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Cour fédérale

 

Federal Court

 

 

Date : 20100615

Dossier : IMM-6696-09

Référence : 2010 CF 648

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON-RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 15 juin 2010

En présence monsieur le juge Zinn

 

 

ENTRE :

Javier CASTILLO MENDOZA

Veronica Maria RAMIREZ LEGORRETA

Jesus Alberto SANCHEZ RAMIREZ

David Ismael SANCHEZ RAMIREZ

Fernando Javier CASTILLO RAMIREZ

Samantha Karina CASTILLO RAMIREZ

demandeurs

et

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

 

défendeur

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire d’une décision de la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la Commission), dans laquelle la Commission a conclu que les demandeurs n’étaient ni des réfugiés au sens de la Convention ni des personnes à protéger au sens la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la Loi). La question déterminante quant à savoir si les demandeurs sont des réfugiés au sens de la Convention au titre de l’article 96 est la suivante : les demandeurs ont-ils établi un lien entre leur persécution alléguée et l’un des motifs prévus à la Convention? La question déterminante quant à savoir si les demandeurs sont des « personne[s] à protéger » au titre de l’article 97 est la suivante : les demandeurs sont-ils exposés à un risque non généralisé au sens du sous‑alinéa 97(1)b)(ii) de la Loi?

 

[2]               Pour les motifs qui suivent, la présente demande sera accueillie.

 

Le contexte

[3]               M. Javier Castillo Mendoza, son épouse, Mme Veronica Maria Ramirez Legorreta et leurs enfants, David Ismael Sanchez Ramirez, Jesus Alberto Sanchez Ramirez, Samantha Karina Castillo Ramirez et Fernando Javier Castillo Ramirez, sont citoyens du Mexique. Samantha est également citoyenne des États­Unis.

 

[4]               M. Castillo Mendoza est un homme d’affaires prospère. La demande de la famille est fondée sur l’enlèvement et l’extorsion dont a été victime M. Castillo Mendoza par la police judiciaire et sur deux autres menaces d’extorsion. Les demandeurs ont affirmé que ces deux menaces d’extorsion avaient également été proférées par la police judiciaire, mais la Commission n’était pas convaincue que la police avait perpétré ces autres incidents.

 

[5]               Le premier incident est survenu en janvier 2004. M. Castillo Mendoza a commencé à recevoir des menaces par téléphone au travail, et la personne qui lui a téléphoné alléguait appartenir à la police. Cette personne connaissait des détails intimes de la vie de la famille et il a demandé le paiement de 200 000 pesos sans quoi il causerait du tort à la famille. M. Castillo Mendoza a signalé l’affaire à la police judiciaire. Il a déclaré qu’un agent de police avait refusé de remplir un rapport et que cet agent avait insisté pour que M. Castillo Mendoza transfère l’argent avant qu’il remplisse le rapport. En raison d’un avertissement à mots couverts donné par un autre agent de police, M. Castillo Mendoza en est venu à penser que la police devait être la source de la tentative d’extorsion; c’est pourquoi il a décidé de déménager avec sa famille à environ une heure d’où il demeurait.

 

[6]               Le deuxième incident est survenu en août 2005 : l’automobile de M. Castillo Mendoza a été volée et ce dernier a signalé le vol à la police judiciaire. La police lui a par la suite téléphoné pour l’informer que son automobile avait été trouvée et qu’il pourrait aller les voir pour en prendre possession. Lorsque M. Castillo Mendoza est allé voir la police, il a été enlevé par trois hommes qui étaient vêtus d’uniforme de policier, qui portaient des armes de poing et qui conduisaient une voiture de police. Les agents de police ont demandé 100 000 pesos à M. Castillo Mendoza en échange de sa libération et de sa voiture. M. Castillo Mendoza a téléphoné à son épouse pour lui demander d’obtenir l’argent. Les policiers ont contraint M. Castillo Mendoza à rester durant des heures dans la voiture de police qu’ils conduisaient pendant que son épouse recueillait l’argent. Mme Ramirez Legorreta a apporté l’argent au poste de police où, avant qu’elle paie l’argent demandé, un agent lui a touché les seins. M. Castillo Mendoza a par la suite été amené au même poste de police et libéré. Par suite de cet incident, la famille est déménagée dans sa résidence d’été à Morelos et a également déplacé ses activités commerciales.

 

[7]               Le troisième et dernier incident est survenu en avril 2007. M. Castillo Mendoza a reçu un appel au travail semblable à celui reçu en janvier 2004. La personne au téléphone a demandé le paiement de 300 000 pesos sans quoi les membres de la famille de M. Castillo Mendoza seraient tués. Ce dernier a reçu un autre appel quelques jours plus tard lors duquel la personne a affirmé appartenir à la police. Peu de temps après cet appel, Mme Ramirez Legorreta a été approchée dans l’État de Morelos par un homme possédant le même nom que l’une des personnes qui avaient déjà téléphoné; cet homme lui a demandé de dire bonjour à son époux. M. Castillo Mendoza a signalé l’incident à la police dans l’État de Morelos et à Mexico ainsi qu’à la Commission des droits de la personne.

 

[8]               Les demandeurs ont mis un terme à leurs activités commerciales, ont cessé d’envoyer les enfants à l’école, ont débranché le téléphone et sont restés à la maison jusqu’à ce qu’ils soient capables de quitter le Mexique pour venir au Canada quelques semaines plus tard. Le 22 juin 2007, la famille est arrivée à Toronto, en Ontario, et a présenté des demandes d’asile. Le 4 décembre 2009, la Commission a rejeté les demandes d’asile de la famille.

 

[9]               La Commission a clairement été sympathique envers la situation difficile des demandeurs, mais elle a néanmoins conclu que les demandeurs n’étaient ni des réfugiés au sens de la Convention ni des personnes à protéger.

 

[10]           La Commission a estimé que Samantha n’était ni une réfugiée au sens de la Convention ni une personne à protéger parce qu’elle était citoyenne des États­Unis et qu’elle devait donc également présenter une demande à l’égard de ce pays en plus de sa demande à l’égard du Mexique, ce qu’elle n’a pas fait.

 

[11]           La Commission a affirmé avoir « été frappé[e] par le témoignage convaincant du demandeur d’asile principal et est persuadé[e] que ce dernier a présenté une preuve fiable et digne de foi ». Elle a également conclu que le témoignage de Mme Ramirez Legorreta était crédible et exact.

 

[12]           La Commission a conclu qu’il n’y avait « pas de lien entre les allégations des demandeurs d’asile et l’un des motifs énoncés dans la Convention » parce que « [les demandeurs] ne craignent pas la police judiciaire du fait de leur nationalité, de leur race, de leur religion ou de leurs opinions politiques ». La Commission a rejeté l’allégation selon laquelle être victime d’extorsion ou d’enlèvement ou avoir le « statut […] de propriétaire de petite entreprise au Mexique » ferait en sorte que les demandeurs font partie d’un groupe social particulier.

 

[13]           La Commission a également rejeté l’argument selon lequel les demandeurs appartenaient à un groupe social particulier parce qu’ils ont à plusieurs reprises fait des signalements portant sur la corruption de la police. La Commission a conclu que, même si les signalements des demandeurs portant sur la corruption de la police faisaient en sorte que les demandeurs appartiennent à un groupe social particulier, « aucun élément de preuve indiqu[e] que le demandeur d’asile principal était ciblé pour ses dénonciations à la police ». La Commission a également conclu que « [le demandeur principal] ne craignait pas d’être persécuté pour l’un des motifs énoncés dans la Convention; sa crainte découlait de la criminalité ».

 

[14]           La Commission a par la suite examiné la demande des demandeurs fondée sur l’article 97 de la Loi.

 

[15]           La Commission a accepté que le deuxième incident avait été commis par des policiers qui « ont affiché leur autorité dans ce cas ». Cependant, la Commission n’était pas convaincue que les premier et troisième incidents avaient été commis par les mêmes personnes ou même qu’ils avaient été commis la police. La Commission s’est fondée sur le fait que « le modus operandi était different » : lors de l’incident concernant l’extorsion par téléphone, la personne avait téléphoné à l’entreprise de M. Castillo Mendoza au lieu de l’appeler sur son cellulaire, ce que la police avait fait lors du deuxième incident. La Commission s’est également fondée sur la preuve documentaire qui donnait à penser que les extorqueurs se faisaient souvent passer pour des policiers et sur le fait que Mme Ramirez Legorreta ne s’était pas rendu compte que la personne qui l’avait approchée lors du troisième incident était l’un des agents de police qu’elle avait rencontrés lors du deuxième incident. La Commission a affirmé qu’elle « ne peut conclure que ce sont les mêmes personnes qui ont commis les trois crimes; [elle] peut seulement constater que le demandeur d’asile était une cible intéressante pour des extorqueurs ».

 

[16]           La Commission a cependant conclu que, même si « les incidents relatifs aux extorsions étaient reliés ou que la richesse des demandeurs d’asile les exposait à un risque plus élevé, cela n’établit pas pour autant le bien‑fondé de leur demande d’asile ». Sur le fondement de la décision Prophète c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 331, paragraphe 23, la Commission a déclaré que, pour qu’un demandeur soit visé par l’article 97, il doit établir qu’il est « personnellement exposé à un risque auquel ne sont pas exposés généralement les autres individus qui sont [du pays en cause] ou qui viennent [du pays en cause] ». La Commission a conclu que « [l]e problème des enlèvements, dont ceux qui sont commis par des policiers, est répandu au Mexique ». Elle a également estimé que les enlèvements touchent « toutes les classes sociales » et que « [l]a police est reconnue pour son implication dans des enlèvements. En effet, il est établi que la corruption au sein des forces policières est un problème majeur » au Mexique.

 

[17]           La Commission a établi une similitude entre l’espèce et l’affaire Acosta c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 213. Elle a conclu ce qui suit :

L’extorsion est un risque partagé par les autres résidents du Mexique, qu’elle ait lieu une seule fois ou de façon régulière et qu’elle soit le fait de la police ou d’autres personnes. Les enlèvements constituent une menace généralisée à l’ensemble des Mexicains dans tout le pays, indépendamment de leur classe sociale. Bien que des Mexicains, comme le demandeur d’asile principal, puissent en être victimes, même plusieurs fois, ce problème est partagé par l’ensemble de la population. Aucun élément de preuve en l’espèce n’établit que les auteurs du préjudice ciblaient le demandeur d’asile pour une autre raison que l’extorsion d’argent.

 

[18]           La Commission a conclu que, « [b]ien [que le demandeur principal] puisse être expressément ciblé, il est aux prises avec un problème général de corruption, d’enlèvement et d’extorsion au sein des forces policières, qui est omniprésent au Mexique » et a estimé que, même si son statut en tant que propriétaire d’entreprise prospère augmente le risque qu’il soit ciblé, sa situation ne faisait pas de lui une personne à protéger au sens de l’article 97.

 

[19]           Enfin, la Commission a estimé que l’article 108 de la Loi ne s’appliquait pas à la situation des demandeurs.

 

Les questions en litige

Les demandeurs soulèvent les questions suivantes :

 

1.                  La Commission a-t-elle commis une erreur en se contredisant en ce qui a trait à la conclusion relative à la crédibilité quant au témoignage du demandeur principal?

2.                  La Commission a-t-elle commis une erreur en n’examinant pas s’il existait des raisons impérieuses faisant en sorte que le paragraphe 108(4) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés s’appliquait?

3.                  La Commission a-t-elle commis une erreur parce qu’elle n’a pas tenu compte de l’ensemble de la preuve des demandeurs ni de leur situation particulière lorsqu’elle a examiné la question du risque généralisé?

 

            a) La Commission a-t-elle tiré des conclusions contradictoires relativement à la crédibilité?

[20]           Les demandeurs soutiennent que la Commission a commis une erreur en concluant qu’ils étaient crédibles pour ensuite conclure qu’ils n’avaient pas établi que les trois incidents étaient l’œuvre de la police. Les demandeurs allèguent que la Commission a accepté leur témoignage selon lequel l’agent de persécution dans l’un des incidents était la police et que, après avoir accepté ce témoignage, il était contradictoire de conclure par la suite que l’ensemble des incidents n’avait pas été l’œuvre de la police.

 

[21]           Les conclusions de la Commission relativement à l’agent ou aux agents de persécution lors de chaque incident constituent des questions de fait et la norme applicable est donc la raisonnabilité.

 

[22]           La Commission a accepté le témoignage des demandeurs et a reconnu que le deuxième incident avait été commis par des agents de police, mais elle n’était pas convaincue que les premier et troisième incidents avaient été commis pas les mêmes personnes ou qu’ils avaient même été commis par la police. Je suis d’accord avec le défendeur qu’il est loisible à la Commission de tirer des inférences des témoignages qu’elle accepte et qu’il n’y a pas de contradiction inhérente ou d’erreur susceptible de contrôle du seul fait que le demandeur ne tire pas la même inférence que la Commission.

 

[23]           La Commission a accepté le témoignage des demandeurs quant à la façon dont ces derniers ont appris que la première tentative d’extorsion était l’oeuvre de la police. Étant donné que la Commission a accepté ce témoignage et qu’elle a reconnu explicitement que le deuxième incident avait été commis par la police ainsi que les similitudes entre les premier et troisième incidents, la justification de la conclusion tirée par la Commission est inadéquate. Le simple fait que la police ait refusé de prendre la plainte jusqu’à ce que les fonds extorqués soient payés exige une certaine explication de la part de la Commission quant à sa conclusion selon laquelle la police n’était pas impliquée dans l’extorsion.

 

[24]           Cela étant dit, l’erreur en question est sans importance quant à l’issue de l’affaire, car la Commission a affirmé qu’elle aurait tiré la même conclusion si la police avait été l’agent de persécution lors de chaque incident. Ce ne sont pas toutes les erreurs commises par la Commission qui constituent des erreurs susceptibles de contrôle. L’erreur doit toucher le cœur de la décision. Ce n’est pas le cas en l’espèce. La Cour ne peut pas infirmer la décision sur le fondement de cette seule erreur.

 

b) Application du paragraphe 108(4) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés

[25]           Les demandeurs allèguent que la Commission, après avoir conclu qu’ils étaient exposés à de la persécution, était tenue d’examiner si leur situation justifiait l’application du paragraphe 108(4) de la Loi. À mon avis, cette allégation n’est pas fondée.

 

[26]           Les dispositions pertinentes de l’article 108 sont les paragraphes 1 et 4, lesquels sont ainsi rédigés :

108. (1) Est rejetée la demande d’asile et le demandeur n’a pas qualité de réfugié ou de personne à protéger dans tel des cas suivants :

 

a) il se réclame de nouveau et volontairement de la protection du pays dont il a la nationalité;

 

b) il recouvre volontairement sa nationalité;

c) il acquiert une nouvelle nationalité et jouit de la protection du pays de sa nouvelle nationalité;

d) il retourne volontairement s’établir dans le pays qu’il a quitté ou hors duquel il est demeuré et en raison duquel il a demandé l’asile au Canada;

 

 

e) les raisons qui lui ont fait demander l’asile n’existent plus.

[…]

 

(4) L’alinéa (1)e) ne s’applique pas si le demandeur prouve qu’il y a des raisons impérieuses, tenant à des persécutions, à la torture ou à des traitements ou peines antérieurs, de refuser de se réclamer de la protection du pays qu’il a quitté ou hors duquel il est demeuré.

 

108. (1) A claim for refugee protection shall be rejected, and a person is not a Convention refugee or a person in need of protection, in any of the following circumstances:

(a) the person has voluntarily reavailed themself of the protection of their country of nationality;

(b) the person has voluntarily reacquired their nationality;

(c) the person has acquired a new nationality and enjoys the protection of the country of that new nationality;

(d) the person has voluntarily become re-established in the country that the person left or remained outside of and in respect of which the person claimed refugee protection in Canada; or

(e) the reasons for which the person sought refugee protection have ceased to exist.

...

 

(4) Paragraph (1)(e) does not apply to a person who establishes that there are compelling reasons arising out of previous persecution, torture, treatment or punishment for refusing to avail themselves of the protection of the country which they left, or outside of which they remained, due to such previous persecution, torture, treatment or punishment.

 

[27]           Le paragraphe 108(4), et la disposition de la Loi sur l’immigration qu’il a remplacée et sur laquelle un certain nombre de décisions pertinentes portent, confère à la Commission le pouvoir d’accorder l’asile à des personnes qui ont déjà eu la qualité de réfugié au sens de la Convention ou de personne à protéger et qui auraient encore cette qualité n’eut été du fait que le risque avait cessé d’exister : Yamba c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (2000), 254 N.R. 388 (C.A.F.); Suleiman c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 1125; Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) c. Obstoj, [1992] 2 C.F. 739 (C.A.F.).

 

[28]           Une condition préalable à l’application du paragraphe 108(4) de la Loi est que le demandeur doit déjà avoir eu la qualité de réfugié au sens de la Convention ou de personne à protéger. En l’espèce, la Commission a conclu que les demandeurs n’avaient ni la qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personne à protéger. Par conséquent, les demandeurs ne remplissaient pas la condition préalable à l’application du paragraphe 108(4) de la Loi.

 

[29]           Étant donné que la condition préalable à l’application du paragraphe 108(4) de la Loi n’était pas remplie, la Commission n’a pas commis d’erreur en concluant que ce paragraphe ne s’appliquait pas aux demandeurs.

 

            c) L’examen de l’ensemble de la preuve ou de la situation des demandeurs

[30]           Les demandeurs soutiennent que la Commission n’a pas tenu compte de leur situation personnelle et, en particulier, du fait qu’ils ont continué à être exposés à de la persécution même après avoir déménagé et avoir déplacé leurs activités commerciales à deux occasions. Les demandeurs allèguent que, étant donné que la persécution a continué malgré qu’ils aient fait des efforts et qu’ils aient déménagé, ce risque constitue un risque personnalisé. Les demandeurs soutiennent que le risque auquel ils sont exposés n’était pas [traduction] « aléatoire » et que la conclusion de la Commission, selon laquelle ils ne seraient exposés qu’à un risque généralisé, est incompatible avec un [traduction] « document éclairant intitulé "Regroupement des motifs de protection dans la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés" » produit par la Commission de l’immigration et du statut de réfugié.

 

[31]           Au paragraphe 19 de la décision De Parada c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 845, j’ai conclu que « [l]orsque la question est de savoir si la preuve orale et documentaire révèle un risque personnalisé ou un risque généralisé, alors la norme de contrôle applicable est la raisonnabilité, car il s’agit d’une question mixte de fait et de droit ».

 

[32]           J’ai également tiré la conclusion suivante au paragraphe 22 de la décision De Parada :

[…] un risque élevé auquel est exposé un sous-groupe de la population n’est pas personnalisé si l’ensemble de la population est généralement exposé au même risque, quoique moins fréquemment. Je suis également d’avis que, si un sous­groupe est d’une taille telle que l’on peut affirmer que le risque auquel il est exposé est répandu, alors il s’agit d’un risque généralisé.

 

[33]           Je n’accepte pas l’allégation des demandeurs selon laquelle le risque auquel ils étaient exposés est devenu personnalisé lorsque les agents de persécution les ont suivis après avoir déménagé. Un crime ne devient pas personnalisé simplement parce que les criminels, en l’espèce des agents de police du Mexique, suivent leur victime dans une autre région. Le fait que les demandeurs ont été ciblés ne fait pas en sorte que d’autres personnes originaires de ce pays ou qui s’y trouvent ne sont pas exposées généralement au même risque.

 

[34]           Suivant l’alinéa 97(1)b) de la Loi, les questions suivantes doivent être posées : la question de savoir si la personne est personnellement exposée à une menace à sa vie ou au risque de traitement ou peines cruels ou inusités; si la personne pouvait se réclamer de la protection de l’État ou s’il existait une possibilité de refuge intérieur; si le risque résultait de sanction légitime ou de l’absence de soin de santé adéquat et si la personne est exposée à un risque « alors que d’autres personnes originaires de ce pays ou qui s’y trouvent ne le sont généralement pas ». Comme la Cour d’appel l’a expliqué au paragraphe 7 de l’arrêt Prophète, ces questions nécessitent « un examen personnalisé en se fondant sur les preuves présentées par le demandeur d’asile "dans le contexte des risques actuels ou prospectifs" auxquels il serait exposé » [souligné dans l’original; renvoi omis] : Prophète c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CAF 31.

 

[35]           Dans le cadre de son analyse du caractère personnalisé du risque, la Commission doit examiner tant l’agent de persécution que la nature du risque auquel font face les demandeurs. En ce qui a trait à l’examen du risque, la question n’est pas de savoir si le risque équivaut à être victime d’un crime. Dans la plupart des pays, et dans la plupart des circonstances, la persécution représentant une menace à la vie ou équivalant à une peine cruelle ou inusitée constituera également une activité criminelle sous le régime pénal du pays en question. La question n’est pas non plus de savoir si tous les citoyens d’un pays peuvent être victimes de tels crimes. Chaque jour, nous courons tous le risque d’être victime d’un crime.

 

[36]           La question qu’il convient de poser est de savoir s’il s’agit d’un risque auquel sont généralement exposés tous les citoyens. Dans cette phrase, il faut donner à l’adverbe « généralement » son sens ordinaire. Ce qui est général dans un pays peut ne pas l’être dans un autre pays. Au Canada, nous sommes généralement exposés au risque d’être victime d’un accident de la route chaque fois que nous conduisons, même si la probabilité qu’un tel accident survienne est faible; nous ne sommes pas généralement exposés au risque d’être victime d’enlèvement ou d’extorsion, même s’il est possible d’être victime d’un tel crime et que des crimes semblables sont effectivement commis chaque année. Dans son examen du caractère général de la persécution, la Commission doit également recourir à une approche fondée sur le contexte et mettre l’accent sur le caractère général de la persécution commise par un agent de persécution donné. Un risque peut être général lorsqu’il tire son origine d’un agent de persécution donné et ne pas être général lorsqu’il tire son origine d’un autre agent de persécution. Par exemple, le même risque pourrait être généralisé si l’agent de persécution n’était pas un représentant de l’État, mais être personnalisé si l’agent de persécution était l’État.

 

[37]           À mon avis, la Commission n’a pas commis d’erreur dans son analyse de la jurisprudence de la Cour en ce qui a trait à la distinction entre les risques généralisés et les risques personnalisés. La Commission n’a pas négligé l’ensemble de la preuve des demandeurs. Elle a souligné les mesures que les demandeurs avaient prises pour fuir leurs persécuteurs et a conclu que la persécution avait continué. Elle a tenu compte des aspects uniques de la situation des demandeurs. Elle a estimé que la conclusion déterminante était que le risque de persécution auquel étaient personnellement exposés les demandeurs constituait également un risque auquel étaient « [généralement exposés] d’autres personnes originaires [du Mexique] ou qui s’y trouvent ».

 

[38]           À mon avis, la décision de la Commission est erronée parce qu’elle est incompatible avec la décision à caractère persuasif rendue par la Commission quant à l’existence de la protection de l’État au Mexique (TA6-07453)[1] et avec de nombreuses décisions de la Commission fondées expressément ou implicitement sur cette décision à caractère persuasif. Dans cette décision, la Commission a conclu que le Mexique était une démocratie et possédait une force policière « préventive » et une force policière judiciaire opérationnelle, qu’il faisait face à des problèmes liés à la corruption et au trafic de stupéfiants, mais que l’État déployait de « sérieux efforts » pour s’attaquer à ces problèmes. Dans la décision contestée en l’espèce, la Commission a estimé que les enlèvements et les extorsions commis par les agents de police étaient tellement « répandu[s] au Mexique » que le risque d’en être victime aux mains d’agents de police, comme les demandeurs l’ont été en l’espèce, constitue un risque auquel sont généralement exposées les autres personnes au Mexique.

 

[39]           Il y a une incohérence évidente entre considérer le Mexique comme un État protégeant généralement ses citoyens et considérer le Mexique comme un État où les enlèvements et les extorsions commis par la police sont si répandus qu’ils constituent un risque généralisé. Si la décision de la Commission en l’espèce est correcte, alors on peut s’attendre à ce que tous les futurs demandeurs d’asile déboutés originaires du Mexique l’invoquent pour établir que la corruption et la criminalité au sein de la police sont si répandues que la police même constitue un risque généralisé pour l’ensemble des Mexicains, de telle façon qu’ils ne peuvent pas obtenir de la protection de l’État.

 

[40]           Les décisions d’un commissaire ne lient pas les autres commissaires; cependant, la cohérence administrative, objectif louable s’il en est un, exige que des situations factuelles et légales semblables entraînent des décisions semblables. C’est d’autant plus vrai en ce qui a trait aux « décisions à caractère persuasif ». La Commission a affirmé que « [l]’application des décisions à caractère persuasif permet à la CISR de favoriser l’application cohérente de la loi d’une manière transparente » [2]. La Commission n’exige pas que ses commissaires expliquent pourquoi une décision à caractère persuasif n’a pas été suivie. Néanmoins, si une décision à caractère persuasif est pertinente quant à un aspect important d’une affaire dont est saisie la Commission, que cette affaire renferme une preuve factuelle semblable à celle présentée dans la décision à caractère persuasif et que la Commission s’écarte de façon marquée de la conclusion tirée dans cette décision, la Commission doit alors expliquer dans une certaine mesure pourquoi elle s’en est écartée. En l’espèce, aucune explication n’a été donnée.

 

[41]           En l’espèce, la Commission a conclu que la corruption et la criminalité sont si répandues au sein de la police – l’organisation même qui selon la décision à caractère persuasif est capable de fournir de la protection de l’État – que cela constitue un risque auquel est généralement exposé l’ensemble des citoyens du Mexique. Les positions prises dans la décision à caractère persuasif et dans la décision de la Commission en l’espèce ne peuvent être conciliées que si la situation au Mexique s’est empirée dans les trois années suivant le prononcé de la décision à caractère persuasif; rien ne donne à penser que c’est le cas. Par conséquent, la Cour est saisie d’une décision ne respectant pas une décision à caractère persuasif pertinente quant à l’existence de la protection de l’État au Mexique.

 

[42]           La Commission a invoqué deux sources documentaires pour étayer sa conclusion sur le caractère général de la corruption de la police et de sa participation dans des enlèvements et des extorsions : le Country Reports de 2008 sur les pratiques en matière des droits de la personne au Mexique produit par le Département d’État des États­Unis [U.S. State Department’s 2008 Country Reports on Human Rights Practices for Mexico] et la Réponse aux demandes d’information produite par la Direction de la recherche de la Commission intitulée Mexique : information sur les enlèvements contre rançon, y compris les types d’enlèvements, la protection offerte aux victimes, l’efficacité des mesures de lutte contre les enlèvements et la complicité de certains agents de police (2007 – avril 2009) (MEX103154.F). Les deux documents appuient la conclusion selon laquelle des agents de police au Mexique sont à l’occasion impliqués dans des crimes liés à l’extorsion et à l’enlèvement. De même, le Rapport de 2006 sur le Mexique produit par le Département d’État des États‑Unis [U.S. State Department’s 2006 report on Mexico], lequel a expressément été invoqué par la Commission dans sa décision à caractère persuasif, appuie également une conclusion semblable. Ni l’un ni l’autre de ces documents n’appuie la conclusion selon laquelle le risque auquel les Mexicains font face aux mains de la police au Mexique est répandu ou général.

 

[43]           Au paragraphe 47 de l’arrêt Dunsmuir c. Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, la Cour suprême a affirmé que, dans un contrôle judiciaire, « [l]e caractère raisonnable tient principalement à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel, ainsi qu’à l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit ». Compte tenu de la décision à caractère persuasif concernant l’existence de la protection de l’État au Mexique et les similitudes entre la preuve documentaire dont disposait la Commission dans cette affaire et celle dont elle disposait en l’espèce, la conclusion de la Commission, selon laquelle la corruption et la criminalité au sein de la police judiciaire sont tellement répandues qu’elles constituent un risque auquel sont exposés généralement l’ensemble des Mexicains, n’appartient pas aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit. À mon avis, la conclusion de la Commission portant sur le caractère général des enlèvements et des extorsions commis par la police n’est pas raisonnable et doit être infirmée. Si j’ai tort, alors on peut sérieusement douter du fait que la décision à caractère persuasif constitue effectivement une décision à caractère persuasif.

 

[44]           Pour les motifs exposés ci­dessus, je conclus que la décision n’est pas raisonnable et que la demande des demandeurs devra être renvoyée pour nouvel examen par un autre commissaire.

 

[45]           Les parties n’ont proposé aucune question aux fins de certification. Compte tenu du dossier dont je dispose, aucune question n’est certifiée.


JUGEMENT

 

LA COUR ORDONNE :

1.               La présente demande est accueillie, et l’affaire est renvoyée à la Section de la protection des réfugiés pour nouvel examen par un autre tribunal de la Commission;

2.               Aucune question n’est certifiée.

 

« Russel W. Zinn »

Juge

 

 

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

 

Jean-François Martin, LL.B., M.A.Trad.jur.


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                                    IMM-6696-09

 

INTITULÉ :                                                   JAVIER CASTILLO MENDOZA ET AL. c.

                                                            MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                             EDMONTON (ALBERTA)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                           LE 7 JUIN 2010

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                                          LE JUGE ZINN

 

DATE DES MOTIFS :                                  LE 15 JUIN 2010

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Simon K. Yu

 

POUR LES DEMANDEURS

James Elford

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Simon K. Yu

Avocat

Edmonton (Alberta)

 

POUR LES DEMANDEURS

Myles J. Kirvan

Sous-procureur général du Canada

Edmonton (Alberta)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 



[1] http://www.irb.gc.ca/fra/brdcom/references/pol/pers/pages/ta607453.aspx

[2] http://www.irb.gc.ca/fra/brdcom/references/pol/pers/pages/index.aspx

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