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Cour fédérale

 

Federal Court

 

 

Date : 20100514

Dossier : IMM-4469-09

Référence : 2010 CF 521

Ottawa (Ontario), le 14 mai 2010

En présence de monsieur le juge Shore

 

 

ENTRE :

JOSE MANUEL LARA DEHEZA

JOSE ALBERTO LARA BARRIOS

demandeurs

et

 

LE MINISTRE DE LA

CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

I.  Aperçu

[1]               La Cour reconnaît la qualité mitigée de la preuve contenue dans le Cartable national de documentation sur le Mexique. Dans la présente affaire, après avoir examiné l’ensemble des documents versés au dossier, la Cour ne peut pas conclure que la Section de la protection des réfugiés (SPR) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié a commis une erreur susceptible de révision. Compte tenu du Cartable national de documentation et de la preuve produite par les demandeurs, la décision prise par la SPR est raisonnable sur le fondement des éléments de preuve à la fois objectifs et subjectifs. En l’espèce, il s’agit de déterminer quel poids il convient d’accorder à la preuve. Un décideur pourrait accorder beaucoup d’importance à la corruption au Mexique et conclure que l’on ne peut raisonnablement s’attendre à ce que l’État offre de la protection ou, comme c’est le cas en l’espèce, le décideur pourrait accorder beaucoup d’importance à la volonté politique et aux moyens dont dispose l’État du Mexique et conclure que le Mexique peut protéger ses citoyens. La Cour reprend les propos ayant fait autorité de la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190 :

[47]      La norme déférente du caractère raisonnable procède du principe à l’origine des deux normes antérieures de raisonnabilité : certaines questions soumises aux tribunaux administratifs n’appellent pas une seule solution précise, mais peuvent plutôt donner lieu à un certain nombre de conclusions raisonnables. Il est loisible au tribunal administratif d’opter pour l’une ou l’autre des différentes solutions rationnelles acceptables […] [Non souligné dans l’original.]

 

[2]               La Cour ne peut pas critiquer déraisonnablement une décision qui a été prise eu égard à la preuve et qui, en elle‑même, n’est peut-être pas complète et ne peut donc pas être idéale. La Cour ne pourrait pas à bon droit renvoyer une question pour nouvel examen lorsqu’elle fournit des motifs concluants fondés sur des preuves incertaines. Agir ainsi équivaudrait à tenter de justifier un climat de certitude eu égard à la preuve, alors que dans les faits, la preuve n’établit aucunement cette certitude. Une telle décision de la Cour placerait la SPR dans une impasse à laquelle les commissaires de la SPR ne pourraient pas répondre s’ils se basaient sur le Cartable national de documentation qui leur a été présenté.

 

II.  La procédure judiciaire

[3]               Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire d’une décision rendue le 6 août 2009 par la Section de la protection des réfugiés (SPR) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié qui a conclu que les demandeurs n’étaient pas des réfugiés au sens de la Convention ni des personnes à protéger en application des articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (LIPR).

 

III.  Résumé des faits

[4]               Les demandeurs, M. Jose Manuel Lara Deheza et son fils, M. Jose Alberto Lara Barrios, sont des Mexicains qui ont présenté des demandes d’asile en raison de leur crainte à l’égard de trois fonctionnaires corrompus. Les demandeurs allèguent que Guillermo Zorrilla Fernandez, un homme politique corrompu, et deux policiers fédéraux, Carlos Baez Pinzon et Jorge Rosas Minzono, sont responsables du décès de l’ami de M. Deheza, Carlos Orozco Martinez, qui possédait des renseignements reliant M. Fernandez au meurtre d’un autre homme politique.

 

[5]               L’un des demandeurs, M. Deheza, allègue qu’il a été menacé par ces policiers dans la ville de Martinez de la Torre, dans l’État de Veracruz, après le meurtre de son ami, Carlos Orozco Martinez. M. Deheza soutient qu’il s’est enfui à la ville de Jalapa, où il a déposé une plainte contre les policiers auprès de l’oncle de M. Orozco Martinez, un ancien ministre du gouvernement aujourd’hui décédé. L’oncle de M. Orozco Martinez a alors promis de faire enquête sur la question.

 

[6]               Le 30 septembre 2005, après le dépôt de sa plainte, M. Deheza allègue qu’on lui a tiré dessus alors qu’il était au volant de sa voiture. En conséquence, M. Deheza s’est enfui à Coatzacoalcos. Le 28 juin 2007, M. Deheza soutient qu’il se promenait avec son fils, le deuxième demandeur, M. Barrios, à Coatzacoalcos lorsque des hommes dans une fourgonnette blanche leur ont tiré dessus. M. Deheza dit qu’il s’est enfui de Coatzacoalcos pour la ville de Guadalajara le lendemain de ces coups de feu. M. Barrios a signalé l’incident à la police près de trois mois après, soit le 19 septembre 2007. M. Deheza s’est enfui pour le Canada le 29 septembre 2007 et a présenté une revendication du statut de réfugié le 5 septembre 2008, environ un an après son arrivée. Le fils de M. Deheza s’est enfui au Canada le 30 juillet 2008 et a présenté une demande d’asile le même jour que son père, soit cinq semaines après son arrivée.

 

IV.  La décision soumise au contrôle

[7]               La SPR a rejeté la demande d’asile des demandeurs. 

 

[8]               À titre préliminaire, la SPR a décidé que les demandeurs n’avaient pas établi de lien avec les motifs prévus à l’article 96. La SPR a constaté que la Cour d’appel fédérale avait décidé, dans Klinko c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2000] A.C.F. no 228 (QL), [2000] 3 C.F. 327, que la dénonciation de la corruption peut constituer une expression de l’opinion politique lorsque la corruption gouvernementale est répandue et que cette dénonciation est considérée comme une contestation de l’appareil étatique. La SPR a conclu que les dénonciations des demandeurs ne constituent pas une contestation de l’appareil étatique, mais plutôt des accusations contre un fonctionnaire soi-disant corrompu. La SPR a également fait observer que les victimes d’une vengeance personnelle ou d’actes criminels ne sont pas visées par la définition d’un réfugié prévue à l’article 96.

 

[9]               La SPR a conclu que la « question déterminante » dans la présente affaire était de savoir si les demandeurs avaient une possibilité de refuge intérieur (PRI) à Mexico. Lorsqu’on a demandé à M. Deheza si une protection lui était offerte à Mexico, il a répondu qu’il s’agissait de la ville la plus dangereuse du pays. Il a ajouté que M. Fernandez pouvait suivre ses déplacements à l’aide d’une base de données de la police fédérale.

 

[10]           La SPR a rejeté le témoignage de M. Deheza, elle a décidé que Fernandez et les policiers sont peu susceptibles de suivre les demandeurs à Mexico. La SPR a fait mention de la preuve qui se trouve dans le Cartable national de documentation de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (CISR) et a affirmé qu’il n’existe pas de rapports selon lesquels des policiers, des autorités gouvernementales ou des particuliers se servent des bases de données du gouvernement pour suivre certaines personnes.

 

[11]           La SPR a rejeté le témoignage de M. Deheza pour absence de fondement et a conclu que les demandeurs ont une PRI à Mexico.

 

[12]           La SPR a aussi décidé qu’il existe une protection étatique adéquate au Mexique pour les victimes de crime. Malgré la preuve établissant que la criminalité et la corruption sont répandues au Mexique, notamment à Mexico, la SPR a décidé que le gouvernement du Mexique exerce un contrôle efficace de son territoire et dispose de nombreuses agences qui s’occupent des fonctionnaires corrompus.

 

[13]           La SPR a aussi souligné que le fardeau qui incombe au revendicateur d’établir l’absence de protection étatique augmente proportionnellement au niveau de démocratie dans le pays d’origine. La SPR a jugé que le Mexique est une démocratie qui fonctionne et que les demandeurs n’avaient pas établi qu’ils ne bénéficieraient pas d’une protection de l’État raisonnable s’ils la demandaient à Mexico. 

 

V.  Les questions en litige

[14]           Bien que les demandeurs fassent valoir qu’il y a neuf questions à trancher dans la présente affaire, la Cour conclut qu’il y en a trois :

1)      Existe-t-il un lien avec l’un des motifs prévus par la Convention?

2)      La SPR a-t-elle conclu de façon déraisonnable à l’existence d’une PRI à Mexico?

3)      La conclusion de la SPR selon laquelle il y aurait une protection de l’État à Mexico était-elle raisonnable?

 

VI.  Les dispositions légales pertinentes

[15]           Les articles 96 et 97 de la LIPR prévoient :

 

 

 

VII.  Les positions des parties

            La position des demandeurs

1)   Existe-t-il un lien avec l’un des motifs prévus par la Convention?

[16]           Les demandeurs font valoir qu’ils sont persécutés par un homme politique et par deux policiers mexicains après l’obtention, par M. Deheza, de renseignements qui lieraient M. Fernandez  au trafic de stupéfiants et au meurtre. 

 

[17]           Les demandeurs citent la décision Klinko, précitée, pour étayer la proposition selon laquelle des dénonciations de la corruption gouvernementale généralisée peuvent suffire pour engager les rouages de l’appareil étatique et constituent de la persécution fondée sur une opinion politique selon de l’article 96 de la LIPR. Les demandeurs font valoir que les dénonciations par M. Fernandez de la corruption devraient être envisagées dans le contexte plus large de la corruption systémique du gouvernement du Mexique, ce qui s’inscrirait dans la foulée de la décision Klinko.

 

2)   La SPR a-t-elle conclu de façon déraisonnable à l’existence d’une PRI à Mexico?

 

[18]           Les demandeurs soutiennent que la SPR a commis une erreur lorsqu’elle a conclu à l’existence d’une PRI viable à Mexico sans égard à l’ensemble de la preuve. Les demandeurs affirment que M. Fernandez est un membre du gouvernement du Mexique et ils contestent l’information contenue dans le Cartable national de documentation selon laquelle le contenu de la base de données du Mexique sur les cartes d’enregistrement des électeurs (VRC) est protégé de telles personnes. En outre, les demandeurs font référence à un autre document qui donne à penser que les fonctionnaires chargés de telles listes peuvent être corrompus. Les demandeurs concluent que compte tenu de la corruption endémique qui existe au Mexique, l’affirmation de la SPR selon laquelle, la seule façon d’accéder à des renseignements confidentiels réside dans les voies juridiques, est déraisonnable.

 

[19]           Les demandeurs soutiennent que la SPR ne peut pas raisonnablement conclure que les persécuteurs n’ont pas la motivation et les moyens de poursuivre M. Deheza et son fils à Mexico, en raison du fait qu’ils les ont déjà poursuivis antérieurement, entre autres dans la grande ville de Guadalajara.

 

[20]           Les demandeurs citent la décision Martinez c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 399, 166 A.C.W.S. (3d) 325, dans laquelle la Cour a décidé que la SPR ne pouvait pas raisonnablement conclure à l’existence d’une PRI à Mexico sans citer de preuve établissant comment la protection de l’État différait qualitativement de celle des autres villes du Mexique. Les demandeurs allèguent que la SPR a commis cette erreur.

 

3)      La conclusion de la SPR selon laquelle il y aurait une protection par l’État à Mexico était-elle raisonnable?

 

[21]           Les demandeurs citent plusieurs sources documentaires qui révèlent des problèmes relatifs à la protection par l’appareil étatique au Mexique.

 

[22]           Les demandeurs soutiennent que la SPR a commis une erreur lorsqu’elle a inclus les agences chargées de sanctionner des fonctionnaires corrompus, comme les commissions des droits de la personne, dans l’analyse de la question de savoir si la protection était offerte par l’État. Les demandeurs citent la décision Flores Zepeda c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 491, [2009] 1 R.C.F. 237, dans laquelle la juge Danièle Tremblay-Lamer a rejeté la conclusion selon laquelle ces agences représentent des voies de protection étatique en tant que telles en l’absence de preuve à l’effet contraire, et a plutôt conclu que les forces policières sont la seule institution chargée de protéger les citoyens d’une nation.

 

            La position du défendeur

1)   Existe-t-il un lien avec l’un des motifs prévus par la Convention?

[23]           Le défendeur distingue la présente affaire de la décision Klinko, précitée, parce que la présente affaire ne porte pas sur des allégations généralisées de corruption du gouvernement, mais concerne plutôt certains actes criminels commis par certains fonctionnaires du gouvernement. Par conséquent, le défendeur soutient qu’il n’y a pas de lien avec l’un des motifs de l’article 96.

 

2)   La SPR a-t-elle conclu de façon déraisonnable à l’existence d’une PRI à Mexico?

 

[24]           Le défendeur soutient que le critère utilisé pour établir qu’une PRI est déraisonnable est assez exigeant; il faut établir à la SPR l’existence de conditions qui mettraient en péril la sécurité du demandeur qui serait, autrement, dans un endroit sécuritaire. Le défendeur fait valoir que ce critère exige l’établissement d’une preuve concrète de danger. Le défendeur soutient que le témoignage de M. Deheza sur les dangers à Mexico est conjectural; la SPR a raisonnablement conclu que les policiers et les hommes politiques ne seraient pas en mesure de trouver les demandeurs s’ils se réinstallaient à Mexico.

 

3)   La conclusion de la SPR selon laquelle il y aurait une protection par l’État à Mexico était-elle raisonnable?

 

[25]           Le défendeur soutient que les demandeurs doivent établir qu’ils ne veulent ni ne peuvent se prévaloir de la protection de l’État dans leur pays d’origine. Le défendeur prétend en outre qu’il ne suffit pas pour les demandeurs de prouver simplement que le gouvernement du Mexique n’a pas toujours assuré une protection de manière efficace.

 

VIII.  La norme de contrôle

[26]           La Cour convient avec le défendeur que les questions de savoir s’il existe ou non une PRI viable et s’il existe une protection de l’État adéquate sont susceptibles de contrôle selon la norme de la raisonnabilité. 

 

[27]           Dans la décision La Hoz c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 762, 278 F.T.R. 229, le juge Edmond Blanchard a décidé que la question de savoir si une prétention a un lien avec l’un des motifs prévus à l’article 96 est une question mixte de fait et de droit qui est susceptible de contrôle selon l’ancienne norme de décision raisonnable simpliciter. Par conséquent, en raison de la fonction spécialisée de la SPR, la Cour examinera cette question selon l’actuelle norme de la raisonnabilité.

 

[28]           Dans l’arrêt Dunsmuir, précité, la Cour suprême du Canada a décrit comme suit la norme de la raisonnabilité :

[47]      La norme déférente du caractère raisonnable procède du principe à l’origine des deux normes antérieures de raisonnabilité : certaines questions soumises aux tribunaux administratifs n’appellent pas une seule solution précise, mais peuvent plutôt donner lieu à un certain nombre de conclusions raisonnables. Il est loisible au tribunal administratif d’opter pour l’une ou l’autre des différentes solutions rationnelles acceptables. La cour de révision se demande dès lors si la décision et sa justification possèdent les attributs de la raisonnabilité.  Le caractère raisonnable tient principalement à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel, ainsi qu’à l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit.

 

IX.  Analyse

1)   Existe-t-il un lien avec l’un des motifs prévus par la Convention?

[29]           Afin d’être considérés comme des réfugiés en application de l’article 96 de la LIPR, les demandeurs doivent établir qu’ils craignent avec raison d’être persécutés « du fait de [leur] race, de [leur] religion, de [leur] nationalité, de [leur] appartenance à un groupe social ou de [leurs] opinions politiques » (l’article 96 de la LIPR).

 

[30]           Comme il a été mentionné ci‑dessus, les demandeurs font valoir que leurs dénonciations des policiers et leurs renseignements concernant M. Fernandez équivalent à l’expression d’une opinion politique. Dans l’arrêt Klinko, précité, six hommes d’affaires ukrainiens ont pris part à une protestation organisée contre la corruption généralisée du gouvernement. M. Klinko a subi des représailles en raison de ses allégations.

 

[31]           La Cour d’appel fédérale a décidé ce qui suit :

[34]      L'opinion exprimée par M. Klinko a pris la forme d'une dénonciation de la corruption de représentants de l'État. Cette dénonciation d'infractions commises par des représentants de l'État a mené à l'exercice de représailles contre lui. Il ne fait pas de doute, selon moi, que les agissements corrompus largement répandus au sein du gouvernement, dont le revendicateur a fait état dans son opinion, constituent une « question dans laquelle l'appareil étatique, gouvernemental et politique peut être engagé ».

 

[35]      En effet, le dossier contient de nombreux éléments de preuve établissant que l'appareil étatique ukrainien était effectivement « engagé » dans la question sur laquelle portait la plainte de M. Klinko. Les rapports d'information sur le pays contiennent des déclarations du président de l'Ukraine et de deux agents principaux des services de sécurité ukrainiens concernant l'ampleur de la corruption au sein du gouvernement et la nécessité d'éliminer celle-ci tant sur le plan politique qu'économique. Dans les cas où, comme en l'espèce, les éléments corrompus sont si répandus au sein du gouvernement qu'ils font partie de la structure de ce dernier, une dénonciation de la corruption constitue l'expression d'une « opinion politique ». On aurait dû conclure, à mon avis, que M. Klinko a été persécuté en raison de ses « opinions politiques ».

 

[32]           Bien que la corruption soit peut-être généralisée au Mexique, les renseignements que possédait M. Deheza visent seulement un groupe très restreint de trois personnes et non des personnes corrompues qui font partie de l’étoffe du gouvernement.

 

[33]           La SPR a conclu de façon raisonnable que la situation de M. Deheza n’est pas imputable à une corruption généralisée de l’État. La SPR a plutôt estimé que M. Deheza était victime d’une vengeance personnelle ou de criminalité. La Cour fédérale a statué de façon constante que la crainte de vengeances (Hamaisa c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 997, [2009] A.C.F. no 1300 (QL)) et de la criminalité (Zefi c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CFPI 636, 123 A.C.W.S. (3d) 739) est prévue par l’article 97 de la LIPR. Par conséquent, la Cour convient avec la SPR que ces demandeurs seraient seulement examinés selon l’article 97.

 

2)   La SPR a-t-elle conclu de façon déraisonnable à l’existence d’une PRI à Mexico?

 

[34]           La Cour d’appel fédérale a reconnu le critère d’une PRI dans Ranganathan c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2000] A.C.F. no 2118 (QL), [2001] 2 C.F. 164, comme il est énoncé dans Thirunavukkarasu c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] A.C.F. no 1172 (QL), [1994] 1 C.F. 589 :

La possibilité de refuge dans une autre partie du même pays ne peut pas être seulement supposée ou théorique; elle doit être une option réaliste et abordable. Essentiellement, cela veut dire que l'autre partie plus sûre du même pays doit être réalistement accessible au demandeur. S'il y a des obstacles qui pourraient se dresser entre lui et cette autre partie de son pays, le demandeur devrait raisonnablement pouvoir les surmonter. On ne peut exiger du demandeur qu'il s'expose à un grand danger physique ou qu'il subisse des épreuves indues pour se rendre dans cette autre partie ou pour y demeurer. Par exemple, on ne devrait pas exiger des demandeurs de statut qu'ils risquent leur vie pour atteindre une zone de sécurité en traversant des lignes de combat alors qu'il y a une bataille. On ne devrait pas non plus exiger qu'ils se tiennent cachés dans une région isolée de leur pays, par exemple dans une caverne dans les montagnes, ou dans le désert ou dans la jungle, si ce sont les seuls endroits sûrs qui s'offrent à eux. Par contre, il ne leur suffit pas de dire qu'ils n'aiment pas le climat dans la partie sûre du pays, qu'ils n'y ont ni amis ni parents ou qu'ils risquent de ne pas y trouver de travail qui leur convient. S'il est objectivement raisonnable dans ces derniers cas de vivre dans une telle partie du pays sans craindre d'être persécuté, alors la possibilité de refuge dans une autre partie du même pays existe et le demandeur de statut n'est pas un réfugié.

 

Ainsi, le demandeur du statut est tenu, compte tenu des circonstances individuelles, de chercher refuge dans une autre partie du même pays pour autant que ce ne soit pas déraisonnable de le faire. Il s'agit d'un critère souple qui tient compte de la situation particulière du demandeur et du pays particulier en cause. C'est un critère objectif et le fardeau de la preuve à cet égard revient au demandeur tout comme celui concernant tous les autres aspects de la revendication du statut de réfugié. Par conséquent, s'il existe dans leur propre pays un refuge sûr où ils ne seraient pas persécutés, les demandeurs de statut sont tenus de s'en prévaloir à moins qu'ils puissent démontrer qu'il est objectivement déraisonnable de leur part de le faire.

 

Permettez-moi de préciser. Pour savoir si c'est raisonnable, il ne s'agit pas de déterminer si, en temps normal, le demandeur choisirait, tout compte fait, de déménager dans une autre partie plus sûre du même pays après avoir pesé le pour et le contre d'un tel déménagement. Il ne s'agit pas non plus de déterminer si cette autre partie plus sûre de son pays lui est plus attrayante ou moins attrayante qu'un nouveau pays. Il s'agit plutôt de déterminer si, compte tenu de la persécution qui existe dans sa partie du pays, on peut raisonnablement s'attendre à ce qu'il cherche refuge dans une autre partie plus sûre de son pays avant de chercher refuge au Canada ou ailleurs.

 

En conclusion, il ne s'agit pas de savoir si l'autre partie du pays plaît ou convient au demandeur, mais plutôt de savoir si on peut s'attendre à ce qu'il puisse se débrouiller dans ce lieu avant d'aller chercher refuge dans un autre pays à l'autre bout du monde. Ainsi, la norme objective que j'ai proposée pour déterminer le caractère raisonnable de la possibilité de refuge dans une autre partie du même pays est celle qui se conforme le mieux à la définition de réfugié au sens de la Convention. Aux termes de cette définition, il faut que les demandeurs de statut ne puissent ni ne veuillent, du fait qu'ils craignent d'être persécutés, se réclamer de la protection de leur pays d'origine et ce, dans n'importe quelle partie de ce pays. Les conditions préalables de cette définition ne peuvent être respectées que s'il n'est pas raisonnable pour le demandeur de chercher et d'obtenir la protection contre la persécution dans une autre partie de son pays. (Ranganathan, au paragraphe 13).

 

[35]           Dans Ranganathan, décision précitée, la Cour d’appel fédérale a explicité ce critère comme suit :

[15]      Selon nous, la décision du juge Linden, pour la Cour d'appel, indique qu'il faille placer la barre très haut lorsqu'il s'agit de déterminer ce qui est déraisonnable. Il ne faut rien de moins que l'existence de conditions qui mettraient en péril la vie et la sécurité d'un revendicateur tentant de se relocaliser temporairement en lieu sûr. De plus, il faut une preuve réelle et concrète de l'existence de telles conditions. L'absence de parents à l'endroit sûr, prise en soi ou conjointement avec d'autres facteurs, ne peut correspondre à une telle condition que si cette absence a pour conséquence que la vie ou la sécurité du revendicateur est mise en cause. Cela est bien différent des épreuves indues que sont la perte d'un emploi ou d'une situation, la diminution de la qualité de vie, le renoncement à des aspirations, la perte d'une personne chère et la frustration des attentes et des espoirs d'une personne. [Non souligné dans l’original.]

 

[36]           La SPR a conclu qu’il n’y avait pas suffisamment de preuves pour étayer les affirmations générales de M. Deheza selon lesquelles Mexico n’était pas sûre. En l’espèce, la SPR a noté les lacunes de l’État du Mexique, mais l’examen de la preuve présentée à la Commission permet raisonnablement de conclure que le Mexique exerce néanmoins un contrôle efficace de son territoire et dispose d’une police et d’une magistrature qui fonctionnent. 

 

[37]           Les demandeurs font valoir que la SPR n’a pas mentionné certains éléments de preuve établissant de quelle façon Mexico diffère des autres villes du Mexique; toutefois, la Cour note que la SPR a soulevé la question de la réinstallation à Mexico et que M. Deheza n’a pas fourni de preuves « réelles et concrètes » que Mexico n’était pas sûre. La SPR a conclu que le témoignage de M. Deheza était spéculatif et a donc dû soupeser plusieurs facteurs : (1) la présomption selon laquelle les États peuvent protéger leurs citoyens, (2) la preuve établissant que pour tous ses problèmes, le Mexique dispose des mécanismes et affiche la volonté politique d’assurer cette protection et (3) le témoignage de M. Deheza. La Cour conclut que la SPR a pris en compte ces facteurs et en a bien analysé la valeur. Par conséquent, la Cour, en reconnaissance de la norme de décision raisonnable, ne peut conclure à l’existence d’une erreur susceptible de contrôle.

 

[38]           Il incombe aux demandeurs d’établir que le sous-alinéa 97(1)b)(ii) de la LIPR est respecté en l’espèce. Le sous-alinéa 97(1)b)(ii) de la LIPR exige que les demandeurs établissent qu’ils sont exposés à la menace à leur vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités, et ce, dans tout le pays. L’arrêt Li c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CAF 1, [2005] 3 R.C.F. 239 établit qu’il appartient aux demandeurs d’établir leur cause en s’acquittant du fardeau de preuve. En l’espèce, les demandeurs ne se sont pas acquittés du fardeau de la preuve. La Cour, qui a reconnu que la norme applicable est celle de la décision raisonnable, ne peut conclure à l’existence d’une erreur susceptible de contrôle.

 

[39]           L’une des conclusions principales de la SPR était que les demandeurs ne pouvaient pas être suivis par leurs persécuteurs au moyen d’une base de données fédérale qui consigne l’utilisation des VRC. La SPR a pris note de la preuve, en l’espèce, un rapport sur les demandes de renseignements (RDR) de la CISR qui étaye la conclusion de la Commission selon laquelle les VRC ne sont pas utilisées pour assurer le suivi des gens. Bien que les demandeurs aient demandé à la Cour de spéculer quant à la valeur probante d’une telle preuve, il n’en demeure pas moins qu’elle est contenue dans le Cartable national de documentation à titre d’élément de preuve sur lequel on peut s’appuyer. Bien que les demandeurs citent des preuves générales de corruption au Mexique, la SPR a traité ces allégations et a tiré une conclusion raisonnable quant à la preuve spécifique selon laquelle les VRC ne sont pas utilisées pour assurer le suivi comme le prétendaient les demandeurs.

 

[40]           La diffusion de l’information sur les cartes d’inscription pour un emploi a été soulevée comme preuve pendant l’audience devant la Cour; toutefois, aucune preuve n’a été présentée à la SPR à cet égard. En outre, sans preuve de lien réel entre les bases de données, dont le contenu serait diffusé pour être utilisé par des personnes corrompues à des fins de suivi, la Cour, sur la base des éléments de preuve dont elle dispose ou de l’absence de ceux-ci, devant la SPR, ne peut conclure à l’existence d’une erreur dans les motifs de la SPR.

 

3)   La conclusion de la SPR selon laquelle il y aurait une protection de l’État à Mexico était-elle raisonnable?

 

[41]           La Cour reconnaît que les allégations de corruption des forces policières ajoutent peut-être un degré de difficulté aux décisions prises en application de l’article 97; toutefois, la Cour ne peut pas accepter que la simple formulation de ces allégations justifie une décision positive de la SPR. La SPR doit être convaincue que ces allégations sont étayées et que l’État en question n’est pas raisonnablement en mesure d’offrir une protection dans les circonstances (il est fait référence à l’arrêt Carrillo c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CAF 94, [2008] 4 R.C.F. 636, dans lequel ces questions ont été examinées par la Cour d’appel fédérale). La SPR a décidé en l’espèce que les exigences du fardeau de preuve n’ont pas été respectées et la Cour, après avoir examiné la preuve, conclut au vu de la preuve qu’il n’y a pas eu d’erreur dans son raisonnement.

 

[42]           La Cour reconnaît la qualité mixte de la preuve contenue dans le Cartable national de documentation sur le Mexique. En l’espèce, après avoir examiné l’ensemble des documents versés au dossier, la Cour ne peut conclure que la SPR a commis une erreur susceptible de contrôle. Compte tenu du Cartable national de documentation et de la preuve produite par les demandeurs, la décision rendue par la SPR est raisonnable sur la base des éléments de preuve à la fois objectifs et subjectifs. En l’espèce, il s’agit de déterminer quel poids il convient d’accorder à la preuve. Les motifs établissent clairement que la SPR a examiné les éléments de preuve contradictoires sur la protection de l’État au Mexique, a attribué du poids à la preuve et a rendu une décision raisonnable compte tenu de la preuve elle‑même. La Cour reprend les propos ayant fait autorité de la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Dunsmuir :

[47]      La norme déférente du caractère raisonnable procède du principe à l’origine des deux normes antérieures de raisonnabilité : certaines questions soumises aux tribunaux administratifs n’appellent pas une seule solution précise, mais peuvent plutôt donner lieu à un certain nombre de conclusions raisonnables. Il est loisible au tribunal administratif d’opter pour l’une ou l’autre des différentes solutions rationnelles acceptables […] [Non souligné dans l’original.]

 

[43]           La Cour conclut que les conclusions de la SPR s’inscrivent dans l’éventail des solutions acceptables et rationnelles compte tenu des circonstances de l’espèce.

 

[44]           En ce qui concerne l’argument des demandeurs selon lequel les institutions gouvernementales font face à la corruption policière ne constitue pas une protection de l’État comme telle, la Cour conclut que la SPR ne laissait pas entendre que ces institutions représentent des solutions de rechange à la protection policière; ces institutions démontrent plutôt que le Mexique, au moyen d’un contrôle efficace de son territoire, réalise des tentatives importantes de protéger ses citoyens et dispose des moyens opérationnels de le faire, même dans les circonstances actuelles.

 

[45]           L’importance, pour un État, d’avoir la volonté et les moyens de protéger ses citoyens fait l’objet du critère de la protection de l’État dans Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) c. Villafranca, [1992] A.C.F. no 1189 (QL), 37 A.C.W.S. (3d) 1259.

[…] Par contre, lorsqu'un État a le contrôle efficient de son territoire, qu'il possède des autorités militaires et civiles et une force policière établies, et qu'il fait de sérieux efforts pour protéger ses citoyens contre les activités terroristes, le seul fait qu'il n'y réussit pas toujours ne suffit pas à justifier la prétention que les victimes du terrorisme ne peuvent pas se réclamer de sa protection.

 

X.  Conclusion

[46]           La Cour est consciente que le fardeau de la preuve pèse sur les demandeurs, ils doivent réfuter la présomption selon laquelle le Mexique peut assurer une protection de l’État efficace. La jurisprudence établit que les demandeurs doivent fournir une « preuve claire et convaincante » de l’incapacité de l’État de les protéger (Canada (Procureur général) c. Ward, [1993] 2 R.C.S. 689). La SPR a reconnu que la corruption est un problème au Mexique, mais la SPR a fait observer que le Mexique est un État qui exerce un contrôle efficace sur son territoire et qui possède la volonté et les moyens de faire face à la situation telle qu’elle est décrite par les demandeurs.

 

[47]           Pour tous les motifs ci‑dessus, la demande de contrôle judiciaire est rejetée.


 

JUGEMENT

LA COUR ORDONNE :

1.                  la demande de contrôle judiciaire est rejetée;

2.                  aucune question grave de portée générale n’est certifiée.

 

« Michel M.J. Shore »

Juge

 

Traduction certifiée conforme

Laurence Endale, LL.M., M.A. Trad.jur.


 

COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                               IMM-4469-09

 

INTITULÉ :                                             JOSE MANUEL LARA DEHEZA

                                                                  JOSE ALBERTO LARA BARRIOS

                                                                  c.

                                                                  LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

                                                                  ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                       TORONTO (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                     LE 5 MAI 2010

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                                    LE JUGE SHORE

 

DATE DES MOTIFS :                            LE 14 MAI 2010

 

 

COMPARUTIONS :

 

M. Byron M. Thomas

 

POUR LES DEMANDEURS

M. Alexis Singer

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

J. Byron M. Thomas Esq.

Avocat

Toronto (Ontario)

 

POUR LES DEMANDEURS

Myles J. Kirvan

Sous-procureur général du Canada

POUR LE DÉFENDEUR

 

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