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Cour fédérale

 

Federal Court

Date : 20100527

Dossier : IMM‑4396‑09

Référence : 2010 CF 559

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 27 mai 2010

En présence de Monsieur le juge Pinard

ENTRE :

Elmancia DEZAMEAU

Germa MALIVERT

Geraldine MALIVERT

Alex MALIVERT

 

demanderesses

et

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

 

défendeur

 

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

 

[1]               Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire, présentée en vertu du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27, (la Loi), d’une décision par laquelle, le 10 juillet 2009, Michael Hamelin, commissaire de la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la Commission), a refusé d’accorder aux demanderesses le statut de personnes à protéger sous le régime des articles 96 et 97 de la Loi.

 

[2]               La demandeure d’asile principale, Mme Elmancia Dezameau (la demanderesse), est une citoyenne d’Haïti. Les demandes de ses enfants dépendent de la sienne. Ses deux filles cadettes, Germa et Alex Malivert, sont des citoyennes des États‑Unis, alors que son enfant aînée, Geraldine Malivert, est une citoyenne d’Haïti. Depuis son arrivée au Canada, la demandeure a eu une quatrième fille, aujourd’hui âgée de deux ans.

 

[3]               La demanderesse a allégué qu’elle craignait d’être persécutée en Haïti du fait de ses opinions politiques et (ou) du fait qu’elle et ses filles « deviendraient la cible de bandes criminelles, d’auteurs d’enlèvements et de violeurs potentiels en raison de leur sexe et surtout en raison du fait qu’elles sont des femmes qui ont vécu à l’extérieur du pays pendant un certain temps ».

 

* * * * * * * * * *

 

[4]               Dans un premier temps, la Commission a conclu que la demanderesse n’avait pas fourni de preuve crédible et digne de foi d’un engagement politique entre 1991 et 1994 qui « ferait d’elle la cible d’adversaires politiques potentiels aujourd’hui ».

 

[5]               La Commission en a conclu ainsi parce qu’elle doutait que la demanderesse ait à quelque moment que ce soit été active sur le plan politique. Elle s’est dite d’avis que la demandeure avait démontré, pendant l’audience, un « manque de connaissances apparent » sur la situation politique dans son pays. Ainsi, la Commission a souligné que la demanderesse n’avait pu dire avec exactitude qui était au pouvoir en Haïti en 1992 et qu’elle ne s’était pas « rappelée d’elle‑même le retour de [Jean‑Bertrand Aristide] en septembre 2004 ».

 

[6]               La Commission a rejeté l’argument du conseil selon lequel le manque de détails dans le témoignage de la demandeure d’asile était dû à son état psychologique, car elle a accordé peu de poids aux rapports médical et psychologiques. Dans ses motifs, la Commission a déclaré que les rapports « invoquent uniquement les faits tels qu’allégués par la demandeure d’asile ».

 

[7]               En outre, la Commission n’était pas convaincue par l’explication de la demanderesse sur la raison pour laquelle elle n’est pas retournée en Haïti en 1994 lorsque Aristide y est retourné. De l’avis de la Commission, il n’était pas logique pour une activiste politique de ne pas retourner dans son pays et contribuer au changement de gouvernement lorsque son parti a pris le pouvoir.

 

[8]               La Commission a tiré une conclusion également sur la question de savoir si sa crainte était bien fondée. Elle a déterminé que, la situation politique en Haïti ayant beaucoup changé depuis son départ, la demandeure d’asile ne serait pas une cible si elle y retournait aujourd’hui.

 

[9]               En ce qui concerne la crainte de la demanderesse d’être persécutée en raison de son sexe, plus précisément d’être victime de « violence, d’enlèvement et de viol », la Commission a souligné que la demandeure d’asile n’avait jamais été « victime d’une attaque en raison de son sexe ». L’absence d’une persécution personnelle passée, la Commission a‑t‑elle affirmé, constitue un facteur dans l’analyse de la présente demande. La Commission a ensuite fait remarquer que la preuve documentaire « présentée par le conseil montre que la violence contre les femmes pose problème en Haïti » ainsi que le manque général de recours pour combattre le crime. En outre, la Commission a conclu qu’Haïti a adopté des lois pour combattre le viol et qu’il existe des organismes qui cherchent à « défendre les intérêts des femmes d’Haïti ».

 

[10]           Il est intéressant de souligner que la Commission a dit des renseignements suivants qu’ils étaient pertinents aux fins de son évaluation du caractère objectif de la crainte de la demandeure : 1) la première ministre d’Haïti est une femme; et 2) la moitié des huit millions d’habitants d’Haïti sont des femmes. Sur le fondement direct de ces faits, la Commission a conclu que le risque qui nourrit la crainte de la demandeure tire sa source d’un problème général de criminalité dans ce pays, et que sa crainte par rapport au risque d’être violée ne naît pas de l’appartenance à un sexe, mais qu’il s’agit plutôt d’« un risque qu’affrontent tous les citoyens d’Haïti étant donné la violence qui sévit dans leur pays ». En conclusion, la Commission a‑t‑elle déclaré, « [l]a jurisprudence a montré qu’on ne peut accorder l’asile aux victimes de violence généralisée ou aux victimes potentielles de violence généralisée comme les demandeurs d’asile ».

 

[11]           La Commission a rejeté la demande d’asile de la demanderesse et celle des demanderesses mineures présentées en vertu de l’article 96, en plus de rejeter leurs demandes de protection présentée en vertu de l’article 97.

 

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[12]           Dans son mémoire supplémentaire, le défendeur fait valoir à titre préliminaire que l’affidavit déposé par la professeure Elizabeth Sheehy, fait sous serment le 5 février 2010, devrait être radié.

 

[13]           Cet affidavit n’a pas été soumis à la Commission. Je conviens avec le défendeur que la Cour devrait par conséquent l’écarter, de manière qu’elle se conforme à son rôle non pas de tribune saisie d’un appel de novo, mais de cour de révision. La preuve dans le cadre d’une demande de contrôle judiciaire doit se composer uniquement des documents qui ont été soumis au décideur (Lemiecha et al. c. Canada (M.E.I.) (1993), 72 F.T.R. 49, paragraphe 51; voir également Walker c. Randall (1999), 173 F.T.R. 161). Si l’on se reporte à la décision Ordre des architectes de l’Ontario c. Assn. of Architectural Technologists of Ontario, [2003] 1 C.F. 331 (C.A.), autorisation de pourvoi à la Cour suprême du Canada refusée, il demeure cependant possible de déposer des éléments de preuve supplémentaires sur des questions d’équité procédurale et de compétence.

 

* * * * * * * * * *

 

[14]           La demanderesse a fondé sa demande d’asile sur deux motifs : 1) ses opinions politiques, et 2) son appartenance à un groupe social, à savoir les haïtiennes qui reviennent en Haïti en provenance de l’Amérique du Nord après une absence prolongée de leur pays.

 

[15]           En ce qui concerne le premier motif invoqué à l’appui de la demande d’asile, la demanderesse affirme que son engagement politique passé a fait d’elle et continuerait de faire d’elle la cible d’une persécution en Haïti. La Commission a conclu que le témoin n’était pas crédible et que les conditions dans le pays avaient suffisamment changé pour que sa crainte ne soit plus fondée aujourd’hui.

 

[16]           Je conviens avec la demanderesse que la Commission aurait dû effectuer une analyse sérieuse du poids qu’elle accordait aux rapports médicaux, et qu’elle n’aurait pas dû écarter ceux‑ci. Les difficultés de la demanderesse à se rappeler certains éléments d’elle‑même auraient pu être attribuées aux symptômes du trouble de stress post‑traumatique (TSPT). Le diagnostic de TSPT n’est pas fondé « exclusivement » sur son exposé circonstancié concernant une persécution passée. En conséquence, le rapport ne peut pas être rejeté pour les motifs exposés par le commissaire.

 

[17]           Cependant, la conclusion selon laquelle la Commission a commis une erreur dans son utilisation de la preuve psychologique et médicale n’est pas déterminante. La Commission a conclu aussi que, compte tenu du délai écoulé, la crainte de persécution de la demandeure du fait de ses opinions politiques n’était plus fondée. Il était loisible à la Commission d’en arriver à cette conclusion compte tenu des faits au dossier et, par conséquent, la Cour ne devrait pas intervenir.

 

[18]           En ce qui concerne le deuxième motif sur lequel repose la demande d’asile de la demanderesse, une jurisprudence récente de la Cour permet de conclure à l’existence d’une erreur susceptible de révision lorsque la Commission omet d’inclure une analyse fondée sur le sexe dans son examen de la preuve de violence faite aux femmes en Haïti (voir Michel c. Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, 2010 CF 159, paragraphes 31 à 42, et Frejuste c. Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, 2009 CF 586, où la Cour a statué que l’omission de la Commission de se pencher sur une preuve documentaire de 70 pages démontrant la violence généralisée contre les femmes en Haïti constituait une erreur susceptible de révision).

 

[19]           Étant donné que la demanderesse a fait valoir qu’elle craignait, en tant que femme, d’être victime de viol en Haïti, l’on s’attend à ce que la Commission ait pris en considération la preuve relative à son appartenance à un groupe social particulier, à savoir les femmes d’Haïti ou, plus particulièrement, les femmes haïtiennes qui retournent en Haïti après un séjour à l’étranger. L’omission d’examiner ainsi la preuve constitue une erreur susceptible de révision : Bastien c. Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, 2008 CF 982. Dans l’affaire Canada (Procureur général) c. Ward, [1993] 2 R.C.S. 689, paragraphe 70, la Cour suprême du Canada a reconnu explicitement que le sexe peut constituer le fondement d’un « groupe social ».

 

[20]           Dans la décision Bastien, précitée, la Cour a infirmé une décision de la Commission au motif que le commissaire avait omis d’examiner la demande d’asile de la demanderesse à la lumière de son appartenance à un groupe particulier, à savoir « sa condition de femme haïtienne et [...] le fait qu’elle était une Haïtienne qui reviendrait de l’étranger ». La Commission avait mis un terme à son analyse après avoir déterminé que l’allégation de persécution passée de la demanderesse n’était pas crédible. La Cour a analysé les motifs de la Commission dans les termes suivants :

[11]     Étant donné que les faits suivants ne sont pas contestés : Mme Bastien est en fait une Haïtienne, si elle retournait en Haïti elle reviendrait de l’étranger; ici, la question que la Commission devait se poser dans son analyse n’était pas de savoir si le récit de Mme Bastien sur sa persécution passée était crédible.

 

[12]     Les questions que la Commission aurait dû plutôt se poser relativement à cet aspect de la demande de Mme Bastien étaient de savoir s’il existait une preuve documentaire ou d’autres types de preuve dont la Commission pouvait prendre connaissance sur l’existence d’une persécution généralisée en Haïti envers les femmes. De plus, la Commission aurait dû examiner si, en général, les femmes en Haïti de même que celles qui reviennent en Haïti de l’étranger constituent des groupes sociaux particuliers.

 

 

 

[21]           Le défendeur signale que le juge suppléant Maurice E. Lagacé a maintenu une décision par laquelle la Commission avait analysé la preuve dont elle était saisie et déterminé que les femmes d’Haïti qui reviennent de l’étranger ne forment pas un groupe social particulier : Soimin c. Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, 2009 CF 218. Le défendeur affirme que cette décision appuie l’analyse de la Commission. Je ne souscris pas à cette opinion.

 

[22]           Dans la présente affaire, il ne s’agit pas de déterminer si la Commission a raisonnablement déterminé que la demanderesse ne fait pas partie d’un groupe social particulier; en fait, si je comprends bien la décision, la Commission semble avoir accepté que la demanderesse était membre d’un groupe social. Il s’agit donc plutôt de déterminer si la conclusion de la Commission selon laquelle la demanderesse était exposé à un risque de criminalité généralisée tel qu’il n’existait aucun lien entre le risque qu’elle a invoqué et le groupe social auquel elle appartient, est valable en droit ou en fait. Il y a lieu de souligner également que la Commission a analysé la preuve documentaire et qu’elle ne s’est pas fondée sur sa conclusion en matière de crédibilité comme dans l’affaire citée par la demanderesse. Compte tenu de ce qui précède, donc, ni l’une ni l’autre décision citée par les parties n’est directement pertinente.

 

[23]           À mon avis, l’erreur de la Commission a consisté à se servir de sa conclusion sur l’existence d’un risque de violence répandu pour réfuter l’affirmation qu’il existe un lien entre le groupe social auquel la demanderesse appartient et le risque de viol. Contrairement à ce que le défendeur a soutenu, une conclusion de généralité ne ferme pas la porte à une conclusion de persécution fondée sur l’un des motifs énoncés dans la Convention.

 

[24]           Cela est explicitement énoncé dans les Directives no 4 de la présidente, Revendicatrices du statut de réfugié craignant d’être persécutées en raison de leur sexe, Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada :

Le fait que la violence, notamment la violence sexuelle et familiale, à l’encontre des femmes soit universelle n’est pas pertinent pour déterminer si le viol et d’autres crimes liés au sexe constituent des formes de persécution. La véritable question qu’il faut se poser est celle de savoir si la violence, vécue ou redoutée, constitue une grave violation d’un droit fondamental de la personne pour un motif de la Convention et dans quelles circonstances peut-on dire que le danger de cette violence résulte de l’absence de protection par l’État?

                                                [Caractère gras dans l’original.]

 

 

 

[25]           Certes, la Commission n’est pas liée par les Directives sur la persécution fondée sur le sexe, mais elle a effectué une analyse contraire aux directives explicites qu’elle prétend avoir pris en considération.

 

[26]           En outre, le crime lié au sexe ne peut être écarté au motif que les femmes sont victimes d’oppression générale et que la crainte de persécution de la demanderesse n’est pas étayée par un ensemble de faits qui lui sont propres (voir la décision de la Cour d’appel fédérale dans Salibian c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1990] 3 C.F. 250 (Salibian)). Dans les cas où elle n’a pas elle‑même été victime du type de persécution qu’elle craint, la demanderesse peut produire une preuve concernant des personnes dont la situation est similaire pour établir l’existence du risque et le fait que l’État n’est pas disposé ou apte à lui offrir une protection. Cela est expressément énoncé dans les Directives sur la persécution fondée sur le sexe.

 

[27]           Aux pages 258 et 259 de la décision Salibian, la Cour a résumé les principes juridiques clés suivants :

     A la lumière de la jurisprudence de cette Cour relative à la revendication du statut de réfugié au sens de la Convention, il est permis d’affirmer

 

(1) que le requérant n’a pas à prouver qu’il avait été persécuté lui‑même dans le passé ou qu’il serait lui‑même persécuté à l’avenir;

 

(2) que le requérant peut prouver que la crainte qu’il entretenait résultait non pas d’actes répréhensibles commis ou susceptibles d’être commis directement à son égard, mais d’actes répréhensibles commis ou susceptibles d’être commis à l’égard des membres d’un groupe auquel il appartenait;

 

(3) qu’une situation de guerre civile dans un pays donné ne fait pas obstacle à la revendication pourvu que la crainte entretenue soit non pas celle entretenue indistinctement par tous les citoyens en raison de la guerre civile, mais celle entretenue par le requérant lui-même, par un groupe auquel il est associé ou, à la rigueur, par tous les citoyens en raison d’un risque de persécution fondé sur l’un des motifs énoncés dans la définition, et

 

(4) que la crainte entretenue est celle d’une possibilité raisonnable que le requérant soit persécuté s’il retournait dans son pays d’origine (voir: Seifu c. Commission d’appel de l’immigration, A‑277‑82, 12 janvier 1983, cité dans Aajei c. Canada, [1989] 2 C.F. 680, à la p. 683; Darvich c. Le ministre de la Main-d’oeuvre et de l’Immigration, [1979] 1 C.F. 365; Rajudeen v. Minister of Employment and Immigration (1984), 55 N.R. 129, aux pages 133 et 134).

 

     La décision attaquée se situe carrément dans ce courant jurisprudentiel que le professeur Hathaway décrivait comme suit:

 

   [traduction] Compte tenu de la valeur probante de l’expérience vécue par des personnes dont la situation est similaire à un demandeur d’asile, la réticence profonde des tribunaux canadiens à retenir les allégations de personnes dont la crainte d’un risque tire sa source dans les souffrances subies par un nombre élevé de leurs concitoyens est ironique. Plutôt que de prendre en considération le sort des autres membres du groupe racial, social ou autre auquel le demandeur appartient comme étant la meilleure indication d’un préjudice possible, les décideurs ont systématiquement débouté les réfugiés dont les craintes reposent sur une oppression généralisée à l’égard d’un certain groupe.

 

et je fais mienne cette description du droit applicable que l’on retrouve à la fin de l’article précité :

 

   [traduction] En bref, bien que le droit moderne sur les réfugiés tente de reconnaître les besoins des demandeurs en matière de protection, la meilleure preuve qu’une personne court un risque sérieux d’être persécutée réside habituellement dans la manière dont les personnes dont la situation est similaire sont traitées dans le pays d’origine. Dans le contexte des demandes découlant de situations d’oppression généralisée, donc, il s’agit de déterminer non pas si le demandeur d’asile court un risque plus grand que toute autre personne dans son pays, mais plutôt si le harcèlement ou l’abus généralisé est suffisamment grave pour étayer une demande d’asile. Si des personnes comme la demandeure risquent de subir un préjudice grave pour lequel l’État doit rendre des comptes, et que ce risque est attribuable au statut civil ou politique de la demandeure, cette dernière est à juste titre considérée comme étant une réfugiée au sens de la Convention.

            [Non souligné dans l’original, note en bas de page omise.]

 

 

 

[28]           Par opposition, la preuve d’un risque généralisé ferme la porte à une conclusion qu’il existe un risque particulier, comme le prescrit l’article 97 de la Loi. Dans la décision Gabriel c. Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, 2009 CF 1170, que j’ai rendue récemment, j’aborde cette question avec plus de détail. Il convient de souligner que l’analyse effectuée par la Commission porte sur l’article 96 et que la Commission n’a pas effectué d’analyse distincte relative à l’article 97.

 

[29]           Il ne faut pas croire pour autant que l’appartenance à un groupe social particulier suffit pour conclure à la persécution. La preuve produite par la demanderesse doit encore convaincre la Commission qu’il existe un risque de préjudice suffisamment grave dont la survenance représente « davantage qu’une simple possibilité ».

 

[30]           Je remarque que la Commission a cru comprendre que la demanderesse craignait d’être « victime de violence, d’enlèvement et de viol étant donné la situation actuelle pour toutes les femmes en Haïti » et qu’elle a tiré les deux conclusions suivantes. D’une part, que les risques que la demanderesse craint sont liés à une criminalité généralisée :

[. . .] En ce moment, le pays est dirigé par une première ministre. Selon la preuve documentaire dont nous disposons, les femmes forment la moitié de la population d’Haïti, qui est de huit millions d’habitants. Le tribunal est d’avis que le risque auquel la demandeure d’asile croit que ses enfants et elle soient exposés en raison de sa situation est lié de façon très générale à l’ensemble de la situation criminelle du pays.

                                                            [Non souligné dans l’original.]

 

D’autre part, que le risque n’est pas lié à son sexe :

 

[. . .] Dans le cas présent, le risque auquel la demandeure d’asile serait exposé n’est pas lié à son sexe; c’est un risque qu’affrontent tous les citoyens d’Haïti étant donné la violence qui sévit dans leur pays

                                                            [Non souligné dans l’original.]

 

 

 

[31]           Ainsi qu’il a été mentionné précédemment, le risque général auquel est exposé un groupe social particulier n’empêche pas de conclure à l’existence d’une persécution. En d’autres termes, la conclusion que tous les membres d’un groupe social sont exposés à un risque n’exclut pas l’analyse relative à l’article 96. La Commission a fermé la porte à une analyse appropriée de cette allégation en concluant erronément que le risque de violence, plus particulièrement celui de viol, est un risque de criminalité généralisée auquel tous les Haïtiens sont exposés.

 

[32]           L’on peut certainement présumer que la Commission a examiné tous les éléments de preuve. Cependant, cette présomption sera réfutée si la Commission omet de discuter des éléments de preuve qui contredisent ses conclusions (voir Cepeda-Gutierrez c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (1998), 157 F.T.R. 35).

 

[33]           La Commission a été saisie d’une preuve qui contredisait sa conclusion selon laquelle le risque de viol est généralisé :

-         Dans « U.S. Department of State: 2008 Human Rights Report: Haiti », les auteurs indiquent que les femmes haïtiennes sont particulièrement victimes de viol et que cette violence existe dans le contexte d’une discrimination répandue à l’égard des femmes (harcèlement sexuel, violence conjuguale, indifférence du système judiciaire et de la police à l’égard de la violence qui leur est faite). Ce document discute de l’inefficacité de l’interdiction du viol dans la loi.

 

-         Dans une mise à jour contenue dans le « Haïti - Amnesty International Rapport 2007 », l’on peut lire que le risque de viol est propre aux femmes : « Cette année encore, des femmes, des jeunes filles et des fillettes ont été torturées, violées et tuées par des groupes armés illégaux et des particuliers ».

 

-         Un reportage de Andrew Buncombe, intitulé « Police and political groups linked to Haiti sex attacks », septembre 2006, signale la publication par The Lancet d’un sondage sur la violence sexuelle. Il établit un lien entre l’agitation civile qui a régné en Haïti dans les deux années qui ont suivi l’exil forcé d’Aristide et le nombre élevé de viols. Entre février 2004 et décembre 2005, 35 000 femmes ont été agressées sexuellement dans la capitale d’Haïti, et 90 % de ces agressions étaient des viols.

 

[traduction] « les auteurs du rapport et d’autres défenseurs des droits humains ont déclaré qu’à leur avis, le nombre de viols est directement lié à un niveau élevé de violence et de criminalité généralisées – des conditions fort répandues pendant la période où un gouvernement provisoire était au pouvoir. »

 

Cette preuve permet de conclure que les femmes sont victimes de viol dans la capitale et que l’instabilité politique coïncide avec un risque accru de viols. Cette information n’ébranle pas la conclusion selon laquelle le viol est un crime lié au sexe. Elle peut être interprétée comme étayant l’affirmation que le viol est une arme utilisée pour prendre un contrôle social.

 

-         Il ressort clairement d’une mise à jour publiée par Médecins sans frontières, « Treating Sexual Violence in Haiti: Doctors Without Borders », le 30 octobre 2007, que le nombre de viols demeure élevé, bien que le nombre de signalements par les victimes dans les hôpitaux ou à la police soit peu élevé. Les établissements médicaux spécialisés doivent s’occuper du traumatisme causé par le viol.

 

 

 

[34]           Je souligne qu’il est bien établi en droit canadien que le viol, entre autres formes d’agression sexuelle, est un crime qui s’inspire du statut de la femme dans la société. Dans l’arrêt R. c. Osolin, [1993] 4 R.C.S. 595, le juge Cory, s’exprimant pour la majorité, a statué ceci à la page 669 :

[. . .] Il ne faut pas oublier que l’agression sexuelle est une infraction très différente des autres types de voies de fait.  Il est vrai que, comme toutes les autres formes de voies de fait, elle est un acte de violence.  Elle est toutefois plus qu’un simple acte de violence.  Dans la grande majorité des cas, l’agression sexuelle est fondée sur le sexe de la victime.  C’est un affront à la dignité humaine et un déni de toute notion de l’égalité des femmes.

 

Également, dans l’arrêt R. c. Seaboyer, [1991] 2 R.C.S. 577, la juge L’Heureux‑Dubé (dissidente en partie) a fondé son analyse juridique de la constitutionnalité des dispositions sur la « protection des victimes de viol » prévues dans le Code criminel sur le fait que « [l]’agression sexuelle est différente d’un autre crime ».

 

[35]           L’idée qu’un viol puisse être motivé par une simple intention criminelle ou par un simple désir criminel, sans égard au sexe ou au statut des femmes dans une société, est erronée en droit canadien (voir également R. c. Lavallee, [1990] 1 R.C.S. 852). En outre, le viol est qualifié de crime « fondé sur le sexe » dans les Directives sur la persécution fondée sur le sexe.

 

[36]           La conclusion de la Commission selon laquelle le viol s’inscrit dans le cadre d’une criminalité généralisée dans la société haïtienne a été également contredite par la preuve documentaire produite par la demanderesse. Historiquement, le viol en Haïti est fondé sur le sexe et il n’est pas aléatoire.

 

[37]           En juillet 1994, Human Rights Watch, National Coalition for Haitian Refugees, a produit un rapport exposant des récits pénibles de viol ainsi que l’objectif du viol. Ce document lie explicitement la violence du viol à l’oppression des femmes dans le passé récent d’Haïti :

[traduction] [. . .] Comme c’est le cas pour les hommes, des femmes ont été tuées, arrêtées pour leurs opinions politiques véritables ou présumées, battues pendant leur détention, contraintes de se cacher dans le pays (ce qu’on appelle le marronnage), ont disparu, et ont été privées de leurs droits civils et politiques les plus fondamentaux à la liberté d’expression politique, à un traitement humain et à l’application régulière de la loi.

 

     Des rapports dressés par des groupes de défense des droits des femmes en Haïti révèlent que les femmes sont aussi victimes d’abus de différentes manières et pour différentes raisons qui ne s’appliquent pas aux hommes. Le personnel militaire en uniforme et ses alliés civils ont menacé et attaqué des organisations féminines pour le travail qu’elles effectuent à la défense des droits des femmes et ont fait subir aux femmes des abus fondés sur leur sexe, qui vont de coups de matraque sur les seins au viol. Le viol fait aussi partie d’actes de violence commis apparemment au hasard par des bandes de zenglendos. L’agitation sociale, que les autorités militaires nourrissent et dont elles tirent profit pour réprimer toute opposition à leur domination, a contribué à hausser le nombre d’actes de violence commis apparemment au hasard.

                                                            [Non souligné dans l’original.]

 

 

 

[38]           Ce document ne fournit aucune preuve du risque que les femmes courent actuellement d’être violées en Haïti. Il dresse un contexte social historique qui décrit les femmes haïtiennes comme étant des cibles spécifiques de l’armée et de groupes civils armés. Cela contredit clairement l’affirmation de la Commission selon laquelle un viol est un acte de violence auquel sont généralement exposés tous les Haïtiens.

 

[39]           Si le commissaire avait accepté que le risque d’être violé ressortit à l’appartenance de la demanderesse à un groupe social particulier – quoi qu’il s’agisse d’un risque auquel sont généralement exposés les membres de ce groupe social – l’analyse aurait dû permettre de déterminer s’il existe « davantage qu’une simple possibilité » que la demanderesse risque de subir ce préjudice en Haïti. Dans cette prochaine étape de l’analyse, il est entendu que doit être tranchée la question de savoir si la demanderesse peut espérer obtenir une protection suffisante de l’État.

 

[40]           Sans effectuer explicitement une analyse sur la protection de l’État, la Commission a renvoyé à l’existence de lois qui qualifient le viol de crime en Haïti. Je souligne qu’il y avait une preuve documentaire contredisant directement l’hypothèse implicite de la Commission selon laquelle la protection que l’État offre aux personnes craignant d’être victimes de violence en Haïti est adéquate. Le Rapport du Secrétaire général sur la Mission des Nations Unies pour la stabilisation en Haïti et le mémoire rédigé par le International Crisis Group, Haïti: sécurité et réintégration de l’État, Port‑au‑Prince/Bruxelles, 30 octobre 2006, discute explicitement de l’instabilité de l’État (en 2006) et des incapacités spécifiques de l’État de contrôler ses citoyens de manière significative.

 

* * * * * * * * * *

 

[41]           Pour tous les motifs qui précèdent, j’en arrive à la conclusion que la Commission a commis une erreur de droit lorsqu’elle a conclu qu’un risque général de préjudice empêchait la demanderesse de prétendre être victime de persécution. La Commission a commis une erreur également, en droit et en ce qui touche aux faits, lorsqu’elle a conclu que le viol ne représente pas un risque lié au sexe en Haïti ou que le viol est un risque général auquel tous les Haïtiens sont exposés. Enfin, la Commission n’a pas pris en considération le risque que court la demanderesse d’être violée en raison de son appartenance au groupe social dont elle a allégué l’existence : les femmes qui retournent en Haïti après avoir vécu en Amérique du Nord.

 

[42]           En conséquence, la demande de contrôle judiciaire est accueillie, la décision du commissaire Michael Hamelin est infirmée, et l’affaire est renvoyée à un tribunal différemment constitué pour qu’il statue à nouveau sur celle‑ci.

 

[43]           À la demande du conseil des demanderesses, la question suivante est certifiée :

L’hypothèse selon laquelle le viol n’est pas un crime fondé sur le sexe et témoignant d’inégalités entre les sexes peut‑elle être appliquée dans un vide sur le plan de la preuve, sans égard à la preuve qui démontre le contraire relativement aux conditions dans le pays dont un demandeur d’asile a la nationalité?

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Claude Leclerc, LL.B.

 

 

 

JUGEMENT

 

            La demande de contrôle judiciaire est accueillie. La décision de Michael Hamelin, commissaire de la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la Commission), datée du 10 juillet 2009, est infirmée et l’affaire est renvoyée à un tribunal différemment constitué pour qu’il statue à nouveau sur celle‑ci.

 

            À la demande du conseil des demanderesses, la question suivante est certifiée :

L’hypothèse selon laquelle le viol n’est pas un crime fondé sur le sexe et témoignant d’inégalités entre les sexes peut‑elle être appliquée dans un vide sur le plan de la preuve, sans égard à la preuve qui démontre le contraire relativement aux conditions dans le pays dont un demandeur d’asile a la nationalité?

 

 

 

 

 

« Yvon Pinard »

Juge

 

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Claude Leclerc, LL.B.

 

 

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        IMM-4396-09

 

INTITULÉ :                                       Elmancia DEZAMEAU, Germa MALIVERT, Geraldine MALIVERT, Alex MALIVERT c. LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               Le 7 avril 2010

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                              LE JUGE PINARD

 

DATE DES MOTIFS

ET DU JUGEMENT :                       Le 27 mai 2010

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

M. Raoul Boulakia                                POUR LES DEMANDERESSES

 

Mme Leanne Briscoe                             POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Raoul Boulakia                                     POUR LES DEMANDERESSES

Toronto (Ontario)

 

Myles J. Kirvan                                                POUR LE DÉFENDEUR

Sous-procureur général du Canada

 

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