Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

 

Cour fédérale

 

Federal Court

Date : 20100514

Dossier : T-1541-09

Référence : 2010 CF 535

TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 14 mai 2010

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE LEMIEUX

 

ENTRE :

LA PREMIÈRE NATION DE SWEETGRASS et

LA PREMIÈRE NATION DE MOOSOMIN

demanderesses

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA,

L’OFFICE NATIONAL DE L’ÉNERGIE et

TRANSCANADA KEYSTONE PIPELINE GP LTD.

 

défendeurs

 

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNANCE

 

I.       Introduction et contexte

[1]               Le 11 mars 2010, j’ai formellement rejeté, pour défaut de compétence de la Cour, la requête des demanderesses, datée du 18 septembre 2009, déposée en vertu de l’article 18.2 de la Loi sur les Cours fédérales, (L.R., 1985, ch. F-7) (la Loi), en vue d’obtenir des ordonnances provisoires et interlocutoires de suspension de l’audience de l’Office national de l’énergie (ONE) OH-1-2009 (l’audience).

 

[2]               Ces requêtes se greffent à une demande de contrôle judiciaire présentée par les demanderesses à la Cour le 14 septembre 2009 (la demande à la CF).

 

[3]               Dans la demande à la CF, les demanderesses sollicitent le contrôle judiciaire d’une décision prise par le Procureur général du Canada (le PG) de ne pas consulter directement les demanderesses concernant leurs droits ancestraux et issus de traités protégés par l’article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982 relativement à la construction et au fonctionnement du projet d’oléduc de la TransCanada Keystone XL Pipeline GP Ltd. (Keystone) (le projet) mais qui, soutient-on, profiterait de l’audience de l’ONE pour faire en sorte que les obligations de consultation du gouvernement fédéral soient respectées. Il s’agit d’un projet de construction d’un nouvel oléduc de 526 km entre Hardisty Albert et Monchy Saskatchewan qui, au dire des demanderesses, affecte leurs droits. Les demanderesses ont demandé la réparation suivante :

1)                  une déclaration selon laquelle l’audience de l’ONE OH-1-2009 ne constitue pas la bonne façon de s’acquitter de l’obligation de consulter les demanderesses à laquelle le gouvernement est tenu par la loi;

2)                  une déclaration selon laquelle le défendeur, le PG, doit consulter les demanderesses et selon laquelle les préoccupations de ces dernières doivent être valablement prises en compte avant la délivrance de permis par le défendeur (l’ONE) ou par tout responsable du gouvernement du Canada relativement à la signature des permis qui autoriseraient la construction et le fonctionnement du projet de la Keystone XL Pipeline;

3)                  une mesure de réparation sous forme de sursis qui suspendrait l’audience de l’ONE OH-1-2009 jusqu’à ce que le défendeur, le PG, ait consulté de manière significative les demanderesses;

4)                  une mesure de réparation sous forme d’interdiction, qui interdit aux défendeurs, le PG et l’ONE, de recommander ou de délivrer un certificat de commodité et de nécessité publiques en vertu de l’article 52 de la Loi sur l’Office national de l’énergie, L.R.C. 1985, ch. N-7 (la Loi sur l’ONE) jusqu’à ce qu’il y ait eu une consultation significative entre le défendeur (le PG) et les procureurs de la Couronne provinciaux pertinents et les demanderesses et qu’il ait été convenu d’un plan d’atténuation et de dédommagement adéquat.

 

[4]               Plus précisément, la requête en sursis déposée devant la Cour était la suivante :

1)               Requête de suspension provisoire des audiences de l’ONE jusqu’à ce que le fonds de sa requête décrit au point 2 ci-après ait été entendu.

2)               Requête de « mesure de réparation sous forme de sursis, qui suspendrait l’audience de l’ONE OH-1-2009 jusqu’à ce que les demanderesses aient été consultées de manière significative par l’État fédéral et qu’il ait été convenu d’un plan d’atténuation et de dédommagement adéquat ».

 

II.         Les faits

[5]               Keystone, après avoir déposé sa description de projet en juillet 2008, a déposé en février 2009 une demande en vertu de l’article 52 de la Loi sur l’ONE visant à obtenir la délivrance d’un certificat de commodité et de nécessité publiques (le CCNP) du projet (la demande de l’ONE).

 

[6]               L’ONE a annoncé qu’il tiendrait une audience publique le 15 septembre 2009. Il a accordé le statut d’intervenant aux demanderesses et a ajouté à sa liste de questions les répercussions possibles du projet sur les intérêts autochtones.

 

[7]               Les demanderesses ont soumis une preuve par affidavit à l’ONE et ont déposé un certain nombre de requêtes, y compris une requête préliminaire devant être entendue au début des audiences. Cette requête demandait ce qui suit à l’ONE :

A.)       une déclaration selon laquelle l’ONE n’a pas compétence pour délivrer un certificat en vertu de l’article 52 tant qu’il n’y a pas eu de consultation significative entre les gouvernements fédéral et provincial et la Première nation de Sweetgrass (la PNS) et la Première nation de Moosomin (la PNM);

B.)       une remise de l’audience de l’ONE OH-1-2009 en attendant la réalisation de la consultation significative entre les gouvernements fédéral et provincial et la PNS et la PNM;

C.)       une déclaration clarifiant le rôle de l’ONE comme mandataire de la Couronne, auquel incombe par délégation l’obligation de consulter, ou comme tribunal chargé d’évaluer le caractère adéquat de l’obligation de consulter du gouvernement.

 

[8]               L’ONE a décidé de statuer par écrit sur la requête préliminaire des demanderesses en établissant un calendrier des observations et des observations en réplique devant être signifiées et déposées par les demanderesses le 16 septembre 2009. Une décision devra être rendue par l’ONE peu après parce que les audiences auront débuté la journée auparavant. Toutes les parties ont respecté le calendrier. Le 18 septembre 2009, l’ONE a rejeté la requête. Selon ce que je comprends de la décision principale de l’ONE rendue le 12 mars 2010, les demanderesses n’ont ni participé davantage à l’audience de l’ONE ni présenté d’observations finales, celles-ci ayant débuté le 1er octobre 2009 et pris fin le lendemain. La décision a été mise en délibéré.

 

[9]               Les demanderesses ont choisi de demander réparation devant la Cour. Tel qu’il a été mentionné, elles ont déposé une demande de contrôle judiciaire le 14 septembre 2009. Elles ont également demandé à la Cour l’instruction accélérée des requêtes de suspension.

 

[10]           Il est utile de situer en contexte la décision contestée dans la demande à la CF à laquelle se greffent les requêtes en suspension. La décision qui fait l’objet d’une demande de contrôle est mentionnée dans une lettre non datée adressée au Chef et au Conseil de la PNS par le directeur général des politiques du Bureau de gestion des grands projets (BGGP) qui les informe de la façon dont l’obligation du gouvernement de consulter les groupes autochtones sera exécutée dans le cadre du projet. Le directeur général a déclaré ce qui suit : [traduction] « en ce qui concerne la consultation entre le gouvernement et les Autochtones dans le cadre du projet, le gouvernement s’en remettra au processus de l’Office national de l’énergie, dans la mesure du possible, quant à l’acquittement par le gouvernement de son obligation de consulter les groupes autochtones ». La lettre poursuivait en exposant les mesures générales qui seraient prises par le gouvernement comme moyens principaux de cerner, d’étudier et de régler les répercussions négatives possibles du projet sur les droits ancestraux et issus de traités possibles ou établis. Le directeur général a mentionné que le gouvernement surveillerait activement le processus de l’ONE et les autres mécanismes de réglementation pour évaluer dans quelle mesure ces processus et mécanismes permettent à l’état de s’acquitter de l’obligation de consultation qui lui incombe et a certifié que des autorisations fédérales seraient données seulement une fois qu’il aura établi que ses obligations de consultation à l’égard des autorisations auront été respectées.

 

[11]           La Cour a été saisie de la requête en suspension provisoire de l’audience de l’ONE le ou vers le 20 septembre 2009. Après avoir examiné la question et m’être demandé si j’avais compétence pour statuer sur la requête des demanderesses visant à faire suspendre l’audience de l’ONE, j’ai émis la directive suivante au greffe :

[traduction]

Par avis de requête signifié aux défendeurs, l’avocat des demanderesses demande à la Cour fédérale une suspension provisoire, en vertu de l’article 18.2 de la Loi sur les Cours fédérales (la Loi) de l’audition OH-1-2009 de l’Office national de l’énergie (l’instance) en attendant l’audition et la décision de la requête de suspension de la demanderesse portant sur cette instance jusqu’à ce que les demanderesses aient été consultées de façon significative par le gouvernement.

 

L’Office national de l’énergie  (l’ONE) est l’un des offices fédéraux désigné par l’article 28 de la Loi, qui confère à la Cour d’appel fédérale (la CAF) compétence en matière de contrôle judiciaire et de recours procéduraux qui y sont liés. Les paragraphes 28(2) et 28(3) de la Loi semblent établir clairement que, dans les circonstances, la Cour fédérale n’a pas compétence pour suspendre l’audience de l’ONE. Voir également Alliance évangélique du Canada c. Agence canadienne des droits de reproduction musicaux, [1999] A.C.F. no 1068.

 

Pourriez-vous faire parvenir une copie de la présente directive à toutes les parties avec une demande selon laquelle toutes les observations sur la compétence de la Cour fédérale (par opposition à celles qui portent sur la compétence de la CAF) d’accorder la suspension demandée devraient être signifiées et déposées au plus tard le 30 septembre 2009.

 

 

III.       Le régime législatif

 

[12]           Le paragraphe 28(1) de la Loi confère à la Cour d’appel fédérale (la CAF) la compétence exclusive et initiale de connaître des demandes de contrôle judiciaire présentées à l’égard de l’ONE, l’un des offices fédéraux énumérés.

 

[13]            En vertu du paragraphe 28(2) de la Loi, certaines dispositions de la Loi qui portent sur le contrôle judiciaire et qui s’appliquent à la Cour fédérale s’appliquent également à la Cour d’appel fédérale dans le cadre de l’exercice de son mandat initial de contrôle judiciaire des offices fédéraux énumérés. Cette disposition se lit comme suit :

Dispositions applicables

 

28. (2) Les articles 18 à 18.5 s’appliquent, exception faite du paragraphe 18.4(2) et compte tenu des adaptations de circonstance, à la Cour d’appel fédérale comme si elle y était mentionnée lorsqu’elle est saisie en vertu du paragraphe (1) d’une demande de contrôle judiciaire. [Non souligné dans l’original..]

 

 

 

Sections apply

 

28. (2) Sections 18 to 18.5, except subsection 18.4(2), apply, with any modifications that the circumstances require, in respect of any matter within the jurisdiction of the Federal Court of Appeal under subsection (1) and, when they apply, a reference to the Federal Court shall be read as a reference to the Federal Court of Appeal. [My emphasis.]

 

 

 

[14]           Le paragraphe 28(3) de la Loi prévoit que la Cour fédérale n’a pas compétence sur des questions qui relèvent de la Cour d’appel fédérale. En voici la teneur :

Incompétence de la Cour fédérale

 

Federal Court deprived of jurisdiction

 

28.(3) La Cour fédérale ne peut être saisie des questions qui relèvent de la Cour d’appel fédérale. [Non souligné dans l’original.]

28.(3) If the Federal Court of Appeal has jurisdiction to hear and determine a matter, the Federal Court has no jurisdiction to entertain any proceeding in respect of that matter. [My emphasis.]

 

[15]           J’énumère les dispositions de l’article 18 applicables à la Cour fédérale qui sont mentionnées au paragraphe 28(2) de la Loi :

1)         L’article 18 qui prévoit que « [s]ous réserve de l’article 28 », la Cour fédérale a compétence exclusive, en première instance, pour décerner une injonction, un bref de certiorari, de prohibition, de mandamus ou de quo warranto, ou pour rendre un jugement déclaratoire contre tout office fédéral; le paragraphe 18(3) stipule que ces recours sont exercés seulement par présentation d’une demande de contrôle judiciaire prévue à l’article 18.1. [Non souligné dans l’original.]

2)         L’article 18.1 qui porte sur les demandes de contrôle judiciaire présentées à la Cour fédérale : à qui et quand (30 jours après la première communication de la décision ou de l’ordonnance une demande de contrôle judiciaire doit être faite, quels sont les pouvoirs de la Cour fédérale relativement à une demande de contrôle judiciaire et quels sont les motifs pour lesquels réparation est accordée.

3)         L’article 18.2 qui permet à la Cour fédérale de prendre des mesures provisoires lorsqu’elle est saisie d’une demande de contrôle judiciaire. En raison de son importance dans les présents motifs, voici le contenu complet de cette disposition dans les deux langues officielles :

Mesures provisoires

 

18.2 La Cour fédérale peut, lorsqu’elle est saisie d’une demande de contrôle judiciaire, prendre les mesures provisoires qu’elle estime indiquées avant de rendre sa décision définitive. [Non souligné dans l’original.]

 

Interim orders

 

18.2 On an application for judicial review, the Federal Court may make any interim orders that it considers appropriate pending the final disposition of the application. [Emphasis mine.]

 

 

4)                  L’article 18.3 permet à un office fédéral de procéder à un renvoi devant la Cour fédérale.

5)                  En vertu du paragraphe 18.4(1), la Cour fédérale statue à bref délai et selon une procédure sommaire sur les demandes de contrôle judiciaire.

6)                  L’article 18.5 crée des dérogations à la fonction de contrôle judiciaire de la Cour fédérale lorsque le Parlement avait prévu des appels des décisions rendues par des offices fédéraux devant d’autres entités de révision.

 

[16]           En ce qui a trait à l’article 18.5, la Loi sur l’ONE, au paragraphe 22(1), prévoit un appel d’une décision ou d’une ordonnance de l’ONE devant la Cour d’appel fédérale dans les termes suivants : « Il peut être interjeté appel devant la Cour d’appel fédérale, avec l’autorisation de celle‑ci, d’une décision ou ordonnance de l’Office, sur une question de droit ou de compétence ». Voici l’article 18.5 dans son intégralité :

Dérogation aux art. 18 et 18.1

 

 

18.5 Par dérogation aux articles 18 et 18.1, lorsqu’une loi fédérale prévoit expressément qu’il peut être interjeté appel, devant la Cour fédérale, la Cour d’appel fédérale, la Cour suprême du Canada, la Cour d’appel de la cour martiale, la Cour canadienne de l’impôt, le gouverneur en conseil ou le Conseil du Trésor, d’une décision ou d’une ordonnance d’un office fédéral, rendue à tout stade des procédures, cette décision ou cette ordonnance ne peut, dans la mesure où elle est susceptible d’un tel appel, faire l’objet de contrôle, de restriction, de prohibition, d’évocation, d’annulation ni d’aucune autre intervention, sauf en conformité avec cette loi.

Exception to sections 18 and 18.1

 

18.5 Despite sections 18 and 18.1, if an Act of Parliament expressly provides for an appeal to the Federal Court, the Federal Court of Appeal, the Supreme Court of Canada, the Court Martial Appeal Court, the Tax Court of Canada, the Governor in Council or the Treasury Board from a decision or an order of a federal board, commission or other tribunal made by or in the course of proceedings before that board, commission or tribunal, that decision or order is not, to the extent that it may be so appealed, subject to review or to be restrained, prohibited, removed, set aside or otherwise dealt with, except in accordance with that Act.

 

 

IV.       Les réponses à la directive de la Cour

A.        La réponse des défendeurs

[17]           En réponse à la directive de la Cour datée du 23 septembre 2009, les défendeurs ont formulé les observations suivantes :

1)         Une lettre datée du 25 septembre 2009, de l’avocat au Procureur général du Canada, mentionne ce qui suit :

[traduction]

Le Procureur général du Canada fait valoir que l’article 28 de la Loi sur les Cours fédérales confère à la Cour d’appel fédérale un pouvoir exclusif au sujet de la suspension demandée contre l’Office national de l’énergie, et que la Cour fédérale n’a pas compétence pour accorder la suspension demandée. [Non souligné dans l’original.]

 

2)         Une lettre, datée du 30 septembre 2009, de l’avocat de Keystone qui fait valoir que la directive de la Cour conclut à juste titre, en vertu des paragraphes 28(2) et 28(3) de la Loi et conformément à Alliance évangélique du Canada c. Agence canadienne des droits de reproduction musicaux, [1999] A.C.F. no 1068, que la Cour fédérale n’a pas compétence pour suspendre l’audience de l’ONE. De plus, l’avocat de Keystone invoque la décision de la Cour d’appel fédérale dans La Première nation Dakota de Standing Buffalo c. Canada (Procureur général), 2008 CAF 222, [2008] A.C.F. no 1124 pour faire valoir l’assertion suivante : « Les décisions de l’ONE sont assujetties au contrôle de notre Cour plutôt qu’à celui de la Cour fédérale, par l’effet combiné de l’article 18, de l’alinéa 28(1)f) et du paragraphe 28(3) de la Loi sur les Cours fédérales. » Il a fait valoir que : [traduction] « la décision Standing Buffalo établissait clairement que la Cour fédérale n’a aucunement compétence pour connaître de la demande de contrôle judiciaire. » L’avocat de Keystone a ajouté ce qui suit :

[traduction]

[…] la CAF a également statué qu’elle (la CAF) n’avait pas compétence pour connaître d’une demande de contrôle judiciaire d’une décision de l’ONE si le demandeur était un intervenant à l’audience de l’ONE […] [parce que les] [i]ntervenants dans les instances de l’ONE […] sont limités à des recours en appel en vertu du paragraphe 22(1) de la Loi sur l’ONE. »

 

D’après l’avocat, le raisonnement de la CAF était fondé sur l’existence d’un droit d’appel prévu par la loi privant la CAF de la compétence de statuer sur une demande de contrôle judiciaire d’une décision de l’ONE dans ces circonstances.

 

B.         La réponse des deux Premières nations

[18]           L’avocat des demanderesses (les Premières nations) a signifié et déposé le 30 septembre 2009, à Calgary, des observations écrites exhaustives (étalées sur 72 paragraphes et citant plusieurs décisions). Il soutient que la Cour fédérale a compétence pour accorder les suspensions provisoires et interlocutoires du processus de l’ONE qui sont demandées, aux stades de l’audience et de la décision, dans le cadre de l’examen de la demande de Keystone.

 

[19]           Il a fondé ses arguments sur deux notions : (1) la nature de la décision dont le contrôle est demandé et (2) la nature de la réparation recherchée.

 

[20]           Dans son premier argument, l’avocat des demanderesses a souligné que la décision dont le contrôle était demandé n’a pas été rendue par l’ONE, mais plutôt par le directeur général du BGGP fédéral, décision qui, au dire des demanderesses, constitue une tentative inappropriée d’utiliser [traduction] « le processus d’opposition de l’ONE pour transférer l’honneur du gouvernement et ses obligations constitutionnelles et fiduciaires aux peuples autochtones ». Par conséquent, il fait valoir que l’article 28 de la Loi ne s’applique pas parce qu’il ne s’agit pas d’un contrôle judiciaire de la décision de l’ONE. Dans ce contexte, il prétend que la demande faite à la CF est [traduction] « une mesure de réparation sous forme de sursis provisoire jusqu’à ce que la demande de contrôle judiciaire fasse l’objet d’une décision finale » et donc qu’elle tombe sous le coup des paramètres de l’article 18.2 de la Loi qui permet de prononcer un sursis provisoire de la procédure de l’ONE.

 

[21]           Dans le premier volet de son argumentation, l’avocat s’attarde sur le paragraphe 22(1) de la Loi sur l’ONE qui, tel qu’il a été mentionné, prévoit un appel devant la CAF à l’encontre d’une décision ou d’une ordonnance de l’ONE avec l’autorisation de la Cour. L’avocat convient que cette disposition [traduction] « confère compétence à la CAF en matière de contrôle judiciaire, mais seulement en ce qui concerne une décision ou une ordonnance de l’Office sur une question de droit ou de compétence ». Il souligne qu’il n’y a ni décision ni ordonnance de l’ONE et donc que le paragraphe 22(1) ne s’applique pas dans la présente affaire de façon à accorder la compétence à la CAF. De même, la CAF n’a pas compétence parce que le PG ne constitue pas une entité énumérée en vertu de l’article 28 de la Loi.

 

[22]           En ce qui a trait à la forme de la réparation demandée, l’avocat soutient que ce qui est devant la Cour est « une demande de réparation provisoire sous forme de sursis de la procédure de l’ONE en vertu de l’article 18.2 de la Loi ». Il justifie la demande de réparation par la nécessité d’empêcher le gouvernement fédéral de continuer à adopter une conduite qui enfreint l’honneur du gouvernement et les obligations constitutionnelles et fiduciaires du Canada en violation du paragraphe 35(1) et de l’article 52 de la Loi constitutionnelle et par la nécessité de maintenir le statu quo.

 

[23]           L’avocat des demanderesses invoque la décision Industrial Gas Users Association c. Canada (National Energy Board) (1990), 33 F.T.R. 217, une décision de Madame la juge Reed sur l’assertion selon laquelle la Cour fédérale avait compétence en vertu de l’article 18 de la Loi d’annuler, par bref de certiorari, une décision de l’ONE rendue en conférence préparatoire à l’audience selon laquelle elle ne réviserait pas de nouveau sa méthode de tarification, mais suivrait plutôt celle qui a été établie lors d’une audience précédente. Il a mentionné que cette décision étayait également l’assertion selon laquelle la CAF, dans le cadre d’un contrôle judiciaire effectué en vertu de l’article 28 de la Loi, n’avait pas compétence pour statuer sur des questions interlocutoires, mais pouvait plutôt seulement revoir les décisions ou ordonnances finales, ce qui a également été qualifié de restriction prévue au paragraphe 22(1) de la Loi sur l’ONE.

 

[24]           Enfin, l’avocat des demanderesses a cherché à établir une distinction d’avec la décision rendue par le juge Rothstein, qui était alors membre de la CAF, dans Alliance évangélique, en faisant valoir qu’elle n’étayait pas l’assertion selon laquelle la Cour fédérale n’a pas compétence pour suspendre la procédure de l’ONE et que cette affaire peut être distinguée de l’affaire en espèce, quoiqu’il ait reconnu que le juge Rothstein a rejeté une demande de suspension d’une instance de la Commission du droit d’auteur, celle-ci comptant parmi les entités énumérées à l’article 28.

 

[25]           Il a terminé ses observations écrites en invoquant la décision de rendue par mon collègue, le juge Michael L. Phelan, dans La Première nation Dene Tha’ c. Canada (Ministre de l’Environnement), 2006 CF 1354, [2006] A.C.F. no 1677.

 

V.        Conclusions

[26]           Avant de formuler mes conclusions, j’aimerais mentionner ce qui suit :

1)                  Après ma directive au greffe indiquant de contacter l’avocat des demanderesses pour établir si la question est devenue sans objet, l’avocat, dans une lettre en date du 24 décembre 2009, a convenu que la demande de suspension provisoire visant à surseoir à l’audience de l’ONE était devenue sans objet. Je souscris à cette assertion, car l’audience de l’ONE a pris fin le 2 octobre 2009. Toutefois, il a soutenu avec insistance que la requête des demanderesses visant à faire interdire à l’ONE de recommander ou d’accorder un CCNP jusqu’à la tenue de consultations significatives demeurait active. L’ONE a annoncé qu’il rendrait sa décision le 12 mars 2010. L’avocat des demanderesses m’a demandé de me prononcer sur ce point, ce que j’ai fait volontiers.

2)                  J’ai également demandé au greffe, en janvier 2010, de s’enquérir auprès de l’avocat des demanderesses si les récentes décisions de la CAF dans quatre appels, dont un appel dans lequel les demanderesses en l’espèce étaient les appelantes et Enbridge Pipelines, l’ONE et le Procureur général du Canada étaient les défendeurs, décision rapportée sous 2009 CAF 208, rendue le 23 octobre 2009. J’ai procédé ainsi parce que la décision de la CAF s’inscrivait dans le contexte d’un appel de la PNS et de la PNM sous le régime du paragraphe 22(1) de la Loi sur l’ONE, après obtention d’une autorisation de la CAF, d’une décision de l’ONE dans laquelle la demanderesse (les Premières nations) avait demandé à l’ONE de statuer dans sa décision sur le fonds qu’elle n’avait pas compétence pour examiner le bien-fondé des demandes de CCPN lui ayant été soumises sans avoir d’abord établi que les Premières nations avaient des revenications crédibles ou sans que des consultations adéquates avec le gouvernement n’aient eu lieu.

3)                  J’ignore les résultats de ma demande.

 

[27]           Quoi qu’il en soit, la requête en suspension de la procédure de l’ONE doit être rejetée pour les motifs suivants, établis dans le contexte de la réforme majeure de la Loi qui a pris effet en 1992. L’une des principales orientations de cette réforme consistait à modifier fondamentalement la base du partage de la compétence en matière de contrôle judiciaire entre la Cour fédérale et la CAF.

 

[28]           Avant la réforme, la compétence en matière de contrôle judiciaire était partagée entre les deux Cours en fonction de la nature de la décision qui faisait l’objet du contrôle. La CAF avait compétence de contrôle sur les décisions de tous les offices fédéraux si la décision contrôlée avait été rendue sur une base judiciaire ou quasi judiciaire, toutes les autres décisions des offices fédéraux étant contrôlées par la Cour fédérale. La compétence établie avant la réforme prévoyait que la décision de l’ONE qui était examinée devait être une décision finale, mais cela ne signifiait pas que sous le régime du paragraphe 22(1), sur autorisation, la Cour ne possédait pas le pouvoir de suspendre une décision de l’ONE (voir Commission d’énergie électrique du Nouveau-Brunswick c. Maritime Electric Co., [1985] 2 C.F. 13 (CAF). Ce régime de répartition entre les deux Cours s’est révélé très insatisfaisant et difficile à appliquer.

 

[29]           La réforme de 1992 a établi un nouveau critère de partage de la compétence en matière de contrôle judiciaire entre les deux Cours. La compétence de supervision entre les deux Cours était maintenant partagée en fonction du principe que compétence de la Cour fédérale est exclue dans les cas où la CAF possède la compétence exclusive de contrôle judiciaire en première instance applicable à certains offices fédéraux énumérés, dont l’un est, bien sûr, l’ONE. Dans le cas des entités énumérées, la CAF a été investie des mêmes pouvoirs que la Cour fédérale, y compris le pouvoir d’accorder des suspensions provisoires. La réforme avait manifestement pour but de veiller à ce que la CAF possède les pleins pouvoirs en ce qui touche les entités énumérées et d’éviter les chevauchements de compétences.

 

[30]           Un autre aspect de la réforme de 1990-1992 était l’édiction du nouvel article 18.1, qui établissait un recours unique et uniforme appelé « demande de contrôle judiciaire », au moyen duquel il était possible de se prévaloir de recours exceptionnels comme les injonctions, le certiorari, l’interdiction et le mandamus sous le régime du paragraphe 18(3). Cette disposition prévoyait que seule la demande de contrôle judiciaire ouvrait droit à ces recours. La réforme a eu pour effet d’amener les deux Cours à disposer d’un processus, d’une procédure et de pouvoirs identiques dans le cadre du contrôle judiciaire.

 

[31]           Enfin, sur ce point, la distinction entre le contrôle judiciaire et les appels a été maintenue. Plus précisément, le paragraphe 22(1) de la Loi sur l’ONE, qui existait avant la réforme, est demeuré par la suite, et les appels des décisions ou des ordonnances de l’ONE étaient permis sur autorisation accordée par la CAF.

 

[32]           Dans ce contexte, j’estime que la Cour fédérale n’a pas compétence pour accorder la réparation demandée par les demanderesses à l’encontre de l’ONE pour les raisons suivantes :

1)                  Cette affaire ne peut pas être distinguée de la décision Alliance évangélique. Dans cette dernière, le demandeur demandait un bref de prohibition contre la Commission du droit d’auteur au début de l’audience prévue. Le juge Rothstein a statué que la CAF avait compétence pour accorder le bref de prohibition ou la suspension de l’instance de la Commission du droit d’auteur et que la Cour fédérale ne l’avait pas. Voici le texte des paragraphes 3 à 6 de ses motifs :

3          L’alinéa 18(1)a) de la Loi sur la Cour fédérale énonce que, sous réserve de l’article 28 de la Loi, la Section de première instance a compétence exclusive en première instance pour décerner un bref de prohibition contre un office fédéral. Le paragraphe 18(3) dispose que les recours prévus au paragraphe (1), notamment la demande de bref de prohibition, sont exercés uniquement au moyen d’une demande de contrôle judiciaire présentée sous le régime de l’article 18.1.

 

4          L’alinéa 28(1)j) porte que la Cour d’appel a compétence pour connaître des demandes de contrôle judiciaire visant la Commission du droit d’auteur et, aux termes du paragraphe 28(2), l’article 18.1 s’applique à toute affaire ressortissant à la compétence de la Cour d’appel en vertu du paragraphe 28(1). Le paragraphe 28(3) énonce que lorsque la Cour d’appel exerce une telle compétence à l’égard d’une affaire, la Section de première instance ne peut en être saisie.

 

5          Bien qu’aucune décision n’ait été rendue, le bref de prohibition ne peut être demandé qu’au moyen d’une demande de contrôle judiciaire. Dans la décision Inspiration Television Canada Inc. c. Canada1, le juge Muldoon a statué qu’une demande d’injonction provisoire visant le CRTC était valablement introduite devant la Cour d’appel parce que l’organisme visé faisait partie des offices fédéraux énumérés au paragraphe 28(1). Le même raisonnement s’applique à la Commission du droit d’auteur.

 

6          Pour ces motifs, je suis d’avis que la demande de bref de prohibition et la demande de bref de prohibition provisoire ou de suspension de l’instance devant la Commission du droit d’auteur sont valablement introduites devant la Cour d’appel.

 

[Non souligné dans l’original.]

 

 

[33]           Dans cette affaire, le juge Rothstein a cité en l’approuvant la décision du juge Muldoon dans Inspiration Television Canada Inc. c. Canada, [1992] 3 C.F. 350 (1re inst.), dans laquelle était demandée une injonction provisoire et une injonction permanente à l’encontre du CRTC, une autre entité énumérée (voir aussi le jugement du juge McGillis dans NAV Canada c. Canadian Air Traffic Control Assn (1998), 160 F.T.R. 306).

 

[34]           L’avocat des demanderesses a cherché à établir une distinction d’avec la décision Alliance évangélique. Ses efforts ont été mal inspirés parce qu’il faisait plutôt référence à la décision du juge Rothstein quant au bien-fondé de la demande d’ordonnance d’interdiction ou de suspension de l’audience prévue de la Commission du droit d’auteur (voir Alliance évangélique du Canada c. Agence canadienne des droits de reproduction musicaux, [2000] 1 C.F. 586 (C.A.).

 

[35]           La décision Industrial Gas sur laquelle l’avocat des demanderesses se fonde présente peu de valeur, parce qu’elle a été rendue avant la réforme de 1990-1992 et la question consistait à déterminer si l’application de l’article 29 (qui est maintenant l’article 18.5 de la CAF) avait une incidence sur la compétence de la Cour fédérale d’accorder la réparation demandée à la lumière du paragraphe 22(1) de la Loi sur l’ONE.

 

[36]           Sa référence à la décision Première nation Dene Tha’ n’est d’aucune utilité aux demanderesses parce que le juge Phelan n’a pas rendu d’ordonnance à l’encontre de l’ONE.

 

[37]           Rien dans les présents motifs n’affecte la capacité des demanderesses de poursuivre leur demande de contrôle judiciaire visant à obtenir l’annulation de la décision contestée du directeur général du BGGP qui constitue une réparation que la Cour fédérale a le pouvoir d’accorder. La réparation à laquelle les demanderesses n’avaient pas accès était une réparation à l’encontre de l’ONE; cette réparation ne pouvait être accordée que par la CAF dans le cadre d’un contrôle judiciaire.

 

[38]           Cela dit, mes propos ne signifient pas qu’il est interdit aux défendeurs d’invoquer l’article 18.5 de la Loi en raison de la décision rendue par l’ONE le 1er septembre 2009. Je ne formule pas de commentaire sur ce point.

 

[39]           Pour ces motifs, les requêtes des demanderesses à l’égard de l’ONE sont rejetées.

 

« François Lemieux »

Juge

Traduction certifiée conforme

Claude Leclerc, LL.B.


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                        T-1541-09

 

INTITULÉ :                                       LA PREMIÈRE NATION SWEETGRASS ET AUTRES

                                                            c.

                                                            LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA ET AUTRES

 

 

AFFAIRE RÉGLÉE PAR ÉCRIT SANS COMPARUTION DES PARTIES

 

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE

ET ORDONNANCE :                       LE JUGE LEMIEUX

 

DATE DES MOTIFS

ET DE L’ORDONNANCE :             LE 14 MAI 2010

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Jeffrey R.W. Rath

Rath & Company

Avocats et procureurs

C.P. 44, Site 8, RR 1

Priddis (Alberta)  T0L 1W0

 

POUR LES DEMANDERESSES

Andrew Hudson

Office national de l’énergie

444 – 7e Avenue S.O.

Calgary (Alberta)  T2P 0X8

 

John H. Sims, Q.C.

Sous-procureur général du Canada

 

Stephanie C. Latimer

Avocate et procureure

Ministère de la Justice de l’Alberta, Droit autochtone

10e étage, Place City Centre

10025-102A Avenue

Edmonton (Alberta)  T4J 2J2

POUR LE DÉFENDEUR,

L’OFFICE NATIONAL DE L’ÉNERGIE

 

 

 

POUR LE DÉFENDEUR,

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

POUR LA DÉFENDERESSE,

TRANSCANADA KEYSTONE PIPELINE GP LTD.

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.