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FCHdrF

 

 

 

Date : 20100528

Dossier : T-2579-91

Référence : 2010 CF 588

[TRADUCTION FRANÇAISE]
Ottawa (Ontario), le 28 mai 2010

En présence de la protonotaire Aronovitch

 

ENTRE :

ROGER SOUTHWIND, POUR LUI-MÊME,

ET AU NOM DES MEMBRES DE

LA BANDE INDIENNE DU LAC SEUL

requérants

et

 

 

SA MAJESTÉ LA REINE

DU CHEF DU CANADA

intimée

et

 

 

SA MAJESTÉ LA REINE

DU CHEF DE L’ONTARIO

tierce partie

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE

 

[1]  La partie requérante, Sa Majesté la Reine du chef du Canada (Canada), présente une requête visant à proroger le délai de délivrance et de signification de la mise en cause engagée par le Canada contre Sa Majesté la Reine du chef du Manitoba (Manitoba).  En réponse, le Manitoba soutient que la Cour fédérale n'a pas compétence pour entendre cette mise en cause et, subsidiairement, que le Canada n'a pas satisfait aux critères qui justifieraient une prorogation de délai pour signifier la mise en cause.

 

[2]   S'agissant du critère énoncé par la Cour d'appel fédérale dans l'arrêt Hodgson c. Ermineskin Indian Band no. 942, [2000] A.C.F. no 2042 (C. A. F.), à savoir s'il est clair et évident que la Cour fédérale n'a pas compétence pour entendre la mise en cause proposée, j'ai conclu que ce n'est pas clair et évident.  Toutefois, aucune des parties n'a abordé la question du critère applicable dans le contexte de la requête et, si ce n'était pas le critère à appliquer, pour les motifs énoncés ci-dessous, j'aurais de toute façon conclu à la compétence de la Cour.

 

[3]  Pour les motifs énoncés ci-dessous, je conclus, en outre, que la prorogation du délai est justifiée.

 

Contexte

 

[4]  La demande sous-jacente des requérants, Roger Southwind, pour lui-même et au nom de la Bande indienne du lac Seul, vise l'indemnisation des dommages causés aux terres et aux infrastructures de la réserve par suite de la construction d'un barrage et de l'inondation subséquente du lac Seul.  Voici le contexte.

 

[5]  Le Canada, l'Ontario et le Manitoba sont signataires de la convention intitulée 1928 Lac Seul Storage Agreement  (Entente de 1928 sur l'emmagasinage des eaux du lac Seul (l'Entente).  Cette entente prévoyait la construction d'un barrage sur le lac Seul, dans le nord-ouest de l'Ontario, pour emmagasiner l'eau destinée à la production d'énergie hydroélectrique (le Projet). Elle prévoyait aussi que l'Ontario construirait le barrage et assumerait les deux cinquièmes des dépenses en immobilisations liées au projet, tandis que le Canada assumerait les trois cinquièmes restants.  L'Entente a été ratifiée dans le contexte de la loi fédérale intitulée Lac Seul Conservation Act, 18 et 19 George V, ch. 32, (Loi sur la conservation du lac Seul) (la LCLS), et de la loi ontarienne intitulée Act Respecting Lac Seul Storage, 18 George V, ch. 12., (Loi sur l'emmagasinage des eaux du lac Seul) et a été annexée à ces deux lois.

 

[6]  La Manitoba Natural Resources Transfer Agreement (la MNRTA) (Entente sur le transfert des ressources naturelles du Manitoba) concernant le transfert des droits sur les ressources naturelles de la province du Manitoba, qui à cette date étaient administrés par le Canada, a été conclue le 14 décembre 1929.

 

[7]  La MNRTA a été ratifiée par le Canada en vertu de la Manitoba Natural Resources Transfer Act (Loi sur le transfert des ressources naturelles du Manitoba), 20 et 21 George V, ch. 29, et par le Manitoba en vertu de la Loi sur le transfert des ressources naturelles du Manitoba, C.C.S.M., ch. N30.  La MNRTA, dont l'article 8 est le fondement de la mise en cause engagée par le Canada contre le Manitoba, constitue une annexe aux deux lois.  La MNRTA a été ratifiée par le Parlement du Royaume‑Uni en vertu de la Loi constitutionnelle de 1930 (anciennement l'Acte de l'Amérique du Nord britannique, 1930), 20 et 21 George V, ch. 26 (R.-U.) et, à ce titre, fait partie de la Loi constitutionnelle de 1867 à 1982.

 

[8]  Conformément à l'article 8 de la MNRTA, le Manitoba, après l'entrée en vigueur de cette entente, devait verser les sommes qui [traduction]« ont été ou seront dépensées par le Canada » en vertu de l'entente ratifiée aux termes de la LCLS.  Ainsi, le Manitoba est devenu responsable de la part du Canada  des dépenses en immobilisations liées au projet.

 

[9]  La centrale desservie par le Projet a été mise en service en 1930. Les requérants prétendent qu'en juillet 1934, le niveau du lac a été relevé à cinq pieds au-dessus de son niveau naturel le plus élevé et qu'en août 1938, il a été relevé à dix pieds au-dessus de son niveau naturel le plus élevé.

[10]  Le Canada admet que l'augmentation du niveau du lac a eu pour effet d'inonder et d'endommager les terres de la réserve des requérants et les améliorations qui y ont été apportées. Les requérants prétendent que l'inondation a transformé une partie de la réserve en île et en a submergé d'autres parties. En outre, les requérants prétendent que leur « territoire traditionnel » a été inondé et endommagé. Il s'agit de terres que les requérants ont cédées , mais sur lesquelles ils ont conservé certains droits de chasse et de pêche en vertu du Traité no 3 conclu entre le Canada et les requérants en 1874. Les parties ne s'entendent pas sur l'étendue géographique du territoire traditionnel ni sur la nature exacte et l'étendue des droits des requérants. 

 

[11]  Le 25 novembre 1942, le Canada et l'Ontario ont négocié un règlement de leurs revendications respectives découlant du Projet. Ils ont convenu d'une indemnité forfaitaire de 72 539 $ pour les requérants. Le 17 novembre 1943, après le remboursement de certaines dettes, un montant de 50 263 $ a été déposé au compte fiduciaire de capital des requérants.

 

[12]  Le Manitoba affirme qu'il a versé au Canada le montant total des dépenses en immobilisations qu'il devait au titre de l'Entente en 1956, conformément à l'article 8 de la MNRTA.

 

L'action sous-jacente

 

[13]  Les requérants allèguent que le Canada a manqué à ses obligations fiduciaires en vertu du Traité no 3 et de la Loi sur les Indiens, L. R. C., 1985, ch. I-5, en autorisant le Projet sans prendre les mesures voulues pour protéger les requérants et en omettant de les indemniser adéquatement.

 

 

La mise en cause proposée

 

[14]  La mise en cause proposée du Canada à l'endroit du Manitoba vise l'indemnisation au titre de toute somme accordée aux requérants qui répond à la définition de [traduction] « dépenses en immobilisations » énoncée dans l'entente mentionnée à l'article 8 de la MNRTA.

 

[15]  La définition de « dépenses en immobilisations » comprend [traduction] « l'indemnisation pour le bois d'œuvre, les bâtiments et les améliorations, y compris : . . les terres indiennes . qui ont été prises ou qui ont été touchées de manière préjudiciable en raison des travaux envisagés. » Le Canada allègue que les requérants réclament une indemnisation pour les terres indiennes touchées de manière préjudiciable par le Projet. Par conséquent, au moins une partie des dommages-intérêts accordés le seront au titre de « dépenses en immobilisations » dont le Manitoba est responsable.

 

Historique de l'action et de la revendication particulière

 

[16]  Le 24 septembre 1985, les requérants ont déposé une revendication particulière dans le contexte du processus des revendications particulières du Canada. Dans la présente action, la déclaration a été déposée le 9 octobre 1991. Elle se fondait sur les mêmes faits qui sous-tendent la revendication particulière.

 

[17]  Le 26 mai 1995, le Canada a accepté la revendication particulière aux fins de négociation. Par conséquent, par ordonnance datée du 8 décembre 1998, la Cour a exempté la présente action de l'application de l'article 380 des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106 (les Règles), ce qui a eu pour effet de suspendre la présente instance pendant que le processus des revendications particulières se déroulait.

 

[18]  Dans une lettre datée du 15 août 2003, le Canada a invité le Manitoba à participer à ses négociations avec les requérants au sujet de la revendication particulière et, plus tard dans l'année, le 23 octobre 2003, il a fourni au Manitoba la documentation historique pertinente. Dans une autre lettre, datée du 29 décembre 2003, le Canada a informé le Manitoba de l'action intentée en Cour fédérale et lui a demandé d'accepter une [traduction] « entente de statu quo » en vertu de laquelle les délais de prescription cesseraient de s’écouler.  Le Manitoba n'a pas consenti au statu quo, mais aucune mise en cause n'a été déposée.

 

[19]  Entre 2003 et 2007, le Canada a tenu le Manitoba au courant des progrès dans le processus de règlement de la revendication particulière, mais le Manitoba n'a pas participé aux négociations.

 

[20]  Par ordonnance datée du 28 novembre 2008, la Cour a ordonné que l'action intentée en Cour fédérale se poursuive à titre d'instance à gestion spéciale.  Le 24 février 2009, les requérants ont déposé une déclaration modifiée. Le Canada a présenté sa défense le 30 juin 2009, date à laquelle il aurait dû signifier ses mises en cause.  Le Canada n'a pas signifié les mises en cause à temps, ce qui a finalement donné lieu à la requête en prorogation de délai.

 

Compétence de la Cour fédérale pour entendre la mise en cause proposée

 

[21]  Les parties invoquent l'arrêt ITO-International Terminal Operators Ltd. c. Miida Electronics Inc. (1986), 28 D. L. R.  (4th) 641 (C. S. C.) à la page 650, (l'arrêt ITO) en ce qui a trait aux éléments suivants, nécessaires pour fonder la compétence de la Cour fédérale :

1.  Il y a attribution de compétence aux termes d'une loi du Parlement fédéral

2.  Il existe un ensemble de règles de droit fédéral essentiel à la solution de l’affaire.

3.  Les règles de droit en question sont une « loi du Canada » au sens de l’article 101 de la Loi constitutionnelle de 1867.

 

 

[22]  Certes, il est vrai que l'article 17 de la Loi sur les Cours fédérales, L. R. C.  1985, ch. F-7 n'attribue pas de compétence au regard des mises en cause faites par la Couronne du chef du Canada contre la Couronne du chef d'une province (Lubicon Lake Indian Band c. Canada (1981), 117 D. L. R.  (3d) 247 (C. F. 1re inst.)). Cependant, l'article 19 de la Loi sur les Cours fédérales et la Loi sur la compétence des tribunaux fédéraux du Manitoba, L. C. S. M., ch. C270, accordent à la Cour une compétence à l'égard des [traduction]« litiges » entre le Manitoba et le Canada.

 

[23]  Le Manitoba soutient que l'article 19 de la Loi sur les Cours fédérales n'est pas suffisant pour conférer la compétence puisque, à son avis, il n' y a pas de « litige » en l'espèce.  La province affirme que l'article 8 de la MNRTA exige qu'elle paie les sommes dépensées par le Canada en vertu de l'Entente sur l'emmagasinage des eaux du Lac Seul, mais aucune des causes d'action alléguées par les requérants n'est liée à l'Entente. Elles ont plutôt trait aux obligations indépendantes du Canada en vertu du Traité no 3, de la Loi sur les Indiens et des obligations fiduciaires prévues par la common law. Pour cette raison, il n'y a pas de litige sur la question de savoir si le Manitoba a manqué aux obligations qui lui incombent en vertu de la MNRTA.

 

[24]  Le Manitoba soutient en outre qu'il n'existe aucun ensemble de règles de droit fédéral essentiel à la mise en cause, qui constitue une instance distincte de l'action sous‑jacente. La mise en cause est fondée sur une indemnisation contractuelle en vertu de la MNRTA, qui est un contrat entre le Canada et le Manitoba; elle est donc assujettie au droit provincial en matière de contrats.

 

[25]  Les requérants souscrivent à l'argument du Manitoba selon lequel les deuxième et troisième volets du critère de l'arrêt ITO ne sont pas respectés, puisque la mise en cause est fondée sur le droit provincial des contrats.

 

[26]  En ce qui a trait à l'argument du Manitoba selon lequel il n' y a pas de « litige » dans la présente affaire, la définition de « litige » figurant à l’article 19 de la Loi sur les Cours fédérales a été examinée par la Cour d'appel fédérale dans l'affaire La Reine (Canada) c. La Reine (Î. -P. -É.),[1978]1 C. F.  533.  Le juge Le Dain, tel était alors son titre, a déclaré ce qui suit au paragraphe 67 :

 

[traduction] Le terme « litige » est suffisamment large pour englober tout type de droit, obligation ou responsabilité juridique qui peut exister entre les gouvernements ou leur personnification strictement juridique. Il est certainement assez large pour inclure un différend quant à savoir si un gouvernement est responsable de dommages-intérêts envers un autre.

 

 

 

[27]  La procédure de mise en cause intentée par le Canada pour obtenir réparation et la position du Manitoba selon laquelle il n'a pas d'obligation d'indemniser eu égard à la réparation demandée constituent, à mon avis, un différend entre les gouvernements qui correspond tout à fait à la définition de « litige » établie par le juge Le Dain.

 

[28]  Quant à savoir si les deuxième et troisième conditions du critère de l'arrêt ITO sont remplies, la Cour d'appel fédérale, dans l'arrêt Fairford First Nation c. Canada (Procureur général), [1996] A.C. F.  no 1242 (Q.L.)  (Fairford) (CA), a exprimé des doutes quant à la nécessité de tout fond de droit fédéral autre que l'article 19 de la Loi sur les Cours fédérales pour conférer compétence à la Cour fédérale. La Cour a estimé que l'article 19 accorde une compétence complète et a soutenu qu'il n’est pas nécessaire de prendre en compte les deuxième et troisième volets du critère de l'arrêt ITO  lorsque l'article 19 s'applique.

 

[29]  Le Canada s'est également appuyé sur plusieurs autres causes pour soutenir que l’article 19 est unique, et que les litiges visés à l'article 19 sont fondamentalement différents des litiges visés par le droit provincial en matière de contrats.  Dans l'arrêt Ontario c. Canada,[1909] A.C.S. no 28 (Q. L.), la Cour suprême du Canada a soutenu que le prédécesseur de l'article 19 exige que les tribunaux statuent sur les demandes en se fondant sur un motif en droit ou en équité . La Cour a rejeté la demande du Canada contre l'Ontario parce que le Canada n'avait pas fourni un tel motif.  Dans son jugement, la Cour suprême a laissé entendre que s’il y avait eu un contrat ou une entente quasi-contractuelle entre le Canada et l'Ontario, cela aurait pu constituer un motif sur lequel la Cour aurait pu se fonder pour trancher en faveur du Canada.  Il s'agit d'un élément supplémentaire militant en faveur du point de vue selon lequel l’article 19, à lui seul, confère à la Cour fédérale la compétence d'entendre les litiges portant sur des ententes entre gouvernements.

 

Même si les opinions exprimées par la Cour d'appel fédérale dans l'arrêt Fairford suffisent pour conclure que la Cour a compétence pour se prononcer sur la mise en cause, si un fond de droit fédéral supplémentaire est nécessaire, il en existe un en l'espèce. Premièrement, la principale revendication repose sur le droit fédéral en matière autochtone.

 

[31]  Deuxièmement, pour être plus précis, le Canada réclame au Manitoba une indemnité pour les sommes qui ont été accordées aux requérants au titre des « dépenses en immobilisations », tel que le prévoit la Loi sur la conservation du lac Seul, et qui sont en outre payables par le Manitoba en vertu de l'article 8 de la Loi sur le transfert des ressources naturelles du Manitoba, deux lois fédérales selon le critère de l'arrêt ITO.  L'article 8, sur lequel le Canada fonde sa revendication et qui, selon le Manitoba, est purement contractuel, est sans effet à lui seul, et ne peut être dissocié de la loi fédérale qui lui donne effet.

 

[32]  En d'autres termes, on peut dire que le [traduction] « contrat » ratifié par une loi fédérale est donc un [traduction] « contrat prescrit par la loi  », qui tire sa force des lois qui lui donnent effet et validité, et qu'il constitue par conséquent une loi fédérale : Cree Regional Authority c. Canada ,[1991]3 C. F. 533 (C.A.F.)

[33]  Il n'est donc pas clair et évident que notre Cour n'est pas compétente pour entendre la mise en cause présentée.

 

Prorogation du délai pour déposer une mise en cause contre le Manitoba

 

Les parties s'entendent pour dire que pour obtenir une prorogation de délai, un demandeur doit satisfaire au critère énoncé dans l'arrêt Canada (A. G.) c. Hennelly, 244 N. R. 399 (C.A.F.) (Hennelly)(l'arrêt Hennely), et satisfaire aux facteurs suivants, qui par ailleurs n'ont pas à être satisfaits dans leur totalité dans une affaire donnée.  Au moment d'appliquer l'arrêt Hennelly, la Cour doit se demander si le demandeur peut faire la preuve d'une intention continue de poursuivre la demande, si la demande a un certain bien-fondé, si la partie défenderesse est lésée par le délai et, enfin, s'il existe une explication raisonnable pour justifier le délai.

 

[35]  Ces facteurs doivent être pris en considération, et le critère être appliqué dans le but ultime d'assurer que justice soit rendue entre les parties : Canada (P.G.) c. Pentney, [2008] 4 F.C.R. 265.

 

[36]   Avant de discuter des facteurs, il convient de prendre en compte les autres les faits suivants, pertinents quant au retard à déposer la mise en cause. Comme nous l'avons déjà mentionné, cette action a été placée en gestion d'instance le 28 novembre 2008.  Le 2 février 2009, la Cour a rendu une ordonnance autorisant les requérants à modifier leur déclaration, sur consentement, laquelle a été présentée le 24 février 2009.

 

[37]  Un calendrier a été établi pour l'échange des affidavits de documents et la clôture des plaidoiries.  Le Canada devait déposer sa défense le 31 mai 2009.  Le 15 juin 2009, les requérants ont remis à la Cour un rapport sur l'état du dossier. Ils ont indiqué qu'ils consentiraient à une prorogation du délai accordé au Canada pour présenter sa défense et que le Canada les avait informés de son intention de déposer une mise en cause contre la province de l'Ontario et Ontario Power Generation.  Ainsi, avec le consentement des requérants, l'ordonnance du 2 février 2009 a été modifiée le 22 juin 2009 afin de donner au Canada jusqu'au 30 juin 2009 pour présenter sa défense.

 

[38]  Cette même ordonnance du 22 juin 2009 prévoyait que le Canada devait aviser les requérants de la façon dont il comptait procéder relativement à ses mises en cause et demandait aux parties quand elles seraient disponibles pour une conférence préparatoire.  Le Canada croyait qu'une conférence de gestion de l'instance se tiendrait au début de septembre 2009 et que les questions de compétence y seraient abordées.

 

[39]  Essentiellement, le Canada souhaitait déposer une mise en cause contre le Manitoba, l'Ontario et Ontario Power Generation.  La Cour fédérale n'aurait probablement pas compétence à l'égard d'Ontario Power Generation, et la Cour supérieure de l'Ontario n'aurait pas compétence à l'égard du Manitoba sans le consentement du Manitoba.  Cela nécessitait des consultations et l'obtention d'un consentement, dans la mesure du possible.

 

[40]  Une conférence préparatoire a été fixée pour septembre, mais a dû être ajournée en raison de l'indisponibilité des avocats.  Entre-temps, le 28 septembre 2009, le Canada a signifié ses ébauches de mises en cause au Manitoba et à l'Ontario et a demandé au Manitoba s'il consentait à reconnaître la compétence de la Cour supérieure de l'Ontario dans cette affaire.

 

[41]  La conférence de gestion d'instance a eu lieu le 6 octobre 2009.  On a demandé au Canada de déposer un [traduction] « plan de match » expliquant comment il procéderait à l'égard des différentes parties qu'il cherchait à mettre en cause.  Pour ce faire, le Canada a consulté le Manitoba à diverses occasions.

[42]  Dans un courriel daté du 26 novembre 2009, le Manitoba a confirmé qu'il ne consentirait pas à être ajouté comme partie au litige.  Le Canada a compris qu'il ne serait pas possible de transférer l'action devant la Cour supérieure de l'Ontario. Par conséquent, le 16 décembre 2009, le Canada a déposé la présente requête en prorogation afin d'ajouter le Manitoba comme tierce partie dans l'action intentée en Cour fédérale. Le 7 décembre 2009, le Canada a également présenté une requête en prorogation de délai afin d'ajouter l'Ontario comme tierce partie dans l'action intentée en Cour fédérale.  L'Ontario a consenti à cette requête.  Une ordonnance a été rendue sur consentement le 8 janvier 2010, prolongeant le délai de signification d'une mise en cause contre l'Ontario, sans préjudice des droits de défense de l'Ontario.

 

[43]  Le premier des facteurs de l'arrêt Hennelly à prendre en considération est celui de la continuité de l'intention du Canada de déposer une mise en cause contre le Manitoba.  Le critère à cet égard est de savoir si l'intention est survenue avant l'expiration de la période pertinente, soit le 30 juin 2009, et si elle s'est maintenue par la suite :  voir la décision Tait c. Canada (Procureur général), 2009 CF 1278. Il ressort clairement de l'ordonnance du 22 juin 2009, en vertu de laquelle le Canada était tenu d'informer les requérants de la façon dont il entendait donner suite à sa mise en cause, que l'intention du Canada de poursuivre le Manitoba est née avant l'expiration du délai fixé pour le faire et qu'elle s'est maintenue par la suite.  Je suis convaincu qu'au moment pertinent, le Canada avait l'intention requise et qu'il continue de l'avoir.

 

[44]  Dans ces circonstances, je considère également que l'explication du retard est raisonnable.  Il a fallu du temps pour obtenir des instructions et pour consulter.  Au cours de la période précédant le 30 juin 2009, le Canada s'est concentré sur sa défense et a dû demander une prorogation de délai pour se conformer à ses obligations de production dans les délais prescrits par la Cour.  Les requérants étaient bien au fait des intentions du Canada, des questions de compétence et des choix que devait faire le Canada en ce qui a trait au lieu de l'audience.  De plus, le Manitoba a reçu la signification de la mise en cause le 28 septembre 2009, peu de temps après la date limite de présentation de la requête, qui était le 30 juin 2009.

 

[45]  Quant au bien-fondé de la mise en cause, le Canada n'a qu'à démontrer qu'il a un « cas défendable » : Maax Bath Inc. c. Almag Aluminum Inc., 2009 CAF 251; Bird c. Salt River First Nation, 2009 CF 25; Spencer c. Canada (Procureur général), 2008 CF 1395. En ce qui concerne ce  critère, et pour les motifs suivants, je suis convaincu que la mise en cause du Canada est fondée.

 

[46]  L'article 8 de la MNRTA prévoit que le Manitoba doit payer toute dépense engagée en vertu de l'entente. Le Manitoba soutient que cela ne peut pas créer une obligation d'indemniser le Canada pour les dommages découlant d'un manquement aux obligations fiduciaires, législatives ou issues de traités et que ces dommages ne constituent pas des sommes dépensées en application de l'Entente. Le Canada fait valoir, en contrepartie, que l'Entente prévoyait que le Canada paierait les « dépenses en immobilisations », qui ont été définies comme incluant l'indemnisation pour les « terres indiennes » touchées de façon préjudiciable.

 

[47]  Bien que l'action des requérants vise des dommages-intérêts pour manquement à l'obligation fiduciaire, les dommages-intérêts demandés visent à indemniser les requérants pour le préjudice causé à leurs terres, y compris les terres de leur réserve et les améliorations qui y ont été apportées.  On peut soutenir qu'il s'agit là d'une atteinte aux « terres indiennes » au sens de la définition, et que les dommages-intérêts sont compris dans la définition de « dépenses en immobilisations » au sens de la LCLS.  De plus, ces dépenses devaient être partagées entre l'Ontario et le Manitoba, à titre de bénéficiaires du projet.

 

[48]  Le Manitoba allègue également que la mise en cause n'est pas fondée parce qu'elle est frappée de prescription. Le Canada dit qu'il n'est pas approprié de soulever des questions de prescription dans le cadre d'une requête préliminaire.  Je suis d'accord avec les arguments du Canada selon lesquels l'effet d'une loi de prescription ne peut être déterminé qu'après la présentation d'une défense, que ce soit lors d'un procès ou sur requête en jugement sommaire : Watt c. Canada (Transports), [1998] A.C.F. no 49 (Q.L.); Kibale c. Canada (C.A.F.), [1990] A.C.F. n1079 (Q.L.); Villeneuve c. Canada, 2006 FC 456.  Cette décision exige un contexte factuel et ne peut pas être faite dans le cadre d'une requête en prorogation de délai.  Il est loisible au Manitoba de soulever la question de la prescription dans sa défense.

 

[49]  J'en viens maintenant à la question des préjudices qui auraient pu découler du retard à déposer la mise en cause.  À mon avis, le retard n'était pas très long, et je ne crois pas que le Manitoba sera lésé puisque la nouvelle instance en est à ses débuts, les plaidoiries n'ayant pris fin que récemment.  Le Manitoba aura besoin de temps pour examiner les documents, mais ces derniers sont en sa possession depuis un certain temps.  En fait, le Manitoba n'est pas étranger à cette affaire.  Entre 2003 et 2007, bien que le Manitoba n'ait pas participé aux négociations, il a été mis au courant des questions en litige et il a été tenu au courant de la revendication particulière. La longue participation du Manitoba dans cette affaire donne à penser qu'il ne lui sera pas préjudiciable de devoir se préparer dans le délai imparti par une procédure de gestion d'instance.  Plus précisément, le Manitoba n'a pas présenté d'arguments montrant que le préjudice subi par la province, s'il y a eu préjudice, est attribuable au retard à déposer la mise en cause.  De plus, à ce stade-ci, le Manitoba est sur un pied d'égalité avec l'Ontario, qui vient tout juste d'être ajoutée comme tierce partie.

 

[50]  Les requérants soutiennent également qu'ils seront lésés par l'ajout d'une tierce partie.  Ils ont déjà investi beaucoup de temps et d'argent dans le dossier de leur mise en cause depuis le dépôt de la revendication particulière en 1985. Ils disent que l'introduction d'une tierce partie entraînera inévitablement de nouveaux retards.  Ils ajoutent que le fait que la mise en cause soit fondée sur la MNRTA, qui n'est pas en cause dans l'action principale, ajoutera des complications et des coûts inutiles, les coûts étant un facteur important pour la bande indienne.  Comme le Manitoba, les requérants suggèrent que le Canada se tourne vers la Cour provinciale pour intenter une poursuite distincte contre le Manitoba.

 

[51]  Je note tout d'abord la réponse du Canada selon laquelle il n'élargit pas la poursuite bien au-delà de la portée de la demande des requérants. Dans leur déclaration modifiée, les requérants ont plaidé la plupart des faits pertinents à la mise en cause : la LCLS et l'Entente; la définition de « dépenses en immobilisations »; l'entente de partage des coûts entre le Canada et l'Ontario et les négociations entre le Canada et l'Ontario dans les années 1940 sur l'indemnisation des requérants.

 

[52]  De plus, selon le Canada, la principale question qui se pose au sujet de la mise en cause est une question de droit concernant l'interprétation de la LCLS et de la MNRTA. Il se peut qu'elle n'exige pas des parties qu'elles apportent beaucoup d'éléments de preuve supplémentaires ou qu'elles prouvent de nombreux faits supplémentaires, ce qui pourrait ralentir la procédure.  Il vaut la peine de noter que le Manitoba peut choisir de ne pas se défendre contre les requérants.

 

[53]  Bien que l'ajout du Manitoba retardera et compliquera les choses dans une certaine mesure, cela ne fera qu'ajouter aux délais et à la complexité que l'ajout de l'Ontario comme tierce partie entraînera dans le litige.  Il s'agit d'ailleurs de l'un des deux facteurs importants qui distinguent la présente affaire des circonstances dans l'affaire Fairford First Nation c. Canada (Procureur général),[1995] A.C.F. no 1227 (T.D.) (Q. L.), dans laquelle le juge Gibson a conclu que le préjudice subi par les requérants était suffisant pour empêcher le dépôt d'une mise en cause.  En outre, dans ce cas, les interrogatoires préalables étaient déjà en cours depuis 20 jours alors qu'ici, les interrogatoires, bien qu'ils soient en cours de planification, n'ont pas encore commencé.

 

[54]  J'aimerais également souligner, comme je l'ai fait à l'égard des arguments sur le préjudice subi par le Manitoba, que la complexité et les coûts supplémentaires ne peuvent pas être attribués au retard du Canada à déposer sa mise en cause.  Les requérants auraient dû subir les mêmes inconvénients, aussi indésirables qu'ils aient pu être, si la mise en cause avait été signifiée quelque trois mois plus tôt, conformément aux Règles.

 

[55]  Dans les circonstances, je conclus qu'il serait dans l'intérêt de la justice d'accorder au Canada une prorogation de délai pour déposer et signifier sa mise en cause. Le Canada a une argumentation défendable sur le fond et a l'intention de poursuivre la mise en cause.  Le préjudice qui découle de la complexité et des délais s'ajoute tout simplement à l'arrivée tardive de l'Ontario en tant que tierce partie dans la poursuite.  Pour être plus précis, on ne peut pas dire qu'il s'agissait d'une conséquence du retard dans l'introduction de l'action contre le Manitoba. 

 

[56]  Bien que les parties entretiennent depuis longtemps des relations et des différends, le litige, comme je l'ai dit, n'a été ravivé que récemment.  À mon avis, c'est dans l'intérêt des parties et dans l'intérêt de la bonne marche du système judiciaire que les questions découlant du présent litige soient tranchées ensemble, dans un même lieu, sans qu'il y ait multiplication inutile des litiges.  Cela dit, tous les efforts seront déployés dans le cadre de la gestion d'instance pour favoriser la poursuite rapide et la moins coûteuse possible de l'instance visant les demandes des requérants.

 

Conclusion

 

[57]  Une ordonnance distincte sera rendue afin d'accueillir la requête du Canada visant à proroger le délai de dépôt d'une mise en cause contre le Manitoba, sans préjudice des moyens de défense que le Manitoba peut invoquer, les dépens de la requête devant être assumés par le Canada et étant payables aux requérants et au Manitoba, quelle que soit l’issue de la cause.

 

 

 

 

« R. Aronovitch »

Protonotaire

 

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