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Cour fédérale

 

Federal Court

 


 

Date :  20100622

Dossier :  IMM-5860-09

Référence :  2010 CF 674

Ottawa (Ontario), le 22 juin 2010

En présence de monsieur le juge Shore 

 

ENTRE :

LEONIE LAURORE JEAN

APOLINE LAURORE

ONISTE LAURORE

demandeurs

et

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENETÉ

ET DE L'IMMIGRATION

défendeur

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

I.  Au préalable

[1]               [...] la diaspora dans son ensemble ne peut être considérée comme un « groupe à risque » et que chaque cas doit être considéré dans « son contexte » et individuellement. Il a ajouté cependant que des éléments caractéristiques des membres de la diaspora [langue et attitudes différentes en public] font d'eux « un groupe à part », plus « repérable » et « plus ciblé par les kidnappeurs » (UAPC 27 sept. 2007).

 

Comme spécifié « Dans une communication écrite envoyée à la Direction des recherches le 27 septembre 2007, un spécialiste de la justice et des droits humains de l'Unité d'appui au programme de la coopération canadienne à Haïti a déclaré [...] » (Tanis c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 420, [2010] A.C.F. no 501 (QL).

 

[2]               [8]        La jurisprudence a été minutieusement examinée par le juge Beaudry dans la décision Cius c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 1, [2008] A.C.F. no 9 (QL). Il a rejeté l’argument selon lequel les personnes qui retournent en Haïti font partie d’un « groupe social », tel qu’il avait été défini par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Canada (Procureur général) c. Ward, [1993] 2 R.C.S 689, 20 Imm. L.R. (2d) 85. Ainsi, M. Octave ne peut pas être considéré comme un réfugié au sens de l’article 96 de la Loi sur l’Immigration et la protection des réfugiés.

 

(Octave c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 403, 346 F.T.R. 103).

 

II.  Procédure judiciaire

[3]               Le 15 octobre 2008, la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (Commission) a conclu que les demanderesses, deux citoyennes d’Haïti et une citoyenne américaine, n’avaient pas la qualité de « réfugiées » au sens de l’article 96 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, S.C. 2001, c. 27 (LIPR), ni celle de « personnes à protéger » au sens de l’article 97 de la LIPR, rejetant par conséquent leurs demandes d’asile.

 

[4]               Cette décision repose sur l’absence de preuve de risque personnel et de crainte personnalisée des demanderesses.

 

[5]               Les demanderesses ont contesté la décision de la Commission par la voie d’une Demande d’autorisation et demande de contrôle judiciaire, présentée en vertu du paragraphe 72(1) de la LIPR.

 

[6]               La Demande d’autorisation a été accueillie.

 

III.  Remarque préliminaire

[7]               La demanderesse principale, madame Leonie Laurore Jean, discute d’une conclusion d’absence de crédibilité aux paragraphes 8 à 12 de son affidavit. Le défendeur souligne que la Commission n’a tiré aucune conclusion quant à sa crédibilité.

 

IV.  Historique

[8]               Les demanderesses, une mère et ses deux filles, allèguent craindre la criminalité en Haïti, les kidnappings et les demandes de rançon. Elles craignent être particulièrement ciblées puisqu’elles pourraient être perçues comme étant fortunées, ayant vécu à l’étranger pendant plusieurs années.

 

[9]               En décembre 1994, les demanderesses ont quitté Haïti pour les États-Unis.

 

[10]           Quatre ans plus tard, soit en 1998, les deux demanderesses originaires d’Haïti ont revendiqué l’asile aux États-Unis. Leur demande aurait été rejetée en 1999.

 

[11]           Le 18 octobre 2007, les demanderesses ont quitté les États-Unis pour le Canada.

 

[12]           L’audition de la demande d’asile a eu lieu le 30 septembre 2008, alors que les demanderesses étaient représentées par leur procureur actuel.

 

V.  Points en litige

[13]           (1) La décision rendue par la Commission est-elle entachée d’irrégularités qui justifieraient l’intervention de cette Cour?

(2) Plus précisément, les conclusions de la Commission concernant l’absence de risque personnel et crainte personnalisée sont-elles déraisonnables ou non fondées selon la preuve?

 

VI.  Analyse

            Norme de contrôle

[14]           L’analyse de la Commission de la situation des demanderesses au regard de l’article 96 de la LIPR et de l’existence d’un lien entre leur crainte alléguée et l’un des motifs de la Convention relative au statut des réfugiés, adoptée le 28 juillet 1951 par une conférence de plénipotentiaires sur le statut des réfugiés et des apatrides convoquée par l’Organisation des Nations Unies en application de la résolution 429 (V) de l’Assemblée générale en date du 14 décembre 1950, est révisable selon la norme de la décision raisonnable (Michaud c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 886, 351 F.T.R. 290 aux par. 28-29; Lozandier c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2009 CF 770, [2009] A.C.F. no 931 (QL) au par. 17).

 

[15]           De même, l’évaluation du risque personnalisé des demanderesses au sens de l’article 97 de la LIPR est révisable selon la norme de la raisonnabilité (Guerilus c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2010 CF 394, [2010] A.C.F. no 438 (QL) au par. 9; Saint-Hilaire v. Canada (Minister of Citizenship and Immigration), 2010 FC 178, [2010] FC 178 (QL) au par. 12).

 

L’article 96 de la LIPR ne s’applique pas

[16]           La Commission mentionne que l’article 96 de la LIPR ne peut s’appliquer, puisque la crainte alléguée, celle d’une situation d’insécurité et de criminalité endémique, est sans lien avec un des motifs de la Convention (Décision certifié du tribunal (DCT) au par. 11).

 

[17]           L’article 96 de la LIPR se lit comme suit :

96. A qualité de réfugié au sens de la Convention — le réfugié — la personne qui, craignant avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un groupe social ou de ses opinions politiques :

 

a) soit se trouve hors de tout pays dont elle a la nationalité et ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de chacun de ces pays;

 

[...]

96. A Convention refugee is a person who, by reason of a well-founded fear of persecution for reasons of race, religion, nationality, membership in a particular social group or political opinion,

 

(a) is outside each of their countries of nationality and is unable or, by reason of that fear, unwilling to avail themself of the protection of each of those countries; or

 

 

[18]           La Cour est en accord avec la position du défendeur.

[19]           En l’espèce, la preuve et le témoignage de la demanderesse ont clairement révélé à la Commission que cette dernière craignait la criminalité généralisée en Haïti en lien avec le fait qu’elle avait vécu à l’étranger. Tel qu’il ressort du procès-verbal de l’audience :

a.       Madame, est-ce que vous pouvez me dire qui vous craignez si vous retournez dans votre pays?

 

R : Comme si, parce qu’il y a beaucoup de groupes. Si je retourne, alors ils kidnappent les gens. Alors ils prennent les gens, ils les amènent dans une place ailleurs puis ils les tuent. C’est pour ça que je ne veux pas retourner.

 

[...]

 

Q. : Et pourquoi est-ce qu’on s’en prendrait à vous?

 

R. : Du fait que tu sors d’un pays étranger, alors c’est – le monde vont déduire que tu es une diaspora. Alors ils veulent toujours avoir l’argent alors ils vont te kidnapper. Alors ils vont demander 100 000 dollars, 200 000 dollars. Alors tu ne trouves pas la somme des 200 000 dollars, ils vont te tuer.

 

(DCT à la p. 185 : Procès verbal (PV)).

 

[20]           La Commission a écarté l’allégation des demanderesses à l’effet qu’elles seraient ciblées à titre de membres de la diaspora haïtienne, puisqu’il ne s’agit pas d’un groupe social (Décision du tribunal aux par. 14-15).

 

[21]           Il appartenait à la Commission de déterminer si la crainte des demanderesses était reliée ou non à l’un des motifs de la Convention :

[17]      La question de l’existence d’un lien entre la persécution alléguée et l’un des motifs de la Convention est principalement une question de fait qui relève donc de l’expertise de la SPR (Rizkallah, précité; Pour-Shariati c. Canada (ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1997), 215 N.R. 174 (C.A.F.)). La SPR pouvait en conséquence conclure que la crainte de la demanderesse ne découlait  pas de son sexe mais de ce qu’elle avait été victime de criminalité, et elle pouvait donc rejeter sa demande en vertu de l’article 96 de la LIPR.

 

(Lozandier, ci-dessus).

 

[22]           Ayant analysé la preuve documentaire, la Commission mentionne que la preuve démontre que toute la population est ciblée par la criminalité et que tant les hommes, les femmes que les enfants peuvent être des victimes (Décision du tribunal au par. 12).

 

[23]           En effet, tel qu’il ressort de la preuve :

Groupes ciblés par les kidnappeurs

 

Des sources soulignent que les auteurs d'enlèvements contre rançon en Haïti agissent généralement par opportunisme (États-Unis 9 janv. 2007, « Overall Crime and Safety Situation »; The Miami Herald 2 nov. 2004), en ne choisissant pas leurs victimes selon leur nationalité, leur race, leur sexe ou leur âge (US Fed News 31 août 2007; États-Unis 9 janv. 2007, « Overall Crime and Safety Situation »). Toute personne qui semble être riche risque d'être victime d'un enlèvement contre rançon (ibid.; The Miami Herald 2 nov. 2004). Toutefois, bien qu'en 2004, toutes les victimes d'enlèvement contre rançon signalées par les Country Reports on Human Rights Practices for 2004 étaient des personnes riches (États-Unis 28 févr. 2005, sect. 1.b), les victimes d'enlèvement contre rançon venaient de toutes les couches de la société en 2005 (ibid. 8 mars 2006, sect. 1.b; AI 23 mai 2006) et en 2006 (États-Unis 6 mars 2007, sect. 1.b). Selon le Washington Post, la menace d'enlèvement plane aussi sur les marchands ambulants [...]

Groups targeted by kidnappers

 

Sources indicate that kidnappers in Haiti generally act opportunistically (US 9 Jan. 2007, "Overall Crime and Safety Situation"; The Miami Herald 2 Nov. 2004) and do not choose their victims according to nationality, race, gender or age (US Fed News 31 Aug 2007; US 9 Jan. 2007, "Overall Crime and Safety Situation"). Anyone who appears to be wealthy risks being a victim of kidnapping for ransom (ibid.; The Miami Herald 2 Nov. 2004). However, although all the victims of kidnapping for ransom in 2004 reported by Country Reports on Human Rights Practices for 2004 were wealthy people (US 28 Feb. 2005, Sec. 1.b), the victims of kidnapping for ransom came from all levels of society in 2005 (ibid. 8 Mar. 2006, Sec. 1.b; AI 23 May 2006) and in 2006 (US 6 Mar. 2007, Sec. 1.b). According to the Washington Post, the threat of kidnapping also hangs over street vendors …

 

 

 

(DCT à la p. 16 : Réponses aux demandes d’information, 14 février 2008; DCT à la p. 23 : Réponse aux demandes d’information, 15 octobre 2007).

 

[24]           Au surplus, il est bien établi qu’une crainte d’un préjudice criminel n’est pas reliée à un motif de la Convention. Or, il s’agit précisément de ce que craignent les demanderesses dans le présent dossier. Tel que mentionné récemment par cette Cour :

[14]      La violence crainte par la demanderesse résulte de l’activité criminelle généralisée ayant cours en Haïti et non pas d’un ciblage discriminatoire des femmes en particulier. Le préjudice craint est de nature criminelle sans aucun lien avec la définition de réfugié au sens de la Convention. Il faut distinguer le risque généralisé d’une situation dans un pays et le risque probable d’une personne en raison d’une situation qui lui est propre.

 

[15]      Lors de l’audition, la demanderesse a reconnu elle-même qu’en « Haïti, tout le monde a peur » et qu’on ne s’attaque pas plus particulièrement aux gens qui comme elle parte en voyage au Canada ou parce qu’elles sont femmes; la crainte d’enlèvement et de viol, convient-elle, est ressentie par tous les Haïtiens et Haïtiennes.

 

(Soimin c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 218, [2009] A.C.F. no 246 (QL)).

 

[25]           Par conséquent, il est clair que la Commission n’a pas erré en concluant que la crainte alléguée n’avait aucun lien avec l’un des motifs de la Convention et que l’article 96 de la LIPR ne trouvait pas application.

 

L’article 97 de la LIPR ne s’applique pas

[26]           La Commission a par la suite analysé la situation générale en Haïti. La preuve révèle que l’insécurité règne sur l’ensemble du territoire. Ayant consulté la preuve documentaire, la Commission conclut que toute la population est ciblée, et que la situation des gens ayant vécu à l’étranger ne diffère pas de celle des autres Haïtiens disposant de moyens financiers. (Décision du tribunal aux par. 16-18; DCT à la p. 16 : Réponses aux demandes d’information, 14 février 2008; DCT à la p. 23 : Réponse aux demandes d’information, 15 octobre 2007).

 

[27]           Les demanderesses n’ayant présenté aucune preuve démontrant qu’elles pourraient personnellement faire face à un risque auquel ne serait pas sujet le reste de la population, la Commission conclut qu’il s’agit d’un risque généralisé et aléatoire (Décision du tribunal au par. 22).

 

[28]           Tel qu’il ressort du procès verbal de l’audience :

Q. : Okay. Donc ça veut dire qu’au fond vous ne savez pas vraiment qui. Ça peut être n’importe qui.

 

R. : Exactement. Alors je ne sais pas qui exactement. Ça peut être n’importe qui.

 

[...]

 

Q. : Est-ce qu’il y a autres choses pour lesquelles vous craignez de retourner dans votre pays?

 

R. : Après ça j’ai pas rien d’autre. Parce que c’est vraiment cette situation de vie, le fait qu’il y a des tueries, qu’ils tuent de gens. Le fait qu’ils font des méchancetés aux gens.

 

Q. : Okay. Donc si je comprends bien, aujourd’hui, si vous retournez dans le pays, ce que vous avez peur c’est de la situation, de l’insécurité et de la criminalité qui sévit.

 

R. : Oui.

 

(La Cour souligne).

 

(DCT aux pp. 185-186 : PV de l’audition).

 

[29]           Il ne fait aucun doute que les demanderesses n’ont aucune crainte de risque personnalisé.

 

[30]           Ainsi, la Commission pouvait parfaitement conclure que les demanderesses ne seraient pas personnellement ciblées, et qu’en conséquence, l’article 97 de la LIPR ne trouvait pas application :

97.      (1) A qualité de personne à protéger la personne qui se trouve au Canada et serait personnellement, par son renvoi vers tout pays dont elle a la nationalité ou, si elle n’a pas de nationalité, dans lequel elle avait sa résidence habituelle, exposée [...]

97.      (1) A person in need of protection is a person in Canada whose removal to their country or countries of nationality or, if they do not have a country of nationality, their country of former habitual residence, would subject them personally …

 

[31]           Cette conclusion était parfaitement raisonnable et conforme aux enseignements de cette Cour. En effet, tel que mentionné récemment :

[21]      En somme, le risque que la demanderesse allègue est un risque aléatoire auquel font face indistinctement de façon générale toutes les personnes vivant dans son pays; il ne vise pas la demanderesse de façon personnelle ou particulière. La situation à laquelle la demanderesse craint d’être exposée ne diffère pas de celle des autres personnes vivant dans son pays; elle n’est donc pas une personne à protéger, au sens du sous-alinéa 97(1)b)(ii) de la LIPR.

 

[22]      Une telle situation ne donne pas lieu à un risque personnel justifiant la protection sollicitée par la demanderesse. La SPR a conclu que le préjudice appréhendé était de nature criminelle sans aucun lien avec la définition de réfugié de la Convention, et c’était une conclusion qu’elle pouvait légitimement tirer (Jeudy c. Canada (ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 1124; Cius c. Canada (ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 1).

 

[23]      La Cour, après analyse des faits invoqués et de la décision attaquée, conclut que la SPR a, à bon droit, décidé que la demanderesse n’avait pas établi qu’elle était une personne à protéger au sens des articles 96 et 97 de la LIPR, alors qu’elle avait la charge de la preuve. La Cour doit donc respecter la décision de la SPR. (La Cour souligne).

 

(Lozandier, ci-dessus; Guerilus, ci-dessus; Saint-Hilaire, ci-dessus; Prophète c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 331, 167 A.C.W.S. (3d) 151 aux par. 22-23).

 

[32]           La jurisprudence de cette Cour est claire et constante à l’effet qu’une crainte de criminalité généralisée causée par une situation qui prévaut dans tout le pays et qui touche toute la population ne justifie pas l’octroi du statut de personne à protéger.

 

[33]           Il est essentiel qu’un demandeur établisse un risque personnalisé en fonction de ses circonstances personnelles, ce qui n’a pas été fait en l’espèce : les demanderesses n’ont jamais démontré que leur situation particulière leur occasionnerait un risque personnalisé, et la preuve documentaire ne supporte pas leurs allégations.

 

[34]           Dans leur mémoire, les demanderesses soutiennent que les enfants constituent un groupe social particulier ainsi qu’un « groupe à part », et qu’il serait irréaliste pour la demanderesse de laisser ses enfants derrière elle lors d’un éventuel retour en Haïti. Les enfants sont nées respectivement en 1994 en Haïti et en 1999 aux États-Unis (DCT aux p. 42 et 54 : Formulaire de renseignements personnels (FRP)).

 

[35]           En effet, premièrement, le libellé des articles 96 et 97 de la LIPR est très clair en ce que l’évaluation se fait au regard du pays de nationalité du demandeur.

 

[36]           Ainsi, pour l’enfant citoyenne américaine, l’évaluation ne pouvait se faire relativement à Haïti.

 

[37]           Deuxièmement, il est intéressant de prendre connaissance des observations du procureur des demanderesses lors de l’audition devant la Commission :

Q. : Est-ce que vous êtes prêt à rendre vos soumissions?

 

[...]

 

R. : Je vais laisser à votre discrétion, c’est rare que je fais ça là, mais écoutez, il y a visiblement un problème [...]

 

[...]

 

Mais, à tout évènement, Madame allègue aujourd’hui que sa crainte actuelle c’est les kidnappeurs, l’insécurité générale. Et, compte tenu de la jurisprudence là-dessus, je vous dis, je n’insisterai pas plus longtemps. On n’aura pas non plus de preuves à faire à l’encontre des États-Unis pour – il y a une de deux enfants qui est américaine.

La seule chose peut-être, parce que ça a déjà été, écoutez, ça a déjà été décidé par un de vos confrères, mais ça fait déjà un moment. Et que, malgré la jurisprudence de l’arrête[sic] Étienne et compagnie, dans un cas où, et là je parle de celle des deux enfants qui était née en Haïti, c’est-à-dire Oniste, il est arrivé le bébé aux États-Unis. Alors, évidemment, elle n’a pas connu – elle a été élevée, donc, principalement aux États-Unis plus deux années ici. Un retour en Haïti de la cellule familiale, le fait que l’enfant soit visiblement plus américaine qu’haïtienne, probablement dans sa façon de parler, de s’habiller, etc., pourrait faire en sorte que la famille au complet s’en trouverait ciblée de façon particulière.

 

Mais je n’insiste pas là-dessus [...]

 

(DCT aux pp. 201-203 : Soumissions du procureur lors de l’audition).

 

[38]           Il est clair que l’argument des enfants a été présenté sous l’angle de la possibilité d’identifier les demanderesses plus facilement à titre de membres de la diaspora haïtienne ayant vécu à l’étranger. L’âge (la demanderesse est âgée de 16 ans) n’a jamais été allégué comme constituant une source de crainte devant la Commission.

 

[39]           Ainsi, la crainte n’a aucun lien avec l’âge, et de ce fait, l’argument sur le groupe social des enfants est sans fondement.

 

[40]           Selon les enseignements de la Cour suprême du Canada dans l’affaire Canada (Procureur général) c. Ward, [1993] 2 R.C.S. 689, trois catégories de groupes peuvent être reconnus à titre de « groupe social » :

Le sens donné à l'expression «groupe social» dans la Loi devrait tenir compte des thèmes sous‑jacents généraux de la défense des droits de la personne et de la lutte contre la discrimination qui viennent justifier l'initiative internationale de protection des réfugiés.  Les critères proposés dans Mayers, Cheung et Matter of Acosta, précités, permettent d'établir une bonne règle pratique en vue d'atteindre ce résultat. Trois catégories possibles sont identifiées:

(1)        les groupes définis par une caractéristique innée ou immuable;

 

(2)        les groupes dont les membres s'associent volontairement pour des raisons si essentielles à leur dignité humaine qu'ils ne devraient pas être contraints à renoncer à cette association; et

 

(3)        les groupes associés par un ancien statut volontaire immuable en raison de sa permanence historique.

 

La première catégorie comprendrait les personnes qui craignent d'être persécutées pour des motifs comme le sexe, les antécédents linguistiques et l'orientation sexuelle, alors que la deuxième comprendrait, par exemple, les défenseurs des droits de la personne. La troisième catégorie est incluse davantage à cause d'intentions historiques, quoiqu'elle se rattache également aux influences antidiscriminatoires, en ce sens que le passé d'une personne constitue une partie immuable de sa vie.

 

[41]           Les demanderesses prétendent que les enfants appartiennent à la première catégorie, soit les groupes définis par une caractéristique innée ou immuable.

 

[42]           D’une part, le défendeur soumet qu’il s’agit d’un groupe excessivement large et qui manque de précision. D’autre part, selon le dictionnaire Larousse, le mot « immuable » signifie :

Immuable (adjectif)

 

                           i.      Qui, par nature, n’est pas sujet au changement et demeure identique à soi-même : Vérités immuables.

 

                         ii.      Qui demeure inchangé, ne subit pas ou ne paraît pas subir de modification pendant un temps relativement long : Un ciel d’un bleu immuable.

 

                        iii.      Qui ne varie pas dans ses opinions, ses sentiments, ses volontés : Être immuable dans ces certitudes.

 

[43]           Avec égards, l’âge d’une personne n’est certainement pas immuable.

 

[44]           Ainsi, les enfants de la demanderesse ne constituent pas un groupe social.

 

 

[45]           Les enfants ne constituent pas non plus un « groupe à part » qui pourrait être particulièrement ciblé au sens de l’article 97 de la LIPR. La preuve documentaire citée par les demanderesses ne supporte pas cette allégation, mais mentionne plutôt que certains éléments peuvent caractériser les membres de la diaspora et les rendre plus repérables, sans personnaliser le risque pour les enfants. La Cour a récemment analysé ce document dans son ensemble :

[27]      Le demandeur soutient que l'analyse du tribunal dans son cas est déficiente puisque le tribunal se serait trompé en s'appuyant uniquement sur Cius sans tenir compte de la nouvelle preuve qui démontre que les membres de la diaspora haïtienne sont effectivement exposés à un risque plus grand de criminalité. Le demandeur s'appuie sur le cartable national de documentation concernant Haïti que pouvait consulter le tribunal qui a traité son dossier, et plus particulièrement le document 14.1 du cartable, qui porte le long titre de « HTI102610.F 15 octobre 2007. Information selon laquelle les Haïtiens ayant vécu à l'étranger (par exemple aux États‑Unis ou au Canada) pendant une longue période (plusieurs années) courent des risques s'ils rentrent au pays; type de risques qu'ils pourraient craindre; information selon laquelle le retour de ces gens peut représenter une menace pour les membres de leur famille et si tel est le cas, information sur le type de menace ainsi que sur leurs auteurs ».

 

[28]      Or, ce long titre cache un très court document qui n'appuie pas les prétentions du demandeur. Je reproduis dans sa quasi‑totalité le document en question, qui se passe de commentaires [non souligné dans l'original] :

 

Le bureau du Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (HCR) à Ottawa a répondu par lettre à une demande d'information de la Direction des recherches au sujet de la situation des Haïtiens qui retournent au pays après avoir vécu plusieurs années à l'étranger (24 sept. 2007). Le représentant au Canada du HCR indique que l'information à sa disposition est limitée, mais il ignore si ces Haïtiens courent des risques simplement pour le fait d'avoir vécu à l'étranger (Nations Unies 24 sept. 2007).

 

Par ailleurs, le représentant du HCR soutient que certaines catégories de personnes ayant vécu à l'étranger risquent davantage de subir des menaces ou d'être victimes de violations des droits de la personne, mais il ne prétend pas les présenter toutes (ibid.). Ainsi, les criminels expulsés vers Haïti risquent d'être victimes de violations des droits de la personne à cause des conditions de détention et d'autres atteintes à leurs droits telle la détention arbitraire ou prolongée (ibid.). De plus, des histoires d'Haïtiens ayant vécu longtemps à l'étranger, qui sont les cibles d'enlèvements une fois rentrés au pays parce qu'ils semblent disposer de moyens économiques plus importants, sont souvent relatées par les médias haïtiens et les organisations non‑gouvernementales (Nations Unies 24 sept. 2007). Enfin, certaines personnes peuvent être davantage visées à leur retour au pays, en raison de leur participation à des activités politiques ou autres (ibid.). Les risques courus lorsqu'une personne retourne en Haïti dépendent de son rôle politique ou de son passé, et ne « sont pas reliés per se au statut de la personne comme Haïtien ayant vécu à l'étranger » (ibid.).

 

Dans une communication écrite envoyée à la Direction des recherches le 27 septembre 2007, un spécialiste de la justice et des droits humains de l'Unité d'appui au programme de la coopération canadienne à Haïti a déclaré que la diaspora dans son ensemble ne peut être considérée comme un « groupe à risque » et que chaque cas doit être considéré dans « son contexte » et individuellement. Il a ajouté cependant que des éléments caractéristiques des membres de la diaspora [langue et attitudes différentes en public] font d'eux « un groupe à part », plus « repérable » et « plus ciblé par les kidnappeurs » (UAPC 27 sept. 2007).

 

Cet aspect est abordé dans un article du Boston Globe, selon lequel les personnes expulsées vers Haïti par les États‑Unis ont des liens limités avec le pays et parlent moins bien le créole, ce qui rend leur adaptation difficile, mais qui surtout « rend les déportés plus facilement identifiables » (11 mars 2007).

 

Dans une communication écrite en date du 18 septembre 2007 avec la Direction des recherches, un analyste de l'International Crisis Group (ICG) indique qu'il n'a pas étudié cette question en détails et qu'il ne connaît pas de cas précis d'Haïtiens qui ont courus des risques une fois rentrés au pays après avoir passé plusieurs années à l'étranger. Il indique cependant avoir entendu des rumeurs et des histoires à ce sujet (ICG 18 sept. 2004). Il ajoute que « [l]es Haïtiens qui reviennent au pays, en particulier à Port‑au‑Prince » courent des risques et que « ce[s] risque[s] [sont] probablement bien moindre[s] en dehors des zones urbaines » (ibid.).

 

Aucune information selon laquelle le retour de ces gens peut représenter une menace pour les membres de leur famille n'a pu être trouvée par la Direction des recherches parmi les sources consultées.

 

[29]      Je ne vois aucune erreur dans le fait que le tribunal se soit appuyé sur les décisions Prophète et Cius afin de conclure que le risque de criminalité auquel ferait face le demandeur à titre de membre de la diaspora haïtienne est un risque généralisé. Le document précité du cartable national de documentation concernant Haïti ne change en rien cette conclusion, et je ne vois pas, à la lecture de ce document, en quoi le tribunal aurait erré à cet égard.

 

(Tanis, ci-dessus).

 

[46]           La preuve documentaire ne permet pas de conclure que les gens qui ont séjourné à l’étranger, mineurs ou majeurs, encourent un risque personnalisé ou constituent un groupe à part.

 

[47]           La Commission a analysé la preuve, et a conclu que tout le monde est ciblé en Haïti. L’analyse de la preuve appartient à la Commission, et il n’appartient pas à cette Cour de substituer son opinion au stade du contrôle judiciaire :

[9]        Il est du ressort du tribunal d’apprécier l’ensemble de la preuve et de la jauger. Lorsque la détermination est raisonnable comme c'est le cas dans la cause ici, la Cour ne doit pas réévaluer la preuve lors de la demande d’un contrôle judiciaire (Singh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2008 CF 408, [2008] A.C.F. no 547 au paragraphe 17 (QL); Malagon c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2008 CF 1068, [2008] A.C.F. no 1586 au paragraphe 44 (QL)). (La Cour souligne).

 

(Sermot c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 1105, [2009] A.C.F. no 1319 (QL)).

 

[48]           Il n’y a aucune erreur dans cette conclusion, et l’intervention de cette Cour n’est pas justifiée.

 

 

VII.  Conclusion

[49]           Le fardeau appartenant aux demanderesses de démontrer le bien-fondé de leur demande d’asile, ce qu’elles n’ont pas fait. Rien dans la preuve ni le témoignage ne démontre un lien entre la crainte alléguée et un des motifs de la Convention, ni que les demanderesses seraient personnellement ciblées en Haïti. La décision de la Commission était donc raisonnable. Tel que mentionné récemment par cette Cour :

[15]      Le fait que la demanderesse principale allègue à plusieurs reprises qu’elle ne veut pas retourner en Haïti en raison de l’insécurité générale au pays ne suffit pas à la qualifier de réfugiée sous l’article 96 de la loi ou de personne à protéger sous l’article 97 de la loi. L’appréciation de la crainte chez les demanderesses doit se faire in concreto, plutôt que dans une perspective abstraite et générale (Ahmad c. Canada (Ministre de la citoyenneté et de l’immigration), 2004 CF 808, 134 A.C.W.S. (3d) 493 au par. 22). Au regard de la preuve au dossier, la demanderesse ne s’est pas acquittée de son fardeau de preuve de démontrer qu’elle vivrait un risque personnalisé. La conclusion du tribunal sur ce point est donc raisonnable.

 

(Guerilus, ci-dessus).

 

[50]           Compte tenu de ce qui précède, la demande de contrôle judiciaire des demanderesses est rejetée.


 

JUGEMENT

LA COUR ORDONNE que

1.         La demande de contrôle judiciaire soit rejetée;

2.         Aucune question grave de portée générale ne soit certifiée.

 

 

« Michel M.J. Shore »

Juge


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                        IMM-5860-09

 

INTITULÉ :                                       LEONIE LAURORE JEAN

                                                            APOLINE LAURORE

                                                            ONISTE LAURORE c.

                                                            LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

                                                            ET DE L’IMMGRATION

 

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 Montréal (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               le 8 juin 2010

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                              LE JUGE SHORE

 

DATE DES MOTIFS :                      le 22 juin 2010

 

 

COMPARUTIONS :

 

Me Luc R. Desmarais

 

POUR LES DEMANDEURS

Me Mireille-Anne Rainville

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

LUC R. DESMARAIS

Montréal (Québec)

 

POUR LES DEMANDEURS

MYLES J. KIRVAN

Sous-procureur général du Canada

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

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