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Cour fédérale

 

Federal Court

 


 

Date : 20100624

Dossier : T-2075-09

Référence : 2010 CF 695

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 24 juin 2010

En présence de monsieur le juge Harrington

 

 

ACTION IN REM ET IN PERSONAM EN MATIÈRE D’AMIRAUTÉ

 

ENTRE :

 

ALPHA TRADING MONACO SAM

 

demanderesse

et

 

 

LE NAVIRE « SARAH DESGAGNÉS » ET

LES PROPRIÉTAIRES ET TOUTES LES AUTRES PERSONNES AYANT UN DROIT SUR LE NAVIRE « SARAH DESGAGNÉS » ET

TRANSPORT DESGAGNÉS INC. ET

MARITIMA FLUVIALE DI NAVIGAZIONE SPA

 

défendeurs

et

 

 

PETRO-NAV INC., EN SA QUALITÉ D’ARMATEUR DISPOSANT, ET

TRANSPORT DESGAGNÉS INC., EN SA QUALITÉ DE PROPRIÉTAIRE INSCRIT DU NAVIRE DÉFENDEUR « SARAH DESGAGNÉS »

 

demanderesses reconventionnelles

et

 

ALPHA TRADING MONACO SAM

 

défenderesse reconventionnelle

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNANCE

ET INJONCTION INTERLOCUTOIRE

 

[1]               Dans la présente requête en interdiction des poursuites, la question en litige est de savoir s’il est abusif et vexatoire pour un fournisseur de combustible de soute de saisir un navire au Canada afin de garantir une créance pour plusieurs factures impayées; d’accorder la mainlevée de la saisie du navire sous réserve que ses propriétaires s’engagent à déposer une garantie d’exécution; de modifier unilatéralement la déclaration de manière à la limiter à une seule facture et de saisir ensuite le navire de nouveau en Belgique en vue de garantir une créance contre l’affréteur à temps du navire en ce qui concerne le paiement des autres factures. Je suis d’avis que c’est le cas.

 

[2]               Le Sarah Desgagnés, navire-transporteur de produits raffinés battant pavillon canadien, propriété de Transport Desgagnés Inc. et dont Petro-Nav Inc., société affiliée de Transport Desgagnés, est l’affréteur à temps à long terme, faisait, pendant toute la période pertinente, l’objet d’un sous-contrat d’affrètement à temps de type Shelltime 4 avec Maritima Fluviale Di Navigazione SpA (MFN) à Gênes, en Italie. Entre autres choses, l’affréteur avait l’obligation de se procurer et de payer le carburant. Un avenant au contrat précisait clairement que les affréteurs à temps ne pouvaient prétendre en aucune circonstance accorder un privilège sur le navire.

 

[3]               MFN avait d’autres navires qui faisaient l’objet d’un affrètement à temps. Elle commandait régulièrement du combustible de soute auprès d’Alpha Trading Monaco Sam de Monaco (Alpha). Se soumettant aux conditions générales de vente d’Alpha, MFN a prétendu conclure un contrat non seulement pour son propre compte, mais également pour le compte des propriétaires du navire. Le contrat est régi par les lois italiennes.

 

[4]               MFN a affrété à temps le navire de décembre 2008 à juillet 2009. Du combustible de soute a été chargé à bord du navire à 11 reprises, dans divers ports. Aux dires d’Alpha, aucune des factures correspondant à ces chargements n’a été payée.

 

[5]               Le 11 décembre 2009, un affidavit portant demande de mandat et une déclaration ont été déposés au greffe de la Cour, un mandat de saisie a été délivré et le navire a été saisi à Montréal le jour même. Dans la déclaration, il était question de 11 factures impayées pour du carburant fourni aux Pays-Bas, au Royaume-Uni, à Gibraltar, au Canada, aux États-Unis, à Curaçao et en Belgique pendant la période comprise entre le 14 janvier 2009 et le 9 juillet 2009.

 

[6]               Il n’existe aucun reçu d’approvisionnement signé au nom du navire qui indique qu’Alpha se soit chargée de l’approvisionnement en carburant. Alpha n’était pas le véritable fournisseur. La déclaration in rem contre le navire et in personam contre Transport Desgagnés et MFN porte sur un montant de 1 054 191,01 $US, avec intérêts et dépens.

 

[7]               Le navire a fait l’objet d’une mainlevée plus tard dans la journée; avant cela, Transport Desgagnés s’était personnellement engagée à déposer un cautionnement d’un montant et selon les modalités à arrêter ou, en cas de désaccord, conformément aux directives de la Cour.

 

[8]               Après dix jours d’allées et venues, on semblait se diriger vers une garantie d’exécution de 1,5 million de $CAN. Puis, le 22 décembre 2009, l’avocat canadien d’Alpha a informé l’avocat de Transport Desgagnés que sa cliente lui avait demandé de modifier la déclaration de manière à ce qu’elle ne porte que sur une seule poursuite au Canada, soit pour la créance relative au combustible de soute livré à Corpus Christi, au Texas. La facture s’élevait à 138 707,58 $US. Un cautionnement de 185 000 $CAN a été exigé et consigné à la Cour à titre de garantie d’exécution. Soit dit en passant, il convient de souligner qu’une garantie d’exécution sous forme d’argent comptant en dépôt à la Cour porte intérêt.

 

[9]                Bien que l’action intentée au Canada lui ait été signifiée, MFN n’a pas comparu. En janvier 2010, à l’insu de Transport Desgagnés, Alpha a entrepris une action in personam contre MFN en Italie, relativement aux dix mêmes factures, soit en ce qui concerne toutes les livraisons de combustible sauf celle de Corpus Christi. Par la suite, une nouvelle action in personam a été entreprise contre Transport Desgagnés au Canada, sous le numéro de dossier T‑99‑10, relativement aux dix factures qui étaient visées à l’origine dans l’action in rem et qui ont ensuite été exclues. Alpha allègue l’enrichissement sans cause au motif que, vu les conditions de vente, le titre de propriété sur le combustible n’a jamais été cédé.

 

[10]           Les deux causes sont pendantes au Canada et se poursuivent à titre d’instances à gestion spéciale suivant l’ordonnance du juge en chef par intérim. Le protonotaire a rendu plusieurs ordonnances en vue de faciliter leur traitement.

 

[11]           Enfin, le 4 mai 2010, Alpha a demandé, et obtenu, la saisie conservatoire du navire en Belgique en vue de garantir sa créance contre MFN, qui fait l’objet de l’action entreprise en Italie. Trois jours plus tard, les tribunaux italiens ont ordonné la mise en faillite de MFN.

 

DIFFÉRENCES ENTRE LE DROIT CANADIEN ET LE DROIT BELGE

[12]           La raison pour laquelle Alpha morcelle et découpe ses efforts de recouvrement des sommes qui lui sont dues tient aux différences entre le droit canadien et le droit belge.

 

[13]           Sous le régime du droit maritime canadien, un fournisseur, comme un fournisseur de combustible de soute (à l’exception de quelques cas qui ne sont pas pertinents en l’espèce), n’a pas de privilège maritime. La loi lui confère un droit in rem sur le navire sur lequel les approvisionnements ont été chargés, ou sur un navire jumeau, mais seulement si les propriétaires n’ont pas changé et qu’ils sont personnellement responsables. Il existe une présomption réfutable selon laquelle les approvisionnements ont été effectués sur le crédit du navire. Hormis les privilèges maritimes ou leur équivalent aux termes d’une loi, on ne peut saisir un navire dans le but de garantir une créance à l’encontre d’un affréteur à temps.

 

[14]           Par ailleurs, le Canada fera appliquer un privilège maritime étranger si la loi applicable du pays en question confère un tel privilège à un fournisseur, et ce, même si, sous le régime du droit canadien, le propriétaire du navire n’avait aucune responsabilité personnelle et qu’aucun droit in rem ne fût applicable. Dans la déclaration, le droit américain est le seul droit étranger qui soit mentionné comme étant un droit accordant un privilège maritime. Il se trouve qu’il a été prouvé, dans d’autres causes examinées par les tribunaux canadiens, qu’à moins qu’il puisse être établi que le fournisseur de combustible de soute ne savait vraiment pas que l’affréteur à temps n’avait pas l’autorité voulue pour conclure un contrat au nom du navire, ce fournisseur bénéficie d’un privilège maritime en droit américain. Il se peut très bien que nous fassions droit à cette créance privilégiée, même si d’autres juridictions, les tribunaux anglais par exemple, ne le feraient pas. Ainsi, il se pourrait qu’Alpha soit dans une meilleure position au Canada pour obtenir satisfaction en ce qui a trait au combustible de soute livré à Corpus Christi qu’en ce qui a trait au combustible chargé dans d’autres ports. Il se pourrait que les propriétaires se retrouvent en position d’établir, sur le fond, qu’ils n’étaient pas au fait des conditions de livraison de combustible de soute, et qu’ils se retrouvent en mesure de réfuter la présomption selon laquelle le combustible de soute a été livré sur le crédit du navire. J’ai tenté une interprétation du droit dans la décision World Fuel Services c. Le navire « Nordems », 2010 CF 332, qui fait actuellement l’objet d’un appel.

 

[15]           Le Canada n’est pas partie à la Convention de 1952 sur la saisie conservatoire des navires (la Convention). D’après les diverses opinions d’avocats belges qui ont été versées au dossier, lesquelles opinions varient très peu entre elles, la Belgique est partie à cette convention et l’a interprétée de telle manière qu’un navire peut être saisi en vue du recouvrement d’une créance à l’encontre des affréteurs à temps qui ont commandé du combustible de soute, même en l’absence de tout privilège maritime et même si la responsabilité personnelle du propriétaire n’est pas engagée. Il s’agit d’une différence fondamentale avec le droit canadien. Au Canada, il n’y a lieu d’avoir garantie d’exécution que pour garantir une créance sur le navire et ses propriétaires, en aucune façon sur ses affréteurs à temps. Les propriétaires ont présenté plusieurs requêtes en Belgique afin d’obtenir la mainlevée du navire, en vain jusqu’à aujourd’hui. Leur seule solution pour obtenir la mainlevée du navire est de déposer une garantie d’exécution en contrepartie des dettes de MFN. En supposant qu’Alpha n’ait pas été payée, Alpha obtiendra vraisemblablement gain de cause et fera exécuter le jugement contre la garantie d’exécution. J’apprends que le syndic de faillite de MFN ne s’intéressait pas à l’affaire. Par ailleurs, le navire est hypothéqué pour un montant qui pourrait bien être supérieur à sa valeur marchande courante. Si la garantie d’exécution n’est pas déposée et que le navire est vendu conformément à la procédure des tribunaux belges, il est vraisemblable qu’Alpha n’obtiendra rien.

 

L’INJONCTION INTERDISANT DES POURSUITES

[16]           Il est rare qu’une cause de droit maritime ne soulève pas une question de conflit de lois.

 

[17]           Il se peut que plusieurs juridictions aient une compétence légitime sur une cause d’action. La courtoisie internationale exige qu’une cour de justice fasse preuve d’une grande retenue avant de prendre des mesures susceptibles d’influer sur les travaux d’une autre cour de justice.

 

[18]           Une cour de justice peut prononcer la suspension des procédures relevant de sa juridiction en faveur d’une autre, au motif que cette autre cour est mieux placée qu’elle pour connaître de l’affaire. L’article 50 de la Loi sur les Cours fédérales prévoit ce pouvoir de common law.

 

[19]           Une méthode de contrôle moins courante consiste à prononcer une injonction interdisant les poursuites, empêchant ainsi une partie de poursuivre devant une autre cour de justice. Bien qu’une telle injonction ne puisse viser que des personnes et qu’elle ne prétende certainement pas lier une cour de justice étrangère, comme je l’ai mentionné précédemment, ce pouvoir discrétionnaire doit être exercé avec la plus grande prudence.

 

[20]           La Cour suprême a énoncé de façon péremptoire l’état du droit sur le sujet dans l’arrêt Amchem Products Incorporated c. Colombie-Britannique (Workers’ Compensation Board), [1993] 1 R.C.S. 897. Voir également l’arrêt Holt Cargo Systems Inc. c. ABC Containerline N.V. (Syndics de), 2001 CSC 90, [2001] 3 R.C.S. 907.

 

[21]           Les propriétaires se plaignent du fait que l’interprétation par les tribunaux belges de la Convention va à l’encontre du libellé de la Convention même, en ce sens que dans les faits, la saisie en vue de garantir une créance sur un affréteur à temps donne naissance à un privilège maritime hybride, en violation de l’article 9 de la Convention. Même s’il se peut fort bien que la Cour ne serait pas du même avis que les tribunaux belges si elle était appelée à interpréter le sens de l’article 9 de la Convention, là n’est pas la question.

 

[22]           La question en litige a trait au fait qu’Alpha a invoqué la compétence de la Cour et a reconnu cette compétence en déposant une déclaration dans une action in rem contre le navire et en le saisissant au titre de l’ensemble des 11 factures. Alpha a accepté d’accorder la mainlevée du navire à la condition que les propriétaires déposent un cautionnement au titre des 11 factures. Il n’était pas vraiment nécessaire de déposer une garantie d’exécution. En fait, je crois pouvoir affirmer qu’il est très courant d’obtenir la mainlevée sur des navires en échange d’un cautionnement informel, comme des lettres d’engagement écrites par des associations de protection et d’indemnisation, des assureurs de coque et de machinerie ou, comme en l’espèce, un armateur canadien reconnu.

 

[23]           Je n’accepte pas les arguties d’Alpha, qui a affirmé ne demander que la somme de 1,5 million de dollars en cautionnement, tout inclus, en partie au Canada et en partie en Belgique. Alpha laisse entendre qu’elle a 11 causes d’action, une pour chaque facture impayée. Toutefois, lors du contre-interrogatoire, l’administratrice déléguée d’Alpha a déclaré que le crédit avait été étendu au-delà des 30 jours prévus par les conditions de vente. Elle a intenté une seule action au Canada pour 11 factures, le navire a été saisi en relation avec ces factures et la mainlevée a été obtenue en échange de l’engagement des propriétaires du navire à offrir un cautionnement pour toutes les 11 factures (ledit engagement est toujours en vigueur); je suis donc d’avis qu’il n’y a qu’une seule cause d’action. Il est inacceptable de modifier la déclaration de manière à effacer dix factures et d’ensuite ramener ces dix factures sous un autre numéro de dossier en prétendant qu’il s’agit d’une autre cause d’action. Il faut s’assurer de présenter toute revendication pour ce qu’elle est sans se réserver d’autres causes d’action potentielles. Ainsi, les distinctions qui sont artificielles en pratique entre les actions in rem et in personam, tout comme le fait que les parties peuvent être quelque peu différentes, ne sont pas pertinentes. (Gentra Canada Investments Inc. c. Lenhdorff United Properties, [1996] 1 W.W.R. 154, 31 Alta. L.R. (3d) 322 (C.B.R.); OT Africa Line Ltd. c. Magic Sportswear Corp. and al., [2004] EWHC 2441; OT Africa Line Ltd. c. Magic Sportswear Corp. and al., [2005] EWCA Civ. 710; OT Africa Line Ltd. c. Magic Sportswear Corp., 2006 CAF 284)

 

[24]           Je trouve qu’il est significatif qu’Alpha soit la demanderesse, aussi bien au Canada qu’en Belgique. La Cour d’appel de la Nouvelle-Écosse a souligné ce point dans l’arrêt ABN AMRO Bank Canada c. Wackett, [1997] 161 N.S.R. (2d) 48, même si les parties n’étaient pas tout à fait les mêmes dans les différentes juridictions.

 

[25]           Je m’empresse d’ajouter dans les présents motifs que la présente décision ne cherche en aucune manière à empiéter sur les prérogatives des tribunaux belges. Si Alpha ne s’était pas d’abord adressée aux tribunaux canadiens, Transport Desgagnés n’aurait eu aucune base sur laquelle présenter une requête en interdiction des poursuites. Certains pays accordent un privilège maritime dans des situations où le Canada n’en accorde pas. Les États-Unis en sont un parfait exemple. Toutefois, notre susceptibilité sur ces questions d’intérêt public n’est pas telle que nous refusions de donner effet à un privilège comme celui-là. Si la Belgique, par un mécanisme procédural, accorde ce qui dans les faits constitue un privilège maritime sur un navire pour une dette contractée par des affréteurs à temps, ainsi soit-il!

 

[26]           Alpha essaie d’avoir le meilleur des deux mondes.

 

[27]           Au vu des faits, on ne peut affirmer catégoriquement que les tribunaux canadiens sont mieux placés pour connaître de l’affaire. Même si les propriétaires du navire ont leur domicile au Canada et que le navire bat pavillon canadien, le Sarah Desgagnés a servi à des transactions commerciales internationales, recevant du combustible de soute à son bord dans plusieurs pays, y compris le Canada et la Belgique. Il est abusif qu’Alpha, après s’être engagée à accepter une garantie d’exécution au Canada pour les 11 créances, ait ensuite saisi le navire en Belgique afin de garantir sa créance faisant l’objet d’une poursuite contre MFN en Italie, alors qu’elle avait déjà intenté une action in personam contre MFN au Canada.

 

[28]           Le caractère urgent de la présente instance ne me permet pas de décrire en détail tous les précédents qui m’ont été présentés. Je peux toutefois les résumer de la manière suivante :

a.       Plusieurs juridictions ont un lien raisonnable avec la présente affaire. Alpha avait la possibilité d’intenter des poursuites devant n’importe laquelle de ces juridictions. Comme le juge Binnie l’a souligné dans l’arrêt Holt Cargo, précité, il faut tenir compte du « mode de vie » particulier des navires hauturiers. Concernant l’allégation selon laquelle la demanderesse était engagée dans la « recherche d’un tribunal », le juge Binnie a renvoyé à l’extrait suivant du jugement rendu par lord Simon dans Atlantic Star (The), [1974] A.C. 436, [1973] 2 All E.R. 175, cité par le juge Ritchie dans l’arrêt Antares Shipping Corp. c. Le navire « Capricorn », [1977] 2 R.C.S. 422 [à la page 453] :

 

La « recherche d’un tribunal » est de fait inévitablement liée au concept du privilège maritime et à l’action in rem. Chaque port constitue automatiquement un choix possible en matière d’amirauté. Cela peut être très ennuyeux pour certains défendeurs; mais de façon générale, le système sert incontestablement les fins de la justice.

 

b.      Même si les règles 165 et 200 de la Cour permettent à un demandeur de modifier unilatéralement sa déclaration avant qu’une autre partie y ait répondu et de se désister, le caractère permissif de ces règles est atténué par le pouvoir prépondérant de la Cour de contrôler ses propres procédures. Dans Osborn Refrigeration Sales and Service Inc. c. Le « Atlantian I », T-1376-74, le juge Walsh a refusé d’accepter la déclaration de satisfaction de jugement alors que le navire était sur le point d’être vendu par le prévôt et qu’un certain nombre d’autres parties intéressées avaient déposé des caveats contre mainlevée de saisie. Dans Magnolia Ocean Shipping Corp. c. Le « Soledad Maria », T-744-81, le juge Marceau ne s’est pas contenté de suspendre l’instance, comme le prévoit l’article 50 de la Loi sur les Cours fédérales, mais il s’est prévalu du pouvoir inhérent de la Cour de rejeter l’instance purement et simplement.

 

c.       Même s’il est possible d’entamer des procédures dans plus d’une juridiction pour la même cause d’action, un choix doit être effectué tôt ou tard. Alpha fait valoir que tant MFN que Transport Desgagnés sont parties à son contrat. Elle a posé ses propres conditions et elle doit vivre avec, pour le meilleur et pour le pire.

 

d.      La Cour peut autoriser une partie à se désister en vue de poursuivre des actions devant d’autres tribunaux, si les circonstances s’y prêtent; ce n’est pas le cas en l’espèce. En acceptant le cautionnement, même sous la forme d’un simple engagement, Alpha a effectué un choix, et la Cour s’y tiendra.

 

[29]           Le jugement rendu par la Cour d’appel d’Angleterre dans l’arrêt Atlantic Star, [1972] 2 Lloyd’s Rep. 446, [1973] Q.B. 364 (C.A.), est tout à fait pertinent en l’espèce. Il s’agissait d’une des dernières tentatives des tribunaux anglais de faire respecter une interprétation étroite de la doctrine du forum non conveniens. Bien que ce jugement ait été renversé par la Chambre des lords, [1974] A.C. 436, les paroles prononcées par lord Denning, de la Cour d’appel, en ce qui a trait aux procédures vexatoires et abusives s’appliquent toujours aux actions en matière d’amirauté (aux pages 451 à 452) :

[traduction]

[…]      Le demandeur décide naturellement de le saisir dans le pays qui selon lui l’avantagera le plus. C’est à lui que revient le choix et le propriétaire du navire ne peut s’y opposer. Bien entendu, le propriétaire du navire obtiendra la mainlevée de la saisie du navire en déposant un cautionnement et, de ce fait, il n’aura pas à déposer de cautionnement dans un autre pays – voir The Putbus, [1969] P. 136;  [1969] 1 Lloyd’s Rep. 253. La cause est entendue dans le pays ainsi choisi par le demandeur. Il s’en remet à ce pays, et aussi longtemps qu’il donne suite à son action, après avoir accepté le cautionnement, il ne sera pas autorisé à présenter de réclamation dans un autre pays – voir The Christiansborg (1885) 10 P.D. 141; The Soya Margareta, [1960] 1 Lloyd’s Rep. 675; [1961] 1 W.L.R. 709; The Lucile Bloomfield, [1964] 1 Lloyd’s Rep. 324.

 

     Le droit pose le principe que le demandeur choisit le pays qui lui convient le mieux. Il peut conclure, par exemple, que dans un pays, le fonds consigné est plus élevé qu’ailleurs, et ainsi de suite. Mais il doit choisir, tôt ou tard, de mener ses poursuites dans un seul pays. S’il entame une action in personam dans un pays, cela n’équivaut pas en soi à un choix. Si les circonstances s’y prêtent, il pourrait être autorisé à se désister et à faire valoir sa cause dans un autre pays, voir The Janera, [1928] P. 55; (1927) 29 L.l.L.Rep. 273: The Hartlepool, (1950) 84 L.l.L.Rep. 145; The Soya Margareta, [1960] 1 Lloyd’s Rep. 675; [1961] 1 W.L.R. 709. Par contre, une fois qu’il a saisi le navire ou au lieu de cela accepté le cautionnement, il a fait son choix.

 

[Non souligné dans l’original.]

 

 

[30]           Alpha s’est improprement fondée sur l’arrêt de la Cour d’appel Freighters (Steamship Agents) Co. c. Le navire « Number Four », [1983] 1 C.F. 852. Dans cet arrêt, la défenderesse s’était efforcée par requête de faire rejeter l’action canadienne pour cause de litispendance, étant donné qu’une procédure avec la même cause d’action avait été entreprise en Corée. La Cour a refusé cette demande au motif que la demanderesse avait un avantage au Canada, en ce sens qu’elle avait pu saisir le navire afin de garantir sa créance pour services rendus aux États-Unis et à l’égard desquels elle prétendait posséder un privilège maritime. En fait, deux actions avaient été entreprises en Corée. La cour avait déjà rejeté la première pour défaut de compétence et la seconde n’avait pas encore été signifiée. La situation est très différente en l’espèce, en ce sens que l’action canadienne a été déposée et signifiée, et que le navire a été arrêté plusieurs mois avant d’être arrêté de nouveau en Belgique.

 

[31]           Je suis conscient du fait que la présente injonction vise des personnes ne relevant pas de la compétence de la Cour. Toutefois, Alpha a effectué des transactions au Canada; une des factures en souffrance ayant trait à du combustible de soute chargé à Montréal. En engageant son action ici, elle s’est elle-même soumise au plein effet de nos lois.

 

[32]           La requête incidente d’Alpha, qui a demandé que soit rendue une ordonnance imposant aux propriétaires de déposer une garantie d’exécution en Belgique, a été retirée.

 

[33]           En contrepartie de la mainlevée du navire, les propriétaires ont promis de payer le solde de leur premier engagement en déposant 1 315 000 $CAN à la Cour, à titre de garantie d’exécution additionnelle pour garantir la créance in rem sur le navire Sarah Desgagnés et in personam sur ses propriétaires. Cet engagement est attesté par leur avocat, à titre d’officier de la Cour, qui a déclaré détenir en fiducie ce montant à cette fin.


ORDONNANCE ET INJONCTION INTERLOCUTOIRE

 

POUR TOUS CES MOTIFS;

LA COUR STATUE que la demanderesse, Alpha Trading Monaco SAM, de même que tous ses représentants et directeurs, ainsi que leurs préposés, employés ou représentants, et toute autre personne, société ou entité agissant sur leurs instructions ou sous leur contrôle, notamment, Alessandra Boccone, Gian Luigi Brancaccio et Alpha Trading SpA, reçoivent l’ordre de procéder sans délai à la mainlevée du navire Sarah Desgagnés, qui est actuellement en état de saisie conservatoire en Belgique; de s’abstenir d’arrêter de nouveau, de saisir ou de détenir de toutes autres façons le navire Sarah Desgagnés, ou tout autre vaisseau appartenant au même véritable propriétaire, en s’adressant à toute autre juridiction que la Cour fédérale, au Canada, relativement à toute livraison de combustible de soute faisant l’objet de la présente action ou de l’action présentée en Cour fédérale et portant numéro de dossier T-99-10. Il est entendu que, en contrepartie, Transport Desgagnés Inc., une fois que le navire aura quitté les eaux belges, déposera la somme additionnelle de 1 315 000 $CAN au greffe de la Cour, somme qui tiendra lieu de garantie d’exécution au titre de la revendication de la demanderesse à l’encontre du navire Sarah Desgagnés et de ses propriétaires, Transport Desgagnés Inc. Le tout avec dépens.

 

 

 

« Sean Harrington »

Juge

 

 

Traduction certifiée conforme

Alya Kaddour-Lord, traductrice


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                                    T-2075-09

 

INTITULÉ :                                                   Alpha Trading Monaco Sam

                                                                        c.

                                                                        Le NAVIRE « Sarah Desgagnés » et al.

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                             Montréal (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                           Le 21 juin 2010

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE ET

ORDONNANCE ET INJONCTION

INTERLOCUTOIRE :                                  Le juge Harrington

 

DATE DES MOTIFS :                                  Le 24 juin 2010

 

 

COMPARUTIONS :

 

Marc de Man

POUR LA DEMANDERESSE/DÉFENDERESSE RECONVENTIONNELLE

 

Louis Buteau

POUR LES DÉFENDEURS/DEMANDEURS RECONVENTIONNELS, à l’exception de Maritima Fluviale Di Navigazione Spa

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

De Man, Pilotte

Avocats

Montréal (Québec)

 

POUR LA DEMANDERESSE/DÉFENDERESSE RECONVENTIONNELLE

 

Robinson Sheppard Shapiro L.L.P.

Avocats

Montréal (Québec)

 

POUR LES DÉFENDERESSES/DEMANDERESSES RECONVENTIONNELLES, à l’exception de Maritima Fluviale Di Navigazione Spa

 

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