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Cour fédérale

 

Federal Court


 

Date : 20100625

Dossier : IMM-5610-09

Référence : 2010 CF 698

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 25 juin 2010

En présence de monsieur le juge Beaudry

 

 

ENTRE :

MARK NDOCI

JESIKA NDOCI

demandeurs

et

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

 

[1]               Les demandeurs sollicitent, en vertu du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la Loi), le contrôle judiciaire d’une décision de la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié (la Commission), qui leur a refusé la qualité de réfugiés au sens de la Convention et la qualité de personnes à protéger.

 

[2]               La demande de contrôle judiciaire sera accueillie pour les motifs suivants.

Les faits

[3]               Le demandeur principal, Mark Ndoci, est Albanais. La demanderesse mineure, sa fille, est citoyenne des États-Unis d’Amérique. Le demandeur principal dit craindre de retourner en Albanie car sa famille est mêlée à une vendetta avec la famille Leci. Il affirme que la vendetta a éclaté en 1943 lorsque son grand-père avait assassiné un membre de la famille Leci.

 

[4]               Le demandeur principal dit qu’un membre de la famille Leci a tiré sur lui en juillet 1997. Il a alors passé dix jours à l’hôpital pour récupérer, mais n’a pas signalé l’incident à la police. Il affirme aussi avoir été battu jusqu’à perdre conscience par Ndoc Leci en 1999, mais qu’il n’a pas signalé ce fait à la police.

 

[5]               En avril 2001, le demandeur principal et son épouse ont quitté l’Albanie pour les États-Unis, où ils ont présenté une demande d'asile en alléguant la vendetta et d’autres motifs. La demande d'asile a été rejetée, de même que leur appel ultérieur. La demanderesse mineure est née aux États-Unis en 2004. Après qu’une mesure d’expulsion fut prononcée contre eux, le demandeur principal et sa famille sont entrés au Canada clandestinement grâce à un passeur et ils ont présenté une demande d’asile.

 

[6]               Les demandes d'asile du demandeur principal et de la demanderesse mineure ont été instruites ensemble. Leur demande commune a été séparée de celle de l’épouse du demandeur principal. La décision qui est l’objet de la présente procédure de contrôle judiciaire est celle rendue par la Commission concernant le demandeur principal et la demanderesse mineure.

La décision contestée

[7]               La Commission a d’abord jugé qu’une vendetta ne présentait aucun lien avec un motif prévu par la Convention et que la demande d'asile serait évaluée uniquement en fonction de l’article 97 de la Loi. Selon la Commission, les aspects déterminants de la demande d'asile étaient la crédibilité des parties et l’existence ou non d’une protection de l’État.

 

[8]               La Commission a décelé des contradictions dans le récit du demandeur principal, et pour cette raison elle a considéré que le demandeur principal n’était pas crédible. D’abord, selon la preuve documentaire, beaucoup de gens s’enferment chez eux pour des raisons de sécurité lorsqu’ils sont impliqués dans une vendetta. Le demandeur lui-même a déclaré qu’il s'était confiné chez lui afin d’éviter la famille Leci. Cependant, la preuve montrait que le demandeur principal avait travaillé comme peintre de 1996 à 2001. Il a témoigné qu’il avait pour habitude de quitter le village le soir venu, déguisé en femme, pour aller acheter des provisions dans une localité voisine. La Commission a trouvé ce témoignage non crédible. Elle a considéré aussi que, si la famille Leci avait été à la recherche du demandeur principal et s’était enquis de l’endroit où il se trouvait, ou si elle avait surveillé son domicile, il aurait vite été démasqué. La Commission a conclu que le demandeur ne vivait pas reclus.

 

[9]               La Commission a tiré d’autres conclusions défavorables en se fondant sur la demande d'asile faite par le demandeur principal aux États-Unis. Il y était déclaré que c’est son cousin qui l’avait emmené à l’hôpital après la fusillade de 1997. Cependant, dans son témoignage, il avait déclaré qu’il ne savait pas comment il s’était rendu à l’hôpital. Par ailleurs, dans sa demande d'asile déposée aux États-Unis, il avait témoigné qu'il ne savait pas qui ses agresseurs étaient en 1999, mais, dans la demande d'asile dont il s’agit ici, il désignait Ndoc Leci comme étant son agresseur. Finalement, il n’avait donné aucun renseignement sur la date à laquelle avait éclaté la vendetta, ni sur la manière dont elle avait éclaté. La Commission a écrit que, prié de s’expliquer, le demandeur principal avait déclaré [traduction] « c’était là ».

 

[10]           S’agissant de la protection offerte par l’État, la Commission a constaté que la preuve documentaire confirmait l’existence de vendettas en Albanie. Elle a cité la Directive opérationnelle du Royaume-Uni, qui décrit les mesures prises par le gouvernement albanais pour décourager les vendettas et qui fait le point sur les dispositifs juridiques existants. La Commission a écrit qu’il existait une opinion selon laquelle le gouvernement est impuissant à venir à bout des vendettas, et elle a ajouté que la preuve était contradictoire à propos des peines imposées pour les assassinats résultant de vendettas. Finalement, la Commission a estimé que le demandeur principal pouvait obtenir de l’État une protection et que l’État faisait de sérieux efforts pour mettre fin aux vendettas. Elle a conclu que le demandeur principal n’avait pas réfuté la présomption d’existence d’une protection de l’État.

 

[11]           S’agissant de la demanderesse mineure, aucune preuve n’a été produite à propos des États-Unis, et sa demande d'asile a donc été rejetée.

 

Les points litigieux

[12]           Les demandeurs soulèvent deux points :

a.       La conclusion de la Commission sur la crédibilité du demandeur principal est-elle déraisonnable?

b.      La conclusion de la Commission sur l’existence d’une protection de l’État est-elle déraisonnable?

 

Analyse

La norme de contrôle

[13]           Dans l’arrêt Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190, la Cour suprême du Canada écrivait que, pour déterminer la norme de contrôle à appliquer, la juridiction de contrôle peut s’en rapporter à la jurisprudence et vérifier si elle établit déjà une norme de contrôle satisfaisante (paragraphe 62). Selon la jurisprudence de la Cour fédérale, les décisions de la Commission qui concernent la crédibilité des témoins et l’existence ou non d’une protection de l’État doivent être revues d’après la norme de raisonnabilité (Aguirre c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 571, [2008] A.C.F. n° 732, paragraphe 14; Guzman c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 490, [2008] A.C.F. n° 624, paragraphe 10). Les deux questions dont il s’agit ici seront donc revues d’après la norme de raisonnabilité, et la Cour n’interviendra que si la décision n’appartient pas aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit (arrêt Dunsmuir, paragraphe 47).

 

La conclusion de la Commission sur la crédibilité du demandeur principal était-elle déraisonnable?

Les positions des parties

[14]           Le demandeur principal fait valoir que la conclusion de la Commission concernant sa crédibilité est déraisonnable et que la Commission n’avait aucune raison de ne pas le croire. La Commission a estimé que, si la famille Leci avait été à la recherche du demandeur principal et s’était enquis de l’endroit où il se trouvait, ou si elle avait surveillé son domicile, il aurait rapidement été démasqué lorsqu’il se rendait acheter des provisions. Il prétend qu’il n’a jamais dit que la famille Leci cherchait sans cesse à savoir où il se trouvait ou qu’elle surveillait sans cesse son domicile. Quant aux contradictions se rapportant à sa demande d'asile aux États-Unis, le demandeur principal affirme que, dans son témoignage, il avait expliqué les origines de la vendetta durant son entrevue. Selon les demandeurs, la Commission a commis une erreur en tirant de telles conclusions.

 

[15]           Les demandeurs font valoir que les erreurs ont été aggravées par le fait que la Commission s’est fondée sur la décision du juge de l’immigration aux États-Unis, et sur la décision rejetant leur appel, pour conclure à l’existence de contradictions entre la demande d'asile au Canada et la demande d'asile aux États-Unis. Ils font valoir que lesdites décisions sont très brèves et qu’elles ne rendent pas compte avec précision de toute l’affaire. Ils disent qu’il était déraisonnable pour la Commission de se fonder sur ces décisions plutôt que sur les observations écrites présentées à l’appui de la demande d'asile aux États-Unis.

 

[16]           Les demandeurs affirment aussi que la Commission s’est fourvoyée parce qu’elle a laissé de côté un grand nombre de preuves qui appuient la demande d'asile, notamment la vidéo d’une information de presse d’Albanie et un article de journal relatant les tirs dirigés contre lui en 1997, plusieurs lettres d’organismes de réconciliation confirmant que les familles sont à couteaux tirés, le témoignage d’un tiers qui appuie la demande d'asile, enfin un certificat médical.

 

[17]           Le défendeur affirme que les conclusions touchant la crédibilité du demandeur principal n’étaient pas déraisonnables et qu’elles ont été très bien motivées par la Commission. Il souligne que de nombreuses contradictions ont été recensées et qu’il était juste que la Commission s’en rapporte à la preuve produite dans la demande d'asile aux États-Unis.

 

[18]           Selon le défendeur, la preuve dont la Commission n’a pas fait état confirme simplement que le demandeur principal fut la cible de tirs en 1997, ce que la Commission n’a pas mis en doute, mais cette preuve ne confirme pas qu’il est effectivement exposé à un risque en raison d’une vendetta. Il n’y avait donc aucune raison d’en faire état.

 

Analyse

[19]           Le demandeur principal a tenté d’expliquer certaines des contradictions de son témoignage et il reproche à la Commission de s’être servie de la décision du juge de l’immigration aux États-Unis pour mettre en doute sa crédibilité, mais aucun des moyens qu’il invoque n’est recevable. La transcription montre que le demandeur principal avait bien témoigné que la famille Leci le surveillait, ainsi que son domicile (Dossier certifié du tribunal, pages 365 à 367). Quant au fait que la Commission s’est servie de la décision du juge de l’immigration aux États-Unis, la décision en question figure dans le dossier du tribunal et résume de manière détaillée le témoignage produit par le demandeur principal dans ladite procédure, la preuve présentée par lui ainsi que les motifs de la décision du juge aux États-Unis (pages 291 à 300). Je ne crois pas que le fait pour la Commission de s’être fondée sur la décision du juge états-unien soit injuste pour le demandeur principal et, selon moi, la Commission n’a pas commis d’erreur à ce titre.

 

[20]           Les demandeurs font valoir que la décision de la Commission est déraisonnable parce qu’elle a laissé de côté des preuves qui confirmaient que le demandeur principal avait été la cible de tirs en 1997 à cause de cette vendetta. Il faut évidemment présumer que la Commission a tenu compte de la totalité de la preuve lorsqu’elle a tiré ses conclusions (Cepeda-Gutierrez c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (1998), 157 F.T.R. 35).

 

[21]           Cependant, je suis d’avis qu’il y a ici une erreur, en particulier parce que la Commission a négligé de faire état de deux lettres, l’une datée du 16 octobre 2007 et l’autre du 3 septembre 2008, rédigées par le Comité national de réconciliation, qui confirment que la famille Ndoci est mêlée à une vendetta avec la famille Leci et que les efforts de réconciliation ont échoué. Ces lettres mentionnent aussi que la querelle s’est intensifiée depuis mars 2006, date à laquelle un membre de la famille Ndoci a assassiné un membre de la famille Leci. Cette preuve intéresse la demande d'asile du demandeur principal et aurait dû être analysée par la Commission, avec indication des raisons pour lesquelles la Commission mettait en doute la crédibilité du demandeur principal malgré lesdites lettres.

 

La conclusion de la Commission concernant l’existence d’une protection de l’État était-elle déraisonnable?

 

Les positions des parties

[22]           Selon le demandeur principal, la Commission a commis une erreur parce qu’elle a fait une utilisation sélective de la preuve documentaire concernant la protection de l’État. La Commission a fait état du document de synthèse intitulé Albanie : La vendetta (mai 2008), qui faisait partie du cartable national de documentation, mais elle ne l’a pas analysé.

 

[23]           Selon le défendeur, la décision de la Commission est raisonnable car les faits montrent que le demandeur principal n’a nullement tenté d’obtenir de l’État une protection et ne peut réfuter la présomption d’existence d’une protection de l’État.

 

[24]           Le défendeur souligne aussi que, subsidiairement, la Commission a conclu au caractère acceptable de la protection de l’État, et, selon lui, cette conclusion est raisonnable. Il appelle l’attention sur le fait que la Commission a pris note de l’existence de vendettas en Albanie, et sur d’autres preuves documentaires mentionnées par la Commission. Selon lui, la Commission n’a pas fait une utilisation sélective de la preuve et elle a pris acte d’éléments qui allaient à l’encontre de sa propre conclusion.

 

Analyse

[25]           Dans sa décision, la Commission mentionne effectivement le document de synthèse intitulé Albanie : La vendetta, et elle a fait observer que M. Marku avait exprimé l’avis que le gouvernement était incapable de venir à bout des vendettas ou d’offrir une protection efficace et que la preuve varie en ce qui concerne la gravité des peines imposées pour les assassinats résultant de vendettas.

 

[26]           La Commission fait bien état du document de synthèse, mais elle ne dit rien des parties de ce document qui décrivent le phénomène des vendettas, la hausse du nombre de crimes de sang pour cause de mauvaise application de la loi et d'absence de crainte quant aux sanctions de l’État et, enfin, l’inefficacité des condamnations. Il était loisible à la Commission de s'en tenir à une preuve plutôt qu’à une autre, mais elle devait faire état de cette preuve contradictoire et expliquer pourquoi elle privilégiait la directive opérationnelle du Royaume-Uni sur laquelle elle s’est fondée. Le document de synthèse intéressait directement la question de la protection offerte par l’État, et la Commission a commis une erreur en ne faisant pas l’analyse de la preuve qui contredisait sa conclusion.

 

[27]           Aucune des parties n’a proposé qu’une question soit certifiée, et aucune ne se pose ici.


JUGEMENT

LA COUR ORDONNE : la demande de contrôle judiciaire est accueillie. L’affaire est renvoyée à la Commission pour qu'un tribunal différemment constitué la réexamine. Aucune question n’est certifiée.

 

 

« Michel Beaudry »

Juge

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Jacques Deschênes, LL.B.

 

 

 

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        IMM-5610-09

 

INTITULÉ :                                       MARK NDOCI

                                                            JESIKA NDOCI

                                                            ET

                                                            LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

                                                            ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               Le 23 juin 2010

 

MOTIFS DU JUGEMENT:             LE JUGE BEAUDRY

 

DATE DES MOTIFS :                      Le 25 juin 2010

 

 

COMPARUTIONS :

 

Clifford Luyt

 

POUR LES DEMANDEURS

Kevin Doyle

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER:

 

Clifford Luyt

Avocat

Toronto (Ontario)

 

POUR LES DEMANDEURS

Myles J. Kirvan

Sous-procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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