en congé volontaire, il a cessé de recevoir avis de la date et de l’endroit des réunions du conseil et il n’assistait pas aux dites réunions.

 

[9]                    M. Laboucan affirme que, le 2 septembre 2008, l’accusation portée contre lui a été retirée et qu’il a souscrit un engagement de ne pas troubler l’ordre public, engagement qui l’obligeait à n’avoir aucun contact avec Mark Adams. Dans son mémoire, la défenderesse semble contester le retrait de l’accusation, affirmant que le demandeur s’était vu imposer une peine autre que l’emprisonnement, assortie d’une ordonnance restrictive. Cependant, dans son affidavit, le chef Loonskin affirme catégoriquement que l’accusation déposée contre le demandeur avait été retirée (paragraphe 7).

 

[10]                Le demandeur a alors communiqué avec les bureaux de la bande de la NCLRR. Il les a informés qu’il souhaitait revenir au conseil puisque l’accusation avait été retirée, et il voulait savoir quand et à quel endroit aurait lieu la réunion suivante du conseil. Ne recevant pas de réponse, il a plus tard communiqué avec l’administrateur de la NCLRR et a demandé à être invité à une réunion du conseil. Il s’est également entretenu avec quatre de ses collègues du conseil (les quatre conseillers) sur le retrait de l’accusation criminelle et les a priés de parler au chef et aux autres conseillers à propos de son retour au conseil. Tous ses efforts sont demeurés vains.

 

[11]           En novembre 2008, le demandeur a envoyé une lettre au conseil afin de savoir pourquoi il n’était pas informé des réunions du conseil[2]. Il y évoquait aussi sa déception de constater qu’il n’était pas invité à participer aux affaires de la bande comme devait l’être un membre élu du conseil.

 

[12]           Le 1er décembre 2008, le chef Loonskin a répondu à la lettre du demandeur[3]. Il écrivait ce qui suit :

[traduction] Dans votre note, vous affirmez être préoccupé par le fait que vous n’exercez pas vos fonctions et attributions comme membre élu du conseil. Vous n’avez nulle raison d’être préoccupé, puisque vous n’avez ni fonctions ni attributions; vous êtes encore en congé volontaire (entendre SUSPENDU), avec solde, en raison de l’accusation criminelle portée contre vous en vertu du Code criminel du Canada.

[Non souligné dans l’original.]

 

Le chef Loonskin écrivait aussi que, puisque le conseil considérait encore que l’affaire n’était pas résolue, le demandeur devait dire au conseil où en était l’accusation criminelle portée contre lui. La lettre priait aussi le demandeur de solliciter par écrit une rencontre avec le conseil pour que celui-ci sache où en était l’accusation, mais elle ne lui donnait aucune explication sur ses demandes antérieures demeurées sans réponse. Le chef Loonskin évoquait aussi dans sa lettre le problème causé par le fait que le demandeur vivait maintenant à John D’Or Prairie, ajoutant que la question concernant la condition de résidence allait être tranchée par les membres de la Nation.

 

[13]           Par la suite, le demandeur a continué de solliciter verbalement l’intervention du personnel de la bande et celle des quatre conseillers, en vain.

 

[14]           Le 19 octobre 2009, le chef Loonskin a convoqué une réunion du conseil à Edmonton en vue de [traduction] « examiner, débattre et trancher les questions concernant le non-respect, par le conseiller John Laboucan, des modalités liées à son absence du conseil ».[4] Le demandeur et les quatre conseillers n’ont pas été informés de cette réunion. C’est alors que le chef Loonskin et les cinq autres conseillers ont décidé de démettre M. Laboucan de son portefeuille et de l’exclure du conseil. Le chef Loonskin, qui avait semble-t-il obtenu sur ce point un avis juridique, a dit aux cinq conseillers présents qu’une résolution formelle du conseil n’était pas nécessaire pour officialiser cette décision.

 

[15]           Le chef a alors conféré avec le conseiller juridique de la bande après la réunion pour rédiger la lettre de renvoi, mais il n’a envoyé ladite lettre à M. Laboucan que le 30 octobre 2009. La lettre renfermait simplement ce qui suit :

[traduction] Il y a plus d’un an, vous avez accepté avec le chef et le conseil de prendre des mesures pour corriger les problèmes entourant votre présence et votre participation aux réunions du conseil de la Nation crie de Little Red River. Le 1er décembre 2008, j’avais répondu à votre note portant la date du 27 novembre 2008. Depuis cette date, vous ne vous êtes présenté à aucune des réunions du conseil.

 

En application de la section J.1 des Directives sur la gouvernance et les agents de portefeuille, vous êtes démis de vos fonctions pour cause d’absence aux réunions du conseil en 2009.

 

[Caractères gras ajoutés; souligné dans l’original.]

 

[16]           La section J.1 des Directives est ainsi rédigée :

[traduction]

J.          Mesures disciplinaires et destitution des agents de portefeuille

1.         Absence non autorisée

L’agent de portefeuille doit se consacrer aux fonctions ordinaires associées au portefeuille. Il doit aussi assister à toutes les réunions du conseil, sauf si le chef et le conseil l’en dispensent par écrit. Une absence de deux réunions consécutives du conseil ou de deux réunions consécutives du portefeuille, sans autorisation, peut entraîner la révocation des pouvoirs de l’agent de portefeuille et l’annulation de la rémunération ou des avantages y afférents. L’agent de portefeuille demeurera conseiller (sauf si cette charge lui est aussi retirée), mais il sera privé des fonctions, privilèges ou responsabilités d’un agent de portefeuille.

[Non souligné dans l’original.]

 

[17]           Il a été mis fin à ses honoraires le jour où il a reçu la lettre.

 

[18]           Le 30 novembre 2009, le demandeur a déposé un avis de demande de contrôle judiciaire à l’encontre de la décision du Conseil.

 

Les points litigieux

[19]           Les points soulevés par M. Laboucan peuvent être résumés ainsi :

1.      Le chef et le conseil de la NCLRR avaient-ils le pouvoir de destituer le demandeur de son poste de conseiller?

 

2.      Le chef et le conseil de la NCLRR ont-ils manqué aux règles de la justice naturelle et de l’équité procédurale?

 

3.      Si la Cour arrive à la conclusion qu’il n’y a pas eu manquement aux règles de la justice naturelle et que la décision entrait dans les attributions du conseil, la décision était-elle raisonnable?

 

 

 

Analyse

 

[20]           Les normes de contrôle applicables ici ont déjà été établies par la Cour, et par conséquent, ainsi qu’il est écrit dans l’arrêt Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190, au paragraphe 57, il n’est pas nécessaire ici d’entreprendre une analyse en règle concernant la norme de contrôle.

 

[21]           La norme de contrôle qui est applicable à la question de la compétence du conseil est celle de la décision correcte : Martselos c. Nation n° 195 de Salt River, 2008 CAF 221, 168 A.C.W.S. (3d) 224, paragraphes 28-32; Jackson c. Première nation des Piikani, 2008 CF 130, 164 A.C.W.S. (3d) 549, paragraphe 17. Il s’agit en fait de l’interprétation du Code par le chef et le conseil de la NCLRR. Il s’agit d’une question de droit, qui n’appelle aucune retenue particulière.

 

[22]           S’agissant de la question du manquement à l’équité procédurale, il est aujourd’hui bien établi en droit que cette question est contrôlable selon la norme de la décision correcte : arrêt Dunsmuir, paragraphe 50.

 

[23]           Si la Cour conclut que le conseil avait compétence pour rendre les décisions contestées et qu’il n’y a pas eu manquement à l’équité procédurale, alors la décision de destituer le demandeur de son poste de conseiller sera contrôlable selon la norme de la décision raisonnable : Prince c. Première nation de Sucker Creek n° 150A, 2008 CF 1268, 303 D.L.R. (4th) 438, paragraphe 22, décision confirmée : 2009 CAF 40, 387 N.R. 173; Martselos, paragraphes 28-32.

 

Le chef et le conseil de la NCLRR avaient-ils le pouvoir de destituer le demandeur de son poste de conseiller?

 

[24]           M. Laboucan fait valoir que les Directives confèrent au conseil le pouvoir de sanctionner et de destituer les seuls agents de portefeuille, pas les conseillers. Le Code ne confère pas non plus ce pouvoir, et aucune coutume reconnue de la bande n’a été invoquée par la défenderesse. En fait, il fait valoir que l’unique preuve d’une coutume de la NCLRR concernant la destitution d’un conseiller, c’est celle selon laquelle un vote majoritaire des membres de la NCLRR est requis. Ce vote n’a jamais eu lieu.

 

[25]           La défenderesse se fonde sur la section J.1 des Directives, en particulier sur les mots entre parenthèses qui, d’après elle, confèrent implicitement le pouvoir de destituer un conseiller, ou du moins constituent une reconnaissance du pouvoir du chef et du conseil de destituer un conseiller. Au cours de l’audience, l’avocate de la défenderesse a fait valoir que, en common law, un conseil municipal a le droit de révoquer un membre du conseil et que cette règle s’applique aux conseils de bande, dont on a souvent dit qu’ils détiennent des pouvoirs semblables à ceux des conseils municipaux. Dans son mémoire, la défenderesse traite de la question de la compétence dans un seul paragraphe, où elle se réfère à la décision Kamloops Indian Band c. Gottfriedson, [1982] 1 C.N.L.R. 60, 21 B.C.L.R. 326 (C.S. C.-B.).

 

[26]           La Cour a pressé l’avocate de la défenderesse d’expliquer cette position et de citer des précédents plus pertinents, mais il est vite devenu évident (surtout lorsque j’ai examiné après l’audience la doctrine censée confirmer cette manière de voir) que cette position était totalement erronée[5]. En fait, il est tout à fait clair que même un conseil municipal ne détient ce pouvoir que lorsqu’une loi le lui confère explicitement.

 

[27]           La destitution d’un conseiller entre des élections ne semble pas en fait s’accorder avec le Code, qui prévoit que le mandat ne doit pas dépasser quatre ans, sauf disposition contraire du Code (article 5).

 

[28]           Le Code prévoit une procédure complexe de modification. En fait, conformément à l’article 23, une modification est amorcée par une demande écrite adressée au conseil et, si le conseil décide de l’examiner, il doit alors la soumettre aux membres de la bande durant une assemblée publique convoquée pour examiner le projet de modification. L’avis qui est donné de l’assemblée en question doit également être conforme aux exigences de cette disposition. Le Code sera augmenté, abrogé ou modifié si le changement est approuvé d’un commun accord des membres présents, ou, en l’absence d’un commun accord, par une majorité absolue (51 p. 100 des électeurs admissibles) issue d’un scrutin secret.

 

[29]           Comme je l’ai dit, en l’absence d’une disposition explicite du Code, la défenderesse avait la charge d’établir l’existence d’une coutume reconnue de la bande autorisant la modification ou l’augmentation du Code : Bruno c. Canada (Commission d’appel en matière électorale de la Nation crie de Samson), 2006 CAF 249, 352 N.R. 119.

 

[30]           La défenderesse n’a produit aucune preuve sur cet aspect. En fait, l’unique preuve pertinente se trouve dans les affidavits du demandeur et de Floyd Auger, qui écrivent tous deux qu’ils ne sont pas au courant qu’un conseiller ait jamais été destitué ou puni parce qu’il faisait face à des accusations criminelles ou parce qu’il ne résidait pas dans la collectivité qu’il représentait[6]. Ils affirment aussi qu’ils ne sont pas au courant d’une coutume de la NCLRR qui autoriserait le chef et le conseil à destituer un conseiller[7].

 

[31]           Dans ces conditions, il est évident que les Directives, adoptées uniquement par le conseil, ne sauraient constituer un fondement juridique conférant au conseil le pouvoir de destituer un conseiller d’autre chose que son portefeuille.

 

[32]           Ce point est d’ailleurs confirmé dans les Directives elles-mêmes. En effet, la section A.1 des Directives dispose que [traduction] « les présentes Directives n’ont pas pour effet de limiter le droit d’un membre du conseil d’exercer, au nom de ses commettants, les responsabilités habituelles d’un représentant élu du conseil, en accord avec la coutume et avec les conventions de la Nation crie de Little Red River ». Il serait donc sans doute utile ici de reprendre l’analogie établie durant l’audience. Les agents de portefeuille sont un peu comme les membres du cabinet d’un gouvernement parlementaire qui sont nommés ministres par le premier ministre (ici le chef), tandis qu’une analogie semblable peut être établie entre les conseillers et les députés. De toute évidence, un député régulièrement élu ne peut se voir retirer son siège par le premier ministre ou par le cabinet sauf disposition explicite d’une loi.

 

[33]           On a largement débattu du droit même de destituer M. Laboucan de son portefeuille dans la présente affaire. Pour les motifs exposés à propos de l’équité procédurale, la Cour reconnaît avec le demandeur que cette révocation était elle aussi irrégulière.

 

Le chef et le Conseil de la NCLRR ont-ils manqué aux règles de la justice naturelle et de l’équité procédurale?

[34]           Selon le demandeur, le chef et le conseil ont manqué aux règles de l’équité procédurale et de la justice naturelle parce qu’ils ne l’ont pas informé de la réunion et ne lui ont pas donné une véritable occasion de réagir. Ces droits sont les conditions les plus élémentaires qui, même sans qu’il soit procédé à la pleine analyse développée dans l’arrêt Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817, 174 D.L.R. (4th) 193, feraient partie de l’obligation d’équité à laquelle est soumis le conseil. En tout état de cause, le demandeur fait valoir qu’une analyse contextuelle fondée sur les facteurs de l’arrêt Baker confirme également que le chef et le conseil étaient en fait astreints à [traduction] « une norme d’équité extrêmement élevée ».

 

[35]           L’argument de la défenderesse est de deux ordres :

a.       La lettre datée du 1er décembre 2008 constituait un avis suffisant et valide adressé à M. Laboucan concernant les renseignements qu’il devait fournir pour pouvoir reprendre ses fonctions au sein du conseil. Cette lettre l’autorisait à faire des observations (voir le paragraphe 23 du mémoire de la défenderesse).

b.      M. Laboucan aurait pu s’informer, et il aurait dû s’informer, de la date et de l’endroit des réunions du conseil (voir le paragraphe 8 du mémoire de la défenderesse).

 

[36]           Il est aujourd’hui bien établi en droit que les conseils de bande doivent agir dans le respect du principe de la primauté du droit[8]. Cela suppose que le Conseil doit agir dans le respect de l’obligation d’équité procédurale lorsqu’il prend des décisions pouvant modifier les droits ou intérêts d’un membre de la bande. Dans la décision Sparvier c. Bande indienne Cowessess, [1993] 3 C.F. 142, 63 F.T.R. 242, aux paragraphes 47 et 48, le juge Marshall Rothstein (maintenant juge à la Cour suprême) écrivait ce qui suit :

Bien que j’accepte l’importance d’un processus autonome pour l’élection des gouvernements de bandes, j’estime que des normes minimales de justice naturelle ou d’équité procédurale doivent être respectées. Je reconnais pleinement que les tribunaux doivent éviter de s’immiscer dans le mouvement politique des peuples autochtones en vue d’acquérir plus d’autonomie. Cependant, les membres des bandes sont des individus qui, à mon sens, ont le droit a ce que les tribunaux suivent une procédure équitable dans les instances qui les concernent. Dans la mesure où cette Cour a compétence, les principes de la justice naturelle et de l’équité procédurale doivent être appliqués.

 

Pour décider quels « principes » doivent s’appliquer en l’espèce, j’ai tenu compte de l’arrêt de la Cour suprême du Canada dans l’affaire Lakeside Colony of Hutterian Brethren c. Hofer, C.S.C. n° de dossier 22382, rendu le 29 octobre 1992, où, à la page 33 de l’arrêt, le juge Gonthier a affirmé ce qui suit pour la majorité :

Le contenu des principes de justice naturelle est souple et dépend des circonstances dans lesquelles la question se pose. Toutefois, les exigences les plus fondamentales sont la nécessité d’un avis, la possibilité de répondre et l’impartialité du tribunal.

 

[Non souligné dans l’original.]

 

[37]           Dans la décision Desnomie c. Première nation de Peepeekisis, 2007 CF 426, 157 A.C.W.S (3d) 231, le juge Pierre Blais (maintenant juge en chef à la Cour d’appel fédérale) a confirmé que, même lorsqu’une décision de démettre un chef ou un conseiller de ses fonctions serait en soit raisonnable (paragraphe 34), et même si le comportement du membre du conseil ainsi démis de ses fonctions (en l’occurrence le chef) était clairement répréhensible, la décision doit être annulée s’il y a eu manquement à l’équité procédurale. Dans ce précédent, la Cour avait souligné que, à tout le moins, il y avait obligation de signifier à l’intéressé un avis suffisant et de lui donner l’occasion de réagir (paragraphe 33).

 

[38]           Pareillement, dans la décision Prince, le juge Kelen a estimé que la suspension de conseillers de la bande, qui avait été décidée au cours d’une réunion secrète tenue à trois heures et demie de la collectivité, sans qu’un avis ne soit signifié aux conseillers concernés et sans qu’ils aient eu la possibilité de réagir aux allégations dont ils étaient l’objet, « était entièrement dépourvue d’équité procédurale » (paragraphe 42).

 

[39]           Dans la décision Balfour c. Nation des Cris de Norway House, 2006 CF 213, [2006] 4 R.C.F. 404, les honoraires d’un conseiller de la bande étaient passés de 60 000 $ à 5 000 $ par année, et ses responsabilités à ce titre avaient été réduites sans préavis. La Cour a jugé que la bande avait manqué à son obligation d’équité procédurale car elle ne lui avait pas signifié un avis valide, ainsi que les motifs, de la modification de ses honoraires et de ses responsabilités, et ne lui avait pas donné l’occasion de réagir aux mesures prises contre lui.

 

[40]           Cela dit, la lettre du 1er décembre donnait-elle à M. Laboucan une telle possibilité, et aurait‑il dû avoir connaissance de la réunion tenue le 19 octobre 2009?

 

[41]           La réunion du 19 octobre était une « réunion secrète » – comme je l’ai dit, non seulement M. Laboucan n’en a-t-il pas été informé, mais encore les quatre conseillers n’en ont pas été informés non plus. Il est déloyal de vouloir même prétendre que les conseillers (dont M. Laboucan) devaient s’informer de la date et de l’endroit des réunions du conseil, comme n’importe quel membre du public.

 

[42]           Il n’est d’ailleurs pas établi que le public fut effectivement invité à de telles réunions ou qu’un calendrier ou avis préalable de telles réunions fut affiché. D’autant que l’on a affaire ici à une « réunion extraordinaire » dont l’ordre du jour ne contient qu’un seul élément – la destitution de M. Laboucan. On se demande aussi pourquoi cette réunion a eu lieu à 10 heures de la collectivité, de telle sorte que, pour y assister, il faudrait savoir bien à l’avance l’endroit où elle aurait lieu[9]. On ne sait même d’ailleurs pas non plus à quel moment la date de la réunion d’octobre fut fixée par le chef Loonskin.

 

[43]           La lettre du 1er décembre 2008 semble aussi contredire directement ce qui s’est produit le 19 octobre, ainsi que les motifs de la destitution exposés dans la lettre du 30 octobre. M. Laboucan a été destitué parce qu’il ne s’était « présenté à aucune des réunions du conseil ». Dans sa lettre du 1er décembre 2008, le chef Loonskin rassurait en fait le demandeur en lui disant qu’il n’avait nulle raison de se préoccuper du fait qu’il ne pouvait assister aux réunions du conseil ni exercer ses fonctions puisqu’il était encore en congé volontaire (en clair, il était suspendu)[10]. Aucune échéance n’était fixée pour que soit réglée la question de l’accusation criminelle.

 

[44]           La défenderesse s’est concentrée sur le fait que M. Laboucan n’avait pas suffisamment, sur une période de 10 mois, informé le conseil du statut de l’accusation portée contre lui. Il n’est pas nécessaire à la Cour de décider si le conseil pouvait exiger que des observations à ce chapitre lui soient présentées par écrit, compte tenu en particulier que, dans son affidavit, le chef avait confirmé qu’il savait parfaitement que l’accusation portée contre le demandeur avait été retirée. Ce n’était pas là le motif de la destitution et, qu’il ait ou non existé une raison valable de destituer le demandeur de son portefeuille, il avait encore droit à l’équité procédurale. Ce fut là une violation flagrante du droit de M. Laboucan.

 

[45]           Avant de conclure, il convient de préciser que les Directives sur lesquelles se fonde la défenderesse pour dire qu’elle avait le pouvoir de destituer le demandeur de ses fonctions de conseiller et d’agent de portefeuille sont sans équivoque quant à la nécessité de respecter les principes d’équité procédurale.

 

[46]           Dans la section B.2 des Directives, on peut lire que les agents de portefeuille exercent leurs fonctions [traduction] « au gré du chef et du conseil » et [traduction] « peuvent être destitués de leurs fonctions, assignés à un autre portefeuille ou soumis à d’autres mesures disciplinaires, au gré du chef et du conseil agissant de bonne foi selon les enseignements traditionnels et dans le respect des règles de la justice naturelle et de l’équité procédurale ». [Non souligné dans l’original.]

 

[47]           Pareillement, lorsqu’un agent de portefeuille est sur le point d’être sanctionné ou destitué de ses fonctions, les obligations ci-dessus doivent également être observées. La section J.2 des Directives prévoit ce qui suit :

[traduction] La violation d’une disposition quelconque des présentes Directives entraînera la révocation des pouvoirs d’un agent de portefeuille, selon l’appréciation exclusive du chef et du conseil. Rappel : les agents de portefeuille ne sont pas des employés et peuvent être révoqués au gré du chef et du conseil, moyennant avis, et en accord avec les enseignements traditionnels de l’équité  procédurale et de la justice naturelle.

[Non souligné dans l’original.]

 

[48]           L’expression « équité procédurale » est définie ainsi dans les Directives [11]:

[traduction] « équité procédurale » : Lorsque des conséquences importantes peuvent découler d’une décision et porter atteinte aux moyens de subsistance, à la réputation, à la santé et à l’avenir des personnes visées par la procédure, alors les règles de l’équité procédurale doivent être observées, ce qui comprend la prise en compte de ce qui suit : [...]

 

(5) Les règles de justice naturelle

            a) l’obligation d’agir équitablement

            b) l’obligation d’entendre l’autre partie

 

(6) Le droit de recevoir un avis et d’être entendu.

 

 

L’expression « règles de justice naturelle » est quant à elle définie comme une notion englobant notamment les droits et obligations suivants : l’obligation d’agir équitablement, l’obligation d’entendre l’autre partie, le droit de recevoir un avis et d’être entendu, le droit de connaître les allégations appelant une réponse, le droit d’être entendu devant le décideur, enfin l’obligation de motiver la décision.

 

[49]           Il ne fait absolument aucun doute que l’obligation du chef et du conseil d’agir équitablement a été violée, même pour ce qui concerne la décision de destituer M. Laboucan de son portefeuille.

 

La décision était-elle raisonnable?

[50]           Comme je l’ai dit précédemment, l’argument de la défenderesse, dans son mémoire, était que la décision de démettre M. Laboucan de ses fonctions était raisonnable.

 

[51]           Il n’est pas nécessaire pour moi de me demander si la décision du Conseil était ou non raisonnable compte tenu des conclusions auxquelles je suis arrivée sur les premier et deuxième points, mais il est utile de faire ici quelques remarques. D’abord, la Cour reconnaît avec le demandeur que la lettre du 1er décembre 2008 pouvait être interprétée comme une confirmation écrite que le chef autorisait le demandeur à ne pas assister aux réunions (section J.1 des Directives).

 

[52]           Deuxièmement, la plupart des moyens avancés par la défenderesse ne sont pas invoqués dans la lettre de destitution envoyée au demandeur le 30 octobre 2009.

 

[53]           Finalement, en l’absence d’une preuve attestant une coutume reconnue de la bande, le Code ne semble pas prévoir qu’un conseiller peut être destitué s’il déménage après avoir été élu. Selon l’article 6 du Code, pour être admissible à une charge (de conseiller ou de chef), il suffit d’être un « électeur », de ne pas être déclaré inhabile et d’être proposé par une personne admissible à proposer une candidature. Le mot « électeur » est quant à lui défini comme [traduction] « une personne qui figure sur la liste des membres de la Nation crie de Little Red River et qui a atteint l’âge de dix‑huit ans » (article 1). Comme je l’ai dit, le Code ne peut être modifié qu’en conformité avec la procédure décrite dans l’article 23.

 

[54]           Compte tenu de ce qui précède, la décision de la NCLRR datée du 19 octobre 2009 est déclarée nulle et dépourvue de tout effet. La Cour n’a pas compétence pour accorder des dommages-intérêts. Après examen de la question durant l’audience, la Cour est persuadée que la défenderesse comprend que, puisque sa décision est annulée, le demandeur devrait se trouver dans la position où il se serait autrement trouvé en octobre 2009.

 

Les dépens

[55]           Le demandeur a sollicité des dépens avocat-client ou, subsidiairement, une somme forfaitaire de 10 000 $. Cette somme a été accordée dans des instances similaires : décision Prince, au paragraphe 63, et décision Première nation Dene Tha’ c. Didzena, 2005 CF 1292, 142 A.C.W.S. (3d) 709, au paragraphe 32.

 

[56]           Dans la décision Prince, la Cour avait exprimé dans ses motifs sa surprise de constater que la Première nation avait laissé l’instance suivre son cours alors que sa défense était manifestement dépourvue de fondement et que la décision contestée prise par la bande était évidemment contraire au Code électoral coutumier (paragraphes 3, 4, 58, 62). Les mêmes observations seraient à propos ici. L’avocate de la défenderesse, qui représentait également l’un des défendeurs dans l’espèce Prince, a relevé que, dans cette affaire-là, il y avait eu deux demandes instruites simultanément. Cependant, elle a reconnu que, dans l’espèce Première nation Dene Tha’, qui concernait une seule demande, la même somme avait été accordée.

 

[57]           Eu égard à toutes les circonstances, la Cour est d’avis que, même si à l’évidence cette somme forfaitaire n’indemnisera pas pleinement le demandeur de ses frais de justice, elle est suffisante et acceptable ici.


 

ORDONNANCE

 

LA COUR ORDONNE :

 

1.         La décision est annulée;

2.                  Le demandeur a droit à ses dépens, fixés à la somme forfaitaire de 10 000 $ (tout compris).

 

 

 

« Johanne Gauthier »

Juge

 

 

Traduction certifiée conforme

 

Claude Leclerc, LL.B.


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        T-2003-09

 

INTITULÉ :                                       JOHN M. LABOUCAN c.

                                                            LA NATION CRIE DE LITTLE RED RIVER N° 447

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 Edmonton (Alberta)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               Le 17 mai 2010

 

MOTIFS DU JUGEMENT :            LA JUGE GAUTHIER

 

DATE DES MOTIFS

ET DU JUGEMENT :                       Le 2 juillet 2010

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Janet L. Hutchison

 

POUR LE DEMANDEUR

Priscilla Kennedy

 

POUR LA DÉFENDERESSE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Chamberlain Hutchison

Edmonton (Alberta)

 

POUR LE DEMANDEUR

Davis s.a.r.l.

Edmonton (Alberta)

POUR LA DÉFENDERESSE

 



[1] Laboucan c. Loonskin, 2008 CF 193, 165 A.C.W.S. (3d) 266.

[2] Pièce I de l’affidavit de John M. Laboucan.

[3] Pièce J de l’affidavit de John M. Laboucan.

 

[4] Compte rendu de la réunion du 19 octobre 2009; onglet A du dossier certifié.

[5] Ian MacF Rogers, The Law of Canadian Municipal Corporations, 2e édition, feuilles mobiles (Toronto : Carswell Co., 1971), paragraphes 35.1-35.3.

 

[6] Affidavit de John M. Laboucan, paragraphes 10, 12; Affidavit de Floyd Auger, paragraphe 13.

[7] Affidavit de John M. Laboucan, paragraphe 6; Affidavit de Floyd Auger, paragraphe 14.

[8] Nation crie de Lake Long c. Canada (Ministre des Affaires indiennes et du Nord) (1995), 56 A.C.W.S. (3d) 781, [1995] A.C.F. n° 1020, paragraphe 31 (QL).

[9] La Cour relève que, en 2008, les réunions semblent avoir été tenues habituellement à High Level – Forestry.

[10] Je ne veux nullement donner à entendre ici que la Cour admet ou reconnaît le droit du conseil de suspendre un conseiller.

 

[11] Section A.4 des Directives.

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