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Date : 20100601

Dossier : IMM-1724-09

Référence : 2010 CF 593

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 1er juin 2010

En présence de monsieur le juge Zinn

 

ENTRE :

Deisy Julieth DUITAMA GOMEZ, Edison Giovanni AMORTEGUI,
Daniel Alejandro AMORTEGUI DUITAMA et Laura Sofia AMORTEGUI

 

demandeurs

 

et

 

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ

PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

 

et

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

défendeurs

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT

 

[1]               Le 7 avril 2009, les demandeurs ont déposé une demande d’autorisation et de contrôle judiciaire dans laquelle ils sollicitaient le contrôle de [traduction] « la décision rendue par le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration […] relativement à une demande d’exemption fondée sur l’article 25 de la [Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.R.C. 2001, ch. 27 (la Loi)] ». Ils disent avoir été avisés de cette décision le 7 avril 2009.

 

[2]               Les demandeurs ont tenté, par les moyens exposés ci‑après, de formuler une décision sur laquelle fonder la présente demande de contrôle judiciaire. Le 7 avril 2009, ils ont écrit au ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration et à la Section d’examen des risques avant renvoi (ERAR) à Toronto pour obtenir une exemption à l’égard des dispositions de l’alinéa 101(1)c) de la Loi, lesquelles faisaient obstacle, en raison des faits exposés ci‑après, à la présentation de leur demande d’asile. Leur lettre se terminait par la déclaration suivante, en caractères gras dans l’original.

[traduction] Veuillez prendre note que le défaut de répondre à la présente demande avant 15 h aujourd’hui sera interprété comme une présomption de refus et qu’une demande de contrôle judiciaire sera déposée.

 

[3]               Comme le ministre n’a pas répondu dans le court délai unilatéralement fixé par les demandeurs, ceux-ci ont immédiatement introduit la présente demande d’autorisation et de contrôle judiciaire.

 

[4]               Bien que les demandeurs qualifient la non-décision du ministre de [traduction « présomption de refus », il ne s’agit pas de cela en droit. Une présomption de refus peut constituer le fondement d’une demande ou d’une action; cependant, pour qu’il y ait une telle présomption, il doit exister une disposition législative qui prévoit expressément un délai pour la prise de la décision et que le silence sera considéré comme une décision après ce délai. Le paragraphe 10(3) de la Loi sur l’accès à l’information, L.R.C. 1985, ch. A‑1, rédigé comme suit, constitue un exemple d’une telle disposition déterminative :

10. (3) Le défaut de communication totale ou partielle d’un document dans les délais prévus par la présente loi vaut décision de refus de communication.

 

10. (3) Where the head of a government institution fails to give access to a record requested under this Act or a part thereof within the time limits set out in this Act, the head of the institution shall, for the purposes of this Act, be deemed to have refused to give access.

 

Dans X c. Canada (Ministre de la Défense nationale) (1990), 41 F.T.R. 16 (1re inst.), le juge Dubé a exprimé l’opinion que des dispositions déterminatives telles que celles trouvées au paragraphe 10(3) de la Loi sur l’accès à l’information font ressortir l’intention du Parlement que la loi [traduction] « ne soit pas contrecarrée par l’inaction bureaucratique : lambiner équivaut à un refus ».

 

[5]               La Loi ne contient aucune disposition déterminative concernant les demandes introduites en vertu de l’article 25. Un demandeur ne peut pas créer une décision susceptible de révision simplement en dictant au ministre que le défaut de répondre dans un délai unilatéralement imposé sera considéré comme un refus suffisant pour fonder une demande de contrôle judiciaire.

 

[6]               Les défendeurs ne fondent pas leur opposition à la présente demande sur l’absence d’une décision susceptible de révision; ils affirment plutôt que la demande est théorique. Leurs observations sur la nature de la « décision » contrôlée sont liées à leur argument selon lequel [traduction] « contrôler une non-décision dans un vide factuel » engagerait la Cour dans un exercice spéculatif qu’il convient d’éviter, en particulier lorsque des questions relatives à la Charte sont soulevées.

 

[7]               Lors de l’audition de la présente demande et dans une directive donnée par la suite, la Cour a demandé aux parties de lui présenter des observations sur la question de savoir si, aux termes de l’article 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales, ce que les demandeurs qualifient de présomption de refus de la part du ministre était susceptible de contrôle judiciaire. Les demandeurs affirment que oui, et les défendeurs, que non.

 

[8]               Pour les motifs qui suivent, je suis d’avis que la non-décision du ministre en l’espèce ne constitue pas une décision visée par l’article 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales et que la présente demande peut en conséquence être rejetée sur ce fondement. À mon avis, les faits de l’espèce ne justifient pas l’exercice du pouvoir prépondérant de la Cour de modifier l’avis de demande des demandeurs de manière à ce qu’il soit visé par l’article 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales. J’estime en outre que, même si la question était justiciable aux termes de l’article 18.1 ou que l’avis de demande était modifié de manière à ce qu’il soit visé par l’article 18.1, la demande serait théorique et ne satisferait pas aux exigences relatives à la tenue d’une audience sur le fond malgré ce caractère théorique.

Historique

[9]               Deisy Julieth Duitama Gomez, son époux, Edison Giovanni Amortegui, et leurs enfants, Daniel Alejandro Amortegui Duitama et Laura Sofia Amortegui Duitama, sont des citoyens de la Colombie. Ils affirment craindre d’être persécutés par les Forces armées révolutionnaires de la Colombie (les FARC).

 

[10]           Pour procéder à l’examen des questions qui font l’objet des présents motifs, il ne sera pas nécessaire de rappeler les allégations des demandeurs en ce qui concerne les mauvais traitements qu’ils disent avoir subis dans leur pays d’origine. Je suis disposé à présumer, sans trancher la question, que si les allégations de la famille sont vraies, Mme Duitama Gomez est à première vue fondée à demander le statut de personne à protéger en vertu de l’article 96 ou de l’article 97 de la Loi.

 

[11]           Les demandeurs ont fui la Colombie en octobre 2008. La famille est entrée aux États‑Unis d’Amérique et a rejoint la mère de Mme Duitama Gomez à New York, où celle‑ci vit depuis qu’elle a elle‑même fui la Colombie.

 

[12]           Plutôt que de revendiquer l’asile aux États-Unis, les demandeurs ont attendu trois mois, puis, le 21 janvier 2009, après s’être rendus à la frontière canado-américaine, sont entrés au Canada et ont tenté d’y revendiquer l’asile.

 

[13]           Aux termes de l’Entente entre le Canada et les États‑Unis sur les tiers pays sûrs (l’ETPS), les personnes qui revendiquent l’asile doivent présenter une demande dans le premier pays où elles arrivent (les États-Unis ou le Canada). Les revendicateurs d’asile se trouvant aux États‑Unis qui arrivent à la frontière canado‑américaine ne peuvent revendiquer l’asile au Canada que s’ils sont visés par une exception prévue dans l’ETPS. Aucune exception ne s’appliquait aux demandeurs. Par conséquent, il a été conclu que l’alinéa 101(1)e) de la Loi ainsi que l’ETPS empêchaient les demandeurs de revendiquer le statut de réfugié et une mesure d’exclusion a été prononcée à leur encontre le 26 janvier 2009. En conséquence, les demandeurs ont été renvoyés ce même jour aux États-Unis, qui ont accepté leur retour conformément à l’ETPS. M. Amoregui Duitama a été détenu à son retour aux États‑Unis. Les autres demandeurs ont demandé l’aide d’une clinique juridique oeuvrant dans le domaine de l’immigration.

 

[14]           Les parties ne s’entendent pas sur ce qui s’est produit ensuite. Selon les demandeurs, [traduction] « nulle demande d’asile et de retrait du processus de renvoi [aux États-Unis] (formulaire I‑589) n’a été remplie ou déposée » pour le compte de la famille. Ils déclarent que la date d’audience du 30 avril 2009 leur a été donnée dans le cadre de la procédure d’expulsion. Les défendeurs soutiennent que la famille a revendiqué l’asile et que la date d’audience du 30 avril 2009 leur a été donnée dans le cadre du processus de demande. Aux présentes fins, il ne sera pas nécessaire de résoudre ce différend.

 

[15]           Après la libération de M. Amortegui Duitama aux États‑Unis, les demandeurs sont illégalement entrés au Canada par un endroit inconnu et, le 16 février 2009, après s’être présentés au Bureau de la citoyenneté et de l’immigration à Hamilton (Ontario), ils ont une nouvelle fois tenté de faire une demande d’asile de l’intérieur du Canada.

 

[16]           L’alinéa 101(1)c) de la Loi empêchait les demandeurs de demander l’asile parce que leur demande précédente avait été jugée irrecevable en raison de l’ETPS, et ils n’ont par conséquent pas été aiguillés vers la Section de la protection des réfugiés. Les demandeurs ont été arrêtés et mis en détention par l’Immigration. Une demande d’ERAR leur a été remise le 2 mars 2009 et ils l’ont présentée le 1er avril 2009.

 

[17]           Le 3 avril 2009, au cours d’un contrôle des motifs de la détention par l’Immigration, les demandeurs ont été informés que l’examen de leur demande d’ERAR avait été suspendu. On leur a expliqué que l’ERAR avait été commencé par erreur et que l’alinéa 112(2)d) de la Loi les empêchait de demander la protection dans le cadre d’un processus d’ERAR, car leur demande d’ERAR avait été présentée moins de six mois depuis leur départ du Canada consécutif au rejet de leur demande d’asile initiale. L’alinéa 112(2)d) de la Loi est rédigé comme suit :

112. (2) Elle n’est pas admise à demander la protection dans les cas suivants:

d) dans le cas contraire, six mois ne se sont pas écoulés depuis son départ consécutif soit au rejet de sa demande d’asile ou de protection, soit à un prononcé d’irrecevabilité, de désistement ou de retrait de sa demande d’asile.

 

112. (2) Despite subsection (1), a person may not apply for protection if

(d) in the case of a person who has left Canada since the removal order came into force, less than six months have passed since they left Canada after their claim to refugee protection was determined to be ineligible, abandoned, withdrawn or rejected, or their application for protection was rejected.

 

Aucune demande de contrôle judiciaire n’a été présentée relativement à la décision du 3 avril 2009 de suspendre l’examen de la demande d’ERAR dont ont été informés les demandeurs.

 

[18]           Le 6 avril 2009, les demandeurs ont été avisés qu’ils seraient renvoyés à Bogota, en Colombie, le 9 avril 2009. Il s’en est suivi la lettre du 7 avril 2009 que l’avocat des demandeurs a envoyée au ministre, dans laquelle il demandait une exemption relativement aux alinéas 101(1)c), 101(1)e) et 112(2)d) de la Loi.

 

[19]           Les demandeurs ont fait valoir que leur renvoi en Colombie, sans évaluation des risques auxquels ils étaient exposés, violerait le principe du non-refoulement. Comme je l’ai mentionné précédemment, ils ont déclaré que, s’ils ne recevaient pas une réponse avant 15 heures le même jour, ils considéreraient le silence du ministre comme une [traduction] « présomption de refus » et présenteraient immédiatement une demande de contrôle judiciaire. N’ayant pas reçu de réponse, les demandeurs ont immédiatement déposé la présente demande de contrôle judiciaire. Ils ont également demandé qu’il soit sursis à l’exécution de la mesure de renvoi en Colombie sur le fondement de la demande de contrôle judiciaire en cours relativement à la présumée décision. La requête en sursis a été ajournée lorsque les défendeurs ont convenu d’annuler le renvoi prévu.

 

[20]           Le 27 juillet 2009, soit six mois après l’exécution du premier renvoi des demandeurs, les défendeurs les ont avisés qu’il leur était loisible de présenter une demande d’ERAR. Cela a sans doute été fait parce que l’interdiction de présenter une demande d’ERAR prévue à l’alinéa 112(2)d) de la Loi ne vaut plus en raison de l’écoulement du temps. Les demandeurs ont déposé leur demande d’ERAR et présenté des observations avant la date limite du 26 août 2009, dans lesquelles ils indiquaient entre autres que des éléments de preuve supplémentaires suivraient.

 

[21]           Le 7 octobre 2009, avant le dépôt par les demandeurs de leurs éléments de preuve additionnels, une décision négative a été rendue relativement à la demande d’ERAR. Ces éléments de preuve comprenaient une lettre d’Amnistie Internationale et une évaluation psychologique concernant Mme Duitama Gomez. La décision négative a été communiquée aux demandeurs le 3 novembre 2009. Ceux-ci ont sollicité l’autorisation de demander le contrôle judiciaire de la décision (dossier de la Cour nIMM‑5799‑09). Les dossiers de la Cour indiquent que la juge Mactavish a accordé l’autorisation le 14 avril 2010 et que l’audition de la demande est prévue pour le 13 juillet 2010.

 

[22]           Les demandeurs déclarent avoir appris qu’après leur entrée au Canada le 16 février 2009, le gouvernement du Canada a joint le gouvernement des États‑Unis pour lui demander d’accepter leur retour aux États‑Unis. Apparemment, les États‑Unis, prenant la position que ni l’ETPS ni l’Arrangement de réciprocité ne s’appliquaient, ont refusé la demande. Le gouvernement des États‑Unis a alors pris des mesures pour mettre fin à la procédure d’immigration des demandeurs aux États‑Unis. La conséquence de ces mesures n’est pas claire pour la Cour, mais il semble que les demandeurs ne peuvent pas retourner aux États‑Unis et que, s’ils sont renvoyés du Canada, ils ne peuvent l’être qu’en Colombie.

 

Questions en litige

[23]           Les parties ont soulevé diverses questions dans leurs mémoires et mémoires additionnels. À mon avis, les véritables questions en litige sont les suivantes :

1.                  La non-décision du ministre est-elle justiciable en vertu de l’article 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales?

2.                  La Cour devrait-elle exercer sa compétence inhérente d’autoriser la modification de l’avis de demande de manière à ce qu’il soit dûment visé par l’article 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales?

3.                  La demande de contrôle judiciaire est-elle théorique quelles que soient les réponses aux questions 1 et 2?

4.                  Si la demande est théorique, la Cour devrait-elle néanmoins exercer son pouvoir discrétionnaire pour entendre le fond de l’affaire?

5.                  Si la Cour exerce son pouvoir discrétionnaire pour entendre la demande, l’alinéa101(1)c) de la Loi est-il, eu égard à la situation des demandeurs, sans force ou effet parce qu’il permettrait le refoulement des demandeurs dans leurs pays d’origine sans une évaluation des risques et serait ainsi incompatible avec l’article 115 de la Loi, les obligations du Canada en matière de droits de la personne et l’article 7 de la Charte des droits et libertés?

 

[24]           Au moment de l’audition de la demande, les parties ont été informées que la Cour traiterait de la dernière question à une date ultérieure, et ce, seulement si la Cour concluait que la demande n’était pas théorique ou, si elle l’était, que la Cour décidait qu’elle exercerait son pouvoir discrétionnaire pour entendre la demande au fond. Comme cela été noté précédemment, à la suite de l’audition, les parties ont été consultées et elles ont présenté des observations relativement à la première question.

 

Analyse

            1.         La demande est-elle justiciable?

[25]           La compétence de la Cour fédérale relativement aux demandes de contrôle judiciaire est circonscrite par l’article 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales, reproduit à l’annexe A jointe aux présents motifs.

 

[26]           Les demandeurs font valoir que la demande telle qu’elle a été présentée relève de la compétence de la Cour pour les six raisons suivantes qui sont exposées dans leurs observations supplémentaires :

                  (i)                        [traduction] « La Cour a exercé sa compétence dans de nombreuses affaires de demandes de report de renvoi dans lesquelles une date limite est fixée, mais le délai imparti n’est pas respecté et une présomption de refus est née, et cette présomption de refus fait l’objet de la demande de contrôle judiciaire. » Les demandeurs citent Wang c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2001 CFPI 148, et Simoes c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (2000), 187 F.T.R. 219, à l’appui de leur prétention.

                (ii)                        [traduction] « Le fait que l’ASFC a annulé le renvoi des demandeurs indique qu’il existe une décision en bonne et due forme faisant l’objet d’un contrôle. »

               (iii)                        [traduction] « Le libellé du paragraphe 72(1) [de la Loi] est très large et s’applique aux questions soulevées. »

              (iv)                        Le refus présumé du ministre constitue une « décision, ordonnance, procédure ou tout autre acte » au sens de l’article 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales. Les demandeurs invoquent la décision de la Cour Markevich c. Canada, [1999] 3 C.F. 28 (1re inst.).

                (v)                        [traduction] « La mesure administrative prise par le ministre est susceptible de révision puisqu’elle touche les droits et les intérêts des demandeurs. De plus, comme le seul recours des demandeurs en ce qui a trait à la présomption de refus est un contrôle judiciaire, et étant donné les questions en litige, les demandeurs font valoir que, comme dans Markevich, ce serait une grave lacune dans le pouvoir de contrôle de la Cour si elle ne pouvait connaître de la présente demande de contrôle judiciaire. »

              (vi)                        [traduction] « Subsidiairement, [l’alinéa 18.1(5)b) de la Loi sur les Cours fédérales confère à la Cour] le pouvoir et la compétence de réparer tout défaut constaté ou perçu dans la décision en déclarant que la “non-décision” dont fait état le défendeur constitue une décision, ce qui permet de l’assimiler à une présomption de refus. » Les demandeurs invoquent les décisions de la Cour Gallardo c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 1331, et Tathgur c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CF 1293.

 

[27]           J’estime qu’aucun de ces arguments n’est convaincant.

 

[28]           En ce qui a trait au premier argument des demandeurs, ni dans Wang ni dans Simoes les demandes de contrôle judiciaires n’étaient pas fondées sur une présomption de refus. Les décisions contrôlées dans Wang et Simoes étaient des décisions d’agents d’immigration rejetant des demandes de report de renvoi du Canada : Wang, aux paragraphes 2 et 3, et Simoes, aux paragraphes 5 et 6. Ces demandes n’étaient pas fondées sur une présomption de refus – dans l’un et l’autre cas, il y avait un refus véritable et ce refus constituait la décision visée par la demande de contrôle. De plus, et je mets en doute l’exactitude de leur affirmation, même si [traduction] « la Cour a exercé sa compétence dans de nombreuses affaires de demandes de report de renvoi dans lesquelles une date limite est fixée, mais le délai imparti n’est pas respecté et une présomption de refus est née », une décision antérieure prise sans compétence ne peut constituer un fondement légal pour poursuivre l’affaire sur la base de cette erreur.

 

[29]           En ce qui a trait au deuxième argument des demandeurs, il est vrai que les défendeurs ont annulé le renvoi des demandeurs, mais ce la ne fait que prouver qu’il avait été décidé de les renvoyer; l’annulation n’avait rien à voir avec la présomption de rejet par le ministre de leur demande d’évaluation des risques.

 

[30]           En ce qui concerne le troisième argument des demandeurs, quoique le paragraphe 72(1) de la Loi prévoie que « [l]e contrôle judiciaire par la Cour fédérale de toute mesure — décision, ordonnance, question ou affaire — prise dans le cadre de la présente loi est subordonné au dépôt d’une demande d’autorisation », cette disposition ne confère aucune compétence à la Cour; elle prévoit simplement que le demandeur doit d’abord obtenir l’autorisation de la Cour si la question est visée par le paragraphe 72(1) de la Loi. De plus, la non-décision du ministre n’est pas une « décision, ordonnance, question ou affaire — prise ». Il se peut que les demandeurs aient soulevé une question dans le cadre de la Loi, mais tout ce que ce paragraphe prévoit est qu’ils doivent d’abord obtenir une autorisation; il n’établit pas à lui seul que la Cour a compétence pour statuer sur la question de l’autorisation ou que la demande d’autorisation est convenablement formulée.

 

[31]           En ce qui concerne le quatrième argument des demandeurs, la décision Markevich n’est d’aucun secours pour les demandeurs relativement à la demande qu’ils ont formulée. Dans Markevich, le juge Evans, qui était alors juge de la Cour fédérale, a statué que le paragraphe 18.1(3) de la Loi sur les Cours fédérales confère la compétence à la Cour de contrôler « toute décision, ordonnance, procédure ou tout autre acte de l’office fédéral » et que cette compétence ne requérait pas qu’il y ait une décision ou une ordonnance pour qu’il soit procédé au contrôle, une procédure ou tout autre acte était suffisant.

 

[32]           Dans Markevich, le demandeur avait reçu une lettre de Revenu Canada qui l’avisait qu’il devait payer une dette d’impôt en souffrance, alors qu’elle avait antérieurement été radiée par Revenu Canada au motif qu’elle était irrécouvrable. Selon le juge Evans, la lettre n’avait pas été rédigée dans l’exercice du pouvoir légal, mais elle signifiait néanmoins qu’un fonctionnaire du Revenu du Canada avait décidé d’essayer de recouvrer les sommes en souffrance. En conséquence, il a conclu que la lettre constituait une mesure administrative prise par une personne dotée de pouvoirs légaux et qu’elle constituait donc « une procédure ou tout autre acte » et était susceptible de révision.

 

[33]           Dans la présente affaire, le ministre a pris des mesures pour procéder au renvoi des demandeurs malgré leur demande d’exemption. Cette mesure pourrait laisser penser qu’une décision a été prise relativement à la demande d’exemption, mais seulement si la mesure de renvoi avait suivi la demande d’exemption; or, ce n’est pas le cas.

 

[34]           Il serait possible de dire que la prise de mesures visant à procéder au renvoi des demandeurs constitue une procédure ou un autre acte pouvant motiver une demande présentée en vertu de l’article 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales. Cependant, telle qu’elle est libellée, la demande ne conteste pas directement le renvoi; elle conteste plutôt la « décision » du ministre de ne pas accéder à la demande d’exemption des dispositions de la Loi présentée par les demandeurs. Au mieux, cela pourrait constituer une considération pertinente si la Cour devait exercer son pouvoir discrétionnaire pour modifier la demande, mais cela ne rend pas la demande justiciable dans son libellé actuel.

 

[35]           En ce qui concerne le cinquième argument des demandeurs, quoique je convienne avec eux qu’ils doivent pouvoir disposer d’un recours pour saisir la Cour de leur cause, je ne suis pas d’accord avec eux que le recours qu’ils ont choisi soit le seul à leur disposition ou même qu’il soit le recours privilégié. Je partage le point de vue des défendeurs selon lequel les demandeurs [traduction] « auraient pu à juste titre présenter une demande de mandamus ». Ils auraient pu aussi solliciter le contrôle judiciaire de la décision d’annuler leur demande d’ERAR lorsqu’ils en ont été informés le 3 avril 2009. L’un ou l’autre de ces recours aurait permis de dûment saisir la Cour de l’affaire. Une fois leur demande déposée, les demandeurs auraient pu aussi solliciter un sursis de la mesure de renvoi dans l’attente de la décision définitive concernant leur demande.

 

[36]           Normalement, une demande de mandamus est présentée en cas de retard important : voir par exemple la décision de la Cour Shahid c. Canada (Ministre de la Citoyenneté), 2010 CF 405, dans laquelle la demande de résidence permanente des demandeurs n’avait pas encore été traitée après neuf ans. Comme la Cour d’appel l’a énoncé dans Apotex Inc. c. Canada (Procureur général), [1994] 1 CF 742, l’un des critères pour accorder le mandamus est qu’il y ait eu une demande antérieure d’exécution de l’obligation et qu’un « un délai raisonnable pour permettre de donner suite à la demande » se soit écoulé, sauf si la demande a été rejetée sur-le-champ. Cependant, un court retard dans l’exécution d’une obligation peut constituer un fondement suffisant pour motiver un mandamus dans des situations où il serait inapproprié d’exiger un temps plus long pour la réponse, car cela aurait pour effet de supprimer le droit que le demandeur veut faire valoir. Telle serait à mon avis la situation dans laquelle se trouvaient les demandeurs.

 

[37]           En ce qui concerne le sixième argument des demandeurs, l’alinéa 18.1(5)b) de la Loi sur les Cours fédérales ne confère pas à la Cour le pouvoir ou la compétence de déclarer que la non‑décision du ministre est une décision afin de rendre la procédure régulière. L’objet de cette disposition est de permettre à la Cour de préserver une demande qui est techniquement irrégulière : voir Bastanfar c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (1996), 35 Imm. L.R. (2d) 29 (C.F. 1re inst.) et Association canadienne de télévision par câble c. American College Sports Collective of Canada Inc., [1991] 3 C.F 626 (C.A.). L’irrégularité en l’espèce est bien loin d’être purement technique.

 

            2.         La Cour devrait-elle permettre la modification de la demande?

[38]           Même si j’avais compétence pour reformuler la demande pour la transformer en une demande de mandamus ou pour qu’elle puisse être visée par l’article 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales, je ne le ferais pas parce que cela ne serait d’aucune utilité pour les demandeurs. Pour les motifs qui suivent, je suis d’avis que la demande est théorique. Même s’il était à ce moment‑ci ordonné au ministre d’examiner la demande d’exemption des demandeurs, la réalité est qu’ils ont déjà bénéficié de la possibilité de présenter une demande d’ERAR, ce qui est effectivement ce qu’ils voulaient obtenir selon la lettre qu’ils ont envoyée au ministre le 7 avril 2009.

 

3.         La demande est-elle théorique?

[39]           Les demandeurs font valoir que leur demande n’est pas théorique parce qu’il existe un litige actuel entre les parties. Ils soutiennent que la décision rendue relativement à la demande d’ERAR était fondamentalement viciée, qu’elle a fait l’objet d’une intervention du ministère de la Justice et qu’elle a été rendue par un décideur partial.

 

[40]           Les défendeurs font valoir que la demande est théorique parce que les demandeurs ont déjà eu la possibilité de se prévaloir du recours qu’ils sollicitent dans la présente demande de contrôle judiciaire, soit un examen des risques avant renvoi.

 

[41]           Pour savoir si une demande sous-jacente est théorique, il faut procéder à une analyse en deux volets, comme la Cour suprême l’a énoncé dans Borowski c. Canada (Procureur général), [1989] 1 R.C.S. 342, à la page 353:

En premier, il faut se demander si le différend concret et tangible a disparu et si la question est devenue purement théorique. En deuxième lieu, si la réponse à la première question est affirmative, le tribunal décide s’il doit exercer son pouvoir discrétionnaire et entendre l’affaire.

 

[42]           Le premier volet du critère a été intitulé le volet du « litige actuel » : Borowski, précité, à la page 354. Aux paragraphes 26 à 38 de Baron c. Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2009 CAF 81, la Cour d’appel explique que, lorsqu’on examine le premier volet du critère, il est nécessaire de décrire correctement le litige. Pour obtenir une description correcte, il faut se demander ce que les parties voulaient obtenir dans la demande initiale qu’elles ont adressée au ministre.

 

[43]           La demande initiale des demandeurs visait à obtenir une exemption fondée sur des motifs humanitaires relativement aux  dispositions de la Loi qui les empêchaient de demander l’asile ou de présenter une demande d’ERAR. Leur demande visait essentiellement à obtenir une évaluation des risques, soit par la SPR, soit par un agent d’ERAR, avant d’être renvoyés en Colombie.

 

[44]           Les demandeurs ont maintenant présenté leur demande d’ERAR et une décision a été rendue relativement à cette demande. L’autorisation du contrôle judiciaire de la décision a été accordée et une date a été fixée pour l’audience au fond (dossier de la Cour no IMM‑5799‑09). Je conviens avec les défendeurs que cela règle complètement le litige actuel entre les parties, ce qui rend la demande théorique.

 

[45]           Dans Baron, précité, au paragraphe 37, la Cour d’appel explique que ce n’est pas nécessairement la survenance d’un fait qui rend une demande théorique; c’est la question de savoir si la survenance du fait a annulé l’effet concret de toute issue éventuellement favorable du contrôle judiciaire. Dans la présente affaire, les demandeurs ont sollicité une ordonnance enjoignant au ministre de réexaminer sa « décision » qui, si elle était favorable, leur permettrait de présenter une demande d’ERAR. Pour reprendre les mots utilisés par les défendeurs, [traduction] « les demandeurs ont obtenu la réparation même qu’ils tentent d’obtenir dans le présent litige ». Lorsque les défendeurs ont donné aux demandeurs la possibilité de présenter une demande d’ERAR et qu’une décision a été rendue relativement à cette demande, le litige actuel a cessé d’exister. La demande de contrôle judiciaire est par conséquent théorique.

 

4.         La Cour devrait-elle exercer son pouvoir discrétionnaire pour entendre la demande au fond?

[46]           Les demandeurs font valoir que la Cour devrait exercer son pouvoir discrétionnaire pour entendre la demande théorique parce que les facteurs favorables à l’exercice de ce pouvoir sont réunis. Ils prétendent qu’un débat contradictoire existe toujours parce qu’ils contestent encore le caractère raisonnable de la présomption de refus de rétablir leur première demande d’ERAR. Les demandeurs soutiennent que l’affectation de ressources judiciaires est justifiée parce qu’ils se trouvent toujours dans la même situation et que celle‑ci n’a pas encore été examinée par la Cour. Ils font valoir qu’une décision ne déborderait pas le cadre de la véritable fonction juridictionnelle de la Cour et serait utile aux fonctionnaires de l’Immigration et aux personnes dans une situation semblable à la leur.

 

[47]           Les défendeurs font valoir qu’il n’existe plus de débat contradictoire entre les parties, que l’affaire ne soulève pas de questions de portée générale qui échappent au contrôle judiciaire et que le fait de ne pas entendre la demande au fond n’entraîne aucun coût social. Ils font également valoir que la présence de l’argument fondé sur la Charte milite contre l’audition de la demande au fond, du fait qu’elle est théorique.

 

[48]           À titre préliminaire, les défendeurs s’opposent à la présentation par les demandeurs de nouveaux éléments de preuve sous forme d’affidavit. Leur opposition aurait été traitée de manière plus complète si la demande avait été entendue au fond. Ils font valoir que ces affidavits contiennent des déclarations d’opinion et de croyance, plutôt que des déclarations fondées sur des connaissances personnelles, ainsi que des arguments juridiques et des déclarations relatées, et qu’ils ne sont pas pertinents.

 

[49]           Dans Rex c. Nat Bell Liquors Limited, [1922] 2 A.C. 128 (C.P.), dont la Cour d’appel a traité dans Gitxsan Treaty Society c. Hospital Employees’ Union, [2000] 1 C.F. 135 (C.A.), le Conseil privé a statué que de nouveaux éléments de preuve étaient admissibles lors d’un contrôle judiciaire lorsqu’ils concernent la compétence du décideur de prendre la décision et non le bien‑fondé de la décision elle‑même.

 

[50]           Dans la présente affaire, les affidavits additionnels ne concernent pas le bien-fondé de la décision, mais la question du caractère théorique et plus particulièrement la question de savoir si la Cour devrait exercer son pouvoir discrétionnaire pour entendre au fond une question par ailleurs théorique. En conséquence, ils peuvent être considérés à cette fin limitée. Néanmoins, je conviens avec les défendeurs que des aspects de ces affidavits additionnels violent les règles de preuve. Dans la mesure où ces affidavits contiennent des déclarations relatées d’opinion ou de croyance et non des déclarations fondées sur des connaissances personnelles, ils ne sont pas réguliers.

 

[51]           Dans Borowski, la Cour suprême a établi trois facteurs que la Cour doit examiner pour savoir s’il convient d’exercer son pouvoir discrétionnaire pour entendre une demande théorique : 1) l’existence d’un débat contradictoire, 2) le souci d’économie des ressources judiciaires et 3) la fonction que la Cour doit assumer par rapport au domaine législatif. La Cour suprême a statué qu’il s’agit de facteurs dont il faut tenir compte mais non d’un critère juridique complètement étanche. En conséquence, les juges doivent exercer leur pouvoir discrétionnaire de façon judiciaire et « selon les principes établis » eu égard aux facteurs énumérés.

 

[52]           En dépit des prétentions des demandeurs, je ne suis pas convaincu qu’il existe encore un débat contradictoire entre les parties. L’issue de la présente demande ne présente plus aucun enjeu pour les demandeurs. L’ordonnance qu’ils voulaient obtenir visait le rétablissement de leur demande d’ERAR; cela a déjà eu lieu et une décision a été rendue. Il n’y a pas de question accessoire à la demande qui puisse toucher les demandeurs d’une manière qui ne soit pas théorique. Les personnes qui ont le plus grand intérêt dans l’audition de la présente demande au fond sont des demandeurs éventuels qui se trouveraient dans le même scénario d’irrecevabilité dans lequel les demandeurs se sont trouvés en l’espèce; cela n’est pas suffisant pour soutenir un débat contradictoire. Le fait qu’il n’existe plus de débat contradictoire milite contre l’audition de la demande au fond.

 

[53]           Dans Borowski, à la page 361, la Cour suprême a statué que, lors de l’examen du deuxième facteur, « [i]l faut mettre en balance la dépense de ressources judiciaires et le coût social de l’incertitude du droit ». Les demandeurs affirment que le coût social est la violation éventuelle du principe de non-refoulement, l’impact que cette violation a sur les personnes qui sont renvoyées illégalement dans leurs pays d’origine ainsi que la nécessité pour le Canada de respecter ses obligations internationales en matière de droits de la personne. Quoique cela soit correct, la Cour doit procéder à l’exercice de mise en balance dicté par la Cour suprême.

 

[54]           Il pourrait être soutenu, avec un certain bien-fondé, que le renvoi, ne serait-ce que d’une seule personne, effectué en violation du principe du non-refoulement et le risque pouvant en découler pour cette personne suffisent à justifier l’intervention de la Cour. Dans des situations dans lesquelles une personne ne peut être renvoyée dans un pays tiers qui soit sûr, le renvoi de cette personne « du Canada vers son pays d’origine sans avoir bénéficié d’une évaluation des risques » entraîne la possibilité que le Canada puisse manquer « indirectement à ses obligations internationales » : Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Zeng, 2010 CAF 118, au paragraphe 21. Cependant, à mon avis, la Cour doit examiner à la fois les situations dans lesquelles cette possibilité se présente et leur fréquence.

 

[55]           La situation dont la Cour est saisie est extrêmement inhabituelle. Tous les éléments suivants doivent être réunis :

1.         Le demandeur doit avoir voyagé de son pays d’origine vers un pays tiers qui soit sûr. Un pays tiers sûr est un pays qui a été jugé sûr au regard du Règlement parce que les individus peuvent y solliciter l’asile et le recevoir. Le paragraphe 102(2) de la Loi énonce les critères en vertu desquels le Canada peut désigner un pays comme un pays tiers sûr. Les États‑Unis ont été désignés comme un pays tiers sûr.

2.         Le demandeur, qui n’a pas demandé l’asile aux États‑Unis, doit traverser la frontière canadienne et tenter de demander l’asile au Canada.

3.         Aux termes de l’ETPS et de l’Arrangement réciproque entre le Canada et les États‑Unis, la demande ne peut être présentée à la Section de la protection des réfugiés et le demandeur est renvoyé aux États‑Unis où, s’il ne l’a pas déjà fait, il peut demander l’asile.

4.         Le demandeur doit de nouveau traverser la frontière pour entrer au Canada et tenter d’y présenter une demande d’ERAR dans les six mois suivant la date de son premier renvoi du Canada aux États-Unis [1].

5.         Les autorités américaines doivent alors refuser que le demandeur entre de nouveau aux États‑Unis.

 

[56]           C’est seulement lorsque tous ces éléments sont réunis qu’il est possible que le demandeur soit renvoyé du Canada dans son pays d’origine sans avoir bénéficié d’une évaluation des risques.

 

[57]           Il est raisonnable de penser que la grande majorité des personnes qui ont besoin de protection feront une demande dès que possible, et ce, dans le premier pays où ils entreront. En l’espèce, les demandeurs avaient des parents aux États‑Unis : la mère et l’oncle de Mme Duitama Gomez avaient quitté la Colombie et s’étaient rendus aux États‑Unis au moyen d’un visa en 1997. Depuis lors, la mère de la demanderesse avait toujours vécu à New York sauf lors de visites occasionnelles en Colombie pour voir ses enfants. Les demandeurs ont fui la Colombie en octobre 2008 et se sont rendus à New York, chez la mère de Mme Duitama Gomez. Ils ne sont entrés au Canada qu’après une période de trois mois. Dans un affidavit déposé dans le dossier de la Cour no IMM‑5799‑09, Mme Duitama Gomez déclare que, durant cette période, les demandeurs ont reçu des traitements médicaux et se sont reposés.

 

[58]           La raison pour laquelle les demandeurs n’ont pas choisi de rester aux États‑Unis est expliquée de la meilleure manière dans l’affidavit de Mme Duitama Gomez, déposé à l’appui de la demande de contrôle judiciaire dans le dossier de la Cour no IMM‑5799‑09. Elle y affirme : [traduction] « nous sommes venus à la frontière canadienne pour demander l’asile parce que le parrain de mon mari vit ici et qu’il nous a incités à demander l’asile ici ». Dans la présente demande, elle a souscrit un affidavit dans lequel elle dit ceci : [traduction] « quoique ma mère vive aux États‑Unis, je voulais mettre la plus grande distance possible entre nous et la Colombie ».

 

[59]           La raison pour laquelle les demandeurs n’ont pas demandé l’asile aux États-Unis après y être retournés, mais sont plutôt revenus au Canada, n’est pas bien expliquée dans le dossier. Dans son affidavit relatif à la présente demande, Mme Duitama Gomez dit que, après leur renvoi du Canada aux États‑Unis en janvier, son mari a été arrêté et détenu et écrit : [traduction] « nous avons alors été terrifiés par la perspective que nous puissions être expulsés en Colombie [et] nous avons pensé que nous ne pourrions être en sûreté qu’au Canada ».

 

[60]           Les États‑Unis ont un système de protection des réfugiés semblable à celui du Canada et il est donc raisonnable de s’attendre à ce que la majorité des revendicateurs qui craignent la persécution dans leur pays d’origine qui sont renvoyés aux États‑Unis en vertu des dispositions de l’ETPS y présentent une demande d’asile et ne retournent pas au Canada.

 

[61]           Cette attente est étayée par le fait que le dossier ne fait état que de deux autres cas au cours des quatre dernières années où des demandeurs sont rentrés de nouveau au Canada après avoir été renvoyés conformément à l’ETPS. Il y est fait référence dans un affidavit de Gloria Nafziger, coordinatrice pour les réfugiés d’Amnistie internationale Canada.

 

[62]           Le premier cas concernait M. JZG et sa famille. Ils ont fui la Colombie et sont arrivés aux États‑Unis le 1er juin 2006. Peu après leur arrivée, ils se sont rendus à l’ambassade du Canada à New York pour y demander des visas de voyage pour entrer au Canada, qui leur ont été refusés. Ils ont néanmoins demandé l’asile à la frontière canadienne. Comme les présents demandeurs, ils ont été jugés inadmissibles en raison de l’ETPS et en vertu de l’alinéa 101(1)e) de la Loi. Ils ont fait l’objet de mesures de renvoi et ont été renvoyés aux États‑Unis. Ils sont entrés au Canada clandestinement vers le 26 juillet 2006 et ont demandé l’asile à un bureau de Citoyenneté et Immigration Canada le 3 août 2006. Le 17 août 2006, ils ont été informés qu’ils n’étaient pas admissibles à demander l’asile ou à présenter une demande d’ERAR. Ils ont demandé qu’on leur permette de déposer une demande d’ERAR. Ils ont par la suite déposé des observations à l’appui de leur demande d’ERAR et, en juin 2009, ils ont reçu un ERAR positif.

 

[63]           Le second cas concernait la famille Torres originaire de la Colombie. Celle-ci s’était rendue à New York le 14 septembre 2009 et, le 19 septembre 2009, avait tenté d’entrer au Canada et d’y demander l’asile. N’y étant pas admissible, elle a été renvoyée aux États‑Unis le lendemain. La famille est de nouveau illégalement entrée au Canada le 16 octobre 2009 et a tenté de demander l’asile à London (Ontario). Leur demande a été jugée irrecevable et une mesure de renvoi a été prononcée; elle devait être exécutée le 21 novembre 2009. Une requête en vue d’obtenir un sursis à l’exécution de la mesure de renvoi a été déposée (dossier de la Cour no IMM‑5356‑09). Avant l’audition de la requête, la mesure de renvoi a été annulée. Le ministre, en vertu de l’article 25 de la Loi, a permis aux revendicateurs de déposer une demande d’ERAR.

 

[64]           En conséquence, en comptant la présente affaire, la Cour a été saisie de trois situations dans lesquelles des demandeurs d’asile, du fait qu’ils soient revenus au Canada après leur renvoi plutôt que de demander l’asile aux États‑Unis, se sont exposés à la possibilité d’un refoulement. On n’a pas informé la Cour de l’existence d’une situation où une personne quelconque ayant requis une évaluation des risques ait été renvoyée du Canada sans avoir bénéficié d’une telle évaluation.

 

[65]           La conduite d’un individu ne peut constituer une justification ou un fondement pour qu’une nation viole le principe de non-refoulement; cependant, il convient de noter que la situation qui crée la possibilité du refoulement est le choix des demandeurs d’entrer au Canada à deux reprises dans une période de six mois plutôt que de demander l’asile aux États‑Unis.

 

[66]           Il est pertinent, aux fins de l’examen de la question de savoir s’il convient d’entendre la demande au fond, de prendre en compte l’absence de présentation de preuve tendant à démontrer qu’une personne quelconque a déjà été refoulée dans une situation semblable à celle des demandeurs.

 

[67]           L’audition au fond de la présente affaire comporte un coût judiciaire. L’on peut également soutenir que l’omission d’entendre la demande au fond comporte également un coût, non en ce qui a trait à la présente affaire, mais en ce qui a trait à la possibilité que des situations semblables se produisent à l’avenir. La Cour a consacré et pourrait continuer de consacrer des ressources judiciaires pour entendre les requêtes en sursis et les demandes de report de renvoi survenant dans des situations particulières comme celle de l’espèce. Si on laisse cette incertitude se poursuivre, fait-on valoir, il se peut que cette question particulière continue à se poser et à requérir l’utilisation de ressources judiciaires.

 

[68]           On fait également remarquer que ces questions continueront à échapper au contrôle judiciaire. Les demandeurs font valoir que, lorsque les ressortissants étrangers dans des situations semblables à la leur obtiennent les services d’un avocat et évoquent le spectre du contrôle judiciaire sur cette question, les autorités de l’Immigration deviennent ouvertes à la possibilité de leur permettre de présenter une demande d’ERAR. Le fait que cette question échapperait, de manière délibérée ou non, au contrôle judiciaire milite en faveur de l’utilisation des ressources judiciaires limitées pour l’audition de la demande au fond.

 

[69]           Tout compte fait, je conclus que le souci d’économie des ressources judiciaires fait pencher la balance vers la décision de ne pas autoriser l’audition de la présente demande au fond compte tenu du nombre restreint de cas similaires. En conséquence, les ressources qui seront requises de la Cour dans le futur si les directives demandées ne sont pas données ne seront probablement pas considérables.

 

[70]           Le troisième facteur à examiner concerne ce que le public « […] pourrait penser » du fait que des jugements sont prononcés « sans qu’il y ait de litige pouvant affecter les droits des parties » particulièrement si de tels jugements sont perçus comme « un empiétement sur la fonction législative » : Borowski, à la page 362. 

 

[71]           Les défendeurs font valoir que, vu la nature discrétionnaire de la « décision », l’affaire ne devrait pas être entendue au fond et ils font en outre remarquer qu’il [traduction] « n’y a pas de décision en soi, mais seulement une présomption de refus ». Ils ajoutent que, si la Cour entendait la demande, [traduction] « elle réviserait une non-décision dans un vide factuel ». Ils invoquent Phillips c. Nouvelle‑Écosse (Commission d’enquête sur la tragédie de la mine Westray), [1995] 2 R.C.S. 97, à l’appui de la proposition que les tribunaux ne devraient pas trancher de questions juridiques, en particulier des questions constitutionnelles, si cela n’est pas requis pour la résolution de l’affaire.

 

[72]           Le premier argument des défendeurs est dénué de fondement. La Cour entend régulièrement des demandes de contrôle judiciaire de décisions discrétionnaires, dont des décisions hautement discrétionnaires de hauts fonctionnaires du gouvernement.

 

[73]           La question sous-jacente en l’espèce est celle de savoir si l’application des dispositions contestées, compte tenu des faits de l’espèce, viole le principe de non-refoulement. Aussi importante que soit cette question, je partage la préoccupation des défendeurs quant à la pertinence de trancher des questions touchant à la Charte dans la présente affaire. Il existe des motifs de politique valables de faire preuve de prudence lorsqu’il s’agit de trancher des questions touchant à la Charte dans des demandes pour lesquelles il n’est pas nécessaire de le faire. Malgré l’excellente argumentation de l’avocat des demandeurs, je ne suis pas convaincu que la situation présente justifie que l’on traite de la question touchant à la Charte en l’absence d’un litige actuel entre les parties.

 

[74]           Après avoir examiné conjointement ces trois facteurs, je suis d’avis qu’ils sont favorables à la position que la Cour ne devrait pas exercer son pouvoir discrétionnaire pour entendre la demande au fond.

 

            5.         Conclusion

[75]           La demande est rejetée. Un jugement formel sera rendu lorsque les parties auront été consultées, conformément à la règle 18(1) des Règles des cours fédérales en matière d’immigration et de protection des réfugiés, sur la question de savoir si elles souhaitent qu’une question grave de portée générale soit certifiée. Par conséquent, j’ordonne que, dans les sept jours suivant la date des présents motifs, les parties signifient et déposent toute question à certifier qu’elles désirent proposer ainsi que toute observation afférente. La Cour examinera ensuite les observations soumises et rendra alors un jugement formel.

 

                                                                                                              « Russel W. Zinn »

Juge

 

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Sandra de Azevedo, LL.B.


Dossier : IMM-1724-09

ANNEXE A

Loi sur les Cours fédérales

18.1 (1) Une demande de contrôle judiciaire peut être présentée par le procureur général du Canada ou par quiconque est directement touché par l’objet de la demande.

 

(2) Les demandes de contrôle judiciaire sont à présenter dans les trente jours qui suivent la première communication, par l’office fédéral, de sa décision ou de son ordonnance au bureau du sous-procureur général du Canada ou à la partie concernée, ou dans le délai supplémentaire qu’un juge de la Cour fédérale peut, avant ou après l’expiration de ces trente jours, fixer ou accorder.

 

 

 

 

(3) Sur présentation d’une demande de contrôle judiciaire, la Cour fédérale peut :

 

 

a) ordonner à l’office fédéral en cause d’accomplir tout acte qu’il a illégalement omis ou refusé d’accomplir ou dont il a retardé l’exécution de manière déraisonnable;

 

 

b) déclarer nul ou illégal, ou annuler, ou infirmer et renvoyer pour jugement conformément aux instructions qu’elle estime appropriées, ou prohiber ou encore restreindre toute décision, ordonnance, procédure ou tout autre acte de l’office fédéral.

 

 

(4) Les mesures prévues au paragraphe (3) sont prises si la Cour fédérale est convaincue que l’office fédéral, selon le cas :

 

a) a agi sans compétence, outrepassé celle-ci ou refusé de l’exercer;

 

 

b) n’a pas observé un principe de justice naturelle ou d’équité procédurale ou toute autre procédure qu’il était légalement tenu de respecter;

 

c) a rendu une décision ou une ordonnance entachée d’une erreur de droit, que celle-ci soit manifeste ou non au vu du dossier;

d) a rendu une décision ou une ordonnance fondée sur une conclusion de fait erronée, tirée de façon abusive ou arbitraire ou sans tenir compte des éléments dont il dispose;

 

e) a agi ou omis d’agir en raison d’une fraude ou de faux témoignages;

 

f) a agi de toute autre façon contraire à la loi.

 

(5) La Cour fédérale peut rejeter toute demande de contrôle judiciaire fondée uniquement sur un vice de forme si elle estime qu’en l’occurrence le vice n’entraîne aucun dommage important ni déni de justice et, le cas échéant, valider la décision ou l’ordonnance entachée du vice et donner effet à celle-ci selon les modalités de temps et autres qu’elle estime indiquées.

18.1 (1) An application for judicial review may be made by the Attorney General of Canada or by anyone directly affected by the matter in respect of which relief is sought.

 

 (2) An application for judicial review in respect of a decision or an order of a federal board, commission or other tribunal shall be made within 30 days after the time the decision or order was first communicated by the federal board, commission or other tribunal to the office of the Deputy Attorney General of Canada or to the party directly affected by it, or within any further time that a judge of the Federal Court may fix or allow before or after the end of those 30 days.

(3) On an application for judicial review, the Federal Court may

 

(a) order a federal board, commission or other tribunal to do any act or thing it has unlawfully failed or refused to do or has unreasonably delayed in doing; or

(b) declare invalid or unlawful, or quash, set aside or set aside and refer back for determination in accordance with such directions as it considers to be appropriate, prohibit or restrain, a decision, order, act or proceeding of a federal board, commission or other tribunal.

 (4) The Federal Court may grant relief under subsection (3) if it is satisfied that the federal board, commission or other tribunal

(a) acted without jurisdiction, acted beyond its jurisdiction or refused to exercise its jurisdiction;

(b) failed to observe a principle of natural justice, procedural fairness or other procedure that it was required by law to observe;

(c) erred in law in making a decision or an order, whether or not the error appears on the face of the record;

(d) based its decision or order on an erroneous finding of fact that it made in a perverse or capricious manner or without regard for the material before it;

(e) acted, or failed to act, by reason of fraud or perjured evidence; or

(f) acted in any other way that was contrary to law.

 (5) If the sole ground for relief established on an application for judicial review is a defect in form or a technical irregularity, the Federal Court may

(a) refuse the relief if it finds that no substantial wrong or miscarriage of justice has occurred; and

(b) in the case of a defect in form or a technical irregularity in a decision or an order, make an order validating the decision or order, to have effect from any time and on any terms that it considers appropriate.

 

 

 

 

 

 

 

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                                    IMM-1724-09

 

INTITULÉ :                                                   DEISY JULIETH DUITAMA GOMEZ ET AL c.

                                                                        LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE et

                                                                        LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

                                                                                                                                                           

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                             Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                           Le 24 février 2010

 

MOTIFS DU JUGEMENT :                        LE JUGE ZINN

 

DATE DES MOTIFS :                                  Le 1er juin 2010

 

 

COMPARUTIONS :

 

Lina Anani

Pamila Bhardwaj

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Gregory George

Alex Kam

 

POUR LES DÉFENDEURS

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

LINA ANANI

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LES DEMANDEURS

MYLES KIRVAN

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LES DÉFENDEURS

 

 



[1]  Dans leur exposé des arguments additionnel, les défendeurs écrivent : [traduction] « Le 27 juillet 2009, soit six mois après avoir été jugés irrecevable à présenter une demande d’asile en vertu de l’alinéa 101(1)e) de la LIPR, les demandeurs ont été avisés qu’ils pouvaient présenter une demande d’ERAR ». Par conséquent, le seul empêchement à ce pour qu’un demandeur, comme l’un des demandeurs en l’espèce, fasse l’objet d’une décision de risque est l’écoulement du temps.

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